Augustin, des deux âmes.


DES DEUX AMES





CHAPITRE PREMIER. L'AME EST UNE SUBSTANCE VIVANTE.


1. L'infinie miséricorde de Dieu a daigné rompre les liens qui m'enchaînaient à la secte manichéenne, et me placer de nouveau dans le sein de l'Eglise catholique. Devenu libre, je puis maintenant mesurer la profondeur de l'abîme où j'étais, et déplorer mon ancien malheur. Si j'avais usé, comme je le devais,. de toutes les ressources qui étaient à ma disposition, je n'aurais pas laissé se dessécher si facilement et en si peu de jours, tous ces germes de la religion véritable qui avaient été déposés en moi, dès mon enfance; je les aurais abrités contre l'erreur et les mensonges de ces hommes faux et trompeurs qui voulaient les arracher de mon âme. Ils m'offraient d'abord cette théorie de deux espèces d'âmes, différentes par leur nature et leurs propriétés, l'une sortie de la substance même de Dieu, l'autre n'appartenant à Dieu par aucun côté, pas même par la création. Or il me suffit, pour repousser ces sophismes, de me rappeler que toute vie, quelle qu'elle soit, par cela même qu'elle est vie, découle nécessairement de la source universelle et du principe unique de la vie; et cette source;, ce principe, que peut-il être, si ce n'est. Dieu? Quant à ces âmes, que les Manichéens appellent mauvaises, ou elles n'ont pas la vie, et dès lors ce ne sont pas des âmes, car alors elles ne sont capables ni de vouloir ni de ne pas vouloir, ni d'aimer ni de haïr; ou bien elles vivent et ont le pouvoir d'être des âmes et d'en faire les fonctions, et c'est ce qu'ils prétendent; mais de quoi vivent-elles, si ce n'est de la vie véritable? Ecoutons Jésus-Christ nous déclarer formellement: «Je suis la vie (1)». Pourquoi dès lors ne pas confesser que toutes ces âmes qui ne sont âmes que parce qu'elles vivent, ont été créées par Jésus-Christ, c'est-à-dire par la vie elle-même?



CHAPITRE II. LES AMIES, BIEN SUPÉRIEURES A LA LUMIÈRE.


2. Peut-être qu'à cette époque de mes malheurs, ma pensée n'aurait pu envisager cette question de la vie et de la participation à la vie; question, cependant, de la plus haute importance et qui mérite d'être, parmi les docteurs, l'objet d'une discussion sérieuse. Du moins je ne pouvais reculer devant cet axiome qui s'impose de lui-même à tout homme, pour peu qu'il réfléchisse, à savoir que tout ce que nous savons ou l'objet de toutes nos connaissances, est perçu, ou par les sens corporels ou par l'intelligence. Cinq sens sont vulgairement assignés au corps la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher. Or, si je soutiens que tous ces sens sont de beaucoup inférieurs à l'intelligence, qui osera me le nier, fût-il aveuglé par l'impiété la plus ingrate et la plus grossière? De ce principe incontestable, je conclus que les perceptions de la vue, de l'ouïe et de tout autre sens corporel, sont d'autant plus inférieures à la perception qui se fait par l'intelligence, que cette intelligence l'emporte sur les sens. Or, toute vie, et par là même toute âme est perçue


1. Jn 14,6

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uniquement par l'intelligence et nullement par les sens corporels; tandis que le soleil, la lune et en général toute lumière est perçue par les yeux mortels. Voici pourtant que les Manichéens attribuent au Dieu véritable et bon, la création de la lumière, et ils lui refusent la création de la vie, quelle qu'elle soit, c'est-à-dire de ce qui ne peut être perçu non-seulement que par l'esprit, mais par ce qu'il y a de plus sublime dans l'âme, par l'entendement de l'intelligence. Si, après avoir invoqué Dieu, je me demande à moi-même ce que c'est que la vie, cette chose qui échappe à tous les sens du corps et qui est absolument incorporelle, est-ce que je ne pourrai pas répondre? N'avouent-ils pas eux-mêmes que ces âmes, qu'ils ont en horreur, non-seulement vivent, mais qu'elles ont une vie immortelle? Cette parole de Jésus-Christ: «Laissez les «morts ensevelir leurs morts (1)», ne s'applique pas à ceux qui sont dépouillés de toute vie, mais uniquement aux pécheurs, car le péché est l'unique mort d'une âme immortelle, suivant cette parole de saint Paul: «La veuve qui vit dans les délices est morte (2)»; il la dit tout à la fois et morte et vivante. Je n'ai point à rechercher combien est honteuse la vie d'une âme pécheresse, il me suffit de savoir qu'elle vit. Si donc ce n'est que par mon intelligence que je puis percevoir une âme, comment ne pas attribuer à l'âme, sur la lumière que nous percevons par les yeux, toute la supériorité qui sépare l'intelligence des yeux eux-mêmes?

