Augustin, contre les académiciens. - CHAPITRE X. DEUX AXIOMES DES ACADÉMICIENS.

CHAPITRE X. DEUX AXIOMES DES ACADÉMICIENS.


22. Quoique ceci, si je ne me trompe, puisse suffire pour être vainqueur, ce n'est pourtant pas assez peut-être pour se rassasier de la victoire. Les académiciens ont deux axiomes que nous avons résolu de combattre autant que nous le pourrons: «On ne peut rien connaître,» et ensuite, «on ne doit donner son assentiment à rien.» Bientôt et une autre fois nous parlerons de l'assentiment; disons maintenant quelques mots de la connaissance.

Vous dites donc qu'on ne peut rien connaître? A ces mots Carnéade se réveille, car il est de tous celui qui a le moins profondément dormi, et il a étudié l'évidence des choses. Je m'imagine donc, que parlant avec lui-même comme on le fait souvent: Voyons, dira-t-il, Carnéade, vas-tu soutenir que tu ne sais pas si tu es un homme ou une fourmi? Ou te laisseras-tu vaincre par Chrysippe? Disons que nous ignorons les questions qu'agitent entre eux les philosophes et que le reste ne nous regarde pas; de cette manière si je fais un faux pas avec la lumière dont le vulgaire est éclairé chaque jour, je m'en prendrai à ces ténèbres des ignorants où des yeux divins peuvent seuls discerner; d'ailleurs si ces yeux me voient chanceler et tomber, ils ne pourront le faire remarquer à des aveugles, surtout à des orgueilleux qui auraient honte d'apprendre quelque chose.

O habileté des Grecs, tu t'avances magnifiquement, tout ajustée et toute prête! Mais tu ne vois pas que cette définition est l'oeuvre d'un philosophe, et qu'elle est établie dans le vestibule même de la philosophie. Situ essayes de l'abattre, la hache retombera sur toi. Car, après l'avoir une première fois ébranlée, si tu n'as pas le courage de la renverser entièrement, il s'ensuivra qu'on peut connaître, non-seulement (273) quelque chose, mais même ce qui ressemble le plus à la fausseté. C'est là ta retraite d'où tu t'élances et tu te précipites avec violence contre les imprudents qui veulent passer: mais quelque nouvel Hercule viendra t'étouffer dans ta caverne, nouveau monstre, nouveau Cacus, et t'accablera sous ses ruines, en enseignant qu'il y a dans la philosophie quelque chose de semblable au faux et qui ne saurait par toi devenir incertain.

Assurément je courais à d'autres choses Quiconque te presse de la sorte te fait grande injure, Carnéade; il croit, parce que tu es mort, que je puis te vaincre partout et de quelque côté que j'ouvre l'attaque. S'il ne le croit pas, il est sans pitié pour m'obliger de sortir ainsi de ma position et de lutter contre toi en rase campagne. Je ne faisais encore que descendre sur le terrain quand, effrayé de ton seul nom, j'ai reculé en arrière et d'un lieu élevé j'ai lancé je ne sais quel trait: Ce trait est-il arrivé jusqu'à toi? Quel effet a-t-il produit? C'est à ceux sous les yeux de qui nous combattons de décider. Mais de quoi ai-je peur, insensé que je suis? si je m'en souviens bien, tu es mort, et Alype n'a même plus le droit de combattre pour ton sépulcre: Dieu m'aidera aisément contre ton ombre.


23. Tu dis que dans la philosophie il n'y a rien qu'on puisse connaître, et pour donner plus d'étendue à tes discours, tu t'empares des querelles et des dissidences des philosophes et tu penses t'en servir comme d'armes contre eux. Quel moyen, en effet, de décider entre Démocrite et les anciens physiciens, sur la question de savoir s'il n'y a qu'un seul monde et sur d'autres questions sans nombre, puisque Démocrite, lui-même, n'a pu s'entendre avec Epicure, son héritier. Car lorsque ce voluptueux personnage permettait aux atômes, comme à une multitude infinie de petits serviteurs, c'est-à-dire à tous ces petits corps qu'il embrasse avec tant de plaisir dans les ténèbres, de ne passe tenir dans leurs voies et d'empiéter, à leur fantaisie, sur le terrain d'autrui, il ne pouvait manquer de dissiper son patrimoine en procès.

