Augustin, des moeurs. - CHAPITRE XIII. ON DOIT JUGER L'INTENTION ET NON LES FAITS.

CHAPITRE XIII. ON DOIT JUGER L'INTENTION ET NON LES FAITS.


27. Ces blasphèmes sortis de votre coeur se retrouvent sans cesse sur vos lèvres. Cessez donc d'exalter votre signe de la bouche, auquel vous n'attachez tant d'importance que pour tromper les simples. Mais peut-être faites-vous consister l'importance de ce signe dans votre abstinence de viandes et de vin. Alors laissez-moi vous demander dans quelle intention vous en agissez ainsi. En effet, si l'intention que nous nous proposons dans nos oeuvres est non-seulement innocente, mais encore louable, nos actions aussi seront louables. Mais si l'intention est criminelle, quel que soit alors le devoir accompli, il méritera la réprobation et le blâme général.


28. On rapporte de Catilina, qu'il pouvait supporter le froid, la soif et la faim (1). Cet homme couvert de vices et de sacrilèges, avait cela de commun avec nos apôtres. La différence à établir entre ce parricide et nos apôtres, d'où la tirerons-nous donc si ce n'est de l'intention même qui le faisait. agir? Il pratiquait cette abstinence afin de satisfaire ses passions les plus immodérées et les plus cruelles. Au contraire les apôtres, par leur abstinence, se proposaient de réprimer ces mêmes passions et de les soumettre à l'empire de la raison. Quand on exalte devant vous la multitude des vierges catholiques, votre réponse favorite est de dire: une mule est vierge aussi. Cette audace ne vous vient que de votre ignorance de la discipline catholique; cependant vous déclarez ainsi clairement que cette continence est vaine si elle n'est pratiquée pour une fin droite et légitime. Les catholiques à leur tour peuvent comparer votre abstinence de viandes et de vin aux animaux sans raison, à la multitude des passereaux et enfin aux innombrables espèces de vermisseaux. Mais je m'abstiens de ces rapprochements, car je ne veux pas imiter votre témérité, je veux seulement examiner dans quelle intention vous pratiquez cette abstinence. L'intention, c'est là en effet le seul point à rechercher dans les moeurs. Si c'est par modération, si c'est pour réprimer vos passions que vous vous privez de ces nourritures et de ce breuvage qui nous délectent et nous réjouissent, c'est bien. Mais il n'en est pas ainsi.


29. Je suppose deux hommes. L'un, très-modéré et d'une réserve extrême à l'égard de son estomac et de son palais, ne prend qu'un seul repas par jour. Ce souper se compose de quelques légumes, mêlés d'un peu de lard et en quantité strictement suffisante pour apaiser sa faim. Pour soutenir sa santé et calmer sa soif, il prend deux ou trois petites mesures de vin pur, telle est son alimentation quotidienne. L'autre s'abstient entièrement de viandes et de vin, mais en retour, aussitôt la neuvième heure arrivée, on lui sert les fruits les plus exquis, des fruits étrangers et variés avec le plus d'art possible, il arrose tout cela d'un cidre abondant, et au commencement de la nuit le même service doit recommencer. Il boit de l'eau miellée, et le jus extrait de certains fruits,



1. Salluste préface de Cat., ch. 4.

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imitant assez le vin et même d'un goût plus suave. Il en boit, non pas selon sa soif, mais selon son attrait; et tout cela revient chaque jour, non pas précisément qu'il en ait besoin, sinon pour ses plaisirs et sa propre jouissance. Or, lequel de ces deux hommes vous paraît le mieux pratiquer la vie d'abstinence? Je ne vous suppose pas encore d'un aveuglement tel que vous ne préfériez à ce dernier mon homme de tout à l'heure avec son maigre lard et sa petite quantité de vin.


30. C'est là le cri de la vérité; mais votre erreur chante sur un autre ton. Cet élu de votre invention et immortalisé par les. trois signes, s'il mène chaque jour l'existence de celui que je viens de décrire, pourra bien s'attirer, en vivant ainsi, les reproches d'un ou deux frères plies sérieux; mais quant à être condamné, il ne le sera pas, puisqu'il n'est pas violateur du sceau.. Au contraire, qu'il vienne à manger une seule fois avec le premier, qu'il oigne ses lèvres avec un petit morceau de lard rance, qu'il se désaltère avec un peu de vin éventé, de par l'autorité de votre fondateur, au grand étonnement de vous tous et cependant d'après votre consentement, il sera condamné aux flammes éternelles comme ayant violé le sceau. Je vous en prie, quittez cette erreur; écoutez votre raison, opposez une barrière à l'habitude. Quoi de plus pervers en effet que cette perversité? Quel délire! Quelle folie de dire ou de penser qu'un homme repu de champignons, de truffes, de gâteaux, d'épices, de lasers, réclamant chaque jour le même luxe d'aliments, ne présente aucun des caractères qui puissent le faire déchoir des trois signes, c'est-à-dire de la règle de la sainteté! L'autre, au contraire, qui ne prend que des légumes communs, fort mal assaisonnés, et en quantité uniquement suffisante pour subvenir aux besoins de son corps, y ajoutant trois petits verres de vin pour conserver sa santé, s'attire nécessairement par cette alimentation les plus rigoureux châtiments. Quelle absurdité!



CHAPITRE XIV. TROIS CAUSES LOUABLES DE L'ABSTINENCE.