Puisque les Manichéens font remonter jusqu'au Père de Jésus-Christ le principe de la lumière, comment donc ne reconnaîtrais-je pas que l'âme aussi a été créée par Dieu? Si, malgré l'ignorance même et l'aveuglement où j'étais, à l'époque dont je parle, j'avais voulu réfléchir sérieusement et étudier la forme et ce qui est formé, l'espèce et son objet, j'aurais compris que le corps lui-même ne peut avoir d'autre principe que Dieu seul.



CHAPITRE 3. LE CORPS LUI-MÊME VIENT DE DIEU.


3. Mais je n'ai pas à parler du corps; c'est de l'âme qu'il s'agit, du mouvement spontané et vif, de l'acte, de la vie, de l'immortalité. Comment ne rougirais-je pas de penser


1. Mt 8,22 - 2. 1Tm 5,6

qu'il fut un temps où je refusais'à Dieu la création d'une substance qui résume en elle tant de précieuses qualités! Ces qualités si nombreuses n'ont reçu de moi qu'un examen inattentif et négligent; c'est là ce qui arrache mes gémissements et mes larmes.

Ah! maintenant, je roulerais en moi ces pensées, ces paroles, je les communiquerais à d'autres, je demanderais quelle est cette puissance intellectuelle à laquelle, dans l'homme, rien ne saurait être comparé. Ces hommes, si toutefois ils sont hommes, sont-ils convaincus de la vérité de cette parole? je leur demanderais aussitôt si c'est par les yeux, organes de la vue, qu'ils comprennent. Ils le nieraient et alors je conclurais que l'entendement surpasse infiniment l'organe de la vue j'ajouterais que l'objet qui, pour être perçu, exige un organe de beaucoup supérieur, doit être de beaucoup supérieur lui-même. De là j'arriverais à leur demander si cette âme, qu'ils disent mauvaise, est perçue par les yeux, ou seulement par l'intelligence. Par l'intelligence, répondraient-ils. Ces prémisses me suffiraient et je serais pleinement autorisé à conclure que cette âme qu'ils ont en exécration est de beaucoup supérieure à cette lumière qu'ils vénèrent, puisque celle-ci tombe dans le domaine des sens, tandis que l'autre ne relève que de l'entendement. Mais peut-être s'arrêteraient-ils ici, et refuseraient-ils de suivre la direction du bon sens; tant est irrésistible la puissance des anciennes opinions, et de l'erreur depuis longtemps acceptée et défendue! Mais je battrais en brèche ces hésitations, j'insisterais davantage, sans amertume, pourtant, sans légèreté et sans aucune intention de blesser; je rappellerais tous les points concédés, et je montrerais ce qu'il faut concéder encore. Je les inviterais à se concerter entre eux, et à préparer en commun les réponses qu'ils auront à nous opposer; acceptez-vous que l'entendement soit supérieur à nos organes corporels, ou bien niez-vous que ce qui est perçu par la partie la plus excellente de l'âme, soit supérieur à ce qui n'est perçu que par un des vils sens du corps? Ou bien encore refuseraient-ils d'admettre que ces âmes qu'ils ont en horreur, ne puissent être connues que par l'intelligence, c'est-à-dire par ce qu'il y a dans l'âme de plus excellent, tandis que la lune et le soleil pourraient être perçus autrement que par nos (57) yeux? S'ils ne pouvaient se refuser à proclamer l'absurdité et la folie de ces négations, je leur aurais prouvé, par là même, qu'ils doivent conclure indubitablement que cette lumière pour laquelle ils ne nous inspirent que de la vénération est de beaucoup inférieure à cette âme dont ils proclamaient la bassesse, et pour laquelle ils ne nous inspiraient que de l'éloignement et de l'horreur.



CHAPITRE IV. L'AME D'UN INSECTE SUPÉRIEURE A LA LUMIÈRE CORPORELLE.