Mais cela ne me regarde en rien, sans doute; s'il appartient à la sagesse de savoir quelque chose là-dessus, le sage ne saurait l'ignorer; cela ne peut pas être caché au sage. Mais si la sagesse est. autre chose, le sage la connaît et méprise le reste. Pour moi, qui suis encore (274) loin d'approcher même de la sagesse, je connais quelque peu ces matières de physique. Je suis certain, en effet, ou qu'il n'y a qu'un monde ou qu'il n'y en a pas qu'un seul; s'il y en a plusieurs, le nombre en est fini ou infini. Comment Carnéade rue fera-t-il voir que ce sentiment ressemble à la fausseté? Je sais de plus que ce monde que nous habitons est ainsi disposé ou par la nature même des corps ou par quelque providence, qu'il a toujours été et sera toujours, ou qu'il a commencé sans devoir jamais finir, ou que, n'ayant point commencé avec le temps, il finira avec le temps, ou qu'ayant eu un commencement, il aura aussi une fin, et j'ai d'innombrables connaissances physiques de cette espèce. Car les vérités sont des dilemmes véritables, et personne ne peut les confondre, à l'aide de quelque ressemblance avec la fausseté. - Adopte un sentiment, dit l'académicien. Je ne veux pas, car c'est dire: Abandonne ce que tu sais, dis ce que tu ne sais pas. Nais de cette manière l'opinion reste suspendue? Il vaut mieux la laisser suspendue que de la laisser tomber, puisqu'elle est claire et qu'on peut dire, sans se tromper, quelle est vraie ou faussé. C'est là ce que je rie vante de savoir. Toi qui ne peux nier que ces questions appartiennent à la philosophie, et qui soutiens qu'on n'en peut avoir aucune connaissance, montre-moi que je ne les sais pas: dis que ces dilemmes sont faux, ou qu'ils ont avec le faux quelque chose de commun, qui empêche qu'on ne puisse en faire un juste discernement.



CHAPITRE 11. NI LA FAIBLESSE DES SENS, NI LE SOMMEIL OU LA FUREUR, NE RENDENT IMPOSSIBLE LA CONNAISSANCE DE QUELQUE VÉRITÉ.


24. D'où sais-tu, dit Carnéade, que le monde existe, si les sens sont trompés? - Jamais, lui répliquai-je, vos arguments ne furent assez puissants pour ravir aux sens leur force, et pour nous persuader (lue nous ne soyons rien. Aussi n'avez-vous jamais tenté de le soutenir et vous vous êtes seulement appliqués à nous prouver que les choses peuvent être autrement qu'on ne les voit. Ainsi cet univers, quel qu'il soit, qui nous renferme et qui nous nourrit; ce qui apparaît à mes yeux et me semble comprendre la terre et le ciel ou comme la terre et comme le ciel, je l'appelle le monde. Si tu dis que rien ne m'apparaît, je ne me tromperai jamais: car être dans l'erreur, c'est croire témérairement ce qui paraît. Vous dites que les sens peuvent se tromper en voyant; vous ne dites pas qu'on ne voit rien. Car partout où vous voulez régner, il n'y aura plus même prétexte à discussion, si non-seulement nous ne connaissons rien, mais encore si rien ne nous apparaît. Mais si tu nies que ce que je vois soit le monde, tu fais une querelle de mots puisque j'ai dit que j'appelais cela le monde.


25. Et même quand tu dors, diras-tu, ce monde est-il ce que tu vois? -Je l'ai déjà dit, tout ce qui me paraît ainsi, je l'appelle le monde. Que si tu veux ne donner le nom de monde qu'à celui qui est vu par des personnes éveillées ou d'un jugement sain, soutiens, si tu le peux, que ceux qui dorment ou qui sont en fureur ne dorment point, et ne sont point en fureur dans le monde. Je dis donc que cette masse immense de corps, que cette machine où nous nous trouvons endormis ou furieux, éveillés ou sains d'esprit, est une masse unique ou n'est pas unique. Apprends-moi comment cette proposition peut être fausse.

