Augustin, des moeurs. - CHAPITRE XXXI. LES ANACHORÈTES ET LES CÉNOBITES.

CHAPITRE XXXI. LES ANACHORÈTES ET LES CÉNOBITES.


65. Aimer l'homme et se priver de sa vue, n'y a-t-il pas là quelque chose de surhumain? Manichéens, embrassez donc ces moeurs et cette admirable continence des chrétiens parfaits qui ont cru devoir non-seulement louer, mais même pratiquer la chasteté parfaite. Alors, si du moins il vous reste quelque pudeur, vous n'oserez plus auprès des ignorants vanter impudemment votre prétendu détache. ment sous prétexte qu'il est très-difficile. Je ne parlerai pas de ce que vous ignorez, mais seulement de ce que vous cachez. Qui ne sait en effet que le nombre des chrétiens adonnés à la continence parfaite, va croissant de jour en jour, sur toute la face de l'univers, surtout en Orient et en Egypte? Un fait aussi public, vous ne pouvez l'ignorer.


66. Je ne dirai rien de ces hommes dont je viens de parler, et qui, soustraits entièrement à tout regard humain, se contentent d'un peu de pain et d'eau qu'on leur apporte à des jours marqués, n'ont d'autre habitation que les plus sombres déserts, ne connaissent de jouissance que leur entretien avec Dieu . et se trouvent souverainement heureux dans la contemplation de cette beauté divine qui n'est accessible qu'à l'intelligence des saints. Je le répète, je ne dirai rien d'eux. Plusieurs les accusent d'avoir porté trop loin le renoncement aux choses de la terre: de tels accusateurs ne comprennent pas combien les prières de ces âmes nous sont utiles; quel puissant exemple est pour nous la vie de ceux mêmes dont la vue nous échappe. Mais il me paraît inutile de discuter longuement sur ce sujet. Comment nos paroles feraient-elles admirer cette sainteté suréminente à ceux qui ne l'honorent pas spontanément? Contentons-nous de faire remarquer à ceux qui se mettent sottement au-dessus des autres que cette tempérance et cette continence des chrétiens parfaits a été portée si loin, que plusieurs estiment qu'elle doit être diminuée et ramenée à une mesure en quelque sorte plus humaine. Tant leur genre de vie parait surhumain à ceux-là mêmes à qui il déplaît!


67. Mais si nos regards sont trop faibles pour soutenir ce spectacle, pourrons-nous refuser (514) notre admiration et nos éloges à ces autres hommes qui, méprisant et quittant les jouissances de ce monde, même la vie commune, embrassent la chasteté et la perfection, adonnés à la prière, à la lecture, à l'étude, inaccessibles au gonflement de l'orgueil, aux contentions de l'amour-propre, aux tourments de l'envie, respirant la modestie, le respect, la paix? De leur vie passée tout entière dans la concorde et dans l'union avec Dieu, ils font une offrande des plus agréables au Seigneur, qui leur a donné de pouvoir faire de si grandes choses. Aucun d'entre eux ne possède rien en propre; aucun n'est à charge aux autres. Par le travail manuel ils se procurent ce qui est nécessaire à leur corps, de manière, toutefois, à ne pas distraire leur esprit de la pensée de Dieu. Leur ouvrage achevé, ils le remettent aux mains de ceux qu'ils appellent doyens, parce que chacun de ces derniers a dix hommes sous sa surveillance. Par ce moyen aucun d'eux n'a à s'occuper du soin de son corps ni quant à la nourriture ni quant au vêtement, ni quant à ses autres besoins, ni quant aux nécessités de chaque jour, ni même quant aux changements survenus dans sa santé. Pour ces doyens, s'occupant de tout avec la plus vive sollicitude, empressés de se prêter à toutes les exigences de cette vie, et à toutes les faiblesses du corps, ils ne laissent pas cependant de rendre compte de leur propre administration à un supérieur à qui ils donnent le nom de père. De leur côté, ces pères, remarquables non-seulement par la sainteté de leurs moeurs, mais aussi par leur science éminente des choses divines et par leur supériorité en toutes choses, prennent soin, sans orgueil, de ceux qu'ils appellent leurs fils.