4. Mais peut-être que troublés par la vigueur de ces conclusions ils me demanderaient si l'âme d'une mouche me paraîtrait supérieure à la lumière. Ma réponse serait assurément affirmative, et sans me laisser effrayer par la petitesse de cet insecte, il me suffirait de savoir qu'il est vivant. Je demande donc, à mon tour, ce qui donne la vigueur à des membres si petits, ce qui dirige un si petit corps selon son appétit naturel, ce qui imprime le mouvement et la cadence à ses pieds, ce qui modère et fait vibrer ses petites ailes pendant son vol. Quel que soit ce principe, quiconque l'étudie attentivement, voit, dans ce petit être, briller quelque chose de si grand, qu'il laisse à une distance infinie la lumière la plus vive qui puisse frapper les yeux.

Ce quelque chose, personne n'en doute, ne peut être perçu que par l'intelligence, et à ce titre il l'emporte de beaucoup sur tout ce qui est sensible, et sur la lumière elle-même; ainsi le veulent les lois divines. En effet, le premier fondement de toute connaissance ne repose-t-il pas sur ce principe que nous mettons une différence essentielle entre percevoir par. l'intelligence et sentir par le corps, et que la première de ces deux opérations l'emporte infiniment sur la seconde? Comment dès lors ne pas préférer les choses intelligibles aux choses sensibles, quand l'intelligence est elle-même si supérieure aux sens?



CHAPITRE V. LES AMES VICIEUSES, ET LA LUMIÈRE.


5. Tant extraordinaire qu'elle soit, voici une conséquence qui s'impose à nous avec toute la force de l'évidence. L'injustice, l'intempérance et tous les autres vices du coeur nous sont connus non pas par les sens, mais par l'intelligence. Ces vices, nous les réprouvons, nous les condamnons; et cependant, en tant du moins qu'ils sont perçus par l'intelligence, nous disons qu'ils l'emportent sur la lumière qui dans son genre mérite tous les éloges. Tenons notre esprit sous une parfaite dépendance à l'égard de Dieu, et nous comprendrons que de prime abord nous ne devons pas préférer ce que nous louons à ce que nous méprisons. Parce que je loue le plomb à cause de son extrême pureté, ce n'est pas à dire pour cela que je (estime plus que l'or mêlé à l'alliage. Chaque chose, en effet, doit être envisagée dans son genre particulier. Je blâme un jurisconsulte pour qui un grand nombre de lois sont lettre morte, et cependant je le crois encore tellement supérieur au plus habile cordonnier, que je rougirais de les comparer l'un à l'autre. Mais je loue ce dernier à cause de l'aptitude qu'il déploie dans son art, et je blâme l'autre de se montrer inférieur à sa profession. De même je dis que l'on doit louer la lumière parce qu'elle est parfaite en ce qu'elle est; mais parce qu'elle est de la catégorie des choses sensibles, qui le cèdent de beaucoup aux choses intelligibles, je dis qu'elle est inférieure, même aux âmes injustes et intempérantes, parce que ces âmes sont des substances - spirituelles: et cependant je ne serais que juste en les jugeant dignes de damnation; mais alors je ne cherche plus ce qui les rend supérieures à la lumière, mais ce qu'elles devraient être pour se rendre dignes de Dieu.

Je me résume; si vous prétendez que cette lumière vient de Dieu, je suis d'accord avec vous; mais je soutiens en même temps que nous sommes encore bien plus autorisés à dire que les âmes, même vicieuses, non pas en tant qu'elles sont vicieuses, mais en tant qu'elles sont âmes, ont dû nécessairement être créées par Dieu.



CHAPITRE VI. LES VICES ET LA LUMIÈRE SENSIBLE.


6. Un interlocuteur habile, mais plus curieux que profond, m'arrête ici et me prie de parler, non pas des âmes vicieuses, mais des, vices eux-mêmes. Ces vices, en effet, n'étant point perçus par les sens du corps, le sont nécessairement par l'intelligence; d'un autre (58) côté les choses intelligibles sont supérieures aux choses sensibles; pourquoi donc, quand nous sommes convenus réciproquement de regarder Dieu comme le créateur unique de la lumière, traiterions-nous de sacrilège celui qui oserait soutenir que Dieu est le créateur des vices? A cet adversaire je ferais la réponse que Dieu inspire d'ordinaire sur-le-champ à ceux qui le servent, sans qu'ils s'y soient aucunement préparés; ou bien je préparerais ma réponse. Si je n'avais ni mérité la lumière divine, ni pu préparer ma réponse, je différerais, en avouant que la tâche commencée est rude et difficile. Je rentrerais en moi-même, je me prosternerais devant Dieu, je gémirais profondément en lui demandant avec ardeur la grâce de ne point permettre, ou que je manque de raisons solides pour achever ma démonstration commencée, ou que je me voie réduit à la nécessité de donner aux choses sensibles la préférence sur les choses intellectuelles, ou de dire qu'il est, lui-même l'auteur des vices; cruelle alternative également empreinte d'erreur, et d'impiété.

