Augustin, contre les académiciens. - CHAPITRE VI. DIFFÉRENCE ENTRE L'ANCIENNE ET LA NOUVELLE ACADÉMIE.

CHAPITRE VI. DIFFÉRENCE ENTRE L'ANCIENNE ET LA NOUVELLE ACADÉMIE.


14. Après avoir suffisamment dîné, nous retournâmes dans la prairie. Alors Alype nous adressa la parole: Je vais faire, dit-il, ce que tu souhaites; je n'oserais refuser. Si rien ne m'échappe, c'est à tes leçons et à la fidélité de ma mémoire que je le devrai. S'il m'arrive de me tromper en quelque chose, tu y porteras remède, et dorénavant je ne serai pas effrayé d'une semblable charge.

Le but de la nouvelle académie a été moins, je crois, de se séparer de l'ancienne que de se séparer des stoïciens. Et cela ne doit pas passer pour une séparation puisqu'il était absolument nécessaire d'approfondir et de discuter la nouvelle opinion que Zénon avait mise au jour. Car on peut bien croire que l'opinion sur l'impossibilité de connaître la vérité, quoique. n'ayant donné lieu parmi eux à aucune dispute, est cependant restée dans l'esprit des anciens académiciens. On le prouverait aisément par l'autorité de Socrate, de Platon et des autres anciens philosophes qui ont cru pouvoir se défendre de l'erreur en ne donnant pas leur assentiment à la légère. Jamais, toutefois, ni dans nos écoles, ni publiquement, ils n'ont agité spécialement la question de savoir si l'on pouvait ou non connaître la vérité. Zénon apporta cette, nouveauté; il prétendit qu'on ne pouvait connaître que ce qui était tellement vrai, qu'il était facile de le distinguer par des signes qui ne pouvaient appartenir à l'erreur, et de plus, que le sage ne pouvait s'astreindre à aucune opinion douteuse; Archésilas, entendant ce discours, nia que l'homme pût jamais rien trouver de semblable, et que la vie du sage dût être exposée au naufrage d'opinions incertaines: il en conclut même qu'on ne devait croire à rien.


15. Dans cet état de choses, l'ancienne académie paraissait plus agrandie que combattue. Il s'éleva alors, dans l'école de Philon, un certain Antiochus qui, plus épris de gloire que de vérité, selon le sentiment de plusieurs, rendit odieuses les opinions des deux académies: car il prétendait que les nouveaux académiciens s'efforçaient d'introduire une chose extraordinaire et contraire à l'opinion des premiers; et pour cela il implorait l'autorité des anciens physiciens et des autres grands philosophes, attaquant les académiciens eux-mêmes en ce qu'ils prétendaient s'attacher au vraisemblable quand ils avouaient ne pas connaître le vrai. Il avait rassemblé une foule (258) d'arguments dont je vous passe le détail. Mais ce qu'il soutenait avec le plus d'ardeur, c'est que le sage pouvait connaître la vérité. C'est là, je crois, toute la dispute entre les nouveaux et les anciens académiciens. Que s'il en est autrement, je te prie d'en instruire à fond Licentius: je le demande pour lui et pour moi. Mais si tout est comme j'ai essayé de le dire, achevons la discussion commencée.



CHAPITRE VII. CONTRE LES ACADÉMICIENS.


16. Je pris la parole et je dis: Combien de temps encore, Licentius, garderas-tu le silence? Nous avons parlé plus longuement que je ne le pensais! as-tu entendu ce que sont les académiciens? - Alors souriant avec quelque embarras et tant soit peu déconcerté de mon interpellation: Je me repens, dit-il, d'avoir si fortement soutenu contre Trygétius que le bonheur de la vie est dans la recherche de la vérité. En effet, cette question me trouble au point qu'il m'est difficile de n'être pas malheureux, puisque, si vous portez en vous quelque chose d'humain, je dois vous paraître à plaindre. Mais pourquoi me tourmenter sans raison? ou que puis-je craindre quand je défends une aussi juste cause? je ne céderai donc qu'à la vérité.- Lis nouveaux académiciens, lui dis-je, te plaisent-ils? - Oui, beaucoup. Tu penses donc qu'ils sont dans le vrai? - Il allait en convenir,mais devenu plus prudent sur un sourire d'Alype, il hésita un peu, puis il me dit: Répète un peu cette petite question. Te semble-t-il, repris-je, que les académiciens soient dans. le vrai? - Il se tut encore quelques instants, puis il dit: Je ne sais s'ils sont dans le vrai, mais c'est probable: car je ne vois plus quelle voie suivre. - Sais-tu, repris je, que le probable, ils l'appellent aussi le vraisemblable? - Je le crois, dit-il. Donc, répondis-je, le sentiment des académiciens est vraisemblable? - Oui, dit-il. - Je t'en prie, fais-y un peu plus attention. Si quelqu'un voyant ton frère, soutenait qu'il ressemble à ton père qu'il ne connaîtrait pas, ne te semblerait-il pas fou ou niais? - Après un long silence, cela ne me paraîtrait pas absurde, répondit-il.


