Augustin, contre les académiciens. - CHAPITRE 3. QUELLE DIFFÉRENCE ENTRE LE SAGE ET CELUI QUI VEUT L'ÊTRE. LE SAGE CONNAÎT QUELQUE CHOSE IL CONNAÎT AU MOINS LA SAGESSE,

CHAPITRE 3. QUELLE DIFFÉRENCE ENTRE LE SAGE ET CELUI QUI VEUT L'ÊTRE. LE SAGE CONNAÎT QUELQUE CHOSE IL CONNAÎT AU MOINS LA SAGESSE,


5. Je veux, dis-je, que tu m'expliques un peu quelle est, selon toi, la différence entre le sage et le philosophe. La seule, à mon sens, reprit-il, c'est que le sage possède les choses dont le philosophe n'a que le désir. - Quelles sont donc ces choses? ajoutai -je; car pour moi je ne vois que cette différence: c'est que l'un connaît la sagesse, et que l'autre désire la connaître.- Si tu assignes, reprit-il, des limites modestes à cette connaissance, tu (266) exprimes la chose même plus clairement. - De quelque manière, dis-je, que je la définisse, tout le monde est d'avis qu'il ne peut y avoir une connaissance des choses fausses. J'ai cru, reprit-il, que je devais opposer cette réticence, de crainte que, par mon imprudent assentiment, ton discours ne s'élance aisément dans les champs de la principale question. Il est de fait que tu ne me laisses plus d'autre place pour courir. Car, si je ne m'abuse, nous voici arrivés au but que je souhaite depuis si longtemps.

En effet, d'après ce que tu as dit avec tant de pénétration et de vérité, il n'y a aucune différence entre le sage et celui qui veut le devenir, si ce n'est que celui-là aime et que celui-ci a déjà la science, ou, selon son expression, l'habitude de la sagesse. Or, celui qui n'a rien appris ne peut avoir dans l'esprit aucune science; de plus, celui qui ne connaît rien n'a rien appris; et personne rie peut connaître le faux; donc, le sage connaît la vérité, puisque tu as reconnu toi-même qu'il a dans l'âme la science de la sagesse. - Je ne sais, dit-il, si je ne serai point trop hardi en niant que j'aie reconnu dans le sage une habitude de la recherche des choses divines et humaines. Mais je ne vois pas pourquoi tu ne lui reconnaîtrais pas l'habitude des choses probables qu'il aurait trouvées. -Tu m'accordes, lui dis-je, que personne ne connaît le faux? Oh! certainement, reprit-il. - Dis maintenant, si tu veux, que le sage ne connaît point la sagesse. Pourquoi, reprit-il, enfermes-tu tout dans cette limite, et cherches-tu à lui faire croire qu'il ne comprend pas la sagesse? Donne la main, lui dis-je; car, si tu t'en souviens, voilà ce que j'avais prévu hier, et je me réjouis que sans m'avoir laissé tirer la conséquence, tu l'aies de toi-même tirée de si bon gré. Voici toute la différence que j'avais signalée entre les académiciens et moi: il leur avait paru que la vérité ne se pouvait connaître; à moi, il semblait que si je ne l'avais pas encore trouvée, le sage pouvait la découvrir. Et maintenant, pressé de me répondre à la question de savoir si le sage ne connaît pas la sagesse, tu dis qu'il lui semble la connaître. - Que s'en suit-il? - C'est, dis-je, que s'il lui semble connaître la sagesse, il ne lui semble donc pas que le sage ne peut rien connaître; ou bien il faut que tu soutiennes que la sagesse n'est rien.


6. En vérité, dit-il, je croyais que nous étions arrivés à la fin de la discussion; mais quand tout à coup tu m'as tendu la main, je me suis aperçu que nous n'en étions pas encore là, tant s'en tillait: c'est-à-dire qu'hier nous n'avions posé d'autre question que celle de savoir si le sage pouvait arriver à la connaissance de la vérité: tu le soutenais et je le niais. Or je crois que tout ce que je t'ai accordé aujourd'hui c'est qu'il peut sembler au sage que la sagesse acquise par lui consiste uniquement dans la connaissance des choses probables: toutefois, je crois que personne de nous n'en doute, j'ai établi cette sagesse dans la recherche des choses divines et humaines. - Ce ne sera pas, lui dis-je, en embrouillant la question que tu te débarrasseras. Il semble que tu ne discutes plus que pour t'exercer. Et comme tu sais bien que ces jeunes gens peuvent à peine distinguer ce qui se dit ici de subtil et d'ingénieux, tu abuses de l'ignorance de nos juges, et, personne ne s'opposant à ce que tu avances, tu pourras parler autant qu'il te plaira. Je t'avais de man dé, un peu auparavant, si le sage connaissait la sagesse, tu as répondu qu'il lui semblait la connaître. Or croire que le sage connaît la sagesse, ce n'est certes pas croire que le sage ne son naît rien: c'est incontestable, à moins d'oser dire que la sagesse n'est rien. D'où il suit que tu penses enfin comme moi. En effet il me semble à moi que le sage connaît quelque chose; tu le crois également, si je ne me trompe, car le sage, d'après ton propre sentiment, croit qu'il connaît la sagesse.