Jamais je ne pourrai croire que Dieu m'abandonnerait dans cet état. Bien plutôt, illuminant mon esprit, par l'un de ces modes ineffables qui lui appartiennent, il m'avertirait de considérer, de considérer encore, pour voir s'il est bien vrai que ces vices, au sein desquels je me tourmente, doivent être assimilés aux choses intelligibles. Dans ce but, effrayé d'ailleurs de la faiblesse de mon oeil intérieur, faiblesse qui n'est que le juste châtiment de mes péchés, j'essaierais, au moyen des choses visibles elles-mêmes, de faire un pas vers la connaissance des choses invisibles. Cette manière de procéder ne nous donne nullement une connaissance plias certaine, mais elle est mieux fondée sur .l'expérience. Je chercherais donc d'abord quel est l'objet du sens de la vue: ce sont les couleurs. En effet, elles ne peuvent être perçues par aucun autre sens, elles sont l'objet propre de la vue ou de la lumière; les mouvements des corps, la grandeur, les intervalles, les figures, tout cela, il est vrai, tombe sous le sens de la vue, mais ce n'est pas d'une manière exclusive, puisque le toucher s'y trouve aussi dans sa sphère. De là je conclurais que la lumière l'emporte d'autant plus sur les choses corporelles et sensibles, que la vue l'emporte elle-même sur les autres sens. Je m'en tiendrais donc uniquement à la lumière et je m'établirais sur ce premier degré de mon inquisition. Puis continuant ma marche, je me ferais à moi-même le raisonnement suivant: Si ce soleil qui brille d'un si vif éclat et qui suffit à la clarté du jour, pâlissait insensiblement à nos yeux jusqu'à devenir semblable à la lune, est-ce que l'impression ressentie en nous ne serait pas l'impression produite parla lumière qui brille de toute part? Cherchant alors la lumière, ce que nous verrions encore ne serait pas ce qui n'est plus, mais le peu qui resterait de ce qui était auparavant. Ce n'est donc pas le manque ou le défaut de lumière qui viendrait frapper mes yeux, mais la lumière qui serait restée après la disparition de ce qui était. Or, puisque nous ne verrions pas ce défaut de lumière, nous ne le sentirions pas davantage; car ce qui ne vient pas frapper le sens de la vue, ne peut être vu. Dès lors, si ce défaut ne peut être perçu ni par la vue ni par aucun autre sens, j'ai le droit de conclure qu'il n'est pas une chose sensible. Une chose qui ne peut être sentie, peut-elle être sensible? Appliquons maintenant ces considérations à la vertu, car c'est avec raison que nous disons qu'elle illumine l'esprit d'une lumière intelligible. Or, si cette lumière de la vertu vient à faire défaut, ce défaut est ce que nous appelons le vice; il ne tue pas l'âme mais il l'obscurcit. Si donc nous avons banni le défaut de lumière naturelle de la catégorie des choses sensibles, nous pouvons également exclure de ce qui est intelligible le vice de l'âme; toutefois ce qui reste dans l'âme, c'est-à-dire ce qui fait qu'elle vit et qu'elle est âme, est aussi intelligible qu'était sensible ce qui dans cette lumière sensible continuait à briller après sa disparition. J'en conclus que l'âme, en tant qu'elle était âme et qu'elle participait à la vie, condition essentielle de son existence, est de beaucoup supérieure à toutes les choses sensibles. N'est-ce pas dès lors se condamnera l'erreur la plus profonde que de soutenir que, parmi les âmes, il en est qui n'ont pas été créées par Dieu, quand d'ailleurs on célèbre la création divine de la lune et du soleil?


