Augustin, du maître.


DU MAÎTRE




CHAPITRE PREMIER. LE LANGAGE EST INSTITUÉ POUR INSTRUIRE OU RAPPELER LES SOUVENIRS.


1. Augustin. Que penses-tu que nous voulions faire en parlant? - Adéodat. Je crois, au moins pour le moment, que nous voulons enseigner ou nous instruire. - Aug. Je le reconnais, car la chose est manifeste: en parlant, nous voulons instruire; mais comment voulons-nous apprendre nous-mêmes? - Ad. Comment? n'est-ce pas en interrogeant? - Aug. Mais, alors même, je le vois, nous ne voulons qu'instruire. Quand, en effet, tu interroges quelqu'un, n'est-ce pas uniquement pour lui apprendre ce que tu veux? - Ad. C'est vrai.- Aug. Tu comprends donc qu'en parlant, nous ne cherchons qu'à instruire? - Ad. Je ne le vois pas parfaitement. Car si parler n'est autre chose que proférer des paroles, il est certain que nous parlons en chantant. Or, quand nous chantons seuls, comme il arrive souvent, et que personne n'est là pour entendre, voulons-nous enseigner quelque chose? Je ne le pense pas.

Auq. Pour moi, je pense que le chant appartient à une manière fort générale d'instruire elle consiste à réveiller les souvenirs, et cet entretien la fera comprendre suffisamment. Si


1. Rétr. liv. 1,ch. 12. - 2. Liv. 9,ch. 6

néanmoins tu n'es pas d'avis que parle souvenir nous instruisions, ni nous-mêmes, ni celui en qui nous le ranimons, je ne conteste pas. Ainsi voilà deux motifs déjà pour lesquels nous parlons: nous voulons en effet, ou enseigner, ou rappeler des souvenirs soit à nous-mêmes, soit à d'autres; ce que nous faisons aussi en chantant: ne le crois-tu pas comme moi? - Ad. Non, car il est fort rare qu'en chantant je cherche des souvenirs, je cherche plutôt le plaisir. - Auq. Je vois ta pensée. Mais ne remarques-tu point que le plaisir du chant vient en toi de l'harmonie des sons, et que cette Harmonie étant indépendante des paroles auxquelles elle peut s'unir, comme elle en peut être séparée, le chant est autre chose que la parole? On chante sur la flûte et sur la guitare, les oiseaux chantent aussi, il nous arrive à nous-mêmes de faire entendre des airs de musique sans les accompagner de paroles: ces airs peuvent alors s'appeler un chant et non un langage. Peux-tu me contredire? - Ad. Nullement.


2. Auq. Tu vois donc que le langage n'a été institué que pour enseigner ou rappeler des souvenirs? - Ad. Une seule chose m'empêche de le voir: c'est que nous parlons en priant. Or il n'est pas permis de croire que nous enseignions alors, ou que nous rappelions à Dieu quoi que ce soit.- Aug. Tu ne sais donc pas que s'il nous est commandé de prier après avoir fermé les portes de notre (186) chambre (1), c'est-à-dire le sanctuaire de notre âme, c'est uniquement parce que Dieu ne demande pas, pour nous exaucer, que no paroles l'instruisent ou réveillent ses souvenirs? Parler c'est faire connaître sa volonté au dehors par des sons articulés. Or, on doit chercher et prier Dieu dans les profondeurs mêmes de l'âme raisonnable, c'est-à-dire de l'homme intérieur: c'est en effet ce que Dieu appelle son temple. N'as-tu point lu dans l'Apôtre «Ignorez-vous que vous êtes le temple de Dieu, et que l'Esprit de Dieu habite en vous (2)? Le «Christ habite dans l'homme intérieur (3).» N'as-tu point remarqué non plus ce passage du Prophète: «Entretenez-vous dans vos coeurs et livrez-vous sur vos couches à la componction: offrez un sacrifice de justice, et confiez-vous au Seigneur (4)?» Et où penses-tu que j'offre le sacrifice de justice, sinon dans le temple de l'âme et dans le sanctuaire du coeur? Orle lieu du sacrifice doit être le lieu de la prière. Aussi quand nous prions, il n'est pas besoin de parler, c'est-à-dire de faire un bruit de paroles. Il ne le faudrait que si, dans l'occasion on voulait, comme les prêtres, exprimer les sentiments de l'âme pour les faire connaître aux hommes, non à Dieu, et pour élever ceux-ci jusqu'à lui, en réveillant des affections qu'ils partagent. Penses-tu différemment? - Ad. Je suis complètement de ton. avis.