31. «Mais, dit l'Apôtre, il est bon, mes frères, de ne pas manger de viande et de ne pas boire de vin (1).»Personne de rions n'en doute, pourvu que cette abstinence ait pour motif ou la fin dont j'ai parlé plus haut et qu'expriment ces paroles: «Ne prenez nul soin de la chair dans les concupiscences (2);» ou bien, comme saint Paul l'indique plus loin, qu'on ait pour but d'enchaîner la gourmandise, que ces sortes d'aliments excitent et irritent; ou enfin, dans la crainte de scandaliser son frère, et de porter les faibles à faire acte d'idolâtrie. En effet, à l'époque où écrivait l'Apôtre, on vendait dans les étalages beaucoup de viandes qui avaient été offertes aux idoles. Et parce qu'on faisait aussi des libations de vin aux idoles, plusieurs chrétiens, réduits à acheter ces substances, préférèrent se priver de viande et de vin, plutôt que de tomber sans le savoir dans ce qu'ils croyaient être une communication avec les idoles. C'est pour ménager ces chrétiens faibles que les autres, quoique plus instruits, quoique intimement persuadés qu'il fallait mépriser ces scrupules, bien persuadés que la viande n'est souillée que par une mauvaise conscience; pleinement attachés à cette maxime du Sauveur: «Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche, qui souille l'âme, mais ce qui en sort (3),» crurent devoir néanmoins se priver de ces aliments afin de ne point scandaliser: Et ce que j'émets ici n'est point un simple soupçon, c'est un fait constaté dans les épîtres de saint Paul. Pourquoi donc nous alléguer toujours ces paroles: «Il est bon, mes frères, de ne pas manger de viande et de ne pas boire de vin?» pourquoi n'ajoutez-vous pas ce qui suit: «ni de faire quoi que ce soit qui puisse offenser, scandaliser ou affaiblir votre frère?» Alors du moins nous saurions dans quel but l'Apôtre formulait ces préceptes.


32. La force de cette conclusion jaillit avec plus d'éclat encore quand on la rapproche des antécédents et des conséquents. Sans doute il est bien long de les rappeler; mais comme il en est qui ne lisent et n'étudient qu'avec répugnance et dégoût les saintes Ecritures, je crois devoir citer pour eux le passage tout entier: «Recevez avec charité, dit-il, celui qui est encore faible dans la foi et gardez-vous de heurter ses idées. En effet l'un croit qu'il lui est permis de manger de toutes choses; tandis que l'autre qui est faible ne mange que des légumes. Que celui qui mange de tout ne méprise pas celui qui n'ose manger de tout;



1. Rm 14,21 - 2. Rm 13,14 - 3. Mt 15,11

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et que ce dernier ne condamne pas celui qui mange de tout, puisque Dieu l'a reçu. Qui es-tu, pour oser ainsi condamner le serviteur d'autrui? Qu'il tombe ou qu'il demeure ferme, c'est l'affaire de son maître, mais il demeurera ferme parce que Dieu est tout-puissant pour l'affermir. De même celui-ci met de la différence entre les jours; cet autre considère tous les jours comme égaux. Que chacun abonde dans son sens. Celui qui distingue les jours, les distingue pour plaire au Seigneur; celui qui mange de tout, le fait pour plaire au Seigneur, car il rend grâces à Dieu, et celui qui ne mange pas de tout le fait aussi pour plaire au Seigneur, et il rend a aussi grâces à Dieu. Du reste aucun de nous ne vit pour soi-même, et aucun ne meurt pour soi-même. Soit que nous vivions, c'est pour le Seigneur que nous vivons; soit que nous mourions, c'est pour le Seigneur que nous mourons. Dès lors soit que nous vivions soit que nous mourions, nous sommes toujours au Seigneur. En effet c'est pour cela même que Jésus-Christ est mort et qu'il est ressuscité, afin d'acquérir une domination souveraine sur les morts et sur les vivants. Toi donc pourquoi condamnes-tu ton frère? et toi pourquoi le méprises-tu? Car nous comparaîtrons tous devant le tribunal de Jésus-Christ, selon cette parole de l'Ecriture: Je jure par moi-même, dit le Seigneur, que tout genou fléchira devant moi et que toute langue confessera que je suis Dieu. Ainsi chacun de nous rendra compte à Dieu de soi-même. Cessons donc de nous juger les uns les autres; jugez plutôt que vous ne devez pas donner à votre frère une occasion de chute et de scandale. Je sais et je suis persuadé, selon la doctrine du Seigneur Jésus, que rien n'est impur de soi-même, et que rien n'est impur que pour celui qui le croit impur. Si donc, en mangeant de quelque chose tu attristes ton frère, tu ne te conduis plus par la charité. A l'occasion de ta nourriture ne fais pas périr celui pour qui Jésus-Christ est mort. Que notre bien ne suit donc pas blasphémé. Car le royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et le manger, mais dans la justice, la paix et la joie que donne le Saint-Esprit. Et celui qui sert Jésus-Christ de cette manière se rend agréable à Dieu, et reçoit l'approbation



1. Is 45,23-24

des hommes. Cherchons donc ce qui peut entretenir la paix parmi nous, et observons tout ce qui peut nous édifier les uns les autres. A l'occasion de la nourriture garde-toi de détruire l'oeuvre de Dieu; sans doute toutes les viandes sont pures, mais l'homme fait mal d'en manger quand, par là, il scandalise ses frères. Il est bon de ne point manger de chair et de ne point boire de vin, et de ne faire quoi que ce soit qui puisse scandaliser ton frère ou l'affaiblir dans la foi, ou le blesser. As-tu une foi éclairée, contente-toi de l'avoir aux yeux de Dieu. Heureux «celui qui ne se condamne point en ce qu'il trouve bon! Au contraire, celui qui étant en doute ne laisse pas d'en manger, est condamné, parce qu'il n'agit pas selon sa foi. Or tout ce qui ne se fait point selon la foi est péché. Nous devons donc, nous qui sommes plus forts, supporter les faiblesses des infirmes, au lieu de chercher notre propre satisfaction. Que chacun de nous plaise à son prochain dans ce qui est bon et ce qui peut l'édifier. Jésus-Christ en effet n'a pas cherché à se plaire à lui-même (1).»


