Augustin, contre les académiciens. - CHAPITRE VII. ON SOUTIENT LA DÉFINITION DE LA SAGESSE.

CHAPITRE VII. ON SOUTIENT LA DÉFINITION DE LA SAGESSE.


19. Premièrement, dit Trygétius, je n'appelle point science, une connaissance qui trompe quelquefois celui qui la possède, car une science n'est pas seulement un système de vérités comprises, mais comprises de sorce qu'on ne doive jamais s'y tromper, ni se laisser ébranler par aucune difficulté. De là vient que quelques philosophes ont eu raison de dire que la science ne peut se trouver que dans le sage, qui non-seulement doit comprendre ce qu'il soutient et ce qu'il fait, mais encore s'y tenir d'une manière ferme et inébranlable. Or, nous savons que cet Albicère, dont tu viens de nous parler, a dit bon nombre de choses fausses; car je ne l'ai pas seulement appris par la bouche d'autrui, mais je l'ai quelquefois reconnu par moi-même. Dois-je donc l'appeler savant quand il s'est si souvent trompé; puisque je ne lui en donnerais pas le nom, s'il avait hésité en disant toujours la vérité? Appliquez mon raisonnement aux aruspices, aux augures, et à tous ceux qui consultent les astres ou se mêlent d'interpréter les songes. Ou bien, montrez-moi, si vous le pouvez, un de ces hommes qui n'ait jamais hésité dans ses réponses, qui ait toujours répondu la vérité. Car il ne s'agit point ici des prophètes qui ne parlent que sous l'inspiration d'un esprit étranger.


20. De plus, quand je conviendrais que les choses humaines sont les choses des hommes, crois-tu que nous possédions bien véritablement ce que le hasard peut nous donner ou nous ravir? Ou bien entends-tu par science des choses humaines celle qui fait connaître la quantité et la qualité des biens de chacun, ce qu'il a d'or, d'argent, ou bien s'il pense à des vers d'un autre? La science des choses humaines c'est celle qui connaît la lumière de la prudence, la,beauté de la tempérance, le pouvoir de la force, la sainteté de la justice; voilà ce que nous pouvons sans crainte appeler nos biens, parce qu'ils sont à l'abri des révolutions de la fortune; et si cet Albicère avait appris ces choses, sa vie, crois-moi, eût été moins déréglée et moins honteuse. S'il a dit à cet homme le vers qu'il roulait dans l'esprit, je ne pense pas que cela doive être compté non plus au nombre de nos biens: je ne disconviens pas toutefois que les sciences honnêtes appartiennent d'une certaine manière à notre esprit,mais un ignorant peut prononcer et chanter le vers d'un autre. C'est pourquoi si ces choses tombent dans notre mémoire, il n'est pas étonnant qu'elles soient aperçues par quelques-uns de ces misérables esprits qui sont dans l'air, qu'on appelle démons; je reconnais qu'ils puissent l'emporter sur nous, par la finesse et la subtilité des sens, mais non par la raison. J'ignore de quelle manière secrète et inaccessible à nos sens cela peut arriver. biais si nous admirons l'abeille qui s'envole après avoir fait son miel avec je ne sais quelle sagacité par où elle l'emporte sur l'homme, nous ne devons pas pour cela ni la préférer ni la comparer à nous-même.


21. J'aimerais donc mieux voir cet Albicère apprendre à faire des vers à celui qui le lui aurait demandé, ou bien, pressé par quelqu'un de ceux qui seraient venus le consulter, chanter des vers de sa façon sur un sujet qui lui aurait été proposé à l'instant. C'est ce que Flaccianus disait souvent, d'après ce que tu as coutume de nous rappeler, lorsque, du haut de sa grande âme, il raillait et méprisait ce genre de divination, et qu'il l'attribuait à je ne sais quel abject petit esprit, comme il disait lui-même, qui instruisait Albicère et lui dictait ses réponses. Ce savant homme demandait aussi quelquefois à ceux qui admiraient de tels prestiges si Albicère pouvait enseigner la grammaire ou la musique, la rhétorique ou la géométrie. Mais qui l'a connu sans avouer qu'il ignorait complètement ces sciences? Aussi Flaccianus finissait par exhorter ceux qui étaient versés dans ces études, à les préférer sans hésitation à cet art si vain de connaître l'avenir: il leur recommandait. aussi de travailler à remplir et à fortifier leur esprit par des connaissances sérieuses qui l'élèveraient bien au-dessus de ces esprits invisibles qui sont dans l'air.

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CHAPITRE VIII. LE DEVIN EST-IL UN SAGE. -QU'EST-CE QU'UN SAGE? - DÉFINITION DE LA SAGESSE CONFORMÉMENT A L'OPINION DES ACADÉMICIENS.