Aug. Ce n'est donc pas pour toi une difficulté que le Maître souverain. ait enseigné des paroles lorsqu'il instruisit ses disciples de la manière de prier (5)? Cependant il parait n'avoir voulu que leur apprendre comment il faut s'exprimer dans la prière. - Ad. Ce n'est pas pour moi la plus légère difficulté. Car il leur enseigna alors non les paroles, mais les choses mêmes, et les paroles ne devaient être pour eux qu'un moyen de se rappeler à qui ils devaient s'adresser, et ce qu'ils devaient demander lorsqu'ils prieraient, comme il a été dit, dans le sanctuaire de l'âme. - Aug. C'est la vérité, et je le crois; tu remarques aussi, sans te laisser ébranler par aucune contestation, le rapprochement suivant: de même que penser aux paroles sans faire entendre aucun son, c'est parler en soi-même; ainsi parler n'est autre chose que penser, lorsque la mémoire, en recherchant des paroles dont elle garde le souvenir, montre à l'esprit les choses


1. Mt 6,6 - 2. 1Co 3,16 - 3. Ep 3,16-17 - 4. Ps 4,6 - 5. Mt 6,9

mêmes dont ces paroles sont les signes. - Ad. Je comprends et suis de ton avis.



CHAPITRE II. LA PAROLE EST NÉCESSAIRE POUR MONTRER LA SIGNIFICATION DE LA PAROLE.


3. Augustin. Ainsi nous sommes convenus que les paroles sont des signes. - Ad. Parfaitement. - Aug. Mais le signe peut-il être signe sans signifier quelque chose? - Ad. Nullement. - Aug. Dans ce vers: Si nihil ex tenta superis placet urbe relinqui (1), combien y a-t-il de paroles?- Ad. Huit. - Aug. Il y a donc huit signes?- Ad. Certainement. - Aug. Tu comprends sans doute ce vers?- Ad. Je crois l'entendre suffisamment.- Aug. Dis-moi ce que signifient chacune de ces paroles. - Ad. Je vois bien ce que signifie si; mais je ne trouve aucun autre mot pour l'exprimer. - Aug. Tu sais au moins où réside la chose qu'il signifie? - Ad. Je crois que si est une expression de doute; mais le doute est-il ailleurs que dans l'âme?- Aug. J'accepte pour le moment poursuis.

Ad. Nihil (rien) rappelle-t-il autre chose que ce qui n'est pas?- Aug. Peut-être dis-tu vrai. Mais tu viens d'accorder qu'il n'y a point de signe qui ne signifie quelque chose. or ce qui n'est pas ne saurait être quelque chose. Voilà ce qui m'empêche d'acquiescer complètement. Le second mot du vers n'est donc pas un signe, puisqu'il ne signifie pas quelque chose, et nous sommes convenus à tort que toutes les paroles sont des signes ou que tout signe indique quelque chose. - Ad. Tu me serres de trop près. Ne serait-ce pas, toutefois, manquer entièrement de sens, que de recourir aux paroles quand on n'a rien à exprimer? Toi-même, en conversant actuellement avec moi, tu ne fais sans doute entendre aucun son inutilement, et tous les mots qui s'échappent de tes lèvres sont autant de signes par lesquels tu veux me faire comprendre quelque chose. Si donc le mot rien ne doit rien exprimer, garde-toi de le prononcer dans le discours. Mais si tu le crois nécessaire pour énoncer une pensée, pour nous instruire ou nous avertir quand il frappe nos oreilles, tu vois à coup sûr ce que je veux dire sans pouvoir m'expliquer.


1. S'il plaît aux Dieux qu'il ne reste plue rien d'une si brande ville. Enéide liv. 2,v. 659.

187

- Aug. Que faisons-nous donc? Ce mot ne désigne-t-il point, non une chose qui n'existe pas, mais plutôt l'impression de l'esprit qui ne la voit pas et qui a découvert ou cru découvrir qu'elle n'existe point? - Ad. Voilà peut-être ce que je cherchais à expliquer.- Aug. Passons Outre satins examiner davantage, pour ne pas tomber dans la plus grande absurdité. - Ad. Laquelle? - Aug. Ce serait d'être retenus par rien, nihil, et de nous y arrêter.- Ad.La chose serait ridicule; je ne sais cependant comment il me semble qu'elle peut arriver; elle est même déjà faite.