17. Comme je commençais à parler: Attends, dit- il, un peu, je te prie. Puis souriant: Dis-moi, reprit-il, s'il te plait, te crois-tu déjà bien sûr de la victoire? - Fais, lui dis-je, que j'en sois entièrement assuré. Cependant n'abandonne pas pour cela le parti que tu soutiens, surtout parce que nous n'avons commencé ensemble cette discussion, que pour t'exercer et pour polir ton esprit. - Ai-je donc, dit-il, lu les académiciens, ou suis-je instruit de toutes les sciences dont tu t'es armé pour venir m'attaquer? - Ceux qui, les premiers, ont soutenu cette opinion, ne les avaient pas lus non plus. Si l'instruction et les sciences te manquent, ton esprit ne doit pas être faible au point que tu succombes sans résistance, devant quelques mots de moi, et devant quelques questions. Car je commence déjà à craindre qu'Alype ne te remplace plutôt que je ne le voudrais, et en face d'un tel adversaire, je marcherai avec moins de sécurité. - Dieu veuille alors, dit-il, que je sois à l'instant vaincu, afin de vous entendre et qui plus est, vous voir disputer ensemble: rien ne peut m'être plus heureux que ce spectacle. Vous vous plaisez à verser vos paroles, plutôt qu'à les répandre, puisque vous recueillez sur des tablettes ce qui s'échappe de votre bouche, et que vous ne le laissez pas, comme on dit, tomber à terre: il sera donc aussi permis de vous lire. Cependant, lorsqu'on a sous les yeux les interlocuteurs, il arrive, je ne sais comment que si une bonne discussion n'est pas plus profitable, elle fait certainement à l'âme beaucoup plus de plaisir.


18. Nous te rendons grâces, lui dis-je; mais les mouvements subits de joie t'ont contraint à déclarer témérairement ce que tu penses, quand tu as dit qu'aucun spectacle ne pouvait t'être plus heureux. Et que serait-ce donc si tu voyais ton père, plus ardent que personne à puiser au sein de la philosophie, après une longue soif, chercher et discuter ces choses avec nous? Je me sentirai alors plus heureux que jamais; et toi, que penserais-tu et que dirais-tu? - Licentius laissa tomber quelques larmes; et dès qu'il put parler, élevant la main vers le Ciel: «Mon Dieu!» dit-il, quand verrai-je cela? mais il n'y a rien qu'on ne puisse espérer de toi. - Ici presque tous nous nous prîmes à pleurer et nous ne songeâmes plus à discuter; et moi, luttant avec moi-même, et me contenant à peine: Allons, courage! lui dis-je, reprends tes forces, défenseur futur de l'Académie, je t'ai depuis longtemps exhorté à en amasser le plus que tu pourras. Je ne (259) crois pas pour cela que «tu trembles avant le «son de la trompette (1),» ou que l'envie de voir combattre les autres te fasse désirer d'être sitôt mis au nombre des prisonniers. - A ce moment, Trygétius s'apercevant que nos visages avaient suffisamment retrouvé leur sérénité: Pourquoi, dit-il, un aussi saint homme que lui ne souhaiterait-il pas que Dieu lui accordât cette grâce avant même qu'il l'en priât? Crois enfin, Licentius; car, puisque tu ne trouves rien à répondre et que tu sembles même désirer d'être vaincu, tu parais avoir peu de confiance en ta cause. - Nous ne pûmes nous empêcher de rire, et Licentius répondit Parle donc, toi, qui sais être heureux sans trouver et même sans chercher la vérité. -