22. Quant aux choses divines, tout le monde en convient, elles sont meilleures et beaucoup plus augustes que les choses humaines; comment donc aurait-il pu les connaître puisqu'il ne se connaissait pas lui-même? Penserais-tu que les astres que nous contemplons chaque jour sont quelque chose de grand en comparaison du Dieu véritable et caché que l'intelligence atteint si peu, que les sens n'atteignent pas, tandis que ces astres sont présents à nos yeux? Ce ne sont donc pas là ces choses divines que la sagesse déclare connaître seule. Or, quant aux autres choses dont les devins abusent ou pour se faire un gain, ou pour se faire une occasion de vanterie, elles sont bien inférieures aux astres. Donc Albicère n'a point eu la science des choses divines et humaines; tu as vainement attaqué par ce moyen notre définition, et comme il faut compter pour rien et mépriser tout ce qui est en dehors des choses humaines et divines, en quoi, je te prie, ce sage que tu vantes cherche-t-il la vérité? Dans les choses divines, dit Licentius, car il est constant que la vertu dans l'homme est quelque chose de divin. - Albicére les savait donc déjà, au lieu que ton sage les cherchera toujours? - Il connaissait, répondit Licentius, des choses divines mais non pas celles que le sage doit chercher. Car ne serait-ce pas renverser l'usage ordinaire du langage que d'accorder à un homme la divination, et de lui ôter la connaissance des choses divines dont la divination a pris son nom? C'est pourquoi, votre définition me semble renfermer je ne sais quoi qui n'aurait pas de rapport avec la sagesse.


23. Celui qui a donné cette définition, dit alors Trygétius, la défendra s'il lui plait. Maintenant réponds-moi et arrivons enfin à la question dont il s'agit. Je suis prêt, dit Licentius. Conviens-tu, poursuivit Trygétius, qu'Albicère a connu la vérité? Certainement. II valait donc mieux que ton sage? - Nullement: car ces sortes de vérités que cherche le sage non-seulement ce devin en délire ne les connaissait pas, mais elles restent inconnues au sage même durant la vie mortelle. Et cette situation est pourtant si excellente qu'il est beaucoup plus avantageux à le chercher ces vérités sublimes que de trouver quelquefois les autres. J'ai grand besoin du secours de votre définition pour me tirer de ce mauvais pas, dit Trygétius. Elle t'a semblé vicieuse parce qu'elle s'applique aussi à celui gaie nous ne pouvons appeler sage; mais l'approuveras-tu quand-nous dirons que la sagesse est la connaissance des choses divines et humaines, en tant qu'elles se rapportent à la vie heureuse? La sagesse est cela, répond Licentius, mais elle n'est pas que cela; c'est pourquoi encore que ta première définition allât trop loin, la dernière- est trop restreinte. La première peut être accusée d'avarice, la seconde de folie. Si maintenant l'on me permet de dire mon avis dans une définition, je répondrai que la sagesse me parait être non-seulement la connaissance des choses divines et humaines qui ont rapport à la vie heureuse, mais qu'elle en est encore la recherche soigneuse. Si l'on veut diviser nia définition; on trouvera que la première partie qui comprend la science, est de Dieu, et que la seconde qui est comprise dans la recherche est de l'homme. Dieu est heureux par t'une, et l'homme par l'autre. J'admire, dit Trygétius, comment tu condamnes ton sage à toujours travailler en vain. - Pourquoi dis-tu en vain, puisque le sage est si bien récompensé?Car par cela même qu'il cherche il est sage: et parce qu'il est sage il est heureux. Autant qu'il lui est possible, en effet, il dégage son esprit de toutes les enveloppes du corps et se recueille en lui-même; il ne se laisse pas déchirer par les passions, mais il s'applique à lui-même et à Dieu avec une inaltérable tranquillité. Ainsi, dès ce monde, il jouit de sa raison, ce qui est le bonheur, nous en sommes convenus, et, à la fin de la vie, il sera tout prêt à obtenir ce qu'il a recherché, et il jouira à bon droit d'une divine béatitude, après avoir déjà goûté une félicité humaine.



CHAPITRE IX. CONCLUSION.