Si je dormais, il se pourrait faire que je n'eusse rien dit; si des paroles se sont échappées de ma bouche pendant que je dormais, comme cela arrive, il se peut faire que je ne les aie pas dites ici, ou étant assis de cette manière, ou devant ces mêmes auditeurs; mais il ne peut se faire que je ne les aie pas dites. Je ne prétends pas non plus savoir que je suis éveillé, car tu peux répondre que je puis aussi me l'être imaginé en dormant; et de cette sorte cela ressemblerait beaucoup à la fausseté. Mais s'il y a un monde et six mondes, de quelque façon que je sois disposé, il est clair qu'il y a sept mondes, et je n'affirme pas témérairement que je le sais. Montrez-moi donc que cette conclusion ou que les dilemmes dont il a été question plus liant peuvent être faux par l'effet du sommeil, de la frénésie ou par la séduction des sens; alors si étant bien éveillé je m'en souviens, j'accorderai que je suis vaincu. Car je crois suffisamment prouvé que les choses qui semblent fausses par l'effet du sommeil ou de la fureur n'ont de rapport qu'avec les sens extérieurs. Car, lors même que le genre humain serait profondément endormi, il serait nécessairement vrai que trois fois trois (275) font neuf et sont un carré de nombres abstraits. On pourrait même encore, à mon avis, ajouter en faveur des sens d'autres arguments que n'ont jamais condamnés les académiciens. Faut-il en effet s'en prendre aux sens, si des gens en délire sont tourmentés par les divagations de l'esprit ou si en songe nous voyons tant de fantômes? Car s'ils ont fait connaître la vérité aux gens sains et éveillés, ils ne sont point responsables de toutes les chimères qu'un esprit peut enfanter dans le sommeil ou la folie.


26. Il reste à examiner si ce qu'ils nous font connaître est vrai. Allons, supposons qu'un épicurien nous dise: Je n'ai point à me plaindre des sens; car il y aurait de l'injustice à exiger d'eux plus qu'ils ne peuvent donner. Or tout ce que les yeux peuvent voir est vrai. - Ce qu'ils voient d'une rame dans l'eau est-il donc vrai? - Certainement. Car supposant la cause qui me la fait voir telle que je la vois, si la rame enfoncée me paraissait droite, je reprocherais plutôt à mes yeux de me faire un faux rapport. En effet, ils ne verraient point alors ce qu'ils auraient dû voir d'après les causes existantes. Qu'est-il besoin d'autres exemples? Il en faut dire autant des tours qui semblent se mouvoir, des ailes des oiseaux et d'une infinité d'autres objets.

Cependant, ajoute le philosophe, je me trompe en donnant mon assentiment. Que ton assentiment n'aille pas au delà de la persuasion que la chose te paraît telle, et tu ne seras point trompé. Car je ne sais pas comment un académicien peut réfuter un homme qui dit: Je sais que cela me paraît blanc; je sais que tel son me fait plaisir à l'oreille, que ceci a pour moi une agréable odeur, que cela a pour moi un goût délicieux, que ceci encore est froid pour moi. - Dis plutôt: Si les feuilles des oliviers sauvages, que le boite aime tant, sont amères par elles-mêmes. - O homme entêté! le bouc lui-même n'est-il pas plus réservé? Je ne sais quel goût ces feuilles ont pour les animaux. - Elles sont amères pour moi; que demandes-tu de plus? - Mais peut-être il y a-t-il aussi quelque homme qui ne les trouve point amères? - Cherches-tu à me fâcher? Ai-je dit qu'elles soient amères pour tout le monde? J'ai dit qu'elles l'étaient pour moi; encore n'affirmerais-je pas qu'elles le soient toujours, car ce qui a paru amer ne peut-il, pour certaines raisons, paraître doux une autre fois? Je dis seulement que, lorsqu'un homme goûte quelque chose, il peut jurer de bonne foi que pour lui cela est amer ou doux, et il n'y a pas dans toute la Grèce de subtilité qui puisse lui enlever cette connaissance.

Qui peut, en effet, être assez hardi, quand je goûte quelque chose avec plaisir, pour me dire: Peut-être ne goûtes-tu rien, et n'est-ce qu'un songe? - Je ne dis pas le contraire. - J'éprouverais néanmoins ce plaisir, même durant le sommeil. Ainsi il n'y a point de ressemblance avec la fausseté qui puisse réfuter ce fait que je déclare connaître. Epicure ou les Cyrénaïciens pourront donner encore, en faveur des sens, d'autres raisons, contre lesquelles je ne sache point que les académiciens aient jamais rien dit. Mais que m'importe? Qu'ils réfutent, s'ils le veulent ou s'ils le peuvent, ce que je viens de dire, je le leur permets volontiers. Car tout ce qu'ils disent contre les sens n'attaque pas tous les philosophes. Il .y en a en effet qui avouent que tout ce que l'esprit perçoit par les sens peut bien produire quelque vraisemblance, mais non la science. La science est pour eux-mêmes renfermée dans l'intelligence, et subsiste éloignée des sens dans l'esprit même. Peut-être le sage que nous cherchons est-il du nombre de ces philosophes? Nais nous parlerons de cela une autre fois. Passons maintenant à ce qui nous reste à expliquer, ce que nous ferons, si je ne me trompe, en peu de mots, après ce que nous avons déjà dit.