19. L'enjouement de nos jeunes gens nous rendit plus gais:Fais attention à ma demande, dis-je à Licentius, et reviens au combat avec plus de fermeté et de courage si tu peux. -Me voici avec toute ma bonne volonté, répliqua-t-il. Et si cet homme, qui voit mon frère, a appris par la renommée qu'il ressemble à mon père, est-il sot ou mais de le croire? -On peut au moins l'appeler un sot, dis-je. - Non pas tout d'abord, reprit-il, à moins qu'il ne soutienne qu'il sait ce qu'il dit. Car s'il croit probable ce que la renommée lui a appris, on ne peut pas l'accuser de témérité. - Examinons, lui dis-je, un peu la chose et mettons-la pour ainsi dire devant les yeux. Suppose donc que ce je ne sais qui dont nous parlons est ici présent: ton frère arrive de quelque part. De qui est-il fils, demande cet homme? D'un certain Romanien, répond-on. Et aussitôt il reprend: oh! qu'il ressemble à son père! Comme j'avais été bien informé par la renommée! A ces mots, toi ou tout autre vous lui dites: Tu connais donc Romanien, mon bon homme? Non pas, répond-il, cependant je trouve que son fils lui ressemble beaucoup. Qui pourrait alors s'empêcher de rire? - Personne, dit, Licentius. - Tu, vois donc enfin la conséquence? ajoutai-je. -Je la vois depuis longtemps. Cependant je voudrais t'entendre la tirer toi-même: car il faut que tu commences à nourrir l'oiseau que tu as pris. - Qu'ai-je donc à conclure, lui dis-je? Tout ne crie-t-il pas qu'il faut également rire de tes académiciens, quand ils disent qu'en cette vie, ils s'attachent au vraisemblable, tandis qu'ils ne savent même pas ce que c'est que le vrai.


1. Enéide, liv. 2,v. 424.



CHAPITRE VIII. SUBTILITÉ DES ACADÉMICIENS.


20. La prudence des académiciens, dit alors Trygétius, me semble bien loin de la sottise de l'homme que tu viens de représenter. Car c'est par le raisonnement que les académiciens cherchent ce qu'ils nomment le vraisemblable, tandis que ton imbécille s'en rapporte à la renommée dont l'autorité est tout ce qu'il y a de plus méprisable. - Mais, répondis-je, ne serait-il pas encore plus mais s'il disait: - Je ne connais point; le père de ce jeune homme? La renommée ne m'a point dit combien il lui est semblable, cependant je trouve qu'il lui ressemble. Assurément, dit-il, il serait encore plus niais. Mais à quoi bon tout cela? - C'est, répliquai-je, parce que ceux-là sont aussi sots qui disent: Nous ne connaissons point le vrai, mais ce que nous voyons est semblable à ce vrai que nous ne connaissons pas. - Ils disent seulement, reprit-il, que cela est probable. Comment peux-tu parler de la sorte, répondis-je? Ne conviens-tu pas qu'ils disent que cela est vraisemblable? - J'ai voulu le dire pour exclure cette ressemblance. Car il me semblait que vous aviez eu tort de mêler la renommée à votre discussion, puisque les académiciens ne s'en rapportent pas même aux yeux des hommes,. loin de s'en rapporter aux yeux innombrables et monstrueux de la renommée, comme l'ont imaginé les poètes. Moi qui défends les académiciens, qui suis-je enfin? est-ce que dans cette question vous enviez ma sécurité? Voici Alype qui arrive; que ce soit pour nous, je te prie, un peu de répit; nous pensons depuis longtemps que ce n'est pas en vain que tu redoutes son arrivée.


21. Alors, après avoir fait silence, tous les deux tournèrent leurs regards vers Alype: Je voudrais, dit celui-ci, dans la mesure de mes forces, être de quelque secours pour votre parti, si votre souhait ne m'effrayait pas, mais j'échapperai aisément à cette crainte, si mon espérance ne me trompe pas. Car ce qui me console, c'est que cet adversaire des académiciens, après s'être chargé du rôle de Trygétius presque vaincu, est probablement vainqueur, d'après votre aveu. Je crains plus de ne pouvoir éviter le reproche d'avoir failli à mon emploi pour prendre trop témérairement celui d'un (260) autre. Vous n'avez pas oublié en effet qu'on m'avait donné l'office de juge. - Il y a, dit Trygétius, bien de la différence entre l'un et l'autre: aussi nous te prions de consentir à en être privé pour quelque temps. - Je ne m'y opposé pas, répondit-il; je crains qu'en voulant éviter la témérité ou la négligence je ne tombe dans le piège de l'orgueil, le plus horrible des vices: ce qui m'arriverait, si je voulais garder l'honorable emploi dont vous m'avez chargé plus longtemps que vous ne le voulez.



CHAPITRE IX. EXAMEN PLUS SÉRIEUX DE L'OPINION DES ACADÉMICIENS.