Ainsi jaillit d'un côté la plus sublime autorité dans le commandement, et de l'autre le plus parfait accord dans l'obéissance. Chaque soir, avant de prendre aucune nourriture, ils sortent tous de leurs habitations pour se réunir en commun et recueillir la parole de leur père. Autour de chacun de ces pères on voit accourir jusqu'à trois mille hommes, quelquefois même on en trouve un plus grand nombre soumis à l'autorité d'un seul. Ils écoutent avec un zèle admirable et dans le plus profond silence, manifestant par des gémissements, par des larmes ou par une joie modeste et silencieuse les diverses impressions que fait naître en eux la parole de l'orateur. Ensuite ils prennent leur réfection corporelle, dans la mesure exigée par leur santé, chacun s'occupant de réprimer les élans de la concupiscence, qui ne peut trouver de satisfaction dans des aliments communs et peu abondants. Ainsi non-seulement ils se privent de viandes et de vin, dans une mesure suffisante pour dompter leurs passions, ils s'abstiennent encore de ce qui peut aiguillonner l'estomac ou les jouissances du palais, je veux dire la manière recherchée de préparer les aliments, sous prétexte de propreté. De là en effet est venue l'habitude ridicule et honteuse de patronner le coupable désir des nourritures recherchées, autres que les viandes. Ce travail des mains, cette sobriété des repas doit leur laisser un imposant superflu; ce superflu est distribué aux pauvres avec plus de zèle que n'en mettent à l'acquérir ceux même qui le distribuent. En effet, ils ne se préoccupent nullement d'arriver à cette abondance, tandis qu'ils s'empressent de se dépouiller de ce qui peut leur être superflu; c'est au point qu'on les voit expédier des vaisseaux tout chargés dans les lieux habités par des indigents. Mais n'insistons pas davantage sur des faits que tous connaissent parfaitement.


68. Telle est aussi la vie des femmes qui s'empressent au service de Dieu dans la chasteté. Réunies dans des demeures spéciales et convenablement distantes de celles des hommes, elles ne leur sont unies que par la charité et par l'imitation de leurs vertus. Aucun jeune homme n'a accès auprès d'elles, les vieillards même les plus graves et les plus éprouvés ne franchissent pas le vestibule, quand ils se présentent pour leur fournir les choses nécessaires. Le travail de la laine exerce leur corps et subvient à leurs besoins; elles fournissent les vêtements aux frères et reçoivent en retour ce qui est nécessaire à leur nourriture. Quand je me proposerais de louer ces moeurs, cette vie, cet ordre, cette institution, je ne pourrais le faire dignement, et je craindrais de laisser croire que tant de merveilles ont besoin pour être admirées d'autre chose que d'être simplement exposées, si à la simplicité de la narration je croyais devoir ajouter le cothurne du panégyriste. Manichéens, critiquez ces merveilles, si vous le pouvez. Mais gardez-vous de semer si ostensiblement votre zizanie parmi des hommes aveugles et incapables de discernement.

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CHAPITRE 32. ÉLOGE DES CLERCS.


69. Toutefois, dans l'Eglise catholique, les moeurs excellentes sont loin d'être chose si rare qu'il n'y ait à louer que la vie des hommes dont je viens de parler. En effet, combien j'ai connu d'évêques de la plus haute vertu, de la sainteté la plus éminente; combien de prêtres, combien de diacres et de ministres des divins sacrements dont la vertu me paraît d'autant plus admirable, d'autant plus digne d'être célébrée, qu'elle est plus difficile à conserver au sein de cette immense variété d'hommes, et dans le tumulte de cette vie! En effet c'est autant à ceux qui ont besoin de guérison qu'à ceux qui sont guéris qu'ils sont chargés de donner leurs soins. On doit supporter les vices de la multitude afin de les guérir, et avant de calmer la peste il faut d'abord la tolérer. Mais qu'il est difficile de ne pas se départir ici de la vie la plus parfaite et de conserver son coeur dans le calme et la tranquillité! Pour tout dire en un mot, les premiers se portent là où l'on apprend à vivre, et les autres où l'on vit.



CHAPITRE XXXIII. LES CHRÉTIENS DANS LE MONDE.