33. Il est évident dès lors que si l'Apôtre défend à ceux qui sont fermes de manger des viandes et de boire du vin, c'est parce qu'ils blessaient les faibles en heurtant leurs idées, et les exposaient à croire que ceux-là même qui en toute bonne foi étaient persuadés que toutes les viandes sont pures, voulaient encore servir les idoles en refusant de s'abstenir de ces viandes et de ce breuvage. C'est aussi l'idée qu'il exprime lorsqu'il écrit aux Corinthiens: «Quant à manger des viandes immolées aux idoles, nous savons que les idoles ne sont rien dans le monde, et qu'il n'y a nul autre Dieu que l'unique Dieu. Sans doute il en est qui sont appelés dieux, soit au ciel, soit sur la terre, mais il n'y a pour nous qu'un seul Dieu qui est le Père, qui a donné l'être à tout et qui nous a faits pour lui. Il n'y a non plus qu'un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui tout a été fait et par qui nous sommes. Mais tous n'ont pas la science; car il en est encore à présent, qui, dans la conviction que l'idole est quelque chose, mangent des viandes qui lui ont été offertes, et dès lors leur conscience, parce qu'elle est faible, en est souillée. Par elle-même, ce n'est pas la viande qui nous rend agréables à Dieu; en en mangeant,



1. Rm 11,5 Rm 15,1-3

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nous ne serons pas plus riches devant lui, en nous en privant, nous n'en serons pas plus pauvres. Prenez donc garde que cette liberté que vous avez ne soit pour les faibles une occasion de chute. Car si celui-ci en voit un autre plus savant que lui s'asseoir à table dans un lieu consacré aux idoles, sa conscience, encore faible, ne le portera-t-elle pas à manger aussi de ces viandes sacrifiées aux idoles? Et tu perdras, par ta science, ton frère encore faible, pour lequel cependant Jésus-Christ est mort. En péchant de la sorte contre vos frères, en blessant leur faible conscience, c'est contre Jésus-Christ même que vous péchez. C'est pourquoi, si ce que je mange scandalise mon frère, je ne mangerai plutôt jamais de chair, pour ne pas le scandaliser (1).»


34. Ailleurs le même apôtre ajoute: «Est-ce donc que je veuille dire que ce qui a été immolé aux idoles ait quelque vertu, ou que l'idole soit quelque chose? Je dis seulement que ce que les païens immolent, ils l'immolent aux démons et non pas à Dieu. Or je désire que vous n'ayez aucune société avec les démons, car vous ne pouvez boire le calice du Seigneur et le calice des démons; vous ne pouvez participer à la table du Seigneur et à la table des démons. Est-ce que nous voulons irriter Dieu? sommes-nous plus forts que lui? Tout m'est permis mais tout ne m'est pas avantageux. Que personne ne cherche sa propre satisfaction mais le bien des autres. Mangez de tout ce qui se vend à la boucherie, sans vous enquérir d'où il vient, par scrupule de conscience. Car, la terre et tout ce qu'elle contient est au Seigneur. Si quelqu'un vous dit: Ceci a été immolé aux idoles, eh bien! n'en mangez pas à cause de celui qui vous a donné cet avis, et aussi de peur de blesser la conscience. Quand je dis la conscience, je ne dis «pas la tienne, mais celle du prochain. La liberté que j'ai de manger de tout pourquoi la ferais-je juger par un autre? Si donc je prends avec action de grâces ce que je mange, pourquoi me condamne-t-on pour une chose dont je rends grâces à Dieu? Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous fassiez autre chose, faites tout pour la gloire de Dieu. Ne donnez occasion de scandale ni aux Juifs, ni aux Gentils,



1. 1Co 8,4-13

ni à l'Eglise de Dieu; moi-même je tâche de plaire à tous en toute chose, ne cherchant point ce qui m'est avantageux à moi en particulier mais ce qui est avantageux à la multitude pour la sauver. Soyez mes imitateurs, comme je le suis de Jésus-Christ (1).»


35. De tout cela ressort évidemment, je pense, le but pour lequel on doit s'abstenir de viandes et de vin. Ce but est triple. D'abord réprimer la délectation engendrée surtout par ces sortes de nourritures et par ce breuvage qui produit quelquefois l'ivresse. Ménager les faibles à l'occasion de ces sacrifices et de ces libations. Et surtout pratiquer la charité en ménageant la faiblesse de ceux qui s'abstiennent de ces aliments. Quant à vous, vous prétendez que ces repas sont impurs, malgré l'Apôtre qui soutient qu'ils sont purs et qui n'y voit de mal, qu'autant qu'on s'expose à scandaliser en en mangeant. Pour moi je crois réellement que vous êtes souillés en prenant ces nourritures, et cela parce que vous les croyez impures. L'Apôtre ne dit-il pas: «Je crois et confesse en Notre-Seigneur Jésus, que rien n'est commun par soi-même et que rien n'est commun que pour celui qui le croit tel? Qui doute que l'Apôtre n'emploie ce mot dans le sens d'impur? Mais c'est une sottise de traiter des Ecritures avec vous, qui promettez la raison pour tromper, et qui prétendez que ces livres sur lesquels repose l'autorité de la religion ont été corrompus par de fausses additions. Donnez-moi donc des raisons pour me prouver que les viandes souillent ceux qui en mangent, lorsque d'ailleurs, en le faisant, on ne blesse aucune conscience, aucune opinion, et qu'on n'y cherche pas la volupté.