CHAPITRE XII. LES ACADÉMICIENS ALLÈGUENT VAINEMENT LES SÉDUCTIONS DES SENS, DU SOMMEIL OU DE LA FUREUR.


27. En quoi le sens du corps aide-t-il ou empêche-t-il celui qui s'occupe de morale? Si ceux mêmes qui mettent le souverain bien de l'homme dans la volupté s'embarrassent peu du cou de la colombe, d'une voix inconnue, d'un poids lourd pour l'homme et léger pour les chameaux, s'ils n'en ont pas besoin pour savoir que ce qui leur plaît leur plaît, que ce qui les choque les choque, et je rie vois pas ce qu'on peut leur répondre: les choses toucheront-elles celui qui place dans l'esprit la fin pour laquelle on doit faire le bien? (276) Lequel des deux sentiments préfères-tu? - Si tu me demandes ce que j'en pense, je pense que le souverain bien de l'homme est dans l'esprit (1). Mais maintenant il est question de la connaissance. Interroge donc le sage qui ne peut ignorer la sagesse.. Un stupide comme moi, un ignorant comme celui-ci, croit cependant savoir que le souverain bien de l'homme, en quoi consiste la vie heureuse, n'est point du tout,, ou qu'il est, soit dans l'âme, soit dans le corps, soit dans l'un et l'autre. Persuade-moi, si tu peux, que je ne sais point cela. C'est ce que la force de vos raisonnements si connus n'a point encore fait. Si tu ne le peux, car tu n'y trouveras aucune ressemblance avec le faux, hésiterai-je à conclure qu'il me semble à bon droit que le sage connaît tout ce qu'il y a de vrai dans la philosophie, puisque moi j'y ai acquis tant dé connaissances véritables?


28. Mais peut-être craint-il dé choisir en dormant le souverain bien? Il n'y a pas de danger: quand il sera éveillé, s'il lui déplaît, il y renoncera, il le gardera s'il s'en accommode. Car, qui pourrait le blâmer, d'avoir vu en dormant quelque chose de faux? On craint peut-être encore qu'en dormant il ne perde la sagesse s'il prend, le faux pour le vrai? Mais quel homme même endormi pourrait penser qu'on peut appeler sage un homme quand il veille et qu'il le soit quand, il dort? On peut appliquer ceci aux gens en fureur. Mais nous sommes pressés d'arriver à autre chose. Cependant je ne veux pas laisser ceci sans en tirer une conclusion solide. En effet, ou la sagesse se perd par la fureur, et alors ce sage que vous proclamez comme ignorant le vrai, ne sera plus sage; ou vous devez convenir que la connaissance s'en conserve toujours dans l'intelligence, lors même que l'autre partie de l'âme ne se retrace plus que comme dans les songes ce qu'elle a reçu des sens.



CHAPITRE XIII. ON CONNAIT BEAUCOUP DE CHOSES DANS LA DIALECTIQUE.


29. Reste à parler de la dialectique qu'assurément le sage connaît bien, car la fausseté ne peut être l'objet de la connaissance. S'il ne


1. Rét. liv. 1,ch. 1,n. 1.

la connaît pas, elle n'appartient donc pas à la sagesse, puisque sans elle il a pu être sage, et nous cherchions inutilement si elle est vraie et si elle peut être connue.

Peut-être ici quelqu'un va me dire: imbécille que tu es, tu as coutume de montrer ce que tu sais. N'as-tu rien pu savoir en dialectique? J'en sais plus là-dessus qu'en aucune autre partie de la philosophie: car d'abord, elle m'a appris que toutes les propositions que j'ai rapportées plus haut sont vraies. Ensuite, c'est par elle que j'ai connu beaucoup d'autres choses véritables. Pourrez-vous en compter le nombre? S'il n'y a dans le monde que quatre éléments, il n'y en a pas cinq; s'il n'y a qu'un soleil, il n'y en a pas deux; une âme ne peut pas mourir et être immortelle; l'homme ne peut être tout ensemble heureux et misérable; pendant que le soleil luit ici, il ne fait pas nuit; ou nous dormons maintenant, ou nous sommes éveillés; ou ce qu'on croit voir est un corps ou ce n'est pas un corps. C'est par la dialectique que j'ai appris la vérité de ces propositions et d'une infinité d'autres qu'il serait trop long de rapporter ici. C'est par elle que je sais qu'elles sont vraies en elles-mêmes, de quelque manière que se comportent nos sens. Elle m'a aussi enseigné que si l'on admet une proposition dans les raisonnements que j'ai cités, les autres suivent nécessairement; que celles que j'ai rapportées sous forme d'opposition ou de dilemme, sont de telle nature, que lorsqu'on nie un ou plusieurs membres, celui qui reste est prouvé par la négation même des autres. Elle m'a encore fait connaître que lorsqu'on est d'accord sur la chose dont on parle, on ne doit pas disputer sur les paroles; que si quelqu'un le fait par ignorance, il faut l'instruire; si c'est par malice, il faut le laisser là; si c'est par incapacité, il faut lui conseiller de s'appliquer à quelqu'autre chose plutôt que de perdre son temps à se donner une peine inutile, et s'il ne se soumet pas, il ne faut plus s'occuper de lui. A l'égard des raisonnements captieux ou trompeurs le précepte est court. Si on les infère de ce qui aura été concédé mal à propos, il faut reprendre ce qu'on avait ainsi accordé. Si le vrai et le faux se trouvent mêlés dans une même conséquence, il en faut prendre ce que l'on comprend et abandonner ce qui ne peut être expliqué. S'il y a certaines choses dont l'homme ne puisse absolument connaître la (277) raison ni la cause, il ne faut pas en vouloir acquérir la connaissance.