Je ne crois pas, dit alors Alype, que j'aie plus envie que toi de m'exercer: et je m'étonne, de ce que tu as dit, car sur ce point tu n'as pas besoin d'exercice. Peut-être suis-je encore aveugle, mais il me semble qu'il y a de la différence entre croire savoir et savoir réellement: entre la sagesse qui consiste dans la recherche de la vérité et la vérité même. Tu prétends le contraire de ce que je soutiens: je ne sais donc pas comment nous sommes du même avis. Je lui répondis alors (on nous appelait pour dîner): Je ne suis pas mécontent que tu me résistes ainsi, car ou bien nous ne savons l'un et l'autre ce que nous disons, et alors il faut nous efforcer de sortir de cette honte; ou bien, un de nous au moins ne sait ce qu'il dit, et alors il n'est pas moins honteux de rester négligemment dans cette situation. Mais dans l'après-midi, nous reviendrons à la charge, car au (267) moment où je croyais que nous étions arrivés au terme de notre discussion, tu m'as attaqué à coups de poing. A ces mots, on se mit à rire et nous nous en allâmes.


SECONDE DISCUSSION.



CHAPITRE IV. CELUI QUI NE SAITRIEN NE PEUT ÊTRE APPELÉ SAGE.


7. Quand nous fûmes revenus, nous trouvâmes Licentius. Les eaux de l'Hélicon ne l'avaient point désaltéré, et il était tout occupé de ses vers. Car sans songer seulement à boire, il s'était levé au milieu du dîner, quoiqu'il n'y eût guère de distance entre le commencement et la fin de notre repas. -En vérité, lui dis-je, je souhaite que tu t'adonnes un jour complètement à la poésie, objet de tous tes désirs non que le talent poétique ait de grands charmes pour moi: mais je te vois tant d'ardeur qu'il n'y a que le dégoût qui puisse t'en guérir; c'est du reste ce qui arrive aisément quand on a atteint la perfection. De plus, comme tu chantes bien, j'aime mieux, pour mes oreilles, tes vers que ceux des tragiques, parce que tu chantes sans les comprendre, semblable à ces petits oiseaux que nous voyons en cage. Va donc boire, si tu veux, et reviens à notre école, si tu as encore quelque estime pour Hortensius et pour la philosophie à laquelle tu as donné de si douces prémisses dans notre premier entretien, et qui, bien plus que la poésie, t'avait inspiré tant d'ardeur pour la connaissance des choses grandes et vraiment profitables. Mais tandis que je désire te rap. peler à ces études qui polissent les esprits, je crains qu'elles ne deviennent pour toi un labyrinthe, et je nie repens presque de t'irriter, dans l'impétuosité de ce mouvement. - Il rougit et s'en alla boire, car il avait grand soif, et de plus c'était pour lui une occasion de m'éviter, et de se soustraire à d'autres reproches plus sévères que je lui aurais adressés peut-être.