24. Trygétius fut longtemps occupé de préparer une réponse; je pris alors la parole et dis à Licentius: Je ne crois pas que les arguments manquent à Trygétius, si nous lui (251) donnons le temps de les chercher: car jusqu'à présent qu'a-t-il laissé sans réponse? D'abord, la question de la vie heureuse, ayant été soulevée, et le sage seul étant nécessairement heureux, puisque de l'avis même des fous la folie est une misère, il a conclu que le sage doit être parfait, qu'on n'est point parfait tant qu'on cherche la vérité, sans la trouver, d'où il suit qu'alors on n'est pas non plus heureux. Tu as voulu à ce propos lui opposer le poids de l'autorité, et le nom de Cicéron que tu as cité lui a causé un peu de trouble; mais il a bientôt relevé la tête, et s'élançant avec une généreuse audace au faîte de la liberté, il a repris ce qu'on voulait lui enlever de vive force, et il t'a demandé si celui qui cherchait encore te semblait parfait; si tu avouais qu'il ne l'était pas, il devait revenir au point principal de la question et montrer, s'il le pouvait, par la définition qu'on avait adoptée, que l'homme était parfait quand il se conduisait selon la raison, et conséquemment qu'on ne pouvait être heureux sans être parfait.

Tu as échappé à ce piège plus habilement que je ne pensais, en disant que l'homme parfait était celui qui cherchait soigneusement la vérité; et tu t'es servi, pour l'attaquer avec plus de fierté et de confiance, de cette même définition dans laquelle nous avions dit que la vie heureuse consistait précisément à vivre selon la raison. Trigétius alors t'a répliqué avec netteté et s'est emparé de ta position, et ta défaite aurait été entière, si la trêve n'avait réparé tes forces. Où en effet les académiciens dont tu soutiens le sentiment ont-ils placé leur citadelle, si ce n'est dans la définition de l'erreur? Et si, la nuit en rêvant peut-être, cette définition ne t'était revenue dans l'esprit, tu n'aurais eu rien à répondre: et pourtant tu avais déjà rappelé cela en exposant l'opinion de Cicéron.

Ensuite, on est arrivé à la définition de la sagesse. Tu t'es efforcé avec tant d'adresse de la combattre qu'Albicère, ton soutien, n'aurait peut-être pas reconnu tes détours. Avec quelle attention, avec quelle force Trigétius t'a résisté? Il t'aurait accablé et entièrement confondu, si tu n'avais enfin appelé à ton secours une définition nouvelle, savoir que la sagesse humaine était une recherche de la vérité, qui assure à l'âme une tranquillité profonde et la rend heureuse. Il ne répondra rien à cette opinion, surtout s'il demande grâce pour le peu de temps qui reste aujourd'hui.


25. Mais si on le trouve bon, ne prolongeons pas davantage cet entretien, car je crois qu'il serait superflu de discuter plus longtemps. La question a été suffisamment traitée pour le but que nous nous sommes proposé; il ne faudrait plus que quelques mots pour la terminer entièrement, si je n'aimais mieux vous exercer et éprouver vos forces et vos études, ce qui est l'objet de mes grands soins. Car mon but étant de vous exciter à la recherche ardente de la vérité, j'avais commencé à examiner de quelle importance elle pouvait être pour nous. Or, elle est si grande pour vous tous que je n'ai rien à désirer de plus. Comme nous souhaitons d'être heureux, soit par la découverte, soit par la recherche soigneuse de la vérité, nous devons, si nous voulons être heureux, la chercher de préférence à tout le reste. Aussi, comme je l'ai déjà dit, terminons cette discussion, et après l'avoir mise par écrit, envoyons-la, surtout à ton père Licentius. Je sais que son coeur s'est déjà tourné vers la philosophie; mais j'attends encore que la fortune l'y fasse entrer. Il pourra être plus ardemment poussé à l'amour de ces études, lorsqu'il apprendra, non pas seulement par ouï dire, mais par la lecture de ce récit, que toi-même tu vis ainsi avec moi en t'y appliquant.

Pour toi, si, comme je le présume, les académiciens te plaisent, prépare-toi plus fortement à les défendre; car j'ai résolu de les appeler en jugement. A ces mots, on vint nous prévenir que le dîner était prêt, et nous nous levâmes.

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LIVRE DEUXIÈME.


En témoignant à Romanien sa vive reconnaissance, saint Augustin l'excite de nouveau à se livrer à la philosophie. - Il lui adresse trois nouvelles conférences: La première fait connaître les opinions des Académiciens; la seconde détermine ce qui distingue la nouvelle académie de l'ancienne, et réfute le sentiment de ces philosophes qui, dans l'impuissance prétendue de découvrir la vérité, s'attachent au vraisemblable; la troisième explique ce qu'ils entendent par vraisemblable ou probable.



CHAPITRE PREMIER. LE SECOURS DE DIEU EST NÉCESSAIRE POUR COMBATTRE LES ARGUMENTS DES ACADÉMICIENS.