4. Aug. Si Dieu le veut, nous comprendrons plus parfaitement en son lieu cette espèce d'absurdité. Pour le moment reviens au vers cité et travaille de toutes tes forces à montrer ce que signifient les autres termes. - Ad. La préposition ex est la troisième expression: nous pouvons, je crois, la remplacer par de. - Aug. Je ne te demande pas de substituer à un mot connu-. un. autre mot qui le soit également et dont la signification soit la même. Ici cependant la signification est-elle sûrement la même? Mais accordons-le pour le moment. Au lieu de ex tanta urbe, si le poète avait mis de tanta, et si je te demandais ce que signifie de, tu répondrais sans doute: ex, puisque ces deux mots, c'est-à-dire ces deux signes, expriment, selon toi, une seule idée. Or ce que je cherche, moi, c'est cette seule idée que j'ignore.- Ad. La préposition me semble signifier ici qu'une chose est séparée d'une autre où elle était et dont elle faisait partie. Peu importé que cette autre ne subsiste plus, ou qu'elle subsiste encore. Ainsi la ville dont il est question dans ce vers n'était plus et des Troyens pouvaient lui survivre encore; et nous disons qu'il y a en Afrique des commerçants venus de Rome. - Aug. Je veux bien acquiescer à ce que tu dis et ne point énumérer une multitude d'exceptions que peut-être on pourrait trouver à ta règle; mais il te sera facile d'observer que tu as expliqué des mots par des mots, des signes par des signes, et des signes fort connus par dès signes également connus. Je te prierais néanmoins, s'il était possible, de me montrer les choses mêmes dont ces mots sont les signes.



CHAPITRE 3. EST-IL POSSIBLE DE RIEN MONTRER SANS EMPLOYER DE SIGNE?


5. Ad. Je m'étonne que tu ignores, ou plutôt que tu fiasses semblant d'ignorer qu'il est absolument impossible de faire dans une réponse ce que tu désires. En effet, nous conversons, et dans une conversation on ne peut répondre qu'avec des paroles. Or tu me demandes des choses, et des choses, quelles, qu'elles soient, ne sont point certainement des paroles; de plus tu me les demandes toi-même avec des paroles. Interroge d abord sans paroles et je; te répondrai de même.- Aug. Tu es dans ton droit, je l'avoue. Cependant si je cherchais ce que signifient ces trois syllabes, muraille, ne pourrais-tu pas, sans, employer de paroles, me montrer du doigt et me faire voir la chose dont ce mot est l'expression? - Ad. Cela se peut, je l'accorde, mais seulement quand il: s'agit des noms qui désignent les corps, et que ces corps sont présents.

Aug. Disons-nous que la couleur soit un corps? N'est-elle pas plutôt une qualité corporelle?- Ad. C'est vrai.- Aug. Pourquoi donc peut-on aussi la montrer du doigt? Joindras-tu aux corps les qualités corporelles et diras-tu, qu'on peut également, sans parler, les désigner lorsqu'elles sont présentes? - Ad. J'entendais, par corps tout ce qui est corporel, c'est-à-dire tout ce qui est sensible dans les corps. - Aug. Examine toutefois si tu n'as pas encore ici. quelques exceptions à faire.

Ad. Ta réflexion vient à propos; je ne devais pas dire: tout ce qui est corporel, mais tout ce qui est visible. Je l'avoue en effet son, l'odeur, la saveur, la pesanteur, la chaleur et ce qui tombe sous les autres sens, ne peuvent être perçus que par les corps, et c'est;ce: qui les fait appeler des accidents corporels; mais on ne peut les montrer du doigt. - Aug. N'as-tu jamais vu des hommes converser par .gestes avec des sourds, et les mêmes sourds, également par gestes, questionner ou répondre, enseigner ou montrer soit tout, soit presque tout ce, qu'ils veulent? N'est-ce pas une preuve que l'on peut, sans parler, montrer non-seulement les objets visibles, mais encore les sons, les saveurs et autres choses semblables? Ainsi, sur le théâtre, des (188) histrions exposent et développent, sans parler et en gesticulant, des drames tout entiers. - Ad. Je n'ai qu'une remarque à t'opposer c'est que l'histrion en gesticulant n'est pas plus capable que moi de t'expliquer sans parler ce que signifie la préposition ex.


6. Aug. Tu dis peut-être vrai. Supposons toutefois qu'il le puisse: quel que soit le geste auquel il aura recours pour me montrer la signification de ce mot, tu ne doutes pas, vraisemblablement, que ce geste sera encore un signe, non la chose elle-même? Lui donc aussi expliquera, non pas un mot par un mot, mais un signe par un autre signe. Le monosyllabe ex et le geste auront alors la même signification, et c'est cette signification que je demande à voir autrement que par des signes. - Ad. De grâce, comment peut-elle se montrer ainsi? Auq. Comme l'a pu la muraille. - Ad. Mais la marche du raisonnement l'a prouvé; on ne peut, sans signes, montrer la muraille elle-même. Car l'indication du doigt n'est pas la muraille, elle est seulement le signe qui la montre. Ainsi donc je ne vois rien qu'on puisse montrer sans employer de signe.