CHAPITRE XV. POURQUOI LES MANICHÉENS INTERDISENT L'USAGE DES VIANDES.


36. Il est du plus haut intérêt de connaître le motif de cette abstinence superstitieuse. Ce motif le voici: Une partie de Dieu a été mêlée à la substance des maux pour l'enchaîner et en réprimer l'extrême fureur, ce sont là vos paroles, et le monde a été formé de ce mélange des deux natures du bien et du mal. Or cette partie divine tend sans cesse à se séparer de toute partie du monde, et à se retirer dans



1. 1Co 10,19-33

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sa propre sphère; mais en s'exhalant de la terre et dans sa tendance vers le ciel elle se précipite dans les arbres dont les racines plongent dans la terre, et de cette manière elle féconde et développe toutes les herbes et tous les arbustes. De leur côté les animaux se nourrissent de ces herbes et de ces plantes et en se les assimilant, ils fixent dans leur chair ce membre divin, le détournent ainsi dé son chemin, l'arrêtent et le font dévier dans cette voie d'égarement où il gémit. Quand les aliments sont préparés de plantes et de fruits, et destinés aux saints, c'est-à-dire aux manichéens, leurs chastetés, leurs prières, leurs psaumes, en dégagent l'élément riche et divin, lui font subir une purification complète et le rendent capable de rentrer sans souillure dans son propre royaume. Voilà pourquoi à un mendiant qui n'est pas manichéen, vous défendez de donner du pain, des fruits et même de l'eau; de peur, pensez-vous, que le membre de Dieu mêlé à toutes ces substances ne soit souillé par les péchés,de ce mendiant et ne se voie fermer la voie du retour.


37. Quant aux viandes, vous prétendez qu'elles ne sont qu'un amas de souillures. En effet, dites-vous, quand on cueille les plantes ou les fruits, quelque parcelle dé cette partie divine prend la fuite; elle s'enfuit surtout quand on leur fait subir la compression, la mastication et la cuisson. Elle fuit même dans tous les mouvements des animaux, soit quand ils s'agitent, soit quand on les exerce, soit quand ils travaillent ou qu'ils font toute autre chose. Elle fuit même pendant notre sommeil, alors surtout que s'opère la digestion par l'effet de la chaleur intérieure. Toutes ces occasions facilitent la fuite de la nature divine; en sorte que ce qui reste est extrêmement souillé, et c'est de cette ordure que, au moyen de la génération, est formée la chair; toutefois cette chair s'unit à une âme de bonne nature, parce que dans les divers mouvements signalés tout à l'heure, tout le divin ne s'est pas enfui, mais seulement la plus grande partie. Aussi dès que l'âme à son tour a quitté la chair, ce qui reste n'est plus qu'un amas de souillures; et dès lors l'âme de ceux qui se nourrissent de viandes ne peut qu'être souillée.



CHAPITRE XVI. MYSTÈRES DES MANICHÉENS.


38. O obscurité des choses de la nature, comme vous servez de voile au mensonge! Exposez cette doctrine à un homme dépourvu de connaissances sur les causes naturelles, et encore privé complètement de la lumière de la vérité, le voilà séduit par ces images corporelles, précisément parce que le fond de ces erreurs n'est pas apparent, et qu'on les revêt, pour les systématiser, de fantômes empruntés aux choses visibles, et d'un style imagé, pour les exprimer. Et ces vaines erreurs seront acceptées comme des vérités! Ceux qui s'y laisseraient prendre sont ces hommes dont se composent la foule et les multitudes, et qu'une crainte religieuse plutôt que le raisonnement défend et préserve de ces séduisantes erreurs. Aussi je veux faire mon possible, avec l'aide de Dieu, pour les réfuter de telle sorte, que non-seulement les hommes instruits les réprouveront sur le simple exposé qui en est fait, mais que les intelligences les plus vulgaires en saisiront toute la fausseté, toute l'absurdité.


39. Et d'abord je demande comment vous savez que dans le froment, les légumes, les fleurs, les fruits, se trouve enfouie je ne sais quelle partie de Dieu? Mais, disent-ils, cela résulte de l'éclat de la couleur, du parfum des odeurs, de la suavité des saveurs; les choses putréfiées au contraire, n'ayant rien de tout cela, montrent par là même qu'elles sont privées de ce bien. Vous n'avez pas honte de croire que le nez et le palais sont pour vous les moyens de trouver Dieu? Mais passons. Je vous parlerai latin, et c'est, comme on dit, beaucoup pour vous. Si c'est par la couleur que la présence du bien se révèle dans les corps, la fange des animaux, qui est cependant l'immondice de leur chair elle-même, ne revêt-elle pas diverses couleurs, le blanc, le jaune, etc., et ces couleurs dans les fruits et dans les fleurs, ne les regardez-vous pas comme des témoins attestant la présence intime de Dieu même? D'où vient donc que le rouge dans la rose vous est l'indice d'un bien abondant, taudis que vous le condamnez dans le sang? D'où vient que dans la violette vous honorez une couleur que vous réprouvez dans les épanchements de bile, dans les jaunisses et dans les déjections de l'enfant? La blancheur et l'éclat de l'huile vous paraît proclamer que le bien y est mêlé abondamment, et vous usez de l'huile pour purger le ventre et la gorge; vous redoutez aussi de toucher des lèvres les gouttes distillées d'une viande grasse et revêtant un éclat tout semblable. (534) Vous regardez le melon doré comme sorti des trésors de Dieu, et vous en excluez la graisse dorée du jambon ou le jaune de l'oeuf. Pourquoi la blancheur de la laitue vous proclame-t-elle Dieu tandis que celle du lait garde le silence? Je ne parle que des couleurs; les ailes et les plumes du paon naissent évidemment de la chair, et cependant pouvez-vous comparer à leur éclat et à leur splendeur toutes les magnificences des fleurs d'une prairie?