8. Quand il fut revenu et que tous furent attentifs, je commençai ainsi: Est-il donc vrai, Alype, que nous différions encore sur une chose qui me parait si claire? - Il n'est pas surprenant, dit-il, que ce qui te paraît si clair ne le soit pas pour moi: puisque beaucoup de choses évidentes peuvent être plus évidentes pour d'autres, et que certaines choses obscures peuvent paraître à d'autres plus obscures encore. Car si tout ceci est vraiment clair pour toi, un autre, crois-moi, peut le trouver encore plus clair, et ce qui me paraît obscur. à moi, peut le paraître davantage à un autre. Mais, pour n'avoir pas plus longtemps à tes yeux l'air d'un disputeur opiniâtre, daigne éclaircir encore ce qui te semble si clair. - Sois bien attentif, je t'en prie, lui dis-je, et laisse un peu de côté la pensée de me répondre. Car si je me connais bien, et si je te connais bien, il sera facile de rendre très-clair ce que je dis, et l'un persuadera vite l'autre. Suis-je devenu sourd, ou n'as-tu pas dit que le sage croit connaître la sagesse? - Il en demeura d'accord. - Laissons donc un instant ce sage. Es-tu ce sage ou ne l'es-tu pas? - Je suis, dit-il, bien loin de t'être? - Cependant, repris-je, je veux que tu me déclares ton sentiment sur le sage des académiciens; te semble-t-il qu'il connaisse la sagesse? - Demandes-tu, dit-il, s'il s'imagine la connaître où s'il la connaît véritablement et penses-tu que ce soit une même chose ou non? Car je crains que cette confusion ne serve de refuge à quelqu'un de nous.


9. Voilà justement ce qu'on appelle une querelle de Toscan; au lieu de résoudre la question qui est proposée, on propose une autre objection. Notre poète (je le cite pour flatter un peu l'oreille de Licentius) a jugé, avec assez de raison, dans ses bucoliques, qu'il est campagnard et tout à fait digne des bergers que l'un demande à l'autre en quel endroit le ciel n'a que trois aunes de long; et que celui-ci réponde: Dis-nous en quels pays ou trouve sur les fleurs le nom des rois écrits (1). Je t'en prie, Alype, ne crois pas que cela nous soit permis à la


1. Virq. Eclog. 3,v. 105, 106.

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campagne: Ces bains ne doivent-ils pas nous rappeler un peu les gymnases? Ainsi, réponds, je te prie, à ma question. Il te semble que le sage des académiciens connaît la sagesse. Pour ne point nous amuser, dit-il, à de longs discours, il me semble qu'il croit la connaître. Donc, lui dis-je, il te semble qu'il ne la connaît pas. Je ne te demande pas ce qu'il te semble que croit le sage, mais s'il te paraît qu'il connaisse la sagesse. Tu peux, je crois, répondre à cela oui ou non. - Plût à Dieu, dit-il, que cela me fût aussi facile qu'à toi ou que cela te fût aussi difficile qu'à moi 1 tu ne serais pas aussi incommode et tu n'attendrais rien de moi dans cette question. Car lorsque tu m'as demandé ce que je pensais du sage des académiciens, je t'ai répondu qu'il me semblait qu'il s'imaginait connaître la sagesse; je craignais d'affirmer témérairement que je le savais, ou de dire non moins témérairement qu'il la connaissait. - Je repris . Je te demande comme une grande grâce, premièrement, de vouloir bien répondre à ma question et non pas à celle que tu t'adresses toi-même; ensuite de mettre maintenant un peu de côté le but que je veux atteindre et dont, je le sais, tu ne t'occupes pas moins que de celui que tu as en vue; et si je me trompe dans cette demande, je passerai immédiatement à ton bord et la discussion sera close. Enfin débarrasse-toi de je ne sais quelle inquiétude à laquelle je te vois livré, et applique-toi avec plus de soin pour comprendre facilement quelles réponses j'attends de toi. Tu as dit que si tu ne réponds ni oui, ni non, ce que je te prie pourtant de faire, c'est dans la crainte de dire témérairement que tu sais ce que tu ne sais pas, comme si je t'avais demandé ce que tu sais et non pas ce qui te semblait. Voici donc comment je rends ma question plus claire, si toutefois elle peut être plus claire te semble-t-il, oui ou' non, que le sage connaisse la sagesse? S'il peut, dit-il, se trouver un sage, tel que la raison m'en donne l'idée, il peut me sembler qu'il connaît la sagesse. La raison, repris-je, te représente donc un sage qui n'est point dans l'ignorance de la sagesse, et cela est vrai: car cela ne pouvait te paraître autrement.