70. Je me garderai bien cependant de jeter le mépris sur une classe très-louable de chrétiens. Je veux parler de ceux qui passent leur vie dans les cités et qui sont pourtant loin de ressembler au vulgaire. J'ai vu moi-même la demeure des saints à Milan; ils étaient nombreux et présidés par un seul prêtre dont la sainteté rivalisait avec la science. A Rome j'ai connu plusieurs de ces habitations, dans lesquelles ceux qui se distinguent par la gravité, la prudence et la science des choses divines, ont seuls le droit de présider les autres. Tous vivent dans la charité chrétienne, dans la sainteté et la liberté. Afin de n'être à charge à personne, suivant en cela l'habitude des Orientaux et l'exemple de l'apôtre saint Paul, ils se suffisent par le travail des mains. J'ai même appris que plusieurs s'y livraient à des jeûnes incroyables, refusant de prendre de la nourriture chaque jour au déclin de la lumière, ce qui pourtant est d'un usage universel, mais allant jusqu'à passer trois jours de suite et quelquefois plus, sans prendre aucun aliment ou aucun breuvage. Et ce ne sont pas seulement les hommes, mais les femmes elles-mêmes qui en agissent ainsi. On voit de ces femmes, veuves et vierges, habiter ensemble en grand nombre, gagner leur nourriture en tissant la laine et la toile. Elles sont présidées par les plus habiles et les plus aptes non-seulement à former les moeurs mais encore à développer les intelligences, unissant pour cela la gravité la plus austère à l'expérience la plus consommée.


71. Et néanmoins personne n'est contraint à ce qui surpasserait ses forces; on n'impose à qui que ce soit ce qu'il ne veut pas accepter, et si quelqu'un se déclare impuissant à marcher sur les traces des autres, il n'est pas pour cela condamné. Tous en effet se souviennent de l'instante recommandation faite dans toutes les Ecritures de pratiquer la charité. Ils n'oublient pas que «tout est pur pour les purs (1),» ni: «ce n'est pas ce qui entre dans votre bouche qui vous souille, mais ce qui en sort (2).» Tous leurs soins consistent à se priver de nourriture, non pas parce que les viandes seraient impures à leurs yeux, mais dans le but de dompter la concupiscence. Leur grande sollicitude est également de conserver la charité fraternelle. Ils n'oublient pas ces paroles: «La nourriture est pour l'estomac et l'estomac pour la nourriture; or Dieu détruira l'un et l'autre; (3)» et ailleurs: «Ce n'est pas parce que nous avons mangé que nous serons dans l'abondance, ni parce que nous n'aurons pas mangé que nous serons dans le besoin (4).» Et surtout: «Il est bon, mes frères, de ne pas manger de chair, de ne pas boire de vin et de ne faire quoi que «ce soit, s'il doit en résulter du scandale pour vos frères.» Dans ce passage, l'Apôtre prouve que c'est vers la charité que tout cela doit être dirigé. «En effet l'un se persuade qu'il peut manger de tout; mais, dit-il, que celui qui est faible mange des légumes. Que celui qui mange ne méprise pas celui qui croit devoir ne pas manger, et que celui qui ne mange pas ne juge pas celui qui mange, car il ne relève que de Dieu. Qu'es-tu donc, pour juger le serviteur d'autrui? C'est pour son maître qu'il se tiendra debout ou qu'il tombera; or il se tiendra debout, car Dieu est assez puissant pour l'affermir.» Et un peu plus loin: «Celui qui mange, le fait pour le Seigneur et il rend grâces



1. Tt 1,15 - 2. Mt 15,11 - 3. 1Co 6,13 - 4. 1Co 8,8

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à Dieu, et celui qui ne mange pas, c'est pour le Seigneur qu'il refuse la nourriture, et il rend grâces à Dieu. Donc, ajoute-t-il, chacun d'entre nous aura à rendre compte de lui-même. Ne nous jugeons donc plus les uns les autres; faites seulement en sorte de ne pas servir d'obstacle ou de scandale à votre frère. Je sais en Notre-Seigneur Jésus-Christ et d'une manière certaine que rien n'est commun par soi-même; il n'y a quelque chose de commun que pour celui qui le croit.» Pouvait-on prouver plus clairement que ce n'est pas dans les choses mêmes dont nous nous nourrissons, mais dans l'intention que se trouve la cause de la souillure? Dès lors ceux qui sont assez forts pour mépriser ces distinctions de viandes, avec la persuasion intime qu'ils ne sont pas souillés, pour avoir accepté telle nourriture sans y joindre aucun désir coupable, ceux-là même ne doivent pas perdre de vue la charité. Ecoutez ce qui suit: «Car si à l'occasion de la nourriture votre frère est contristé, vous cessez de marcher selon la charité (1).»