Voilà ce que j'ai appris de la dialectique et d'autres choses encore dont il n'est pas nécessaire de faire ici le détail; car je ne dois pas être ingrat. Ainsi, ou ce sage la néglige, ou bien certainement si la dialectique est la connaissance même de la vérité, il la connaît assez pour mépriser et laisser impitoyablement expirer dans le silence cet adage menteur: si c'est vrai, c'est faux; si c'est faux, c'est vrai. Je crois qu'en voilà assez sur la connaissance; car lorsque j'aurai commencé à parler de l'assentiment, toute la question s'y trouvera de nouveau traitée.



CHAPITRE XIV. LE SAGE DOIT DONNER SON ASSENTIMENT AU MOINS A LA SAGESSE.


30. Arrivons maintenant à cette partie sur laquelle Alype paraît avoir encore quelque doute: et tu l'as avoué, quand les académiciens soutiennent que le sage ne sait rien, leur sentiment est appuyé sur de nombreuses et puissantes raisons: tu as néanmoins ébranlé ce sentiment en nous faisant avouer que le sage connaît la sagesse. Or, c'est ce qui doit déterminer davantage à refuser son assentiment. Il en résulte, en effet, qu'il n'est aucune proposition, si multipliées et si habiles que soient les preuves qui la soutiennent, à laquelle on ne puisse, avec de l'esprit, opposer des arguments aussi forts et plus forts peut-être. Voyons d'abord ce qui t'embarrasse si finement et si prudemment. Et de là suit que l'académicien, lorsqu'il est vaincu, est vainqueur. Oh! plaise à Dieu qu'il soit vaincu! Car avec toutes les subtilités de la Grèce, jamais il ne pourra me quitter vaincu et vainqueur en même temps.

Je le déclare encore, si l'on ne peut rien trouver pour combattre ce que je viens de dire, j'avouerai de bon coeur ma défaite; car nous ne nous disputons pas ici pour acquérir de la gloire, mais pour trouver la vérité. C'est assez pour monde franchir de quelque manière que ce soit cette montagne qui arrête ceux qui veulent entrer dans la philosophie; elle les retient dans je ne sais quels réduits ténébreux en les menaçant de ne leur montrer que des. obscurités dans la philosophie tout entière: elle ne leur permet pas d'espérer y découvrir aucun point lumineux. Or, je n'ai plus rien à désirer, dès qu'il est probable que le sage connaît quelque chose; car, s'il pouvait paraître vraisemblable que le sage dût suspendre son assentiment, c'est uniquement parce qu'il était vraisemblable qu'il ne pouvait rien connaître. Ce. point écarté, du moment qu'on nous accorde que le sage connaît la sagesse, il n'y a pas de raison pour que le sage ne donne pas aussi créance au moins à la sagesse elle-même. Car il est hors de doute qu'il serait plus;prodigieux de voir le sage ne pas admettre la sagesse que de le voir l'ignorer.


31. Imaginons, je vous en prie, si nous le pouvons, pour un instant seulement, une dispute entre le sage et la sagesse. Que dit la sagesse sinon qu'elle est la sagesse? - Je n'en sais rien, répond celui-ci. - Et quel est celui qui dit à la sagesse: Je ne crois pas que tu sois la sagesse, sinon celui avec lequel elle a pu entrer en conversation, et en qui elle daigne venir habiter, c'est-à-dire le sage?