10. Maintenant donc, je te le demande, peut-on trouver un sage? Si on le peut, il peut connaître la sagesse, et toute la question entre nous est résolue. Si tu dis, au contraire, qu'on ne peut pas le trouver, alors on ne demandera plus si le sage connaît quelque chose, mais si quelqu'un peut. être sage. Et cela étant établi, il faudra abandonner les académiciens et traiter avec toi cette question, sérieusement et prudemment. Car ils ont cru, ou plutôt il leur a paru, et qu'il pouvait y avoir un homme sage, et que cependant l'homme ne pouvait avoir la science. Ils en concluaient que le sage ne connaissait rien; et il te semble, à toi, qu'il connaît la sagesse, ce qui n'est certainement pas ne rien connaître. De plus, nous sommes d'accord sur un point dont sont convenus aussi tous les anciens philosophes et les académiciens eux-mêmes, savoir: que personne ne peut connaître ce qui est faux. Il ne te reste donc plus qu'à soutenir que la sagesse n'est rien, ou à avouer que les académiciens nous font la peinture d'un sage dont la raison n'a pas l'idée.



CHAPITRE V. VAINS SUBTERFUGES DES ACADÉMICIENS.


11. Laissant donc là toutes ces subtilités, cherchons si l'homme est capable d'avoir la sagesse dont la raison nous donne l'idée; car nous ne pouvons donner ce nom à aucune autre. - Mais, dit-il, lorsque j'accorderais ce que je crois être le but principal de tes efforts, c'est-à-dire que le sage connaît la sagesse et que nous savons, entre nous, des choses que le sage peut connaître, il ne me semble cependant pas que l'opinion des académiciens soit renversée. J'aperçois d'ici un asile d'où ils pourront se défendre, et tu n'as pas encore entièrement rompu le fil qui retient leur, consentement; car, ce que tu reproches à leur cause est peut-être ce qui va les faire triompher. Ils diront effectivement qu'il est si vrai qu'on ne peut rien connaître et qu'on ne doit ajouter foi à rien, que ce principe même de l'impossibilité de rien connaître, principe que, pendant toute leur vie, ils avaient tenu probable, vient, par tes conclusions, de leur être encore enlevé; et soit qu'alors, comme maintenant; leur raisonnement demeure invincible, ou à cause de la faiblesse dé mon esprit, ou à cause de la force même de ce raisonnement: ils restent inébranlables dans leur retranchement, lorsqu'ils continuent à affirmer audacieusement, qu'à présent même, on ne peut ajouter foi à rien. Et peut-être qu'un jour quelqu'un d'eux, ou (269) n'importe qui, pourra produire de subtils et probables arguments contre ce dernier principe lui-même. Aussi peut-on retrouver, comme en un miroir, leur propre image dans ce qu'on dit de Protée, qu'on ne pouvait espérer de le saisir que quand il se dérobait, et que ceux qui le cherchaient n'auraient jamais pu le connaître, si quelqu'autre divinité ne le leur avait montré (1). Si donc quelque divinité nous vient en aide et daigne nous montrer cette vérité, objet de leurs soigneuses recherches, je déclarerai les académiciens vaincus, même malgré eux,ce que je ne crois pas.


12. C'est bien, dis-je, je n'ai jamais demandé plus. Car, voyez, je vous prie, quels nombreux et importants avantages pour moi! D'abord les académiciens sont tellement accablés, qu'ils ne sauraient plus se défendre que par l'impossibilité. En effet, qui pourra jamais comprendre ou s'imaginer que le vaincu trouve dans sa défaite même de quoi se glorifier d'être vainqueur? De plus; s'il reste encore un point à discuter avec eux, ce n'est pas si l'un ne peut rien connaître, mais si on ne doit donner créance à rien. Nous sommes donc maintenant d'accord: car il leur semble, comme à moi, que le sage connaît la sagesse. Ils l'avertissent cependant de ne donner pas son assentiment car d'après ce qu'ils disent, il lui semble seulement connaître, mais, en fait, il ne connaît rien: comme si moi-même je faisais profession de savoir. Je dis aussi comme eux que cela me semble ainsi; car, je suis un insensé, et ils le sont autant que moi s'ils ne connaissent pas la sagesse. Or, je crois que nous devons au moins croire quelque chose: la vérité. Je leur demande donc s'ils n'en conviennent pas, c'est-à-dire, s'ils doutent qu'on doit donner créance à la vérité. Ils ne le diront jamais: ils soutiendront seulement qu'on ne peut la trouver. Ainsi, à ce point de vue, je suis avec eux, puisque les uns et les autres nous ne contestons pas, et par conséquent, nous croyons qu'il faut donner créance à la vérité. - Mais qui la montrera, disent-ils? Sur ce point, je ne me mets pas en peine de discuter avec eux; il me suffit qu'il ne soit pas probable que le sage ne connaisse rien: car autrement ils seraient contraints de dire cette grande absurdité, ou que la sagesse n'est rien ou que le sage ne la connaît pas.