72. Lisez le reste, car il serait trop long de tout citer, et vous trouverez que ceux qui pouvaient mépriser ces formalités, c'est-à-dire les forts et les savants, étaient cependant obligés d'apporter assez de modération dans leurs actes pour n'offenser en aucune manière ceux dont la faiblesse était encore trop grande pour passer outre. Or, les chrétiens dont je parlais connaissent ces règles et s'y soumettent, car ils sont, non pas hérétiques, mais chrétiens. Ils interprètent les Ecritures selon l'esprit apostolique et non selon le nom orgueilleux et usurpé d'apôtre. Personne ne méprise celui qui refuse de manger, personne ne juge celui qui mange. Celui qui est faible mange des légumes, et beaucoup de ceux qui sont forts en mangent aussi, pour ménager la faiblesse des faibles. D'autres encore, et en grand nombre, le font sans aucune nécessité, uniquement parce qu'ils préfèrent une alimentation plus vile et une existence moins somptueuse et plus tranquille. «Tout m'est permis, dit-il, et pour«tant je ne m'astreindrai à rien (2).» C'est ainsi que plusieurs refusent de se nourrir de viandes quoique cependant ils ne les regardent pas superstitieusement comme impures. De même ceux qui s'en abstiennent, quand ils sont en bonne santé, en usent sans crainte quand ils sont malades. Beaucoup ne boivent pas de vin,


1. Rm 14,2-21 - 2. 1Co 6,12

et cependant ils ne se regarderaient pas comme souillés par le vin; aussi en font-ils donner très-volontiers et très-amicalement à ceux qui sont languissants ou qui en ont besoin pour conserver leurs forces. Ceux qui en refuseraient par superstition, on les avertit fraternellement de ne pas s'exposer à s'affaiblir, avant de se sanctifier. On leur lit le passage où l'Apôtre ordonne à son disciple de prendre un peu de vin, à raison de ses fréquentes infirmités (1). C'est ainsi qu'ils embrassent la piété avec zèle; et quant aux exercices du corps, ils comprennent, comme le dit le même apôtre, qu'ils doivent y consacrer quelques instants (2).


73. Ceux donc qui peuvent s'abstenir s'abstiennent, et ils sont en grand nombre. Ils se privent de viandes et de vin pour deux motifs ou bien pour ménager la faiblesse des frères, ou pour se rendre plus libres eux-mêmes. Mais c'est surtout à la charité qu'ils s'attachent, c'est à elle qu'ils conforment leur nourriture, leur langage, leur vêtement, leur extérieur. C'est dans la charité seule qu'ils s'unissent et conspirent; l'offenser, c'est à leurs yeux offenser Dieu lui-même; si quelqu'un s'obstine à la violer, on le blâme ou on le chasse. Ce qui blesse cette vertu ne peut durer un seul jour. Ils savent que Jésus-Christ et les apôtres ont recommandé la charité d'une manière si pressante, que si elle disparaît tout disparaît avec elle, et si elle règne tout abonde.



CHAPITRE XXXIV. LES MAUVAIS CHRÉTIENS CONDAMNÉS.


74. Manichéens, répondez si le vous pouvez. Considérez ces chrétiens, et si vous l'osez, nommez-les sans mensonge et au prix de votre honte. A leurs jeûnes comparez les vôtres, chasteté à chasteté, vêtement à vêtement, repas à repas, modestie à modestie,. charité à charité, et surtout, car la discussion présente le réclame, comparez leurs préceptes et les vôtres. Alors vous saisirez la différence qui existe entre l'ostentation et la sincérité, entre le droit chemin et les faux sentiers, entre la vérité et le mensonge, entre la force et l'enflure, entre la béatitude et la misère, entre l'unité et la division, enfin entre les sirènes de la superstition et le port assuré de la religion.