Auq. Si je te demande ce qu'on entend par marcher et si alors tu te lèves et marches, ne me répondras-tu point par la chose même plutôt que par des paroles ou d'autres signes? - Ad. Je l'avoue et je rougis de n'avoir pas vu une chose aussi claire. Elle me suggère même l'idée de milliers d'actions qu'on peut montrer par elles-mêmes et non par des signes; comme manger et boire, s'asseoir et se tenir debout, crier et une infinie quantité d'autres actes.- Aug. Allons, dis-moi maintenant comment me répondrais-tu si tu marchais et que je vinsse à te demander ce que c'est que marcher? - Ad. Je marcherais un peu plus vite pour faire cette sorte de réponse à ta question, et je ne ferais ainsi que l'action que je devrais te montrer.- Aug. Sais-tu que marcher est différent de se presser? Quand on se met en marche on ne presse pas aussitôt le pas, et quand on se presse on ne marche pas toujours; puisque nous disons qu'on se presse même en écrivant, en lisant et en faisant une infinité d'autres choses. Si donc après ma question tu faisais plus vite ce que tu faisais auparavant, j'en conclurais que marcher n'est autre que se presser; car tu ne m'aurais montré que plus de rapidité et e est ce qui trio jetterait dans l'erreur. - Ad. Je le confesse, on ne peut montrer, sans l'emploi de quelque signe, ce que l'on fait, si on le fait au moment même de la question. En effet, si nous ne faisons rien de nouveau, l'interrogateur s'imaginera que nous refusons de lui répondre et que par mépris nous continuons ce que nous avons commencé. Mais s'il demande ce que nous pouvons faire et qu'il ne le demande point au moment où nous le faisons déjà, nous pouvons, en le faisant après sa question, le lui expliquer par la chose elle-même plutôt que par signe.

Si cependant il voulait savoir de moi quand je parle, ce que c'est que parler, quoique je lui dise pour le lui faire entendre, il me faudra parler. Je continuerai donc jusqu'à ce qu'il ait compris, ne cessant point l'action dont il veut connaître la nature et ne cherchant, pour la lui montrer, d'autres signes que cette action même.



CHAPITRE IV. FAUT-IL DES SIGNES POUR INDIQUER LES SIGNES?


7. Auq. Cette remarque est pleine de pénétration. Vois donc si maintenant nous sommes d'accord que nous pouvons montrer sans signes, soit ce que nous ne faisons pas au moment de la question et que nous pouvons faire à l'instant même, soit les signes que nous pouvons produire alors, comme la parole qui consiste à faire des signes, d'où vient le mot signifier. - Ad. Nous en sommes d'accord. - Aug. Si donc on nous interroge sur certains signes nous pouvons expliquer ces signes par des signes; vrais si c'est sur des choses qui ne soient pas des signes, nous pouvons en montrer la nature, soit en les faisant après la question, quand elles sont possibles, soit en produisant des signes qui les fassent remarquer?

A. Examinons d'abord, s'il te plaît, la première de ces trois propositions, savoir qu'on peut expliquer les signes par des signes. N'y a-t-il en effet que les paroles qui soient des signes?- Ad. Il en est d'autres. - Aug. Il me semble donc qu'en parlant nous désignons, par (les mots, ou les mots eux-mêmes, ou d'autres signes, comme le geste quand nous discourons et les lettres quand nous écrivons, car ce qui est signifié par ces deux derniers termes, le geste et les lettres, est aussi le signe de quelque chose; ou bien nous désignons encore (189) quelqu'autre objet qui n'est pas un signe, comme la pierre: ce dernier mot est bien un signe puisqu'il rappelle un objet, mais l'objet rappelé par lui n'est pas toujours un signe. Toutefois cette dernière espèce de signes, qui fart connaître ce qui n'est pas signe, n'est pas du ressort de ta présente discussion, car nous avons entrepris d'y exprimer les signes qui indiquent d'autres signes et nous y avons distingué deux parties selon que les signes marquent ou rappellent des signes de même espèce ou d'espèce différente. N'est-ce pas évident pour toi?- Ad. C'est évident.


8. Auq. Dis-moi donc à quels sens appartiennent les signes que l'on nomme paroles? - Ad. A l'ouïe. - Auq. Et le geste? - Ad. A la vue. - Aug. Et les paroles écrites? sont-elles des paroles, ou plus véritablement, ne sont-elles pas des signes de paroles? La parole même serait alors le son significatif de la voix articulée; et cette voix ne pouvant être perçue que par l'ouïe, quand on écrit un mot ce serait pour les yeux un signe qui rappelle à l'esprit le son qui frappe l'oreille. - Ad. Je suis complètement de cet avis.- Aug. Tu admets sans doute aussi, qu'en prononçant un nom nous désignons quelque chose?- Ad. Sans doute.- Aug. Et que désignons-nous? - Ad. L'objet même qui porte ce nom: ainsi Romulus, Rome, vertu, fleuve et le reste. - Aug. Est-ce que ces quatre noms ne signifient pas quelques objets? - Ad. Certainement ils en signifient quelques-uns. - Aug. N'y a-t-il aucune différence entre ces noms et les objets qu'ils désignent?- Ad. Il en est une grande.- Aug. Quelle est-elle?je voudrais la savoir de toi. - Ad. La voici et elle est importante: c'est que ces noms sont des signes et non pas les objets. - Aug. Veux-tu, pour faciliter la discussion, que nous appelions signifiables les objets qui peuvent être désignés par des signes sans être signes eux-mêmes, comme nous appelons visibles ceux que l'on peut voir? - Ad. J'y consens.