1. S'il était aussi nécessaire de trouver la sagesse quand on la cherche qu'il est nécessaire au sage d'en posséder les règles et la connaissance, assurément toutes les subtilités des académiciens, toute leur opiniâtreté, toute leur obstination, ou bien, comme je le pense, tous les arguments convenables, au temps où ils vivaient, auraient passé avec les années et seraient ensevelis avec les restes de Cicéron et de Carnéades. Mais soit à cause des agitations nombreuses et diverses de cette vie, comme tu l'éprouves toi-même, Romanien; soit à cause d'une certaine pesanteur de l'indolence et de la lenteur des esprits engourdis; soit à cause du désespoir de trouver la vérité, car l'astre de la sagesse n'éclaire pas aussi aisément les intelligences que cette lumière éclaire nos yeux; soit encore, et c'est l'erreur de tous les peuples, parce qu'on croit faussement avoir trouvé la vérité, et que ceux qui la cherchent, s'il en est, ne la cherchent pas soigneusement, ou se laissent détourner dans leur volonté, la science est rare et n'est le partage que du petit nombre. Aussi, lorsqu'on en vient aux mains avec les académiciens, leurs armes paraissent invincibles et comme forgées par Vulcain, et paraissent telles, non pas à des hommes médiocres, mais à des esprits pénétrants et bien instruits. C'est pourquoi, s'il faut lutter avec les vertus comme avec des rames contre les flots et les tempêtes de la fortune, à plus forte raison faut-il implorer le divin secours avec toute dévotion et piété, afin que le ferme dessein des bonnes études poursuive sa course sans que rien l'en détourne, et qu'il arrive au port si sûr et si doux de la philosophie. C'est la première difficulté. Voilà ce qui me fait craindre pour toi, désirer que tu sois délivré, et demander continuellement pour toi, dans mes prières de chaque jour, des vertus propices, si néanmoins je suis digne de l'obtenir. Or Celui que je prie est la Vertu même et la Sagesse du Dieu souverain. Celui que les mystères nous donnent comme Fils de Dieu est-il autre chose?


2. Tu me seras d'un grand secours dans mes prières, si tu ne désespères pas de nous voir exaucés, si tu travailles avec nous, en t'unissant à nous, non-seulement par des voeux, mais aussi par la volonté, et par l'élévation naturelle de ton intelligence; c'est à cause d'elle que je te cherche, c'est elle qui me plaît tant, elle que j'admire toujours, elle qui, ô malheur! est enveloppée en toi dans les ombres des affaires domestiques comme la foudre dans les nuages, et qui est cachée à plusieurs, et presque à tous. Mais elle n'a pu l'être, à moi ni à deux ou trois de tes amis, qui avons souvent entendu des bruits, ou même des éclairs voisins de la foudre.

Car pour taire tout le reste et nous en tenir à un seul exemple, qui jamais a tant et si soudainement tonné et tant brillé par la lumière (253) de l'esprit que, sous un seul grondement de la raison et un seul éclair de la tempérance, cette passion, la veille encore si violente, s'est trouvée vaincue en un seul jour? Est-ce que cette vertu n'éclatera pas enfin, et le rire de plusieurs qui désespèrent ne se changera-t-il pas en confusion et en stupeur? Est-ce qu'après avoir annoncé sur la terre comme certains signes des choses futures, elle ne rejettera pas de nouveau tout le fardeau du corps, elle ne retournera pas au ciel? Est-ce en vain qu'Augustin aura dit de Romanien toutes ces choses? Celui à qui je me suis donné tout entier et que maintenant je commence à reconnaître un peu, ne le permettra pas.



CHAPITRE II. AUGUSTIN REND A ROMANIEN SES DEVOIRS DE RECONNAISSANCE, ET L'EXHORTE A LA PHILOSOPHIE.


3. Aborde donc avec moi la philosophie; tu y trouveras la raison de tes inquiétudes et de tes doutes accoutumés. Je n'ai à craindre en toi ni paresse naturelle ni pesanteur d'esprit. Quand tes affaires te laissaient quelque loisir, quel autre montrait dans nos entretiens plus d'attention, plus de pénétration que toi? Ne te payerai-je jamais en reconnaissance? est-ce que par hasard je te dois peu? Quand, jeune et pauvre, je quittai mon pays pour commencer mes études, ne m'ouvris-tu pas ta maison, tes trésors, et, ce qui est plus encore, ton coeur? Lorsque je perdis mon père, ton amitié me consola, tes discours m'encouragèrent, ta fortune me vint en aide. Et dans notre ville même, tes bontés, ton amitié, l'honneur d'habiter ta maison me rendirent presque aussi considérable, aussi haut placé que toi. Lorsque je voulus revenir à Carthage pour y exercer un plus haut emploi, je ne parlai de mon dessein et de mes espérances qu'à toi, je n'en dis rien à mes autres amis; tu essayas de m'arrêter d'abord par ton amour pour le lieu natal, où j'enseignais déjà; mais dès que tu fus convaincu que rien ne pouvait ébranler la résolution d'un jeune homme, montant vers ce qui lui paraissait le meilleur, ta merveilleuse bienveillance changea l'avertissement en appui: tu fournis tout ce qui m'était nécessaire pour mon voyage, et toi qui avais protégé le berceau et comme le nid de mes études, tu soutins l'audace de mon premier vol. Lorsque, pendant ton absence et sans t'en prévenir, je me mis en mer, tu ne t'offensas point d'un silence qui n'était point dans mes habitudes, et soupçonnant de ma part autre chose que de l'arrogance, tu demeuras inébranlable dans ton amitié, et tu songeas moins au maître qui abandonne ses disciples, qu'à la pureté de mes intentions.