1. 1Tm 5,23 - 2. 1Tm 4,8

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75. Gardez-vous de m'opposer ceux qui portant le nom de chrétiens ou bien ignorent ou bien ne réalisent pas la sublimité de leur profession. N'arguez rien de cette multitude d'ignorants qui, même dans la vraie religion, sont superstitieux ou tellement esclaves de leurs passions, qu'ils oublient les promesses par eux jurées à Dieu. J'en ai connu plusieurs qui adoraient les sépulcres et les peintures, j'en ai connu plusieurs qui se livraient à d'abondantes libations sur les morts, offrant des festins aux cadavres. Ceux-là s'ensevelissent eux-mêmes sur ces cadavres ensevelis, et font hommage à la religion de leurs excès et de leur ivresse. J'en ai connu plusieurs qui, en paroles, ont renoncé au siècle et qui se laissent encore opprimer par toutes les vanités de ce siècle, trouvant leur joie dans cette oppression même. Au sein d'une si grande foule de peuple, il n'est pas étonnant que vous en trouviez dont la vie méprisable vous serve à tromper les imprudents, à les détourner du salut catholique. Vous-mêmes, qui êtes si peu nombreux, vous éprouvez de cruelles angoisses quand nous vous sommons, parmi ceux que vous nommez les élus, d'en montrer un seul qui observe ces préceptes dont une folle superstition vous fait prendre la défense. - Mais j'ai résolu de vous montrer, dans un autre volume, combien ces préceptes sont vains, nuisibles et sacrilèges, et comment il peut se faire qu'ils soient inobservés par le plus grand nombre d'entre vous et presque par vous tous.


76. Maintenant il ne me reste qu'à vous avertir de cesser enfin de maudire l'Eglise catholique, en blâmant les moeurs d'hommes coupables qu'elle condamne la première, et que chaque jour elle s'applique à corriger comme on corrige des enfants vicieux. Or, tous ceux d'entre eux qui, aidés de leur bonne volonté et de la grâce de Dieu, se corrigent de leurs fautes, recouvrent, par la pénitence, ce qu'ils avaient perdu par le péché. Ceux, au contraire, qui par une volonté mauvaise persévèrent dans leurs vices anciens et en ajoutent toujours de plus graves, on les laisse, il est vrai, dans le champ du Seigneur, on leur permet de croître avec les bonnes semences, mais viendra un temps où l'on séparera la zizanie. Ou bien, si à cause de leur nom de chrétiens, on doit plutôt les assimiler à la paille qu'aux épines, viendra aussi Celui qui purifiera son aire, séparera la paille du froment, et avec une souveraine équité rendra à chacun selon ses oeuvres (1).



CHAPITRE XXXV. CONCESSIONS FAITES PAR L'APÔTRE AUX BAPTISÉS.


77. Pourquoi donc vous enflammer de haine, pourquoi. vous laisser aveugler par l'esprit de parti? Pourquoi vous embarrasser dans la longue défense de cette grande erreur? Cherchez les fruits dans la campagne et le froment dans l'aire, vous en découvrirez facilement; ils se présenteront d'eux-mêmes à vous. Pourquoi trop fixer vos regards sur des purifications de détail? Pourquoi, en les effrayant par les aspérités de la haie, priver des hommes ignorants de l'abondance d'un jardin fertile? Il y a une entrée sûre que bien peu connaissent, entrée dont vous niez l'existence ou que vous ne voulez pas découvrir. Il y a dans l'Eglise catholique une multitude innombrable de fidèles qui n'usent pas de ce monde; il en est qui en usent comme n'en usant pas (2), selon la parole de l'Apôtre, et c'est ce qui a été prouvé dans ces temps où l'on voulait contraindre les chrétiens à adorer les idoles. Combien d'hommes l'on vit alors, comblés de richesses, combien de pères de famille dans les campagnes, de négociants, de militaires, de chefs de cité, de sénateurs, de personnes de l'un et de l'autre sexe, quitter tous ces biens temporels, dont ils usaient, il est vrai, mais sans en être les esclaves, subir la mort pour la foi et la religion, et prouver aux infidèles que ces richesses sont plutôt possédées par les chrétiens, que les chrétiens ne sont possédés par elles!


78. Pourquoi mentir jusqu'à ce point, et soutenir que les fidèles renouvelés par le baptême, doivent s'interdire la génération des enfants, la possession de champs, de maisons et d'argent? Rien de tout cela n'est proscrit par l'Apôtre. Ecrivant aux fidèles, après avoir fait l'énumération de beaucoup de vices qui excluent du royaume des cieux, il ajoute: «Et c'est là ce que vous avez été, mais vous êtes purifiés, sanctifiés, justifiés au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ et dans l'Esprit de notre Dieu.» Ces hommes purifiés et sanctifiés, tous comprennent que ce sont les fidèles, et ceux qui ont renoncé au monde. Mais puisqu'il