Aug. Mais ces quatre signes que tu viens de rappeler ne sont-ils pas indiqués par d'autres signes?- Ad. Croirais-tu que j'aie déjà oublié ce que nous tenons de constater, que les caractères écrits sont les signes des mots proférés de vive voix? - Aug. Quelle différence y a-t-il entre eux? - Ad. C'est que les uns sont visibles et les autres ouïbles: pourquoi n'agréerais-tu point ce dernier terme, puisque nous avons admis celui de signifiables?- Aug. Je l'admets et l'agrée volontiers. Mais ces quatre sigles qui sont comme tu viens de le rappeler, ne pourraient-ils être encore désignés par quelque signe ouïble? - Ad. Effectivement je viens de le dire. J'avais répondu que le nom signifie quelque chose et j'avais cité en preuve, ces quatre exemples. Mais ces exemples aussi bien que le nom, sont des choses ouïbles, puisque la voix les prononce: je le reconnais. - Aug. Quelle différence y a-t-il donc entre un signe ouïble et les mots ouïbles qu'il désigne et qui sont aussi des signes? - Ad. Entre ce que nous appelons le nom et les quatre exemples que j'ai cités, comme portant un nom, voici la différence que j'observe: Ce nom est un signe de signes ouïbles, tandis que les quatre exemptes sont bien aussi des signes ouïbles, mais non des signes de signes. Ils désignent les choses mêmes, soit Visibles, comme Ronfutus, Rome, fleuve; soit intelligibles, comme vertu.


9. Aug. J'entends et j'approuve. Mais sais-tu que l'on appelle paroles tours Ils sans articulés que l'on émet pour signifier quelque chose? - Ad. Je le sais.- Aug. Le nom est donc aussi une parole puisque c'est un son articulé destiné à signifier quelque chose; et lorsque nous disons d'un homme éloquent qu'il emploie des paroles bien choisies, sans doute, il emploie les noms comme les autres; et lorsque l'esclave de Térence répond à son vieux maître: De bonnes paroles, je t'en conjure (1); il entendait aussi beaucoup de noms. - Ad. Je l'accorde. - Aug. Tu accordes donc que les syllabes que nous articulons en disant: Parole, désignent aussi un nom et; que cette Parole, est le signe du nom? - Ad. Oui. - Aug. Réponds encore à ceci: parole est signe de nom, nom est signe de fleuve, fleuve, signe d'un objet que peuvent voir nos yeux; de plus tu as signalé quelle est la différence de cet objet au mot de fleuve qui en est le signe, et de ce signe au nom qui est le signe de ce signe; dis-moi donc aussi ce qui distingue, à ton avis, le signe du nom que nous savons être la parole, et le nom même dont la parole est le signe. - Ad. Voici, selon moi, la distinction: ce que le nom désigne est également désigné par la parole, puisque nom est fille parole aussi bien que fleuve; mais tout ce que désigne ta parole n'est pas également désigné par le nom. Ainsi ce premier moi, si, qui commence le vers cité par toi, et


1. Ter. Andr. Ac 1,scèn. 3,v. 33.

190

la préposition ex, dont la longue étude nous a conduits rationnellement aux considérations qui nous occupent, sont des paroles et non pas des noms. On peut montrer beaucoup de mots semblables. Ainsi donc, tous les noms étant des mots et tous les mots n'étant pas des noms, on voit clairement en quoi diffèrent la parole et le nom; c'est-à-dire le signe d'un signe qui ne désigne point d'autres signes, et le signe d'un signé qui désigne encore d'autres signes.

Auq. Accordes-tu que tout cheval est un animal sans que tout animal soit cheval? - Ad. Qui en doute? - Auq. Il y a donc entre le nom et la parole la même différence qu'entre cheval et animal. Serais-tu embarrassé de répondre parce que nous prenons encore la parole, verbum, dans un autre sens, pour exprimer ce qui suit le cours du temps, comme J'écris, j'ai écrit, je lis, j'ai lu: dans cette acception la parole, verbum, n'est pas évidemment un nom. - Ad. Voilà précisément ce qui m'embarrassait. - Aug. Que cet embarras cesse. Le signe est également pris par nous dans un sens général pour exprimer tout ce qui signifie quelque chose: ainsi nous disons que les mots même sont des signes; et dans un sens spécial: ainsi nous disons les signes ou enseignes militaires, et les mots n'y sont pas compris. Si néanmoins je te disais: De même que tout cheval est un animal sans que tout animal soit cheval, ainsi toute parole est un signe, sans que tout signe soit parole, tu ne verrais, je pense, aucune difficulté. - Ad. Je comprends enfin et je reconnais absolument qu'entre la parole prise dans un sens général et le nom, il y a la même différence qu'entre animal et cheval.