4. Enfin, si mon loisir me fait goûter des joies, si j'ai échappé aux liens des vairs désirs, si, après m'être déchargé du fardeau des choses périssables, je respire, je me ravise, je reviens à moi; si je m'applique à chercher la vérité, si je commence à la trouver, si j'espère arriver au mode suprême (1), c'est que tu m'as excité, c'est que tu m'as pressé, c'est que tu as tout fait.

Mais la foi m'a fait plutôt concevoir que la raison ne m'a expliqué de qui tu étais le ministre; car dans le temps que nous étions ensemble, lorsque je t'eus exposé les secrets mouvements de mon coeur, quand je t'eus déclaré si vivement et si souvent que je ne trouvais de sort agréable que celui qui nous laisse le loisir de nous adonner à l'étude de la sagesse, ni de vie heureuse, que celle qu'on passait dans la philosophie, mais que j'étais retenu par le soin de ceux dont la vie dépendait de mes fonctions, et par une foule d'obstacles que me créaient soit la vaine gloire, soit l'importune misère de ma famille; tu fus saisi d'une grande joie, du saint amour d'une telle vie, et tu disais que si, par quelque moyen, tu pouvais enfin rompre les fâcheux liens de tous les procès où tu te trouvais engagé, tu briserais toutes mes chaînes en partageant ta fortune avec moi.

5. Aussi, lorsque tu nous quittas après nous avoir ainsi excités, nous ne cessâmes de soupirer après la philosophie, et nous ne songeâmes plus qu'à embrasser ce genre de vie qui nous avait séduits, et nous plaisait si fort. Nous étions toujours pleins de ces désirs, mais ils étaient moins vifs. Cependant nous nous imaginions que c'était suffisant, et comme la flamme qui devait nous saisir tout à fait n'était pas encore là, celle qui nous échauffait déjà lentement nous paraissait excessive. Mais sitôt que certains livres bien remplis, comme dit Celsinus, eurent répandu sur nous les parfums d'Arabie, et jeté sur cette petite flamme quelques gouttes d'une huile précieuse, ce qui arriva est inconcevable, incroyable, mon cher Romanien, et au delà de tout ce que tu peux croire de moi: que dirai-je de plus? ces quelques


1. A la sagesse, voit le livra de la Vie bienheureuse, ci-dessus.

gouttes allumèrent en moi un incendie qui me paraissait incroyable à moi-même. Que me faisaient alors les honneurs, la pompe humaine, levain désir de la renommée; enfin tout ce qui attache à la vie? Je revenais en moi à la hâte tout droit et tout entier. Je me tournais en chemin, je t'avoue, vers cette religion qu'on avait semée au plus profond de nos coeurs d'enfants, et c'était elle-même qui m'entraînait vers elle à mon insu. C'est pourquoi, chancelant, me hâtant, hésitant, je saisis l'apôtre Paul; car, me disais-je,ces hommes-là n'auraient pas pu accomplir de si grandes choses, ni vivre comme il est notoire qu'ils ont vécu, si leurs écrits et leurs principes étaient contraires à cette haute sagesse. Je le lus donc tout entier avec beaucoup d'application et de réflexion.