40. L'odeur vous révèle aussi le bien. Or la chair de certains animaux ne sert-elle pas à former des parfums de l'odeur la plus suave? Les aliments que l'on fait cuire avec les meilleures viandes, n'exhalent-ils pas une odeur plus agréable que si la viande y manquait? Enfin si vous jugez de la pureté d'après le goût ou l'odeur, vous avez dû apporter plus d'avidité à vous nourrir de boue qu'à boire de l'eau de citerne; car la terre arrosée d'eau exhale une odeur plus agréable, que l'eau seule de la pluie. Si donc nous avons besoin de consulter l'odeur pour savoir si Dieu habite dans tel corps, nous concluons qu'il habite plutôt dans les dattes et dans le miel que dans la chair de porc; mais qu'il habite aussi dans la chair de porc plutôt que dans la fève; qu'il habite plutôt dans la figue que dans le foie d'un porc engraissé de figues, je le concède, mais avouez aussi qu'il habite plutôt dans ce foie que dans la bette. Et si je vous amenais à avouer que certaines racines qui vous semblent plus pures que la chair, reçoivent Dieu de la chair elle-même, et vous serez contraints de l'avouer, sera-ce à la saveur que l'on reconnaîtra la présence de Dieu? En effet les légumes sont bien plus savoureux lorsqu'ils cuisent avec les viandes; et nous ne pouvons goûter aux herbes dont les troupeaux se nourrissent. Au contraire macérez ces herbes dans du lait, aussitôt elles revêtent une couleur bien plus agréable et ont une saveur qui nous plaît.


41. Quand ces trois choses sont réunies, la couleur, l'odeur et la saveur, pensez-vous que le bien s'y trouve aussi en plus grande quantité? Cessez donc de prodiguer tant d'admiration aux fleurs, puisque exposées à l'action du palais vous ne pourriez les supporter. Gardez-vous au moins de préférer le pourpier à la chair, puisque cuit avec elle il devient de beaucoup inférieur en couleur, en odeur et en saveur. N'oublions pas que nous dissertons du bien et du mal et que nous cherchons nos preuves non pas dans les écrivains et les auteurs, mais dans les aliments et leur préparation. Eh bien! le cochon de lait rôti nous offre une couleur blanche, une odeur suave et un goût délicieux; vous trouvez au moins là un indice parfait de la cohabitation de la substance divine; il vous invite par un triple témoignage, il demande à votre sainteté d'achever sa purification. Acceptez donc! pourquoi hésitez-vous? pourquoi vous préparer à contredire? Par la couleur seule, l'excrément d'un enfant l'emporte sur la lentille; l'odeur seule d'une viande rôtie l'emporte sur la figue à la fois douce et verte; la saveur seule du chevreau tué, l'emporte sur l'herbe dont il se nourrit pendant sa vie. Nous avons même trouvé une viande dont l'excellence est attestée par ces trois témoins ensemble. Que voulez-vous de plus? ou qu'avez-vous à objecter? Tous ces mets délicats vous souilleraient si vous en mangiez, et vous soutenez innocemment de pareilles énormités 1 A toutes les viandes et à tous les fruits, vous préférez évidemment un rayon de soleil et cependant ce rayon est sans odeur et sans saveur; son éclat seul l'élève de beaucoup au-dessus des corps les plus beaux; il semble dès lors vous exciter, même malgré vous, à préférer l'éclat de la couleur à tous les autres gages présentés parle mélange du bien.


42. Vous voilà de nouveau aux prises avec le raisonnement fait tout à l'heure; car je veux vous faire avouer que le sang et ces autres choses fétides, mais brillamment colorées, que l'on jette aux égouts, révèlent mieux l'habitation de la partie de Dieu, que ne peuvent le faire les brillantes feuilles de l'olivier. Vous allez sans doute me répondre de nouveau que les feuilles de l'olivier en se consumant exhalent une flamme dans laquelle se révèle la présence de la lumière, tandis qu'il n'en est pas ainsi des viandes livrées aux flammes. Mais que me direz-vous de la graisse dont tous les Italiens se servent pour éclairer leurs lampes? Que me direz-vous de la fiente de boeuf? vous avouez qu'elle est plus vile que leur chair, et cependant les paysans, quand elle est desséchée, s'en servent pour faire du feu; on dit même que le feu y prend très-facilement et que la fumée en est très-salutaire. Puisque l'éclat et la flamme vous révèlent une présence plus abondante de la partie divine, pourquoi ne purifiez-vous pas vous-mêmes, pourquoi ne manifestez-vous pas, ne délivrez-vous pas cette (535) partie de Dieu? Car elle habite surtout dans les fleurs; et sans parler du sang et de toutou qui se trouve dans la chair ou y ressemble, pouvez-vous réunir toutes les fleurs dans vos festins? lors même que vous mangeriez des viandes vous ne pourriez réunir dans vos repas les écailles des poissons, certains vermisseaux et insectes, qui ensevelis dans les ténèbres, y brillent de la lumière qui leur est propre.