1. Voyez liv. II de l'Ordre, chap. 15,n. 45.



CHAPITRE VI. LA VÉRITÉ NE PEUT-ÊTRE CONNUE QUE PAR LE SECOURS DIVIN.


13. Tu nous as dit, Alype, quel est Celui qui peut nous montrer la vérité. Je dois beaucoup travailler à ne pas m'écarter de ce sentiment. Car tu nous as dit avec autant de brièveté que de piété, qu'une divinité peut seule nous montrer la vérité. C'est, de tout notre entretien, ce que j'ai entendu de plus agréable, de plus important, de plus favorable, même de plus vrai; si cette divinité, comme j'en ai la confiance, veut bien nous secourir. Car avec quelle grandeur d'esprit et quel dessein de soutenir la vraie philosophie tu nous as fait souvenir de Protée! Ne vous imaginez pas, jeunes gens, que les philosophes doivent mépriser les poètes, et sachez que ce Protée est l'image de la vérité. Oui, dans ces vers, Protée représente et joue le personnage de la vérité, que nul ne peut obtenir, si, trompé par de fausses images, on vient à relâcher ou à rompre les liens de l'intelligence. Lorsque nous tenons la vérité et qu'elle est pour ainsi dire dans nos mains, ce sont ces images qui, dans nos relations accoutumées avec les choses corporelles, s'efforcent de nous tromper et de se jouer de nous au moyen des sens dont nous nous servons pour les besoins de cette vie. Voici donc un troisième avantage que j'ai acquis et dont je ne puis assez estimer le prix. Mon très-intime ami est d'accord avec moi, non-seulement sur ce qui est probable dans la vie humaine, mais sur la religion elle-même, ce qui est la plus évidente preuve de la vérité de l'amitié. Car l'amitié a été justement et saintement définie: un accord bienveillant et charitable sur les choses humaines et divines.



CHAPITRE VII. AUGUSTIN, SUR LA DEMANDE D'ALYPE, PARLE CONTRE LES ACADÉMICIENS: PLAISANTE CITATION DE CICÉRON.


14. Cependant, afin que les raisonnements des académiciens ne paraissent pas répandre certains nuages, et qu'il ne puisse pas sembler à quelques hommes que nous résistons fièrement à l'autorité des plus savants personnages (270) et surtout à celle de Cicéron, qui, assurément - ne doit pas nous être indifférente, je commencerai, si cela vous est agréable, par réfuter en peu de mots ceux qui regardent-leur enseignement comme contraire à la vérité; ensuite, je ferai voir pourquoi je me persuade que les académiciens ont caché leurs véritables sentiments. Ainsi donc Alype, quoique tu me paraisses entièrement de mon parti, sois cependant quelque temps encore leur avocat, et réponds-moi. - Comme en ce jour, répondit-il, tu n'as rien entrepris sans avoir, comme on dit, consulté les augures, je ne mettrai point d'obstacles à ce que tu complètes ta victoire, et j'essayerai avec plus d'assurance de défendre la cause puisque c'est toi qui m'en donnes la charge, pourvu toutefois, si cela te convient, que tu veuilles bien réduire à un discours continu tout ce que tu as l'intention- de vouloir traiter par interrogation; je crains qu'en punition de mon opiniâtreté, et une fois dans tes fers, tu ne me déchires sous ces petits coups de traits, ce qui néanmoins répugne infiniment à ton humanité.


15. Voyant que les jeunes gens le désiraient aussi, je leur dis, comme pour commencer de nouveau: Je vous obéirai volontiers, bien qu'après les fatigues que j'ai eues dans l'école de rhétorique, j'eusse compté me reposer un peu sous une armure plus légère, me proposant de traiter ce sujet plutôt en vous interrogeant qu'en parlant moi-même. Cependant notre réunion étant peu nombreuse, je ne serai point obligé de parler bien haut, et ma santé n'en souffrira pas; et en outre, pour me moins fatiguer, je veux que le stylet conduise et règle mon discours, de peur que je ne sois entraîné par mon esprit au delà de ce que demande le soin que je dois à mon corps. Ecoutez donc mon sentiment dans un discours suivi, comme vous l'avez désiré. Voyons d'abord de quoi les partisans des académiciens ont coutume de se glorifier. Dans les livres que Cicéron a écrits pour les défendre, il y a un passage qui me parait d'une merveilleuse urbanité, et qui paraît à d'autres d'une grande force, et il est très-difficile de n'être pas impressionné de ce qui est dit en cet endroit. C'est que toutes les écoles, après avoir donné comme nécessairement à leur sage le premier rang, s'accordent ensemble pour donner le second au sage de l'académie. De là, on peut avec probabilité, conclure que celui-là est à bon droit le premier d'après son propre jugement, qui, d'après le jugement de tous les autres, est placé au second.