10. Auq. Sais-tu aussi, quand nous disons animal, qu'autre est ce nom de trois syllabes et autre ce qu'il signifie? - Ad. J'en suis déjà convenu en parlant des signes et des signifiables. - A. Tous les signes te semblent-ils exprimer autre chose que ce qu'ils sont, comme ce mot animal qui ne signifie pas ce qu'il est? - Ad. Non, assurément; car ce mot signe désigne non-seulement tous les autres signes, de quelque nature qu'ils soient, mais encore lui-même, puisqu'il est un mot et que tous les mots sont des signes. - Auq. Ne peut-on en dire autant de ce trissyllabe, parole? Car s'il signifie tous les sons articulés qui expriment quelque-pensée, il appartient lui-même à cette catégorie.- Ad. C'est vrai.- Aug. Le nom, nomen, n'en est-il pas là aussi? Car il désigne les noms de tous genres, et lui-même est d'un genre, puisqu'il est neutre. Et. si je te demandais à quelle partie du discours le nom se rapporte, pourrais-tu te dispenser de répondre que c'est au nom? - Ad. Nullement. - Auq. Il est donc des signes qui se désignent eux-mêmes aussi bien qu'ils désignent d'autres signes.- Ad. Il en est. - Auq. Le quadrissyllabe conjonction te semble-t-il un signe de ce genre? - Ad. Non pas, car il est un nom, tandis qu'il désigne ce qui ne l'est pas.



CHAPITRE V. SIGNES RÉCIPROQUES.


11. Auq. Ta réponse est exacte, vois maintenant s'il existe des signes réciproques, des signes dont l'un signifie l'autre et mutuellement. Le quadrissyllabe conjonction n'est pas signe réciproque avec les mots qu'il désigne. Si, ou, car, puisque, sinon, donc, parce que, et autres termes semblables ne sont désignés effectivement que par le mot de conjonction, et aucun d'eux ne désigne le mot de conjonction lui-même. - Ad. Je le vois et je désire connaître quels sont les signes réciproques. - Auq. Tu ne sais donc qu'en disant nom et parole, nous exprimons deux paroles? - Ad. Je le sais.- Aug. Tu ne sais donc que nom et parole sont deux noms? - Ad. Je le sais également. - Auq. Tu sais alors que nom et parole se désignent réciproquement. - Ad. Je le sais. - Auq. Peux-tu signaler entre eux d'autres différences que les différences de lettres et de sons? - Ad. Peut-être, car j'y vois ce que j'ai déjà dit. En effet, parole désigne tous les sons articulés et significatifs; aussi tout nom, et surtout le nom prononcé est une parole. Mais toute parole n'est pas un nom, quoiqu'il en soit un quand nous disons la parole.


12. Auq. Et si l'on t'affirmait, si l'on te prouvait que toute parole est un nom, comme tout nom est une parole? pourrais-tu y signaler encore des différences autres que les différences de sons ou de lettres? - Ad. Je ne le pourrais et je ne crois pas qu'il y en ait. - Aug. Et si tous les sons articulés et expressifs sont a la fois des paroles et des noms, paroles sous un rapport et noms sous un autre; n'y aura-t-il aucune différence entre la parole et le nom? - Ad. Je ne comprends pas cela. - (191) Aug. Tu comprends au moins que tout ce qui est coloré est visible, et que tout ce qui est visible est coloré, quoique chacun de ces deux termes ait une signification parfaitement distincte?- Ad. Je le comprends.- Aug. Serait-il donc étonnant que toute parole fût également un nom et tout nom une parole, quoique ces deux noms ou paroles, savoir le nom et la parole, diffèrent de signification?- Ad. Je vois que cela peut se faire; mais j'attends que tu me montres de quelle manière.

Aug. Tu remarques, sans doute, que tous les sons expressifs et articulés frappent l'oreille pour être entendus, et pénètrent dans la mémoire pour être connus?- Ad. Je le remarque. - Aug. Deux choses s'accomplissent donc alors. - Ad. Oui. - Aug. N'est-ce pas un de ces effets qui a fait donner à ces sons le nom de paroles, et l'autre qui les a fait appeler noms? Parole, verbum,viendrait du mot frapper, a verberando, et nom, nomen, du verbe connaître, a noscendo; la parole devrait ce nom à l'impression qu'elle produit sur l'oreille, et le nom, à celle qu'il produit sur l'esprit.