7. Si nous entreprenions d'énumérer toutes les choses sensibles, nous devrions parler, non-seulement de ce que nous sentons, mais même de ce dont nous pouvons juger par le corps, quoique nos sens n'en soient point affectés; c'est ainsi que nous jugeons les (59) ténèbres par nos yeux et le silence par nos oreilles; nous percevons les unes sans les voir et l'autre sans l'entendre. De même les choses intelligibles ne sont pas seulement celles que nous percevons par la lumière de l'entendement, comme la sagesse elle-même, mais aussi celles qui nous inspirent de l'horreur par la privation de cet éclat extérieur, par exemple la folie, que nous appelons avec raison les ténèbres de l'âme. Quant à discuter sur les mots, je m'en garderai bien, mais il me serait facile de partager la question en une multitude de subdivisions qui prouveraient à tout esprit attentif que, d'après les lois infaillibles de la vérité, les substances intelligibles doivent être préférées aux substances sensibles, mais qu'on ne peut en dire autant des défauts de ces substances, quoique, parmi ces défauts, nous appelions les uns intelligibles et les autres sensibles. Que si on veut ranger parmi les substances et ces lumières sensibles et ces âmes intelligibles, sans aucun doute on sera forcé de reconnaître la supériorité des âmes sur toutes les autres substances; tandis que parmi les défauts de tout genre il n'y aura aucune préférence à établir, puisque ces défauts ne désignent que la privation et non l'être, et qu'ils n'ont d'autre valeur intrinsèque que celle d'une négation. Rapprochons ces deux négations: il n'y a pas d'or, il n'y a pas de vertu; sans doute il y a une grande différence entre l'or et la vertu; mais entre ces deux négations, quelle différence pourrait-on trouver? Il est certain, et personne n'en doute, qu'il est mille fois plus honteux de ne pas avoir de vertu, que de ne pas avoir d'or; mais cette honte vient-elle de la négation même ou de la chose dont on manque? Plus la vertu l'emporte sur l'or, plus la honte de manquer de vertu l'emporte sur celle d'être pauvre. Donc puisque les choses intelligibles l'emportent sur les choses. sensibles, nous devons tolérer beaucoup plus difficilement le défaut dans les choses intelligibles, que dans les choses sensibles, non pas à cause des défauts eux-mêmes, mais à cause de ce qui en est l'objet. Il suit delà que le défaut de vie, laquelle est une chose intelligible, est beaucoup plus déplorable que le défaut de lumière sensible, par la raison que la vie que nous percevons par l'intelligence est de beaucoup supérieure à la lumière, puisque celle-ci n'est perçue que par les sens.


8. Maintenant donc, osez, si vous le pouvez, attribuer à Dieu la création du soleil, de la lune et de tout ce qui brille d'un éclat visible dans les astres et dans notre feu terrestre; et en même temps niez que Dieu soit-le créateur de toutes les âmes, qui ne sont telles que par la vie qui les anime et qui l'emporte de beaucoup sur la lumière. Il est dans la vérité celui qui dit: En tant qu'il brille, cet objet est de Dieu; et moi, grand Dieu, je serais dans l'erreur si je m'écrie: En tant qu'elle vit, cette âme est de Dieu 1 De grâce n'exagérez pas l'aveuglement de l'esprit et les supplices de l'entendement jusqu'à soutenir que les hommes ne peuvent comprendre ces premières notions du bon sens! Mais quelles que soient leur erreur et leur obstination, armé de mes raisons invincibles, je puis sans hésiter étudier avec eux ce sujet, l'envisager sous toutes ses faces et le discuter avec calme, sans craindre aucunement qu'aucun d'eux hésite un seul instant à reconnaître la supériorité de l'entendement ou de ce qui est perçu par l'intelligence, sur les sens ou sur tous les objets qui ne sont connus que par les sens. Cela posé, qui donc aurait la hardiesse de soutenir que les âmes, si vicieuses fussent-elles, en tant qu'elles sont âmes, ne doivent pas être rangées dans la classe des choses intelligibles, et que c'est par leurs défauts que nous les percevons? En effet, ce qui constitue l'essence de l'âme, c'est la vie. Sans doute, c'est par leurs défauts que nous les connaissons vicieuses, car c'est parce qu'elles manquent de vertu qu'elles sont vicieuses: mais ce n'est pas par leurs défauts que nous percevons qu'elles sont des âmes; elles le sont par la vie qui les anime. On ne peut pas dire davantage que la présence de la vie en elles soit la cause de leur défaillance: car la défaillance dans un objet est toujours en proportion de la disparition de la vie.


9. En face de cette évidence qui nous prouve que, bien moins encore que la lumière, les âmes ne peuvent être séparées de leur auteur, je repousserais, sans restriction aucune, toutes les objections qui me seraient faites, et je conjurerais mes adversaires d'imiter plutôt ceux qui avec moi proclament que Dieu est nécessairement l'auteur unique de tout ce qui existe, parce qu'il existe et en tant qu'il existe.

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CHAPITRE VII. EN QUOI LES MÉCHANTS SONT L'ŒUVRE DE DIEU.