43. Après cela le seul parti qui vous reste, n'est-ce pas de cesser de dire que pour découvrir dans les corps la présence de la partie divine, vous avez pour juges infaillibles les yeux, l'odorat, le palais? Et ne pouvant plus vous appuyer sur ces sens, de quel droit affirmerez-vous, non-seulement que Dieu est plus contenu dans les plantes que dans la chair, mais même qu'il est contenu dans les plantes? Est-ce la beauté qui vous charme, non la beauté qui résulte de la suavité des couleurs, mais de l'harmonie des parties? Et plût à Dieu qu'il en fût ainsi! Jusques à quand en effet, oserez-vous comparer des bois tordus à ces corps des animaux où règne un ordre admirable dans les proportions des membres? Si c'est le témoignage des sens corporels qui vous flatte, comme il doit flatter tous ceux dont l'intelligence ne perçoit pas l'essence des choses, comment pouvez-vous croire encore que sous l'action du temps ou de certaines pressions la substance du bien s'échappe du corps, parce que Dieu, dites-vous, s'en éloigne lui-même et émigre d'un lieu dans un autre? C'est là le comble de la démence. Cependant, si je ne me trompe, aucun signe, aucun indice n'a pu motiver cette manière de voir. En effet, la plupart des fruits cueillis sur les arbres ou arrachés à la terre ont besoin, avant de devenir notre nourriture, de perfectionner leur maturité durant un certain laps de temps. Je citerai, comme exemple, les poireaux, les laitues, les raisins, les pommes, les figues et certaines poires. Combien d'autres fruits de ce genre qui, si on ne les consomme pas aussitôt qu'ils sont cueillis, se colorent plus agréablement, deviennent plus salutaires et prennent un parfum tout nouveau? Or tous ces avantages cesseraient d'exister, si, comme vous le soutenez, ces fruits se dépouillaient d'autant plus du bien, qu'ils restent plus longtemps détachés du sein maternel de la terre. De son côté la chair des animaux tués de la veille, est plus agréable et plus salutaire. C'est cependant le contraire qui devrait être, si, comme vous t'affirmez, elle possédait plus de bien le jour où elle a cessé de vivre qu'elle n'en possédera le lendemain, puisque la substance divine s'en sera éloignée d'une manière plus complète.


44. Le vin lui-même, ignorez-vous qu'en vieillissant il devient et plus pur et meilleur? Loin de troubler les sens par son parfum plus développé, comme vous le prétendez, il devient plus fortifiant, plus salutaire au corps, pourvu toutefois que l'usage en soit modéré; car en toute chose la modération est nécessaire. Au contraire, le vin nouveau produit plus vite la perturbation des sens. Restez un instant courbés sur une cuve en fermentation, le cerveau en recevra une commotion assez prompte et assez forte pour entraîner la mort si vous n'êtes pas secourus. Au point de vue seulement de la santé, ne sait-on pas que le vin nouveau produit dans le corps un ballonnement et une tension nuisible? Oserez-vous donc soutenir que ces inconvénients du vin nouveau ont pour cause la plus grande somme de bien qu'il renferme, et que si le vin vieux est plus innocent, c'est parce qu'il a perdu une grande partie de la substance divine? Ce serait là une absurdité, pour vous surtout qui prétendez que c'est la présence d'une partie de Dieu qui affecte agréablement nos sens, les yeux, les narines, le palais. Alors quel est votre égarement de prétendre que le vin n'est autre chose que le fiel des princes des ténèbres, et de ne pas vous abstenir de manger des raisins? La cuve renferme-t-elle une plus grande quantité de ce fiel que le verjus? Si c'est quand le bien disparaît, et il disparaît avec le temps, que le fruit devient plus pur, plus généreux, comment se fait-il que ce soit en donnant aux raisins le temps de bien mûrir sur le cep, qu'ils deviennent plus doux, plus agréables et plus salutaires? Le vin lui-même, c'est quand il est soustrait à la lumière qu'il devient plus liquide et plus brillant, c'est en lui laissant perdre la substance salutaire, qu'il devient plus salutaire!


45. Que dirai-je des bois et des branchages? En vieillissant ils se dessèchent, et pourtant vous n'oserez pas soutenir qu'ils n'en deviennent que plus mauvais. Ce qu'ils perdent en séchant, c'est ce qui engendre la fumée; ce qu'ils conservent, c'est ce qui donne à la flamme cet éclat et cette clarté que vous aimez tant et qui vous prouvent que le bien est plus pur dans le (536) bois sec que dans le bois vert. Et voici la conclusion que j'en tire: ou vous niez que la substance divine soit en plus grande quantité dans un feu pur que dans une flamme fumeuse, et alors vous bouleversez tout votre système; ou bien vous devez avouer que les arbres coupés ou arrachés et restant plus longtemps dans cet état, se dépouillent de plus de mal qu'ils ne perdent de bien. Et cet aveu nous amène à conclure que la pleine maturité chasse le mal des fruits, et que la chair en retire une plus grande somme de bien. Mais c'est assez sur ce sujet, quant à présent.