6. Alors, à la faveur de quelques rayons de lumière qui tombaient sur moi, la philosophie se découvrit à moi, sous une forme telle que j'aurais pu la montrer, je ne dis pas à toi, qui as toujours eu soif de cette inconnue, mais même à celui contre lequel tu plaides, et qui peut-être n'est pas tant pour toi un obstacle qu'une occasion d'épreuve. Je suis sûr que, méprisant et abandonnant Baïa, et les charmants jardins, et les festins délicats et brillants, et les histrions domestiques, et enfin tout ce qui excite le plus vivement en lui le plaisir, il s'envolerait vers cette beauté, doux et saint amant, plein d'admiration, hors d'haleine, brûlant. Car, on doit en convenir, il a une certaine honnêteté d'âme, ou plutôt comme un germe d'honnêteté, qui, s'efforçant d'éclater en vraie beauté, pousse des feuilles d'une façon tortueuse et difforme au milieu des aspérités des vices et des épines des fausses opinions: cependant ces feuilles poussent toujours, et, malgré les ombres épaisses qui les couvrent, elles sont aperçues par le petit nombre de ceux à qui leur pénétration et leur attention permettent de les distinguer. De là cette hospitalité, de là, dans les repas, beaucoup de marques de bonté, de là, l'élégance elle-même, l'éclat, l'air d'extrême propreté de toutes choses, et de toutes parts la politesse sous une grâce apparente.



CHAPITRE 3. PHILOCALIE ET PHILOSOPHIE: AUGUSTIN EXCITE DE NOUVEAU ROMANIEN A LA PHILOSOPHIE.


7. Cette politesse est appelée communément philocalie: ne méprise pas ce nom à cause du sens que lui donne le vulgaire; car la philocalie et la philosophie ont presque même nom et veulent paraître et sont comme de la même famille. Qu'est-ce, en effet, que la philosophie? L'amour de la sagesse. Et la philocalie? L'amour de la beauté: demande-le aux Grecs. Mais, qu'est-ce que la sagesse? N'est-ce point la beauté véritable? La philosophie et la philocalie sont donc tout à fait soeurs et nées du même père (1). Mais celle-ci, arrachée à son ciel par la glu des passions, et enfermée dans la caverne populaire, a gardé cependant une ressemblance de nom, afin d'avertir l'oiseleur qu'elle est digne de quelque attention. - Sans ailes, souillée et pauvre, elle est souvent reconnue par sa soeur qui vole en liberté, mais ne la délivre pas toujours: car la philosophie seule reconnaît d'où la philocalie tire son origine. Toute cette fable (car je suis devenu tout à coup un Esope) sera délicieusement racontée en vers par Licentius: peu s'en faut qu'il ne soit un poète parfait. Ah! si celui contre lequel tu plaides, au lieu de cette fausse beauté dont il est encore épris, pouvait attacher sur la beauté véritable ses regards purifiés, avec quelles délices il se plongerait dans le sein de la philosophie! Et, s'il venait à t'y rencontrer, comme il t'embrasserait en véritable frère! Cela t'étonne et tu en ris peut-être? Et que serait-ce si j'expliquais ces choses comme je le voudrais? Que serait-ce, si, à défaut de sa face que tu ne peux contempler encore, tu entendais au moins la voix de la philosophie elle-même? Alors ton étonnement serait grand, mais tu ne rirais pas, tu ne désespérerais pas. Crois-moi, il ne faut désespérer de personne, particulièrement de tels hommes. Les exemples ne sont point rares: cette espèce d'oiseaux s'échappe aisément, aisément revient, à la grande surprise de beaucoup qui restent enfermés.


8. Mais revenons à nous, à nous, dis-je, Romanien, et philosophons ensemble. Je te rendrai grâce. Ton fils commence déjà à philosopher:


1. Rétr. liv. 1,ch. 1,. 3.

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je modère son zèle afin qu'après avoir d'abord cultivé les sciences nécessaires, il se lève plus vigoureux et plus assuré; et, pour n'avoir pas à craindre de les ignorer toi-même, je n'ai qu'à te souhaiter, si je te connais bien, des vents qui soufflent à ton gré. Car, que dirai-je de ton naturel? Ah! si tous les hommes étaient ainsi doués! Il n'y a que deux obstacles, deux défauts qui empêchent d'arriver à la connaissance de la vérité: je ne les crains pas beaucoup pour toi; je crains cependant que tu ne te méprises, que tu ne désespères de trouver ou que tu ne croies avoir trouvé. Or, si tu as le premier défaut, cette discussion te l'enlèvera peut-être. Car tu as souvent accusé les académiciens, et avec d'autant plus d'autorité que tu étais moins instruit; mais aussi d'autant plus volontiers que tu étais séduit par l'amour de la vérité. Je vais donc disputer avec Alype, qui te soutiendra, et je te persuaderai aisément ce que je veux, toutefois dans l'ordre des choses probables, car tu ne verras point la vérité elle-même, si tu n'entres pas entier dans la philosophie. Quant à l'autre obstacle, qui consisterait à croire que tu as peut-être trouvé quelque chose, quoique tu nous aies quitté cherchant déjà et doutant; s'il en reste encore quelques traces dans ton esprit, elle en disparaîtra bien certainement, soit quand je t'aurai envoyé un entretien que nous avons eu sur la Religion, soit quand je discuterai longuement avec toi-même.