13. Ad. J'en conviendrai lorsque tu m'auras fait voir comment nous pouvons dire que toutes les paroles sont des noms.- Aug. C'est facile. Tu as sans doute appris et tu t'en souviens, que le pronom est ainsi appelé parce qu'il tient la place du nom, tout en désignant l'objet moins parfaitement que le nom. Voici je crois comment l'a défini l'auteur que tu as récité devant le grammairien: Le pronom, dit-il, est une partie du discours qui mise à la place du nom signifie, quoique moins pleinement, la même chose.- Ad. Je me rappelle et j'approuve cette définition. - Aug. Tu vois donc que d'après elle le pronom ne peut être mis et employé qu'à la place du nom. Ainsi quand nous disons.: Cet homme, ce roi même, la même. femme, cet or, cet argent, cet, ce, la même, sont des pronoms, et homme, roi, femme, or, argent, des noms qui expriment la chose mieux que les pronoms. - Ad. Je partage ce sentiment. -Aug. Maintenant donc énonce-moi quelques conjonctions. - Ad. Et, mais, ainsi que. - Aug. Tous ces mots, haec omnia, ne te semblent-ils pas des noms? - Ad. Pas du tout. - Aug. Tu crois au moins que j'ai parlé juste en disant: haec omnia? - Ad. Très-juste; et je comprends même avec quelle habileté merveilleuse tu as montré que j'ai énoncé des noms: sans cela tu n'aurais pu dire: haec omnia. Si cependant ton langage me paraît juste, n'est-ce point par ce que je ne nie pas que ces quatre conjonctions soient des mots? Car on peut entendre haec omnia de verbes, mots, aussi bien que de nomma, noms. Et néanmoins si tu me demandes à quelle partie du discours appartiennent les mots, je répondrai simplement: Au nom.- C'est donc peut-être au nom que se rapporte le pronom haec, et c'est pour ce motif que ton langage était correct.


14. Auq. Tu te trompes malgré ta pénétration; mais pour connaître la vérité, applique-toi avec plus de pénétration encore à ce que je vais dire, si toutefois je puis m'exprimer comme je veux. Car c'est une chose aussi compliquée de discuter sur les mots par des mots que de se croiser les doigts et de les frotter l'un contre l'autre. Quel autre que celui qui souffre peut distinguer ceux qui démangent de ceux qui répriment la démangeaison? - Ad. Me voici tout entier; cette comparaison a provoqué en moi l'attention la plus vive.- Aug. Les mots consistent dans le son et dans des lettres.- Ad. Sans aucun doute.- Aug. Donc, pour recourir de préférence à l'autorité qui nous est la plus chère, quand l'apôtre Paul dit: «Il n'y avait point dans le Christ le oui et le non; le oui fut seul en lui (1),» on ne doit pas croire, je présume, que les trois lettres du mot Oui fussent dans le Christ, mais plutôt ce que signifient ces trois lettres. - Ad. C'est vrai. - Aug. Tu comprends donc que le Oui était en lui, ne signifie que ceci: on appelle oui ce qui était en lui; et si l'apôtre avait dit: La vertu était en lui, on devrait entendre aussi qu'il a voulu dire simplement: on appelle vertu ce qui était en lui, et ne pas s'imaginer que c'étaient les deux syllabes du mot vertu qui étaient en lui et non ce que signifient ces syllabes? - Ad. Je comprends cela et j'en conviens.- Aug. Et ne comprends-tu pas aussi que peu importe de dire:s'appelle vertu ou se nomme vertu?- Ad. C'est clair. -Aug. Donc il est également clair qu'il n'y a point de différence entre dire: ce qui était en lui s'appelle Oui, ou se nomme Oui? Ad. Ici encore je ne vois aucune différence.

Aug. Vois-tu aussi ce que je prétends démontrer?- Ad. Pas encore - Aug. Ainsi tu ne vois pas que le nom est ce qui sert, à nommer quelque chose? - Ad. Il n'est rien au contraire que je voie plus clairement. - Aug. Tu vois donc que Oui est un nom, puisqu'on nomme Oui


1. 2Co 11,46

192

ce qui était en lui? - Ad. Je ne puis le nier. - Aug. Mais si je te demandais à quelle partie du discours se rapporte Oui; tu dirais, je présume, que c'est non pas au nom, mais à l'adverbe, quoique la raison nous enseigne aussi que l'adverbe est un nom. - Ad. C'est parfaitement vrai. - Auq. Doutes-tu encore que les autres parties du discours soient des noms dans le même sens? - Ad. Je n'en doute pas puisque je confisse qu'elles signifient quelque chose. Mais si tu me demandais comment s'appellent ou se nomment les objets désignés par chacune d'elles, je ne pourrais répondre qu'en nommant ces mêmes parties du discours que nous n'appelons pas des noms, mais que nous sommes forcés d'appeler ainsi, je le vois bien.