46. Avançons. Si la commotion, la chute et le brisement de ces sortes d'objets nécessitent la fuite de cette nature divine, voyez dans la nature combien de choses s'améliorent par le mouvement, et ici encore confessez votre erreur. Du suc de l'orge on orme une boisson qui imite le vin, et cette boisson devient meilleure quand elle est agitée. Bien plus, cette boisson enivre très-promptement: pourquoi donc ne l'appelez-vous pas aussi le fiel des princes? La farine mêlée d'un peu d'eau se durcit un peu; en l'agitant, elle devient meilleure; en la soustrayant à la lumière elle devient plus blanche; à vos yeux se peut-il un langage plus pervers? Le fabricant de pastilles pétrit son miel jusqu'à ce qu'il lui ait donné cet éclat que nous lui voyons et cette douceur salutaire: comment cela se peut-il faire si le bien s'en échappe? Mais vous reconnaissez la présence de Dieu à la vue, à l'odorat, an goût et même aux délectations de l'ouïe; eh bien! les harpes ne se font-elles pas avec les nerfs de la viande et les flûtes avec les os? et pour les rendre sonores, on les dessèche, on les comprime, on les tord. Ainsi cette douceur de la musique qui nous vient, dites-vous, des royaumes célestes, nous la devons à des chairs mortes, desséchées par le temps, effilées par la compression et distendues par la torsion. Cependant vous soutenez que ces mêmes opérations éloignent la substance divine, tant des choses vivantes que des viandes mortes que l'on soumet à la cuisson. Pourquoi donc les chardons bouillis perdent-ils ce qu'ils ont de nuisible à la santé? Dirons-nous que pendant cette opération ils perdent Dieu ou une partie de Dieu?


47. Pourquoi insister davantage? Tout dire serait difficile et n'est nullement nécessaire. Qui ne sait qu'en cuisant, beaucoup d'aliments deviennent plus doux et plus salutaires? Et cependant c'est le contraire qui devrait être, si, comme vous le croyez, le bien disparaissait avec ces divers mouvements. Maintenant faites appel à tous les sens du corps pour me prouver que les viandes sont impures et qu'elles souillent l'âme de ceux qui s'en nourrissent, c'est en vain. Je vous opposerai les fruits qui après de nombreuses transformations s'assimilent it la chair; je vous opposerai surtout le vinaigre avec sa vétusté et sa corruption, et que vous croyez plus pur que le vin; je vous opposerai même votre boisson ordinaire, laquelle n'est autre chose qu'une sorte de vin cuit et qui devrait être plus impure que le vin, si le mouvement et la coction forcent les membres divins à se retirer des objets corporels. Et s'il n'en est pas ainsi, comment alors pouvez-vous croire que les fruits cueillis, mis au cellier, puis manipulés, cuits et digérés, sont abandonnés de la substance du bien, pour ne laisser plus qu'un résidu sordide propre à la génération des corps?


48. Direz-vous que pour conclure à l'existence du bien dans ces objets, vous ne vous appuyez ni sur la couleur, ni sur la forme, ni sur l'odeur, ni sur la saveur? Alors sur quoi vous appuyez-vous? Est-ce sur une certaine force, une certaine résistance que ces fruits semblent perdre quand on les sépare de la terre et qu'on les utilise? D'abord c'est là une absurdité évidente, car beaucoup d'objets séparés de la terre n'en prennent qu'une plus grande fermeté, comme je l'ai prouvé en parlant du vin qui en vieillissant ne fait que gagner en force et en douceur. Mais admettons que c'est là votre point de départ, vous cherchez la force; eh bien! je vous prouve que les viandes, plus que tout autre aliment, renferment une large partie de Dieu. En effet, les athlètes qui ont un si grand besoin de force et de vigueur, est-ce de fruits ou de légumes qu'ils se nourrissent, n'est-ce pas plutôt de viandes?


49. Serait-ce parce que les viandes se nourrissent du fruit des arbres, tandis que les arbres ne se nourrissent pas de viandes, que vous donnez la préférence aux arbres sur les corps? Vous ne voyez donc pas que les arbustes les plus vigoureux et les plus féconds, que les moissons les plus abondantes puisent leur sève dans le fumier? C'est là une vérité évidente, et cependant la grande accusation (537) que vous formulez contre la chair, c'est de dire qu'elle est un réceptable d'ordures! Pourtant c'est là ce qui alimente ce qui vous paraît si pur, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus impur dans cette chair qui par elle-même vous parait déjà souillée. Que si vous méprisez la chair parce qu'elle naît de l'union des sexes, cherchez donc vos délices dans la chair des vermisseaux qui naissent en si grand nombre sans union de sexes, dans les fruits, dans le bois, dans la terre elle-même. Mais je ne sais plus comment caractériser cette rêverie. Si c'est parce qu'elle naît de l'union d'un père et d'une mère que la chair vous est en horreur, ne dites donc pas que ces princes des ténèbres sont nés du fruit de leurs arbres, car alors ils devaient vous inspirer plus de dégoût que vous n'en avez pour la chair, à laquelle cependant vous ne voulez pas goûter.


50. Vous soutenez que toutes les âmes des animaux sont le produit de la nourriture des animaux qui les ont engendrés, et vous vous glorifiez d'arracher à ces prisons la substance divine; mais cette même substance renfermée dans vos aliments combat contre vous et vous force instamment à manger des viandes. Ces âmes que doivent enchaîner à leur corps tous ceux qui se nourrissent de chair, pourquoi ne les délivrez-vous pas en vous en emparant les premiers et en mangeant ces viandes? Mais, disent-ils, ce ne sont pas les viandes, mais les fruits qu'ils mangent avec la viande qui leur communiquent une partie bonne. Alors qu'allez-vous faire des âmes des lions dont la chair est la seule nourriture? Ils boivent, répliquent-ils; leur âme dès lors est formée de cette eau et de la chair. Que direz-vous donc d'un si grand nombre d'oiseaux? Que direz-vous des aigles qui ne se nourrissent que de chair et n'ont besoin d'aucun breuvage? Ici rien à répliquer, nécessairement on est vaincu. Car si l'âme provient de la nourriture, il est des animaux qui engendrent leur fruit et qui pourtant ne boivent jamais, dont la chair est la seule nourriture; et cependant dans cette chair il y a une âme que vous devriez purifier en vous nourrissant de cette viande. A moins peut-être que vous ne voyiez une âme de lumière, dans le porc qui se nourrit de fruits et qui boit de l'eau, tandis que l'aigle, ce grand ami du soleil, n'a qu'une âme de ténèbres parce qu'il ne se nourrit que de chair.