9. Mon soin unique en ce moment est de défendre mon esprit de toute opinion vaine ou dangereuse; j'ai donc lieu de me croire dans une situation préférable à la tienne. Je ne t'envie qu'une seule chose, c'est que tu sois seul à jouir de mon cher Lucilien. Serais-tu jaloux de ce nom que je lui donne? Mais en l'appelant mien, ne dis-je pas aussi qu'il est à toi et à tous ceux avec qui nous ne faisons qu'un? Aussi n'ai-je pas besoin de te prier de lui venir en aide. Prie toi -même pour moi autant que tu sais y être obligé. Mais maintenant je vous dis à tous les deux: prenez garde de croire que vous savez quelque chose si vous ne l'avez appris au moins comme vous savez qu'un, deux, trois, quatre réunis ensemble forment un total de dix. Prenez garde aussi de croire que vous ne connaîtrez pas la vérité dans la philosophie, ou qu'elle ne peut être jamais connue de cette manière. Croyez-m'en, ou plutôt croyez Celui qui a dit: Cherchez et vous trouverez (1). Il ne faut point désespérer d'arriver à cette sublime connaissance, et vous verrez qu'elle sera plus évidente que ces vérités numériques.

Mais arrivons au fait, car je commence à craindre un peu tard que cet exorde n'excède la règle, et ce n'est pas de peu d'importance. La règle est divine sans aucun doute; mais elle trompe lorsqu'elle conduit si doucement: je serai plus prudent quand je serai devenu sage.

1.Matth. 7,7.

PREMIÈRE DISCUSSION.



CHAPITRE IV. ON RAPPELLE LES POINTS DISCUTÉS DANS LE PREMIER LIVRE.


10. Après le discours que nous avons rapporté dans le premier livre, nous passâmes environ sept jours sans discussion; nous relûmes lentement les trois livres de Virgile qui suivent le premier, et nous les étudiâmes comme il paraissait convenable pour le moment. Cependant ce travail alluma chez Licentius une telle ardeur pour la poésie que je crus devoir la modérer. Car il ne voulait plus consentir à s'occuper d'autre chose. Enfin pour recommencer pourtant â traiter la question des académiciens que nous avions ajournée, je louai de mon mieux la lumière de la philosophie, et il revint volontiers. Or, par hasard ce jour brillait d'un éclat si pur qu'il semblait en rapport avec la sérénité dont nos âmes avaient besoin. Nous quittâmes donc nos lits plus tôt que de coutume, et nous fîmes un peu avec les paysans ce qui pressait le plus. Alors Alype nous dit:Avant que j'entende votre discussion sur les académiciens, je veux qu'on me lise l'entretien que vous avez eu, m'avez-vous dit, en (256) mon absence; car autrement, puisque la discussion présente est la suite de celle-là, il me serait impossible ou de ne pas me tromper en vous écoutant, ou de ne pas m'exposer à trop de fatigues. - Après avoir satisfait à sa demande, nous vîmes que la matinée était fort avancée et nous commençâmes à revenir du champ où nous nous étions promenés et à gagner le logis. Je t'en prie, me dit alors Licentius, daigne avant le dîner, me rappeler en peu de mots tout le système des académiciens, afin que rien ne m'échappe de ce qui est favorable au parti que je soutiens. J'y consens, lui dis-je, d'autant plus volontiers que, tout préoccupé de cette question, tu en dîneras moins. - N'y compte pas trop, me répondit-il, car j'ai vu beaucoup de gens, et surtout bien souvent mon père, qui n'avaient jamais plus d'appétit que lorsque leur esprit était plus soucieux. Et toi-même n'as-tu pas remarqué que lorsque j'ai la tête pleine de poésie, mon application ne met pas votre table en sûreté. J'ai même coutume de m'en étonner quand j'y pense. Car comment se fait-il que nous ayons plus vivement besoin de nourriture lorsque nous tournons notre esprit vers autre chose? Et pourquoi, alors que nos dents et nos mains sont si fort occupées, l'esprit prend-il un si grand empire? - Ecoute plutôt, lui dis-je, ce que tu demandes sur les académiciens; je crains que, si tu continues à rouler ces mesures, je ne te trouve sans mesure, non-seulement pour manger mais encore pour interroger. Au reste, si je cache quelque chose pour rendre meilleur mon système, Alype le fera connaître. Nous avons en ce moment, dit Alype, grand besoin de ta bonne foi, car s'il est à craindre que tu ne caches quelque chose, il me parait bien difficile de surprendre celui qui, au su de tous ceux qui me connaissent, m'a appris ces choses: d'autant plus que, dans cette manifestation de la vérité, tu prends moins conseil de la victoire que de ton propre coeur.