16. Supposons, par exemple, qu'un stoïcien soit ici présent, car c'est particulièrement contre eux que les académiciens se sont le plus animés. Si donc on demande à Zénon ou à Chrysippe, quel est l'homme vraiment sage; ils répondront que c'est celui dont ils ont donné la définition. Mais Epicure ou tel autre adversaire le niera et soutiendra que c'est le sien, celui qui sait, avec le plus d'habileté, se procurer et goûter les voluptés. De là les disputes. Zénon crie et avec lui tout le portique, que l'homme n'est pas né pour autre chose que pour l'honnêteté; que par sa splendeur, elle attire à elle tous les coeurs, sans leur proposer aucun avantage autre qu'elle même, et sans l'appât de vaines promesses; que tous les plaisirs vantés par Epicure ne conviennent qu'à son troupeau et que ce serait un crime que de vouloir contraindre l'homme et le sa;e à vivre dans cette brutale société. Alors, pour se soutenir, Epicure fait sortir de ses jardins la troupe enivrée de ses luxurieux disciples qui, au milieu- même de leurs voluptés, cherchent leur ennemi pour le déchirer avec leurs ongles perçants et leurs dents aiguës, et préconisant devant la populace, la volupté, la douceur et le repos, il sou- tient avec opiniâtreté que le plaisir seul peut rendre heureux.

Qu'au milieu de leur dispute survienne un académicien, il les écoutera et verra que chacun d'eux s'efforce de le gagner à son sentiment. Mais s'il prend parti pour les uns ou pour les autres, ceux qu'il aura abandonnés le -traiteront de fou, d'ignorant, de téméraire. C'est pourquoi si, après avoir écouté les deux partis, on lui demande ce qu'il en pense, il dira qu'il est dans le doute. Demande alors au stoïcien lequel vaut le mieux, de l'épicurien qui le traite d'insensé ou de l'académicien qui trouve que, sur un point aussi important, il y a matière à délibération: personne ne doute qu'il ne donne la préférence à l'académicien. Maintenant, tourne-toi encore vers Epicure et demande-lui ce qu'il préfère, ou de Zénon qui le traite de brute, ou d'Archésilas qui lui dit: Peut-être es-tu dans le vrai, j'examinerai cela plus exactement; n'est-il pas évident qu'Epicure aussi regardera tous les disciples du Portique comme des extravagants et les (271) académiciens, en comparaison, comme des gens très-sensés?

C'est ainsi que Cicéron passe longuement en revue presque toutes les sectes philosophiques et donne à ses lecteurs un charmant spectacle, leur montrant qu'il n'y a pas une école qui, après s'être tout naturellement donné le premier rang, ne laisse le second à quiconque ne lui est pas opposé, mais qui doute seulement. Je ne les contredirai pas et me garderai bien de vouloir enlever à aucun d'eux sa gloire. Qu'on croie, si l'on veut, que Cicéron n'a point voulu se livrer à un simple badinage, mais suivre et recueillir des choses frivoles et vides, à la manière de ces Grecs dont il détestait la légèreté.



CHAPITRE VIII. RÉFUTATION DU PASSAGE DE CICÉRON.


17. Qui m'empêche, si je voulais faire justice de cette plaisanterie, de montrer combien l'indocilité est un plus grand mal que l'ignorance? De là il suivrait qu'après que cet académicien se serait donné à chacun de ces philosophes comme leur disciple sans qu'un seul ait pu lui persuader son système, ils se réuniraient tous pour se moquer ensemble de lui. Car en jugeant qu'aucun de ses autres adversaires n'aurait rien appris, il jugerait en même temps que celui-ci ne peut rien apprendre de sorte qu'enfin ils le chasseraient tous de leurs écoles, non à coup de férules, ce qui serait plus malséant pour eux que nuisible pour lui, mais avec les massues et les bâtons cachés sous le manteau. Ce ne serait pas, en effet, chose bien difficile que de demander aux Cyniques, comme à d'autres hercules, leur secours et leurs armes pour exterminer cette peste publique. Que, si pour une gloire aussi illusoire, il m'est permis de combattre avec eux, ce qu'on doit m'accorder à moi qui, n'étant pas encore sage travaille à le devenir, qu'auront-ils à me répondre?