51. O contradictions, absurdités incroyables! Vous auriez évité cet abîme, si méprisant ces fables,ridicules, vous n'aviez écouté que la vérité dans cette question de l'abstinence des viandes. Comme nous, vous auriez vu dans cette abstinence des viandes délicates, un moyen de réprimer les passions et non la crainte de contracter une souillure qui n'y existe pas. Mais je mets de côté la nature des choses, je fais abstraction de la force de l'âme et du corps, je vous concède un instant que l'âme se souille dans la manducation des viandes; avouez au moins qu'elle se souille bien plutôt par la cupidité. Quelle folie donc de retrancher du nombre des élus un homme qui par raison de santé et sans passion aucune croit pouvoir se nourrir de viande! Au contraire, qu'il désire passionnément et qu'il mange avec voracité des légumes fortement épicés, c'est à peiné si vous lui reprocherez un peu d'intempérance, mais vous ne le condamnerez pas comme violateur du sceau. Ainsi vous n'admettrez pas parmi vos élus celui qui, sans y mêler aucune passion, a goûté un peu de volaille pour se guérir, et vous donnerez place à celui qui est passionné pour les mets les plus recherchés dès qu'il n'y entre aucune viande. Vous conservez celui qui se plonge dans les hontes de l'intempérance, et vous rejetez celui dont l'unique faute est de toucher à une nourriture qui, dites-vous, souille par elle-même. Et cependant vous avouez que les souillures qui viennent de la concupiscence même sont à vos yeux bien plus graves que celles qui viennent de la nourriture. Eh quoi! combler de vos faveurs celui qui s'abandonne passionnément à ces voluptueux festins, et exclure de vos rangs celui qui, uniquement pour apaiser sa faim, sans aucune passion, prend place à la table commune, disposé à manger de n'importe quelle nourriture, quelle absurdité, quelle contradiction manifeste! Et voilà vos moeurs admirables, vos enseignements sublimes, votre prodigieuse tempérance!


52. Il est aussi des aliments qui vous sont offerts dans vos repas, dans le but prétendu de les purifier, et vous prétendez que ce serait une iniquité pour tout autre que pour un élu d'y toucher! quelle honte, dites-moi, et parfois même quelle source de crimes! Souvent en effet ces aliments sont fournis en si grande quantité, que la plupart des convives ne sauraient y suffire. Et comme ce serait un sacrilège de donner à d'autres le superflu ou de le (538) laisser perdre, il vous faut faire les plus violents efforts de gloutonnerie; car vous voulez purifier tout ce qui est servi. Et quand vous êtes bien repus. Nous obligez les enfants qui vous sont confiés à décorer le rate. C'est ainsi qu'à Rome un manichéen fut accusé d'avoir fait:mourir plusieurs enfants en le: contraignant de manger ces superstitieux aliments. Je refuserais d'y croire, si je ne savais qu'à vos yeux le plus grand des crimes c'est de donner ces aliments à d'autres qu'à des élus, ou de les laisser se corrompre. Il faut donc les consommer; et cette nécessité engendre presque chaque jour les plus honteux excès et conduit quelquefois à l'homicide.


53. C'est au point que vous défendez même de donner du pain à un mendiant, tandis que vous permettez par miséricorde ou plutôt par jalousie de lui donner des pièces de monnaie. Que dois-je surtout blâmer, votre cruauté ou votre folie? Qu'arriverait-il si semblable chose se passait dans un lieu où aucune nourriture ne serait à vendre? Ce malheureux va mourir de faim, et toi, homme sage et bienveillant, tu as plutôt pitié d'un concombre que de ton semblable! comment puis-je caractériser une telle conduite qu'en la nommant une pitié fausse et une cruauté réelle? J'y vois aussi une folie véritable. En effet, que va-t-il arriver, si avec cet argent que tu lui donnes, ce pauvre achète du pain? Est-ce qu'alors cette partie divine qu'il va recevoir du vendeur n'aura pas à souffrir ce qu'elle aurait souffert si ce pauvre l'avait reçue de toi? Le vois-tu, ce malheureux couvrant de souillures cette partie de Dieu qui n'aspire qu'à remonter à sa source, et pour un tel crime, il est aidé de ton aumône! Grâce à votre haute prudence, quelle différence voyez-vous entre livrer aux mains d'un homicide la victime qu'il va immoler et lui donner sciemment l'argent avec lequel il pourra commettre son crime? N'est-ce pas le comble de la folie? L'alternative est nécessaire: ou ce mendiant mourra s'il ne trouve pas de pain à acheter, et s'il en trouve c'est le pain lui-même qui périt. Dans le premier cas l'homicide est réel; pour vous il ne l'est pas moins dans le second, et l'on doit vous l'attribuer, comme s'il était réel aussi bien que le premier. Ne pas défendre à vos auditeurs de se nourrir de viande, mais leur défendre de tuer des animaux, quelle folie, quelle absurdité! Si cette nourriture ne souilla pas, acceptez-en vous-mêmes; si elle souille, quelle démence vous fait croire qu'il est plus criminel de délivrer de son corps l'âme d'un porc, que de souiller une âme humaine avec de la chair de porc?




Augustin, des moeurs. - CHAPITRE XIII. ON DOIT JUGER L'INTENTION ET NON LES FAITS.