1. Mt 3,13 Mt 13,24 - 2. 1Co 7,31

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nous déclare quels sont ceux à qui il écrit, voyons s'il leur permet ce dont nous parlons. «Tout m'est permis, ajoute-t-il, mais tout ne m'est pas avantageux; tout m'est permis, mais je ne me rendrai l'esclave de quoi que ce soit. La nourriture est pour l'estomac et l'estomac pour la nourriture; mais Dieu détruira l'un et l'autre. Le corps n'est pas pour la fornication mais pour le Seigneur, et le Seigneur pour le corps. Or Dieu a ressuscité le Seigneur, et nous aussi il nous ressuscitera par sa puissance. Ignorez-vous que vos corps sont les membres du Christ? Prendrai-je donc les membres du Christ pour en faire les membres d'une prostituée? assurément non. Ignorez-vous que celui qui s'attache à une prostituée, devient un même corps avec elle? Car, dit Dieu, ils seront deux dans une seule chair. Or celui qui s'attache à Dieu, devient un même esprit avec lui. Fuyez la fornication. Tout péché que commet un homme est un péché extérieur au corps; au contraire, celui qui commet la fornication pèche contre son propre corps. Ignorez-vous que vos membres sont le temple du Saint-Esprit, qui est en vous, que vous avez reçu de Dieu? vous ne vous appartenez donc pas à vous-mêmes: car vous avez été chèrement achetés; glorifiez donc et portez Dieu dans votre corps (1). - Quant à ce qui fait l'objet de votre lettre, je dis qu'il est bon à l'homme de ne pas toucher de femme. Mais par crainte d'incontinence, que chacun ait sa femme, et que chaque femme ait son mari. Que le mari rende le devoir à son épouse, et l'épouse à son mari. La femme n'a point pouvoir sur son corps, c'est l'homme qui a ce pouvoir. De même l'homme n'a point pouvoir sur son propre corps, ce pouvoir appartient à la femme. Ne vous séparez point, si ce n'est d'un mutuel consentement, pour un temps, et afin de vous livrer à la prière. Puis revenez l'un à l'autre, de peur que Satan ne vous tente, à raison de votre incontinence. Or, en vous parlant ainsi, je le fais par indulgence, ce n'est pas des ordres que j'impose. Je voudrais, en effet, que tous les hommes fussent comme moi; mais chacun a reçu de Dieu un don particulier, l'un d'une manière, l'autre de l'autre (2).»


79. L'Apôtre vous paraît-il avoir


1. 1Co 6,11-20
2. 1Co 7,1-7

suffisamment démontré la souveraine perfection à ceux qui sont forts, et avoir permis à ceux qui sont plus faibles ce qui est plus à leur portée? Le comble de la perfection c'est de ne point toucher de femme; c'est ce qu'il prouve en disant: «Je voudrais que tous les hommes fussent comme moi.» Or, ce qui est, voisin de cette perfection c'est la chasteté conjugale, qui défend à l'homme de faire naufrage dans la fornication. Et parce que plusieurs usent du mariage, l'Apôtre les exclut-il du nombre des fidèles? Il affirme au contraire qu'ils se sanctifient réciproquement par cette chasteté du mariage; il affirme que si l'un des deux époux est un infidèle, les enfants qui naissent de cette union sont sanctifiés, comme les époux le sont eux-mêmes: «Le mari infidèle, dit-il, a été sanctifié dans la femme fidèle, et la femme infidèle a été sanctifiée par le mari fidèle. Autrement vos enfants seraient impurs et voici qu'ils sont saints (1).» Pourquoi vous obstiner contre une vérité si évidente? Pourquoi vous efforcer de couvrir d'ombres vaines cette lumière des Ecritures?


80. Gardez-vous de dire qu'il est permis aux catéchumènes de connaître leur femme et que ce droit est refusé aux fidèles; qu'il est permis aux catéchumènes de posséder des richesses,, tandis que les fidèles ne le peuvent pas. Sachez seulement qu'il en est beaucoup qui en usent comme n'en usant pas. D'ans le bain salutaire du baptême commence en effet la rénovation de l'homme nouveau, laquelle va toujours croissant, plus promptement dans les uns, plus lentement dans les autres. Pour le plus grand nombre toutefois c'est le point de départ d'une vie nouvelle, quand on s'y applique non pas avec répugnance mais avec amour. En effet, comme le dit l'Apôtre, «bien que notre homme extérieur soit corrompu, l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour (2).» Mais si c'est afin de se perfectionner que l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour, comment donc exigez-vous qu'il commence par la perfection? Mais non, ce n'est pas là ce que vous voulez, car vous cherchez moins à relever les faibles qu'à tromper les imprudents. Vous ne devriez pas soutenir ces erreurs avec tant d'audace, lors même qu'il ne serait pas prouvé que vous êtes bien éloignés de vous acquitter 'en perfection de vos observances puériles. Vous n'êtes