Supposons que cet académicien et moi nous nous jetions au milieu de ces disputes de philosophes: que tous absolument s'y trouvent et exposent en peu de mots et d'instants leurs systèmes; qu'on demande à Carnéade ce qu'il en pense? Il répondra qu'il est dans le doute: et chacun le préférera aux autres, et tous le préféreront à tous. Quelle immense gloire! Et qui ne voudrait faire comme lui? Et si l'on m'interroge et que je -réponde la même chose: à moi la même louange. Le sage jouira donc d'une gloire dans laquelle un sot devient son égal. Que sera-ce s'il le surpasse même aisément? La honte ne fait-elle rien? Je retiendrai un académicien quand il s'éloignera du tribunal. La sottise est très-avide d'une victoire de ce genre. L'ayant donc -retenu, je découvrirai aux juges ce qu'ils ignorent, et je dirai hommes excellents, j'ai ceci de commun avec cet homme, qu'il ne sait pas qui d'entre vous est dans le chemin de la vérité. Mais nous avons aussi des opinions particulières sur lesquelles je ne demande pas de prononcer. Pour moi, bien que j'aie entendu vos systèmes, je ne sais pas où en est la vérité: et c'est seulement parce que j'ignore quel est entre nous tous le sage. Mais cet homme prétend que le sage même ne connaît rien, pas même la sagesse qui a donné au Sage son nom. Qui ne sait auquel est due la palme? Car si mon adversaire en convient, je le surpasserai en vous glorifiant; si la honte lui fait avouer que le sage connaît la sagesse, mon sentiment l'emportera sur le sien.



CHAPITRE IX. ON DISCUTE LA DÉFINITION DE ZÉNON.


18. Mais éloignons-nous enfin de ce tumultueux tribunal et retirons-nous en un lieu où la foule ne nous incommodera pas: plaise à Dieu que ce puisse être dans l'école de Platon, ainsi nommée, dit-on, parce qu'elle était séparée du peuple. Là, autant que nous le pouvons, discourons, non plus sur la gloire, vain et puéril objet, mais sur la vie même et sur l'espérance de l'âme heureuse.

Les académiciens affirment qu'on ne peut rien connaître. Et pourquoi cela, gens si savants et si profonds? - C'est, disent-ils, la définition de Zénon qui nous y détermine - Pourquoi cela, je vous prie? car si elle est vraie, celui qui la connaît, connaît quelque chose de vrai; si elle est fausse elle n'a pas dû ébranler des hommes si fermes? Mais voyons ce que dit Zénon. Il lui a paru qu'on ne saurait connaître et comprendre que ce qui ne petit avoir aucun caractère de fausseté. Est-ce donc là, grand platonicien, ce qui te touche au point d'employer (272) tous tes efforts pour arracher les hommes studieux à l'espoir d'apprendre, et pour les porter à l'aide d'un déplorable engourdissement de l'esprit, à déserter entièrement l'obligation de chercher la sagesse?


19. Mais comment cette définition ne l'aurait-elle pas ébranlé, si l'on ne peut rien trouver qui soit sans aucun caractère de fausseté, et si rien de pare il ne peut se prouver et qu'on ne puisse alors le connaître? S'il en est ainsi, mieux valait dire que l'homme est incapable de la sagesse que de dire que le sage ne sait pourquoi il vit, ne sait comment il vit, ne sait s'il vit; que de dire enfin, ce qui est le comble de la perversité, du délire et de la folie, que l'homme est sage et qu'en même temps il ignore la sagesse. Car, lequel est le plus difficile à concevoir, ou que l'homme rie peut être sage, ou que le sage ne connaît point la sagesse? Du reste, il n'est plus besoin de discuter, si la question ainsi posée ne peut être résolue. Mais peut-être que si l'on parlait de la sorte, les hommes s'éloigneraient tout à fait de l'amour de la sagesse; au lieu que maintenant il faut les conduire à la sagesse sous l'attrait de ce nom si beau et si saint, afin sans doute qu'après avoir passé leurs plus belles années sans rien apprendre, ils te chargent ensuite de mille imprécations pour avoir renoncé au moins aux plaisirs des sens et n'avoir rencontré à ta suite que les tourments du coeur.