22. Ainsi, continua-t-il en s'adressant à moi, je voudrais, bon accusateur des académiciens, que tu me fisses connaître ton ministère, c'est-à-dire quels sont ceux que tu veux défendre en attaquant ces philosophes: car je crains qu'en réfutant les académiciens tu ne veuilles prouver que tu es académicien. -Tu sais bien, je pense, qu'il y a deux sortes d'accusateurs. Sida modestie de Cicéron lui a fait dire qu'il n'accusait Verrès que pour défendre les Siciliens (1), il n'est pas pour cela nécessaire que quand on accuse quelqu'un on ait dessein d'en défendre un autre. - As-tu du moins, reprit-il, quelque principe pour établir ton sentiment? - Il est facile, répondis-je, de répondre à cette question, et surtout parce qu'elle n'est pas nouvelle pour moi; il y a longtemps que je pense à tout cela et que je le retourne dans mon esprit. Ecoute donc, Alype, ce que tu sais déjà parfaitement, je crois. Je n'ai nulle envie de discuter pour discuter; contentons-nous d'avoir fait, avec ces jeunes gens, ces préludes où la philosophie s'est en quelque sorte jouée volontiers avec nous. Loin de nous donc les contes puérils! Il s'agit ici de notre vie, des moeurs, de l'esprit; il espère que, pour rentrer avec plus de sûreté dans le ciel, il sera vainqueur de toutes les erreurs ennemies, et qu'après avoir pris possession de la vérité, laquelle est comme son pays natal, il triomphera de ses passions et régnera par la tempérance devenue pour lui comme une épouse (2). Me comprends-tu? Bannissons donc du milieu de nous toutes ces choses: il faut forger des armes au guerrier


1. Cicér. contre Verrès, act. I. - 2.Rétr. liv. 1,chap. I. n. 3.

valeureux (1), il n'y arien que j'aie jamais moins désiré que de voir naître entre ceux qui ont longuement vécu ensemble,et souvent disserté entre eux, de nouveaux sujets de contestation. Aussi pour ne pas se fier à la mémoire, . infidèle gardienne des pensées, j'ai voulu qu'on mît sur des tablettes tout ce que nous avons souvent examiné ensemble. C'est aussi un moyen d'apprendre à ces jeunes gens à s'expliquer, à essayer d'aborder ces questions et à les traiter à leur tour.


23. Ne sais-tu donc pas que je n'ai encore rien découvert de certain et que les raisonnements et les discussions des académiciens m'empêchent de chercher la certitude? Car, pour employer une de leurs expressions, ils ont mis, je ne sais comment, dans mon esprit, cette probabilité, que l'homme ne peut trouver la vérité; ce qui m'avait rendu si indolent et si négligent que je n'osais chercher ce que n'avaient pu découvrir des hommes si savants et si pénétrants. Ainsi, jusqu'à ce que je me sois aussi fortement persuadé qu'on peut trouver la vérité, que les académiciens se sont persuadé qu'on en est incapable, je n'oserai rien chercher et je n'ai rien à défendre.

Ecarte donc cette question, s'il te plaît, et examinons plutôt ensemble le mieux possible, si on peut trouver la vérité. Or, il me semble que, pour soutenir mon sentiment, j'ai de nombreuses raisons à opposer aux académiciens. Toute la différence qu'il y a maintenant entre eux et moi, se réduit à ceci: il leur paraît probable qu'on ne peut trouver la vérité; moi je crois probable qu'on peut la trouver. Car s'ils ne sont pas sincères, l'ignorance de la vérité m'est particulière à moi, ou elle m'est commune avec eux.



CHAPITRE X. LA CONTROVERSE AVEC LES ACADÉMICIENS NE ROULE PAS SUR LES MOTS, MAIS SUR LES CHOSES.


24. Maintenant, dit Alype, je marcherai avec assurance; car je vois en toi moins l'accusateur que le défenseur des académiciens. Avant donc d'aller plus loin, prenons garde, je te prie, que dans l'examen de cette question où il semble que j'aie succédé à ceux qui t'ont cédé, nous ne nous laissions aller à une dispute de mots, ce qui serait honteux,