Peut-être m'objectera-t-on ces paroles de l'Evangile: «Vous n'écoutez pas ma voix, parce que vous n'êtes pas de Dieu; vous avez pour père le démon (1)». Et moi j'opposerai ces autres paroles: «Tout a été fait par lui et rien n'a été fait sans lui (2)»; et ces autres de saint Paul: «Il n'y a qu'un seul Dieu de qui tout découle, et un seul Seigneur Jésus-Christ par qui tout a été fait (3)»; ou bien encore: «Gloire à Celui de qui tout vient, par qui tout a été fait, en qui tout existe (4)». Puis je conseillerai à mes adversaires, si toutefois j'en rencontrais, de suspendre tout jugement présomptif sur ces passages, et de s'adresser à des docteurs en les priant de nous montrer l'accord qui existe entre ces textes qui nous paraissent se contredire. En effet, c'est dans la même Ecriture que nous lisons: «Tout vient de Dieu (5)»; et ailleurs

«Vous n'êtes pas de Dieu». Condamner les Livres saints serait un crime et une témérité; n'est-il pas plus sage de s'adresser à un docteur habile qui nous donnera la solution de cette difficulté? Qu'il soit bon interprète, et, comme parle l'Ecriture, un homme spirituel (6), nécessairement il appuiera tous les raisonnements que j'ai faits sur la nature intelligible et sensible, il les développera même beaucoup mieux que moi et en fera mieux ressortir l'évidence. Et savez-vous quelle serait sa conclusion? C'est que toutes les âmes sont de Dieu, ce qui n'empêche pas que l'on ait pu dire en toute justice aux pécheurs et aux infidèles: «Vous n'êtes pas de Dieu». Nous-mêmes, avec le secours de Dieu, nous pourrions facilement comprendre qu'autre chose est de vivre, autre chose de pécher. J'admets qu'en comparaison de la vie du juste, celle du pécheur soit appelée la mort (7); cependant il n'est que trop vrai qu'un homme peut être en même temps et vivant et pécheur: comme vivant, il est de Dieu, mais comme pécheur il n'est pas de Dieu. Ces deux choses sont parfaitement distinctes; quand donc nous voulons exalter la toute-puissance du Dieu créateur, nous pouvons dire aux pécheurs qu'ils sont de Dieu. Nous le leur disons en tant qu'ils sont des êtres animés, raisonnables et surtout en tant qu'ils ont la vie;


1. Jn 8,44-47 - 2. Jn 1,3 - 3. 1Co 8,6 - 4. Rm 11,36 - 5. 1Co 11,12 - 6. 1Co 2,15 - 7. 1Tm 5,6

toutes ces qualités sont évidemment et par elles-mêmes des dons du ciel. Quand, au contraire, nous nous adressons aux méchants, comme tels, c'est en toute vérité que nous leur disons: «Vous n'êtes pas de Dieu». Nous le disons à ceux qui repoussent la vérité, aux infidèles, aux impudiques, aux criminels, en un mot, aux pécheurs: n'est-il pas certain que tous ces crimes n'ont pas Dieu pour auteur?

Pourquoi, dès lors, nous étonner que Jésus-Christ s'adressant aux pécheurs, en tant qu'ils sont pécheurs et qu'ils ne croient pas, leur dise: «Vous n'êtes pas de Dieu»; et cela, sans porter aucune atteinte à la véracité de cette autre parole: «Tout a été fait par lui; tout vient de Dieu?» Ne pas croire en Jésus-Christ, repousser sa venue, ne pas le recevoir, si c'était là le caractère de toutes les âmes qui ne sont pas créées par Dieu, en sorce qu'on doive prendre à la lettre cette parole: «Vous n'écoutez pas ma voix, parce que vous n'êtes pas de Dieu», comment serait vraie cette parole de saint Jean au début remarquable de son Evangile: «Il est venu chez les siens et les siens ne l'ont pas reçu (1)?» Comment étaient-ils siens s'ils ne l'ont pas reçu; comment dire qu'ils n'étaient pas siens, parce qu'ils ne l'ont pas reçu; n'est-ce pas parce que les pécheurs, en tant qu'ils sont hommes, appartiennent à Dieu et en tant que pécheurs au démon? Il avait donc en vue leur nature même, celui qui a dit: «Les siens ne l'ont pas reçu», tandis que Jésus-Christ ne parlait que de leur mauvaise volonté quand il leur disait: «Vous n'êtes pas de Dieu». L'Evangéliste exaltait les oeuvres de Dieu et Jésus-Christ reprochait aux hommes leurs péchés.