Allons, venez maintenant me chercher pour que je me mesure avec les académiciens; voici bien un autre combat: La sagesse et le sage sont aux prises, le sage ne veut pas donner son assentiment à la sagesse, j'attends avec vous en toute sûreté. Et qui ne croirait que la sagesse est invincible? Munissons-nous cependant de quelque argument. Ou l'académicien dans ce combat triomphera de la sagesse et sera vaincu par moi, puisqu'il ne sera pas un sage; ou elle le vaincra et alors nous enseignerons que le sage donne son assentiment à la sagesse. Ainsi, ou l'académicien n'est pas un sage ou le sage donne créance à quelque chose; à moins toutefois que celui qui aurait eu honte de dire que le sage ne connaît point la sagesse n'en ait pas à dire que le sage n'y croit pis. Mais s'il est vraisemblable que la connaissance de la sagesse appartient au sage, et s'il n'y a pas de raison qui empêche qu'on ne donne créance à ce qu'on peut connaître, je trouve que ce que;je prétendais est vraisemblable, c'est-à-dire que le sage donnera créance à la sagesse.

Si tu me demandes où il voit cette sagesse, je te répondrai que c'est en lui-même. Si tu ajoutes qu'il ne sait pas ce qu'il a, tu retombes dans cette absurdité, que le sage ne connaît point la sagesse. Si tu nies même qu'un sage (278) ne se puisse trouver, ce ne sera plus avec les académiciens, mais avec toi ou tel autre qui aura ce sentiment, que nous discuterons dans un autre entretien. Car discuter cette question, c'est discuter l'existence même du sage. Cicéron déclare qu'il est fort pour avoir des opinions mais qu'il cherche encore le sage. Si vous autres jeunes gens ne connaissez pas encore cela, du moins vous avez lu dans Hortensius: «Si donc il n'y a rien de certain et s'il ne convient. pas au sage de s'arrêter à des opinions, le sage ne croira jamais rien.» D'où il est clair que dans ces discussions contre lesquelles nous nous armons, ils s'occupaient de l'existence du sage.


32. Je crois donc que la sagesse est certaine pour le sage, c'est-à-dire qu'il la connaît et qu'il ne s'arrête pas à une opinion quand il donne créance à la sagesse: car il donne créance à une chose sans la connaissance de laquelle il ne serait pas un sage. Les académiciens soutiennent, eux-mêmes, qu'on ne doit refuser sa foi qu'aux choses qu'on rie peut connaître. Or, la sagesse est quelque chose. Quand donc le sage connaît la sagesse et qu'il y donne foi, on ne peut pas dire ni qu'il ne connaisse rien, ni qu'il donne créance à rien. Que voulez-vous de plus? Dirons-nous quelque chose de cette erreur qu'on évite complétement, selon eux, si l'esprit n'accorde son assentiment à quoi que ce soit.? C'est errer, disent-ils, que de croire non-seulement ce qui est faux, mais même ce qui est douteux, quoique cela soit vrai; or, il n'y a rien, ajoutent-ils, qui ne soit douteux. - Cependant, le sage, comme nous le disions, découvre la sagesse elle-même.



CHAPITRE XV. EST-CE ÉVITER L'ERREUR QUE DE SUIVRE EN PRATIQUE UN SENTIMENT PROBABLE SANS Y DONNER SON ASSENTIMENT?


33. Mais peut-être voudrez-vous que je m'éloigne de cette question? Il ne faut pas abandonner aisément les lieux sûrs quand on a affaire à des ennemis aussi habiles. Je veux bien pourtant faire ce que vous désirez. Mais qu'ai-je à dire ici? Quoi? que puis je opposer? Sans doute il faudra revenir à ces anciens arguments auxquels ils savent répondre. Que faire puisque vous me poussez hors de mes retranchements? Irai-je chercher le secours de gens plus habiles, avec lesquels il me sera moins honteux d'être vaincu si je ne puis vaincre? Je vais donc lancer de toutes mes forces un trait usé déjà et tout émoussé, mais qui malgré cela me semble encore assez perçant: «Celui qui ne croit rien ne fait rien.» O homme stupide! et que deviennent alors et le probable et le vraisemblable? - Voilà ce que vous vouliez. Entendez-vous le bruit des boucliers grecs? Ils ont senti la pesanteur de la flèche, mais vous savez quelle main l'a lancée. Quoi! mes amis n'ont-ils rien de plus fort à m'offrir? et je vois bien que nous n'avons pas fait la moindre blessure. Ainsi, je vais regarder le spectacle que m'offre cette maison et ces campagnes. Car les grandes choses m'embarrassent plus qu'elles ne me servent.