1. Enéid. liv. VIII. v. 304.

comme tu nous l'as fait souvent avouer d'après l'autorité de Cicéron. En effet, Licentius ayant dit, si je ne me trompe, qu'il admettait l'opinion des académiciens sur la probabilité, tu lui as demandé ensuite, ce qu'il a confirmé sans hésiter, s'il savait que les philosophes appelaient aussi vraisemblance la probabilité. Or, je sais fort bien, c'est de toi que je le tiens, quels sont les sentiments des académiciens, et je dis que tu n'en es pas fort éloigné. Si donc ils sont fortement gravés en ton esprit, comme je l'ai dit, je ne vois pas pourquoi tu t'attacherais aux mots. - Crois-moi, lui dis-je, ce grand débat ne porte pas sur les mots, mais sur les choses. Je ne regarde pas ces philosophes comme des hommes qui n'aient pas su donner des noms aux choses; mais je me persuade qu'ils n'ont choisi ces termes que pour cacher aux, simples leurs opinions et pour la dérouler aux esprits plus attentifs. J'expliquerai comment et pourquoi cela me parait ainsi, après avoir examiné d'abord ce qu'on croit avoir été dit par eux en haine des connaissances humaines. Cependant je suis charmé qu'aujourd'hui notre discussion se soit avancée jusqu'à faire connaître suffisamment et clairement ce dont il s'agissait entre nous. Ils m'ont toujours paru des hommes sages et prudents. Si donc nous discutons désormais, ce sera contre ceux qui se sont représenté les académiciens comme des ennemis de la vérité. Ne crois pas que je tremble; car s'ils ont soutenu sincèrement ce que rions lisons dans leurs livres, si ce n'est pas pour cacher leur véritable opinion et ne point exposer imprudemment aux esprits corrompus: et profanes les mystères sacrés de la vérité, je m'armerai volontiers contre eux; je le ferais dès aujourd'hui si le soleil qui se couche ne nous pressait de rentrer. Voilà où nous en demeurâmes ce jour-là.

TROISIÈME DISCUSSION.



CHAPITRE 11. QU'EST-CE QUE LA PROBABILITÉ?


25. Le lendemain, quoique le jour ne fût ni moins beau, ni moins calme, à peine cependant pûmes-nous nous débarrasser des affaires domestiques. Car après avoir employé la plus grande partie du temps à écrire des lettres, il ne restait plus que deux heures quand nous allâmes dans la prairie. Mais la grande sérénité du ciel nous y invitait et nous pensâmes qu'il ne fallait pas souffrir que le reste d'une journée si belle fût perdu. Nous étant donc rendus au pied de l'arbre où nous avions coutume de nous assembler et nous y étant assis: Jeunes gens, dis-je, comme nous n'avons pas aujourd'hui le loisir de nous engager dans une longue discussion, je voudrais que vous me remissiez en mémoire la manière dont hier Alype a répondu à la question qui vous embarrassait. Licentius alors: Il n'est pas difficile de s'en souvenir, c'est court, juges-en toi-même. Il ne voulait pas, je crois, que tu soulevasses une question de mots, quand la chose était certaine. Avez-vous bien pris garde; repris-je, à cette défense, à son caractère, à sa force?- Je crois voir ce que c'est, répondit-il, mais je te prie de nous expliquer un peu, car je t'ai souvent entendu dire qu'il est honteux de s'arrêter à des disputes de mots quand on est d'accord sur les choses. Mais cela est trop délicat pour qu'on puisse me demander de l'expliquer moi-même.


26. Ecoutez donc ce que c'est, dis-je. Les académiciens appellent probable ou vraisemblable, ce qui peut nous inviter à agir sans que nous y donnions notre entier assentiment. Je dis: sans notre assentiment, c'est-à-dire sans que nous considérions comme vrai ce que nous faisons, ou que nous pensions le savoir, tout en le faisant. Par exemple, si pendant la nuit précédente, et si claire et si pure, quelqu'un nous eût demandé si aujourd'hui le soleil devait être si riant, je crois que nous aurions répondu que nous ne le savions pas, mais pourtant que cela nous paraissait devoir être ainsi. Telles me paraissent, dit l'académicien, toutes les choses que j'ai cru devoir appeler probables ou vraisemblables: si vous leur donnez un autre nom, je ne m'y oppose pas. Il me suffit, (262) en effet, que tu aies compris ce que j'ai voulu t'exprimer, c'est-à-dire, à quelles sortes de choses je donne ces noms. Car il ne convient pas que le sage soit un forgeur de mots, mais un chercheur de choses.

Avez-vous assez compris comment les jeux dont je vous amusais me sont tombés des mains? - Ils répondirent tous deux qu'ils avaient compris, et témoignèrent par l'air de leur visage qu'ils attendaient ma réponse.- Eh quoi! leur dis-je, penseriez-vous que Cicéron, de qui sont ces paroles, ignorait assez la langue pour être réduit à donner des noms impropres aux choses qu'il pensait?



CHAPITRE XII. ENCORE DU PROBABLE ET DU VRAISEMBLABLE.