1. 1Co 1,14
2. 2Co 4,16

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pas sans connaître ceux que vous admettez dans votre secte. En les voyant se lier d'une plus grande intimité avec vous, personne ne soupçonnait qu'ils trouveraient en vous ce que vous incriminez dans les autres. Se peut-il donc une plus grande impudence que d'exiger la perfection des catholiques les plus faibles, afin de pervertir les simples, tandis que tu ne leur en montreras pas l'ombre dans ta secte, lorsque tu les auras attirés? Mais je ne veux paraître vous accuser témérairement en quoi que ce soit; c'est pourquoi terminant ici ci volume, je vais dans un autre dévoiler vos maximes, et révéler vos étranges moeurs.

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LIVRE SECOND. DES MOEURS DES MANICHÉENS.

Origine et nature du mal, d'après les Manichéens

Leurs infâmes mystères.


CHAPITRE PREMIER. LE SOUVERAIN BIEN EST LE SOUVERAIN ÊTRE.


1. Quand on traite du bien et du mal, je crois qu'il ne peut venir en doute à personne que ce genre de question soit du ressort de la morale. Or, c'est de la morale qu'il s'agit dans cette discussion. Aussi je voudrais voir les hommes apporter à cette investigation une disposition d'esprit des plus parfaites et des plus pures; je voudrais qu'ils pussent contempler le souverain bien, j'entends celui qui est le bien incomparable et par excellence, et auquel l'âme raisonnable, pure et parfaite,se soumet. En effet pour peu que les hommes eussent de ce bien une faible intelligence et le missent en pratique, ils verraient qu'il n'est autre que ce qu'on appelle très-justement l'Etre souverain, le premier Etre. Et en effet, qui mérite ce nom de souverain Etre, si ce n'est Celui qui est absolument immuable en soi, qui, dans aucune de ses parties ne peut être ni corrompu ni changé et reste toujours semblable à lui-même; qui n'est point soumis aux vicissitudes du temps, qui ne peut être aujourd'hui autrement qu'il était hier? Ce qui est tel possède évidemment l'être dans le plus vrai sens du mot. Ce mot en effet désigne une nature subsistant en elle-même et inaccessible à tout changement. Or cette nature, que peut-elle êire si ce n'est Dieu lui-même, dont le contraire, si vous le cherchez avec intelligence, se révélera à vous comme le néant absolu? Car l'être n'a pas d'autre contraire que le non-être. Il n'y a donc aucune nature qui soit contraire à Dieu. Mais parce que nous n'apportons à ces considérations qu'un esprit malade et embarrassé soit par de vaines opinions, soit par une volonté perverse, ne négligeons du moins aucun effort pour parvenir lentement et sûrement à une connaissance quelconque d'un objet si relevé; et imitons ceux qui cherchent non pas avec les yeux mais pour ainsi dire à tâtons.



CHAPITRE II. NATURE DU MAL


2. Manichéens, très-souvent et même presque toujours, vous demandez à ceux à qui vous voulez insinuer votre hérésie, ce que c'est que le mal. Supposez que je vous rencontre aujourd'hui pour la première fois, je vous prie (524) de vouloir bien déposer pour un instant cette intime conviction où vous êtes de posséder la connaissance parfaite de toutes ces vérités, et de tenter avec moi l'investigation de ces mystères, comme si' vous étiez de simples ignorants. Vous allez me demander quelle est l'origine du mal. A mon tour je vous demande quelle est sa nature. De ces deux questions quelle est la plus logique? Est-ce le procédé de ceux qui cherchent l'origine de ce qu'ils ignorent? ou bien la méthode de celui qui croit devoir d'abord en chercher la nature, pour ne pas être taxé d'absurdité, en recherchant l'origine d'une chose inconnue? Or quelle intelligence serait assez aveugle pour ne pas voir que le mal d'une chose quelconque, c'est ce qui est contraire à sa nature? Mais cette seule donnée renverse votre hérésie; car aucune nature n'est le mal, s'il faut appeler mal ce qui est contraire à la nature. Et cependant vous affirmez que le mal est une substance, une certaine nature. Ajoutez que ce qui est contre la nature est par là-même opposé à la nature, cherche à la détruire, et tend par conséquent à faire que ce qui est ne soit pas. En effet qu'est-ce qu'une nature, sinon ce qui a un certain être dans son espèce? Nous nous servons du mot nouveau d'essence, dont nous faisons le mot substance synonyme, et nous l'avons tiré du mot être. Les anciens, pour qui ces mots essence et substance étaient inconnus, se servaient du mot nature en lui donnant la même signification. Si donc vous voulez déposer toute obstination, vous conclurez que le mal c'est ce qui déroge à l'essence et tend à faire qu'une chose ne soit pas.