15. Auq. Ne crains-tu pas qu'on ne puisse affaiblir ce raisonnement et dire que l'autorité de l'Apôtre doit être reconnue pour la doctrine et non pour l'expression; qu'ainsi le fondement de notre persuasion n'a point toute la fermeté que nous lui attribuons: car il se peut que, nonobstant la perfection de sa vie et de son enseignement, Paul ait parlé peu correctement dans cette phrase . Le oui était en lui, quand surtout il s'avoue lui-même inhabile dans la parole (1)? Que devrait-on répondre à cette objection? - Ad. Je ne vois rien à répliquer, et pour appuyer ta démonstration sur une autorité, je te prie de choisir de préférence quelqu'un de ces hommes qui passent. pour maîtres dans l'art de la parole. - Aug. Tu ccrois donc que sans recourir à quelqu'autorité, la raison est peu capable de démontrer que chaque partie du discours signifie quelque chose que l'on désigne par un nom et qui conséquemment porte un nom. Il est facile cependant de s'en assurer par la comparaison de plusieurs langues. Si tu demandes, en effet, comment les Grecs nomment ce que nous appelons qui interrogatif? tous ne répondront-ils pas qu'ils le nomment tis; Et je veux? ils le nomment Thelo. Bien? Ils le nomment kalos, Ecrit? Ils le nomment to gegrammenen. Notre conjonction et? Ils la nomment kai. Ab? Ils le nomment apo. Comment nomment-ils hélas? Ils le nomment oi. Or qui ne voit en parcourant toutes ces parties du discours, que ces questions sont exprimées correctement? Et comment ce langage serait-il correct, si ces mêmes parties n'étaient pas des noms? Cette manière de procéder prouve donc, sans


1.

recourir à l'autorité des hommes éloquents, que l'apôtre Paul a bien parlé. Qu'est-il besoin alors de chercher un auteur pour appuyer notre sentiment?


16. Soit pesanteur, soit opiniâtreté d'esprit, il est possible que tous ne se rendent pas encore, et quelqu'un pourrait objecter qu'il ne cédera que devant l'autorité de ces écrivains que tous regardent comme les législateurs du langage. Eh bien! Qu'y a-t-il pour les lettres latines de plus éminent que Cicéron? Mais Cicéron, dans ces célèbres discours qu'on nomme les Verrines, appelle un nom la préposition coram, que pourtant il emploie alors comme adverbe. Il est possible que je comprenne trop peu ce passage et que d'autres ou moi l'expliquions différemment. Mais voici à quoi on ne peut répliquer. Les plus grands maîtres en logique enseignent que toute proposition complète, que l'on peut soutenir ou nier, se compose d'un nom et d'un verbe; ce que Cicéron appelle quelque part un jugement. Quand le verbe est à la troisième personne, ajoutent ces maîtres, le nom doit être au nominatif, et ils ont raison; tu peux t'en assurer avec moi. Lorsque nous disons L'homme est assis, le cheval court, tu reconnais sans doute deux jugements? - Aug. Je les reconnais.- Ad. Et dans chacun d'eux tu vois un nom: homme, dans le premier: cheval, dans second; et un verbe également dans chacun d'eux: dans le premier, est assis, et court dans le second? - Ad. Je vois. - Aug. Si donc je me contentais de dire: Il est assis, il court, tu pourrais me demander qui ou quoi? et je répondrais: l'homme, le cheval, l'animal ou quoi que ce fût, afin d'ajouter le nom au verbe et de compléter le jugement, c'est-à-dire la proposition qu'on peut soutenir ou nier. - Ad. Je comprends. - Aug. Attention à la conclusion!

Suppose que nous voyons quelque chose dans le lointain et que nous ignorons si c'est un animal ou un rocher où quelque autre objet! Si je te disais ensuite: Puisque c'est un homme, c'est tin animal, ne serais-je pas téméraire? - Ad. Très-téméraire. Mais il n'y aurait aucune témérité à dire: Si c'est un homme, c'est un animal.- Aug. Ta réflexion est juste. Aussi bien ce si me plaît dans ta phrase; il te plaît également, et à tous deux nous déplaît le puisque de la mienne. -Ad. D'accord.- Aug. Vois maintenant si les jugements sont complets dans ces deux propositions: Le si plaît, le puisque (193) déplaît? - Ad. Parfaitement complets. - Auq. Allons, montre-moi maintenant où sont les verbes, ou sont les noms? - Ad. Les verbes son plaît et déplaît; et les noms, évidemment, si et puisque. - Aug. Il est donc suffisamment prouvé que ces deux conjonctions sont également des noms. - Ad. Très - suffisamment prouvé. - Auq. Pourrais-tu par toi-même appliquer la même règle aux autres parties du discours? - Ad. Je le puis.




Augustin, du maître.