27. Maintenant, dit alors Trygétius, que la question est bien définie, nous ne voulons plus chercher de vaines subtilités sur les mots. Ainsi, vois plutôt ce que tu as à répondre à celui qui nous a délivrés, nous contre qui tu t'élances de nouveau. Arrête, je te prie, dit Licentius, car je ne sais quoi vient de m'éclairer et de me faire voir que tu n'aurais pas dû te laisser arracher avec tant de facilité un argument si solide; puis, après quelques instants de silence et de profonde réflexion Je vous assure, dit-il, que rien ne me parait plus absurde que de prétendre qu'on s'attache au vraisemblable quand on ne connaît point ce qui est vrai. Ta comparaison ne m'embarrasse pas. Car lorsqu'on me demande si, d'après cet état du ciel, il y aura demain de la pluie, je puis répondre que c'est vraisemblable, car je ne nie pas que je connaisse quelque chose de vrai. Je sais, en effet, que cet arbre ne peut point tout à l'heure devenir un arbre d'argent, et je soutiens sans témérité que je connais beaucoup d'autres choses aussi vraies et auxquelles ressemble tout ce que j'appelle vraisemblable. Mais toi, Carnéades, ou toute autre peste de la Grèce, car j'épargne nos Latins (pourquoi hésiterais-je à prendre le parti de celui qui m'a fait son prisonnier et à qui j'appartiens par le droit de la victoire?) comment peux-tu assurer que tu ne connais rien devrai et répondre néanmoins que tu regardes cette prévision comme vraisemblable? Je n'ai pu la désigner autrement. Eh quoi! nous faut-il donc entrer en dispute avec un homme qui ne peut même parler?


28. Je ne crains pas les transfuges, reprit Alype; ils font encore moins peur à Carnéades contre lequel,,par une témérité juvénile ou tout au moins puérile, tu as cru devoir lancer une injure plutôt qu'un argument. Pour fortifier son. opinion qui a toujours été fondée sur le vraisemblable et pour te réfuter, il lui suffirait de le dire. Nous sommes tellement éloignés de trouver la vérité que tu peux en être pour toi-même une démonstration concluante. La moindre interrogation, en effet, t'a fait si subitement changer de place que tu ne sais plus où t'arrêter. Mais remettons à un autre temps cette considération et l'examen de cette science que tu te vantes d'avoir touchant cet arbre. Car bien que tu aies déjà choisi un autre parti, il faut cependant t'instruire avec soin de ce que j'ai dit auparavant. Nous n'en étions pas encore, je crois, à cette question de savoir si on peut trouver la vérité,mais j'ai cru qu'au début même de ma défense où je t'avais vu abattu et renversé, il fallait examiner si on ne devait pas appeler vraisemblable, on probable, ou de tout autre nom si c'est possible ce que les académiciens disent leur suffire. Si déjà tu te considères comme ayant parfaitement trouvé la vérité, peu m'importe pour le moment. Mais tu me l'enseigneras sans doute plus tard, si tu es reconnaissant de la protection que je t'accorde.



CHAPITRE XIII. LES ACADÉMICIENS ONT-ILS FEINT DE NE PAS CONNAÎTRE LA VÉRITÉ?


29. Alors, m'apercevant que Licentius commençait à redouter l'attaque d'Alype, je dis Tu as mieux aimé, Alype, dire une foule de choses que de nous apprendre comment il faut discuter avec ceux qui ne savent pas parler. Et lui: Depuis longtemps tout le monde sait comme moi que tu es habile à parler, et tu le montres assez par ta profession; je voudrais donc que d'abord tu expliquasses l'utilité de la question de Licentius; je la crois superflue, et il est alors bien plus superflu d'y répondre; ou bien si elle est utile et que je n'aie pu y répondre, je désire vivement obtenir que tu ne refusés pas le rôle de maître. - Tu te souviens, (263) repris-je, que j'ai promis hier de parler plus tard de ces différents termes. Maintenant le soleil m'avertit de remettre dans les corbeilles les jouets que j'avais préparés pour les enfants, surtout puisque je veux désormais les exposer plutôt pour l'ornement que pour la vente. Quant à présent, avant que notre stylet soit enveloppé de ces ténèbres qui d'ordinaire viennent au secours des académiciens, je veux qu'entre nous on soit bien fixé sur la question dont nous devons nous occuper demain à notre réveil. Réponds-moi donc, je te prie: Crois-tu que les académiciens aient eu, sur la vérité, quelque opinion bien certaine et qu'ils n'aient pas voulu la dévoiler imprudemment à des gens qu'ils ne connaissaient pas ou dont l'esprit ne leur paraissait pas assez pur: ou bien leur opinion est-elle conforme à ce qu'ils soutiennent dans leur discussion?