3. Quand donc, avec l'Église catholique, nous disons que Dieu est l'auteur de toute nature et de toute substance, ceux qui sont capables de comprendre cette vérité saisissent en même temps que Dieu ne saurait être l'auteur du mal. Comment en effet Celui qui est le premier principe de tout ce qui est, pourrait-il être en même temps le principe de ce qui tendrait à attaquer l'essence même des choses et à détruire leur être? La raison proclame que c'est là le mal général. Quant à cette espèce de mal, que vous appelez le mal souverain, comment pouvez-vous soutenir qu'il est l'adversaire de la nature, de la substance, puisque, à vous en croire, il est lui-même une nature et une substance? S'il agit contre lui-même, il détruit son être; et s'il y réussit il parviendra alors au souverain mal. Mais il n'y parviendra pas, puisque vous prétendez que non-seulement il est une nature, mais encore une nature éternelle. Donc il est impossible de dire que le souverain mal soit une substance.


4. Que faire donc? J'en connais plusieurs parmi vous dont l'intelligence est impuissante à saisir ces vérités. J'en connais aussi quelques-uns qui, quoique doués d'un sens droit, ne suivent dans cette étude que l'inspiration de leur volonté mauvaise, et, au risque de perdre tout jugement, agissent avec obstination et cherchent plutôt à en imposer aux petits et aux faibles qu'à reconnaître eux-mêmes la vérité. Toutefois, lors même qu'aucun parmi vous ne me lirait sans prévention, lors même qu'aucun ne devrait déposer vos erreurs, je ne me repentirais pas encore d'avoir écrit; j'obtiendrai du moins que les esprits droits, soumis à Dieu et jusque-là étrangers à vos doctrines, ne pourront plus, après m'avoir lu, se laisser surprendre à vos discours mensongers.



CHAPITRE 3. AUTRE DÉFINITION DU MAL.


5. Poursuivons donc nos recherches avec plus de soins encore et, autant que possible, avec plus de clarté. Je vous demande de nouveau quelle est la nature du mal. Si vous répondez: le mal c'est ce qui nuit; en cela vous n'êtes point dans l'erreur. Mais alors je vous en prie, réfléchissez, examinez, déposez tout esprit de parti et cherchez la vérité uniquement pour la trouver et non pour la combattre. Nuire c'est priver de quelque bien ce à quoi l'on nuit. On ne peut nuire qu'à cette condition. Que voulez-vous de plus clair? que voulez-vous de plus simple? de plus aisé à comprendre pour l'esprit le plus médiocre dès qu'il n'y apporte pas d'entêtement? Ce principe une fois posé, voici ce me semble, les conséquences qui en découlent. Ce qu'il vous plait d'appeler le souverain mal ne peut nuire à quoi que ce soit qu'autant qu'il y trouve quelque bien. Or, dites-vous, il n'existe que deux natures: le royaume de la lumière et le royaume des ténèbres. Le royaume de la lumière vous avouez que c'est Dieu, et en Dieu vous admettez une nature simple, et dont la simplicité ne peut souffrir ni division de parties, ni infériorité d'une partie à l'égard d'une autre. Avouez donc (522) dès lors, la logique vous y contraint, quoique votre système y répugne, avouez que cette nature, par cela même qu'elle est le souverain bien, comme vous n'en doutez pas, par cela même qu'elle est immuable, impénétrable, incorruptible et inviolable, comme vous l'enseignez hautement, car autrement elle ne serait pas le souverain bien; avouez, dis-je, que nulle influence nuisible ne peut l'atteindre. D'un autre côté, puisque nuire c'est priver de quelque bien, comment pourrait-on nuire au royaume des ténèbres puisque ce royaume n'est susceptible d'aucun bien? Ainsi rien ne peut nuire au royaume de la lumière parce qu'il est inviolable; à qui donc nuira ce que pou: appelez le mal?




Augustin, des moeurs. - CHAPITRE XXXI. LES ANACHORÈTES ET LES CÉNOBITES.