34. Dans mes loisirs de cette retraite, je m'étais longtemps demandé comment le probable et le vraisemblable pouvaient nous défendre de l'erreur dans nos actions. Je vis d'abord, comme je voyais lorsque je vendais mes leçons, que le probable était comme une maison bien couverte et bien défendue. Après avoir considéré tout de plus près, je crus remarquer une entrée par où l'erreur pouvait venir surprendre soudain ceux qui se croyaient en sûreté. Car, je suis persuadé, qu'on s'égare non-seulement quand on suit une voie fausse, mais aussi quand on ne suit pas la véritable. Supposons donc deux voyageurs qui vont au même endroit: L'un a résolu de ne croire personne et l'autre est crédule jusqu'à l'excès. Les voilà arrivés à un chemin qui se bifurque. Le crédule alors s'adresse à un berger qu'il voilà ou tout autre paysan et lui dit: Bonjour, brave homme, indique-moi, je te prie, le chemin pour aller à tel endroit. On lui répond Si tu prends celui-là, tu ne t'égareras point. Se tournant alors vers son compagnon, il a raison, dit le crédule, prenons par là. - L'Homme prudent se met à rire, et le raille d'ajouter foi si aisément à ce qu'on lui dit, et pendant que l'autre poursuit sa route il s'arrête devant ces deux chemins. Déjà il commençait à lui paraître ridicule de ne plus avancer, lorsque par l'autre sentier, il voit un cavalier bien monté et bien habillé arrivant de la ville. Notre homme s'en félicite, et, dès qu'il l'a approché, il le salue et lui demande le chemin. Afin de se faire bien venir, il lui dit pourquoi il est ainsi arrêté et par là lui montre qu'il le (279) préfère au berger. Le hasard a voulu que ce cavalier fût un de ces charlatans qu'on nomme bateleurs, plein de malice, qui joua, même sans profit pour lui, un tour de sa façon. Va par-là, dit-il donc, car c'est de là que je viens. Après cette indication trompeuse, il s'en alla.

Mais quel moyen de tromper un si grand philosophe? - Je n'accepte pas, dit-il, cette indication comme vraie mais comme vraisemblable: et parce que je ne vois ni utilité, ni convenance à rester plus longtemps cri cet endroit, je suis cette route. Pendant ce temps-là, celui qui s'est trompé en donnant trop tôt son assentiment au dire du berger, se reposait déjà au lieu même où allaient les deux voyageurs; l'autre au contraire, ne se trompant pas parce qu'il suivait le probable, va et vient à travers je ne sais quelles forêts, et ne trouve même plus personne qui connaisse le lieu qu'il cherche.

A vous dire vrai, je n'ai pu m'empêcher de rire en rappelant cette comparaison. Je voyais, en effet, que, parles discours des académiciens, il se faisait, je ne sais comment, que celui qui se trouvait, par hasard dans le bon chemin, était néanmoins dans l'erreur et que celui-là n'y paraissait pas être, que la probabilité avait conduit par des montagnes escarpées sans qu'il trouvât le lieu où il allait. Mais enfin, pour condamner la créance téméraire du premier, j'aime mieux dire qu'ils sont tous deux dans l'erreur que de dire que le dernier n'y soit point. Depuis ce temps, pour mieux combattre tant de discussions extravagantes, j'ai commencé à étudier les actions mêmes et les moeurs des hommes. Alors il m'est venu à l'esprit un si grand nombre de raisons décisives contre ces philosophes, que, bien loin de rire, je m'indignais et m'affligeais de voir que des gens si doctes, si pénétrants, fussent tombés en d'aussi coupables et aussi malfaisantes absurdités.



CHAPITRE XVI. FAIRE CE QUI PARAIT PROBABLE SANS LE CROIRE VRA1,C'EST MAL FAIRE.