30. Je n'assurerai pas légèrement, répondit Alype, quelle était leur pensée: car s'il est permis d'en juger par leurs livres, tu sais mieux que moi quels termes il ont coutume d'employer pour déclarer leur opinion. Que si tu me demandes mon sentiment particulier, je pense qu'ils n'ont pas encore découvert là vérité. J'ajoute, et c'est ce que tu veux savoir des académiciens. que je ne crois pas qu'on la puisse trouver: Telle est non pas seulement mon opinion à moi, mais celle que confirme l'autorité des plus grands et des plus excellents philosophes, auxquels nous sommes obligés de nous soumettre soit à cause de la faiblesse même de notre esprit, soit à cause de leur extrême pénétration au-delà de la quelle on ne doit rien pouvoir découvrir. -Voilà justement, lui dis-je, ce que je voulais. Car je craignais que, si nous étions du même sentiment, notre discussion restât incomplète, et que, personne n'étant là pour prendre le parti contraire, la question ne fût pas examinée aussi soigneusement que nous l'aurions pu faire. C'est pourquoi je t'aurais prié, dans ce cas, de prendre la défense des académiciens, comme si à tes yeux ils avaient non-seulement soutenu, mais encore pensé que la vérité ne peut être connue. Il s'agit donc entre nous, de savoir, si d'après leurs raisonnements il est probable qu'on ne peut rien connaître et qu'on ne doit donner créance à rien. Si tu le prouves, je me déclarerai volontiers vaincu; mais si je puis taire voir qu'il est beaucoup plus probable que le sage peut arriver à la connaissance de la vérité et qu'il y a des choses qu'on ne peut refuser de croire, rien, ce me semble, ne t'empêchera plus d'être de mon sentiment. - Cette proposition lui convint ainsi qu'à tous ceux qui étaient présents: et, sous les ombres du soir, nous retournâmes au logis.

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LIVRE TROISIÈME.


Deux discussions. - On examine d'abord si le sage a besoin de la fortune ou si la fortune peut lui faire obstacle. - Le sage peut au moins connaître la sagesse. - On discute la fameuse définition de Zénon, et ces deux principes de l'Académie: on ne peut rien connaître, rien croire. - Les Académiciens n'avaient probablement pas les sentiments qu'on leur prête ordinairement



PREMIÈRE DISCUSSION.



CHAPITRE PREMIER. IL FAUT CHERCHER AVEC GRAND SOIN LA VÉRITÉ C'EST D'ELLE QUE DÉPEND LA VIE HEUREUSE.


1. Deux jours après l'entretien contenu dans le second livre, comme nous étions allés nous asseoir dans la salle des bains, car il faisait trop mauvais temps pour descendre sur la pelouse, je commençai ainsi: Je pense que vous avez déjà suffisamment remarqué sur quoi porte la question que nous avons résolu d'examiner entre nous. Mais avant de prendre à partie mes interlocuteurs, je vous conjure, et cela pour que je puisse mieux éclaircir la question, de vouloir bien entendre quelques paroles sur l'espérance, sur la vie, sur notre état: elles ne s'éloignent pas de notre sujet. Ce n'est pas, selon moi, une affaire petite et inutile, mais une affaire nécessaire et de haute importance que de chercher fortement la vérité: c'est sur cela que nous sommes d'accord, Alype et moi. Tous les autres philosophes ont cru que celui qu'ils appellent sage avait trouvé la vérité, et les académiciens ont prétendu que leur sage, à eux, devait faire tous ses efforts pour y parvenir, et donner à cette recherche tous les soins; mais que, parce qu'elle est cachée ou qu'elle n'apparaît que confusément, il devait, pour la conduite de sa vie, suivre tout ce qui s'offrirait à lui de probable ou de vraisemblable. C'est aussi ce qui a été arrêté dans notre discussion précédente; car l'un ayant soutenu que l'homme devenait heureux en trouvant la vérité, et l'autre, qu'il l'était seulement en la cherchant avec soin; aucun de nous ne doute que rien ne doit passer avant cette recherche. Comment trouvez-vous donc, je vous prie, que nous ayons passé la journée d'hier? Vous avez eu tous la liberté de vous livrer à vos études. Toi, Trygétius, tu t'es récréé en lisant Virgile; Licentius s'est occupé à faire des vers. L'amour de la poésie s'est tellement emparé de son esprit que c'est surtout pour lui que j'ai cru devoir entreprendre ce discours, afin que la philosophie ( et il en est temps) ait dans son coeur la préférence qui lui est due sur la poésie et même sur toute autre science que ce soit.



CHAPITRE II. SI LA FORTUNE EST NÉCESSAIRE AU SAGE.