CHAPITRE V. SENTIMENTS DES ACADÉMICIENS.


11. J'agirai en toute bonne foi, lui dis-je, car c'est ton droit de l'exiger.

D'après les académiciens, l'homme ne pouvait parvenir à la connaissance des choses qui ont rapport à la philosophie (quant aux autres choses, Carnéades convenait qu'il s'en souciait fort peu); cependant l'homme pouvait être sage, et tout son devoir, comme tu l'as soutenu, Licentius, consiste à chercher la vérité. De là il fallait conclure que le sage ne devait croire à rien. Car si l'on vient à croire des choses incertaines, on se trompe nécessairement; ce qui est un crime pour le sage. Ils ne disaient pas seulement que toutes choses étaient incertaines, mais ils l'affirmaient à grand renfort de raisons. . Cette prétendue impossibilité de saisir le vrai, ils paraissaient l'avoir tirée d'une définition du stoïcien Zénon; il dit qu'on peut connaître une vérité lorsque le principe qui l'engendre l'a tellement imprimée à l'esprit que rien autre chose n'aurait pu faire une semblable impression. C'est-à-dire, pour parler plus brièvement et plus clairement, que le vrai peut être reconnu à des caractères que le faux ne peut pas avoir. Or, les académiciens s'attachèrent fortement à établir que cela ne pouvait pas se trouver. De là sont venus, pour la défense de ce parti, les discussions des philosophes, les erreurs des sens, les rêveries et les fureurs, les sophismes et les sorites. Et comme ils avaient appris de Zénon que rien n'est plus honteux que de s'en tenir à des opinions incertaines, ils établirent cet ingénieux principe, que, puisqu'on ne pouvait rien connaître, et que d'un autre côté il était honteux de rester dans le doute, le sage ne devait rien croire.

12. Ce fut ce qui excita tant de haines contre eux. Car de là, il paraissait résulter que celui qui ne croyait rien,'ne devait rien faire; et ces philosophes, en soutenant que le sage ne devait rien croire semblaient nous le montrer comme un homme oisif et nonchalant, et désertant tous ses devoirs. lis introduisaient alors un certain probabilisme qu'ils appelèrent vraisemblance, et soutinrent que le sage n'abandonnait nullement des devoirs, puisqu'il avait un principe pour le diriger, et que la vérité, soit à cause de certaines ténèbres de la nature, soit à cause de sa ressemblance avec les autres objets, était cachée ou confuse. Ils disaient que l'attention à suspendre ou à refuser son consentement était une assez grande occupation pour le sage.

Il me semble, Alype, que j'ai tout expliqué en peu de mots, comme tu le souhaitais, et que je ne me suis écarté en rien des bornes que tu m'avais prescrites, c'est-à-dire, que j'ai agi avec la plus entière bonne foi. S'il se trouve une (257) chose que je n'ai pas dite, ou que j'ai dite autrement qu'elle n'est, je ne l'ai point fait à dessein. La bonne foi consiste à parler selon la pensée. Or, il semble qu'il faut éclairer l'homme qui se trompe et se défier de celui qui veut tromper. Le premier a besoin d'un bon maître, le second d'un disciple circonspect.


13. Je suis reconnaissant, dit alors Alype, d'avoir satisfait au désir de Licentius et de m'avoir déchargé du fardeau qui m'était imposé. Si pour m'éprouver (et tu n'avais pu avoir d'autre motif), tu avais fait des omissions, tu n'aurais pas eu plus à craindre que moi l'obligation de les signaler. Consens donc à ajouter ce qui manque encore, non à ma demande, mais à mes connaissances, et à indiquer la différence entre l'ancienne et la nouvelle académie. Maintenant, lui dis-je, je t'avoue que je ne m'en sens pas le courage. C'est pourquoi tu me rendrais service si, pendant que je me reposerai un peu, tu voulais bien nous expliquer ces noms et nous apprendre ce qui a -donné naissance à l'académie nouvelle, car je ne puis nier que ce que tu demandes n'appartienne beaucoup à la question que nous traitons. Je croirais que tu veux aussi m'empêcher de dîner, reprit-il, si je ne savais que Licentius t'a déjà fait peur, et s'il ne nous avait imposé l'obligation d'éclaircir avant le dîner ces sortes d'obscurités. Il allait continuer; mais comme nous étions rentrés au logis, ma mère nous pressa si fort qu'il fallait se mettre à table et briser là l'entretien.

DEUXIÈME DISCUSSION.




Augustin, contre les académiciens. - CHAPITRE VII. ON SOUTIENT LA DÉFINITION DE LA SAGESSE.