CHAPITRE VIII. ORIGINE DU MAL.


10. On me demandera peut-être: D'où vient le péché? et d'une manière plus générale D'où vient le mal? Si le mal vient de l'homme, d'où vient l'homme?S'il vient de l'ange, d'où vient l'ange? C'est de Dieu, nous dit-on, et en cela on dit la vérité; cependant cela ne suffit pas pour empêcher les ignorants et les esprits faibles de croire que les maux et les péchés sont liés à Dieu comme par une sorte de chaîne. C'est sur cette question que les Manichéens se croient invincibles, comme s'il suffisait d'interroger pour savoir? Oh! s'il


1. Jn 1,11

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en était ainsi, personne au monde ne serait plus savant que moi! Mais combien de fois il arrive, dans une discussion, que tel adversaire qui, pour jouer le personnage d'un grand docteur, propose une grande question, est plus ignorant sur la matière que celui-là même à qui il veut en imposer. Il en est ainsi des Manichéens; pour se faire croire bien supérieurs à la multitude, ils proposent, les premiers, des questions qu'ils ignorent comme la multitude. Quand je discutais avec eux (et je n'aurais pas à m'en repentir si je l'avais toujours fait, comme je le fais maintenant), et qu'au moment où je déclinais mes raisons, ils m'opposaient cette objection, je devais leur dire: Voyons, ne vous est-il pas facile de convenir avec moi, que si rien ne peut briller sans Dieu, à plus forte raison rien ne peut vivre sans Dieu? Sortons enfin de ces monstrueuses opinions qui veulent nous faire croire que je ne sais quelles âmes jouissent de la vie sans la tenir de Dieu. A l'aide de ce principe, nous arriverons ensemble à connaître ce que vous ignorez avec moi: l'origine du mal. En effet, l'homme peut-il connaître le souverain mal, s'il ne connaît pas le souverain bien? Nous ne connaîtrions pas les ténèbres, si nous vivions toujours dans les ténèbres; c'est la connaissance de la lumière, qui nous fait connaître son contraire. Or, le souverain bien, c'est ce à quoi rien ne peut être supérieur; Dieu est le bien, et comme rien ne peut être supérieur à Dieu, il suit nécessairement que Dieu est le souverain bien.

Ayons donc de Dieu une véritable connaissance, et nous aurons bientôt découvert ce que nous cherchons. Et cette connaissance de Dieu, la regardez-vous comme une chose de médiocre importance? La récompense qui nous est promise, n'est-ce pas la vie éternelle? et la vie éternelle, qu'est-elle autre chose que la connaissance de Dieu? Voici ce que dit le Seigneur: «La vie éternelle consiste à vous connaître, vous, le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ que vous avez envoyé (1)». Notre âme est immortelle par nature, et cependant, si elle repousse la connaissance de Dieu, on dit d'elle qu'elle est morte: au contraire, qu'elle se convertisse à Dieu, aussitôt elle mérite la vie éternelle, parce que, comme je l'ai dit, la vie éternelle c'est la connaissance de Dieu. Or, personne ne peut se convertir à Dieu qu'en


1. Jn 17,3

renonçant à ce monde. Mais pour moi, c'est là une oeuvre ardue et très-difficile; si pour vous elle est facile, Dieu seul le sait. Je voudrais bien le croire, mais je me sens arrêté par cette pensée que ce monde, auquel nous devons renoncer est visible, qu'à lui dès lors s'appliquent ces paroles de l'Apôtre: «Les choses que l'on peut voir sont temporelles; mais les choses qui ne se voient pas sont éternelles (1)»: et que pourtant vous attachez plus d'importance au jugement de vos yeux qu'à celui de l'intelligence, puisque vous déclarez que toute plume qui brille ne brille que parce qu'elle est de Dieu, tandis que vous proclamez que ce n'est pas de Dieu que toute âme vivante a reçu la vie. Et combien de choses semblables je pourrais avancer! combien de souvenirs pourraient se présenter à mon esprit! Je pourrais, versant devant Dieu les prières les plus ferventes, et pieusement attentif aux enseignements de l'Ecriture, ou multiplier des témoignages semblables, ou trouver des moyens de m'assurer la victoire.



CHAPITRE IX. SAINT AUGUSTIN, VICTIME DE DÉCEPTIONS CRUELLES.