20. Mais voyons qui surtout les éloigne de la philosophie? Serait-ce celui qui parlerait en ces termes? Ecoute, mon ami; la philosophie n'est pas la sagesse même, elle en est seulement l'étude; si tu t'y portes, tu ne deviendras pas parfaitement sage dès cette vie, car la sagesse est en Dieu et l'homme n'y peut pas atteindre; mais quand, par une telle étude, tu seras suffisamment préparé et purifié, notre esprit après cette vie, c'est-à-dire après que tu -auras cessé d'être homme, en jouira facilement? Serait-ce celui qui dirait: - Venez, mortels, à la philosophie; elle présente maintenant de grands avantages: Quoi de plus cher à l'homme que la sagesse! Venez donc pour devenir des sages et ignorer la sagesse? Je ne parle pas ainsi, dit le platonicien; c'est tromper, car il n'y a rien autre à trouver chez toi. Si tu parles de la sorte on te fuira comme un insensé; et si tu parles autrement tu ne feras que des fous. Mais admettons que l'une et l'autre opinion détournerait également les hommes de la sagesse. Et si la définition de Zénon l'a obligé de dire une chose si dangereuse pour la philosophie, était-ce pour te plaindre ou pour se moquer de toi, mon ami?


21. Et cependant, tout insensés que nous sommes, examinons de notre mieux la définition de Zénon. Selon lui, il semble qu'on peut connaître ce qui paraît tellement vrai que cela ne puisse paraître faux. Il est clair que rien autre chose ne peut être connu. - C'est aussi mon avis, dit Arcésilas, et j'en conclus, qu'on ne peut rien connaître; car on ne peut rien trouver de semblable. - Oui, toi, peut-être, et d'autres fous comme toi: Mais pourquoi le vrai sage ne le pourrait-il pas? Je crois même que tu n'aurais rien à répondre à l'insensé qui te dirait d'employer cette subtilité tant vantée de ton esprit, pour réfuter la définition de Zénon, et pour montrer qu'elle peut aussi être fausse. Si tu ne le peux, c'est donc là une vérité qu'il t'est possible de connaître: et si tu la réfutes, rien ne t'empêchera de connaître quelque chose. Pour moi je ne vois pas qu'on puisse la réfuter et je la tiens pour véritable. Ainsi dès que je la connais, si insensé que je sois, je connais quelque chose. Fais-la tomber, si tu le peux, devant ta subtilité. J'userai d'un dilemme très-sûr: ou elle est vraie ou elle est fausse: si elle est vraie je tiens donc la vérité; si elle est fausse, on peut donc connaître des choses qui ont des caractères communs avec le faux. - Et comment, reprend-il, la chose est-elle possible? Zénon a donc donné une définition vraie,et quiconque pense comme lui, sur ce point, n'est pas dans l'erreur. Regarderons-nous comme de peu de mérite et de sincérité une définition qui s'est montrée contre ceux qui se préparaient à beaucoup combattre la possibilité de connaître, revêtue elle-même des caractères de ce qui, d'après elle, peut être connu? Elle est donc, pour les choses qu'on peut comprendre, une définition, et un exemple. - Je ne sais pas, ajoute le platonicien, si elle est vraie, mais comme elle est probable, je montrerai en la suivant qu'il n'y a rien de semblable à ce qu'elle a dit qu'on peut connaître. - Tu le montres peut-être en dehors d'elle et tu sais, je présume, la conséquence. Que si nous ne sommes même pas sûrs d'elle, nous ne sommés pas pour cela privés de toute connaissance, car nous connaissons qu'elle est vraie ou fausse; ainsi nous connaissons quelque chose. Quoiqu'elle ne puisse (273) jamais faire que je sois un ingrat, je tiens pour très-vraie cette définition. Car ou la fausseté peut être un objet de la connaissance, ce que craignent terriblement les académiciens, et ce qui en effet serait absurde: ou l'on ne peut connaître ce qui est semblable au faux, d'où il faut conclure que cette définition est vraie. Mais examinons maintenant le reste.




Augustin, contre les académiciens. - CHAPITRE 3. QUELLE DIFFÉRENCE ENTRE LE SAGE ET CELUI QUI VEUT L'ÊTRE. LE SAGE CONNAÎT QUELQUE CHOSE IL CONNAÎT AU MOINS LA SAGESSE,