35. S'il peut être vrai que tout homme qui se trompe ne pèche pas, il est sûrement vrai que tout homme qui pèche est dans l'erreur, ou dans un état encore pire. Si donc quelque jeune homme entendait dire à ces philosophes: Il est honteux de se tromper, et à cause de cela, il ne faut donner créance à rien; cependant quand quelqu'un fait ce qui lui paraît probable, il ne pèche lias, il ne se trompe pas; qu'il se souvienne seulement que son esprit ou ses sens ne lui offrent rien qu'il doive regarder pour vrai; si, dis-je, quelque jeune homme les entend parler de la sorte, ne croira-t-il pas qu'il peut tendre des pièges à la pudeur de l'épouse de son prochain? Je te le demande à toi-même, Tullius; nous traitons ici de la vie et des moeurs de la jeunesse que tu as pris tant de soins d'élever et de former dans tous tes écrits. Que pourras-tu répondre, sinon qu'il ne te paraît pas probable que ce jeune homme puisse tenir cette conduite? Mais à lui, cela paraît probable. Or, si nous devons nous conduire d'après la probabilité d'autrui, tu n'as pas dû gouverner la république. Car il n'a pas semblé à Epicure qu'on dût la gouverner. Ainsi ce jeune homme commettra ce crime; et s'il est pris, où te trouvera-t-il pour le défendre? et quand il te trouverait, que dirais-tu? Sans doute, tu nierais le fait. Mais il est si clair, qu'on ne peut le nier. Apparemment tu soutiendras, comme jadis dans l'école de Cumes ou de Naples, qu'il n'a point péché ni même erré. Car il ne s'est point persuadé comme une vérité qu'il fallût commettre cet adultère. Il s'est offert à lui une probabilité, il y a consenti et il a commis le crime, ou plutôt il ne l'a pas commis, il lui a seulement semblé le commettre. Et pendant qu'en ce moment peut-être il déshonore cette femme sans en être sûr, son imbécile de mari remplit tout de bruits et de procès pour soutenir la pudeur de son épouse.

Si les juges viennent à connaître ceci, ou ils suriront des académiciens et puniront le crime comme très-réel; ou suivant le système de ces philosophes, ils ne condamneront cet homme que probablement et vraisemblablement; de sorte que l'avocat ne saura que faire pour défendre son client. Car il n'ai, ra de reproches à faire. à personne, puisque: tous disent que les juges n'ont point failli, n'ayant fait que ce qui leur a paru probable, sans y donner créance. Il quittera donc le rôle d'avocat pour celui de philosophe, afin de consoler ce jeune homme. Car puisqu'il a fait de si grands progrès dans l'académie, il ne sera pas malaisé de lui persuader de se considérer comme n'étant condamné qu'en songe. Mais vous croyez que je plaisante? (280)? Certainement je pourrais juger par tout ce qu'il y a de plus sacré, que je ne sais nullement comment cet homme a péché (1); si celui qui fait ce qui lui paraît probable ne pèche point; à moins toutefois qu'ils ne disent qu'il y a une totale différence entre pécher et se tromper, et que dans leurs préceptes, ils ont voulu nous empêcher simplement de nous tromper, sans regarder le péché comme une chose fort importante.


36. Je ne parle point des homicides, des parricides, des sacrilèges, ni de tous les crimes et de toutes les injustices qu'on peut s'imaginer ou commettre, et que des juges si sages ont pris soin de justifier par ces quelques mots: Je n'ai donné créance à rien, donc je n'ai pas failli. Or, comment ne ferais-je pas ce qui m'a paru probable? Ceux qui ne croient pas que l'on puisse, avec la probabilité, amener à de tels crimes, peuvent lire le discours où Catilina (2) sut persuader le meurtre de sa patrie, ce qui renferme tous les forfaits réunis.

Qui maintenant ne rit de cette doctrine? Ils disent eux-mêmes que, dans leurs actions, ils ne suivent que ce qui leur paraît probable, et ils cherchent pourtant avec grand soin la vérité, quoiqu'il leur paraisse probable qu'on ne peut la trouver. O l'étrange phénomène! Mais laissons ces considérations qui n'ont rien de commun avec nous, qui n'entrent point dans les événements de notre vie et ne mettent point nos fortunes en danger. Ce qui est capital, ce qui est à craindre et ce qui doit effrayer tout homme de bien, c'est que si la probabilité existe, quand il aura paru probable à qui que ce soit qu'on peut commettre tel crime qui se présente, pourvu qu'il ne donne sa créance à aucun en le regardant comme vrai, c'est qu'il le commettra, sans qu'on puisse l'accuser, non-seulement de crime, mais même d'erreur. Eh quoi! Est-ce qu'ils n'ont pas prévu tout cela? Au contraire, ils l'ont très-habilement et très-sagement prévu. Et sans prétendre imiter tant soit peu Cicéron en habileté, en activité, en génie et en science, si cependant lorsqu'il soutient que l'homme ne peut rien connaître, on lui disait seulement: Je sais que cela me paraît probable; il n'aurait rien à dire pour réfuter cet argument.


1. Rét. liv. 1,ch. 3,n. 2.

2.Salluste sur Catilina, chap. 12.




Augustin, contre les académiciens. - CHAPITRE X. DEUX AXIOMES DES ACADÉMICIENS.