11. Deux choses surtout, qui séduisent facilement l'inexpérience de la jeunesse, me jetèrent dans ce cercle inextricable d'erreurs. Ce fut d'abord la familiarité qui, sous je ne sais quelle forme extérieure de bonté, m'enlaça de ses plis comme le fait une chaîne enroulée autour du cou. Ce fut ensuite la funeste victoire dont je cueillais les lauriers, toutes les fois que je discutais avec des chrétiens ignorants, mais qui malgré leur ignorance défendaient leur foi avec tous les efforts possibles. Ces succès multipliés enflammaient mon ardeur de jeune homme, et de plus en plus je me précipitais dans l'abîme de l'iniquité. Ce genre agressif fut en moi le fruit des leçons de mes maîtres, et j'attribuais volontiers à eux seuls la gloire de toutes les ressources que je puisais dans mon esprit ou dans mes lectures. De cette manière, leurs discours ne faisaient qu'enflammer mon ardeur belliqueuse, et mes victoires redoublaient sans cesse mon affection pour mes maîtres. Aussi j'acceptais toujours comme vrai, sans le savoir, tout ce qu'ils me disaient,


1. 2Co 4,18

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leurs paroles n'eussent-elles été que le poison le plus violent; il me suffisait de désirer que ce fût la vérité, pour l'accepter comme vrai. Aussi arriva-t-il que malgré la lenteur et les hésitations du début, je me fis pour longtemps le disciple d'hommes qui mettent une paille brillante bien au-dessus d'une âme vivante.


12. Disons la vérité, il m'était impossible, à cette époque, de discerner les choses sensibles des choses intelligibles, les choses charnelles des choses spirituelles; une telle opération était entièrement en dehors de mon âge, de mon instruction, de mes habitudes, et surtout je ne m'y étais disposé par aucun mérite. Ce discernement, en effet, est la source d'une joie abondante et d'une grande satisfaction. Est-il donc vrai que je ne pouvais saisir cette distinction, que la nature elle-même, sous la garde souveraine des lois de Dieu, a gravée dans le jugement de tous les hommes?



CHAPITRE X. LE PÉCHÉ, OEUVRE DE LA VOLONTÉ.

Je suppose des hommes quels qu'ils soient, pourvu qu'ils ne soient pas atteints de folie, et comme tels, séparés de la société humaine; qu'ils soient aussi légers, aussi ignorants, aussi lents d'esprit qu'on peut l'imaginer; je veux savoir d'eux si une personne dont on a saisi la main, pendant son sommeil, pour lui faire écrire des choses criminelles, est coupable de péché. Comment douter que tous me répondraient négativement, et se récrieraient assez énergiquement qu'une telle question ne peut que les blesser par son ineptie? Je leur fais mes excuses et ne néglige rien pour me mériter de leur part un pardon généreux et complet. Je suppose alors que la personne dont je parle ne dormait pas, qu'elle savait même ce que sa main écrivait, mais que tous ses autres membres étaient tellement enchaînés que l'homme le plus vigoureux aurait été obligé de subir cette coaction. Cette personne qui savait ce qu'elle faisait, mais qui s'y opposait de toute la force de sa volonté, était-elle coupable de péché? Et de nouveau, étonnés d'une semblable question, tous ces hommes me répondraient encore négativement et sans la moindre hésitation. Pourquoi donc? Parce que personne ne peut être condamné pour une chose qu'il a faite sans le savoir, ou ne pouvant faire autrement. J'insiste de nouveau, et pour trouver plus facilement la solution que je cherche, je presse la nature humaine dans ses derniers retranchements, et je demande si cet homme qui dormait, sachant pari avance l'usage qu'on devait faire de sa main, s'était enivré à dessein, afin de rendre son sommeil plus profond et de tromper par son serment, ce sommeil serait-il une preuve de son innocence? Et tous me répondraient que cet homme est coupable. Et si l'autre s'est fait lier volontairement afin de trouver une justification dans l'impossibilité où il était de résister; ces chaînes suffiront-elles pour l'exempter de péché? Puisqu'il était lié, il ne pouvait résister; de même que l'autre qui dormait, ne pouvait savoir ce qu'il faisait. Et l'on me répondrait unanimement que sans aucun doute, tous deux doivent être condamnés comme coupables. De tout cela, je conclurais infailliblement, qu'il n'y a de péché que dans la volonté; et en cela je pourrais m'appuyer sur la justice elle-même qui punit ceux qui, ayant eu la volonté de pécher, n'ont pu réaliser leurs coupables desseins.



Augustin, des deux âmes.