2. Mais,je vous prie, n'avez-vous pas eu hier pitié de nous, lorsque, après nous être couchés avec la résolution de nous lever uniquement pour reprendre la question, nous avons été envahis par des affaires domestiques à tel point (265) que nous avons pu à peine vivre pour nous aux deux dernières heures de la journée? C'est pourquoi j'ai été toujours d'avis que l'homme une fois sage n'avait plus besoin de rien, mais que, pour qu'il devienne sage, la fortune est très-nécessaire (1). Je ne sais si Alype est d'un autre avis. Je ne vois pas bien encore, dit Alype, quel droit tu donnes à la fortune. Si pour la mépriser elle-même tu crois qu'on a besoin d'elle, je pense d'elle comme toi. Mais si tu n'accordes rien autre à la fortune que le rôle de présider aux biens du corps, je ne puis penser comme toi. Car, ou malgré elle et toutes les résistances, celui qui n'est point encore sage, mais désire le devenir, peut faire usage de tout ce que nous reconnaissons nécessaire à nos besoins corporels: ou bien, il faut convenir qu'elle commande à toute l'existence du sage même, puisque, tout sage qu'il est, il ne peut se soustraire aux besoins de son corps.


3. Tu dis donc, repris-je, que la fortune est nécessaire à celui qui désire la sagesse, mais non pas au sage. - On ne s'écarte point de la question en répétant ce qu'on a déjà dit. Je te demande donc, si tu crois que la fortune peut être de quelque secours pour la mépriser elle-même? Si tu le crois, j'en concluerai que celui qui désire la sagesse, a grand besoin de la fortune. - Je le crois ainsi, repris-je, puisque peut. être le sage en viendra à la mépriser, et il n'y a là rien d'absurde. C'est ainsi que le lait de nos nourrices nous est nécessaire lorsque nous sommes enfants, et qu'il nous met en état de pouvoir nous en passer et vivre sans son secours. - Si nos paroles, dit-il, expriment parfaitement nos idées, il me paraît évident que nous sommes d'accord; peut-être cependant pourrait-on dire que ce n'est ni le lait ni la fortune, mais tout autre chose qui nous font mépriser le lait et la fortune. - Il n'est pas difficile, repris-je, d'employer une autre comparaison. De même qu'on ne peut traverser la mer sans navire, ou sans tout autre moyen de transport, ou enfin, (pour ne pas m'attirer le courroux de Dédale) sans quelque appareil convenable, ou sans quelque puissance mystérieuse, et bien qu'on ne se propose que d'arriver, et qu'une fois au port on soit prêt à quitter, à mépriser tout ce qui a servi à la traversée; de même quiconque souhaitera d'arriver à l'heureux port de la sagesse et à cette terre ferme et tranquille, si, sans aller chercher


1. Rétr. liv. 1,chap. 1,n, 1.

bien loin, il ne le peut parce qu'il est sourd et aveugle, et que la vue et l'ouïe sont des dons de la fortune, j'en conclus que pour arriver à la sagesse, la fortune est nécessaire. Une fois qu'on y est arrivé, si on semble avoir besoin encore de certaines choses pour entretenir la santé, il est cependant certain qu'on n'en a plus besoin pour rester sage, mais seulement pour vivre au milieu des hommes. - Au contraire, répondit-il, si l'on est sourd, ou aveugle, on méprisera, je crois, et avec raison, la sagesse à acquérir et la vie même pour laquelle on cherche la sagesse.


4. Cependant, repris-je, puisque la vie dont nous vivons ici-bas est au pouvoir de la fortune, et que personne ne peut devenir sage s'il n'est vivant, ne faut-il pas avouer qu'on a besoin des faveurs de la fortune pour s'élever jusqu'à la sagesse? - Mais comme la sagesse, dit-il, n'est nécessaire qu'aux vivants et que sans la vie, il n'est aucun besoin de la sagesse, je ne crains pas que la fortune abrège la mienne; car si je veux la sagesse, c'est parce que j'ai la vie, et je ne veux pas la vie parce que je désire la sagesse. C'est pourquoi si la fortune m'ôtait la vie, je n'aurais plus de motif de chercher la sagesse. Ainsi donc, il n'y a rien qui m'oblige pour acquérir la sagesse, ni à craindre les disgrâces de la fortune, ni à désirer ses faveurs, à moins que par hasard tu n'aies d'autres raisons à m'opposer. - Tu ne crois donc pas, lui dis-je, que celui qui veut devenir sage puisse en être empêché par la fortune, quand même elle ne lui ôterait pas la vie? - Je ne le pense pas, répondit-il.




Augustin, contre les académiciens. - CHAPITRE VI. DIFFÉRENCE ENTRE L'ANCIENNE ET LA NOUVELLE ACADÉMIE.