Augustin, vraie religion. - CHAPITRE XXIV. DEUX MOYENS OFFERTS A L'HOMME POUR AIDER A SON SALUT: L'AUTORITÉ ET LE RAISONNEMENT.

CHAPITRE XXIV. DEUX MOYENS OFFERTS A L'HOMME POUR AIDER A SON SALUT: L'AUTORITÉ ET LE RAISONNEMENT.


45. Aussi jusque dans le traitement qu'emploie la divine providence avec son ineffable bonté pour la guérison de notre âme, on distingue une beauté de plus en plus frappante. Ce traitement emploie deux moyens, l'autorité et le raisonnement. La première commande la foi et prépare au raisonnement. Celui-ci conduit à l'intelligence et à la science. Néanmoins l'autorité n'agit pas entièrement sans la raison qui examine ce qu'il faut croire, et la vérité bien démontrée, parfaitement comprise, devient elle-même une grande autorité. Mais comme nous sommes descendus jusqu'à l'attachement aux biens temporels et que cet amour


1. Is 65,17 Ap 21,1 - 2. 1Co 3,22 - 3. 1Co 11,3

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est une entrave pour notre retour vers les biens éternels, il y a, pour nous ramener au salut par la foi, plutôt que par la science, un remède temporel, et il doit être le premier employé, sans toutefois l'emporter par l'excellence de sa nature. Le lieu où l'ou tombe n'est-il pas celui où il faut prendre appui pour se relever? Il est donc nécessaire de recourir aux formes charnelles dont nous sommes les esclaves pour nous élever jusqu'à celles qui ne tombent pas sous nos sens. Je les appelle charnelles, parce qu'elles affectent le corps, c'est-à-dire la vue, l'ouïe ou les autres sens. Dans l'enfance, il est nécessaire de s'attacher â ces formes charnelles ou physiques; elles sont aussi dans l'adolescence presque nécessaires; à partir de là elles ne le sont plus dans le cours de la vie.



CHAPITRE XXV. QUELS HOMMES, QUELS LIVRES DOIVENT NOUS SERVIR DE GUIDES.


46. La divine providence veille sur chacun de nous en particulier; de plus son action est comme publique et s'étend au genre humain tout entier. Que fait-elle pour chacun de nous? Dieu seul le sait, ainsi que ceux sur qui il agit. Mais il a voulu que ce qu'il fait polir le genre humain nous fût transmis par l'histoire et les prophéties. Or pour connaître des faits, soit passés, soit futurs, la foi est plus nécessaire que le raisonnement. Notre tâche est donc maintenant d'examiner à quels hommes, à quels ouvrages il faut s'en rapporter pour adorer Dieu en vérité, ce qui fait tout notre salut.

Je demanderai en premier lieu s'il faut préférer ceux qui proposent à nos adorations une multitude de divinités ou ceux gui veulent nous initier au culte d'un seul Dieu. Or qui hésiterait de suivre les adorateurs d'un seul Dieu, puisque ceux même qui en adorent un grand nombre reconnaissent qu'il n'y a qu'un seul Créateur et Maître de tout? Tous les nombres d'ailleurs sont issus de l'unité. Il faut donc préférer ceux qui enseignent l'existence d'un Dieu unique, qui seul est vrai Dieu et seul mérite d'être adoré. Si parmi eux ne brille pas la vérité, il faut alors quitter la place (1). De même en effet que dans la nature, il y a plus d'autorité en celui qui réduit tout à l'unité et que dans la multitude il n'y a puissance qu'autant


1. Rét. liv. 1,c. 13,n. 6.

qu'il y a consentement, c'est-à-dire unité de sentiment: ainsi en religion, ceuxqui nous ramènent à l'unité doivent jouir d'une autorité plus grande, et sont plus dignes de notre confiance.


47. Examinons en second lieu les opinions qui partagent les hommes sur le culte dû à ce Dieu unique.I1 y a en nous une foi qui nous porte des choses temporelles aux choses éternelles; or nous le savons, nos pères ont compris par cette foi l'enseignement de miracles visibles, car si ces miracles n'eussent été visibles ils n'auraient pu les comprendre, et leur conduite a fait que les mêmes miracles ne sont plus nécessaires. Depuis en effet que l'Eglise catholique est répandue et solidement établie par toute la terre, ces prodiges n'ont pas dû se perpétuer jusqu'à notre temps, de peur que l'esprit ne cherchât toujours les choses visibles et que l'habitude même ne refroidît le genre humain pour des merveilles dont la nouveauté l'avait enflammé (1). Nous ne devons pas douter non plus de la nécessité de s'en rapporter au témoignage d'hommes qui, tout en annonçant des vérités accessibles au petit nombre, ont néanmoins obtenu l'assentiment des peuples. Car nous examinons maintenant, il ne faut pas l'oublier, à quelle autorité il faut se soumettre, tant qu'on ne peut pénétrer les choses divines et invisibles. Une fois en effet que l'âme est purifiée et voit clairement la vérité, il n'est pas question de la soumettre à une autorité humaine: mais l'orgue il ne conduit jamais à cette élévation. Fatal orgueil! sans lui il n'y aurait ni hérétique, ni schismatique, ni circoncis de corps., ni adorateur de la créature et des idoles. Et pourtant s'ils n'existaient eux-mêmes avant que le peuple de Dieu soit arrivé au terme qui lui a été promis, on chercherait la vérité avec beaucoup moins d'ardeur.



CHAPITRE 26. DANS LES PROGRÈS DE L'HOMME CHARNEL ET DE L'HOMME SPIRITUEL, LA VIE PEUT ÊTRE PARTAGÉE EN SEPT AGES.


48. Voici donc comment la divine providence applique pendant la vie le remède 'à nos maux, depuis que le péché nous a mérité la mort. Elle s'occupe d'abord de la naissance et de l'éducation de chaque enfant. Le premier


1. Rét. c. 13,n. 7.

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âge, celui des langes et du berceau, est consacré tout entier aux soins du corps; plus tard il n'en reste aucune trace dans la mémoire. Puis vient l'enfance, qui nous fournit nos premiers souvenirs. A l'enfance succède l'adolescence; l'homme alors peut engendrer, devenir père d'une nouvelle famille. Ensuite, c'est la jeunesse, appelée à remplir les charges publiques et à se discipliner sous l'empire des lois. A cet âge une plus grande sévérité contre les fautes, retenant les coupables par la crainte du châtiment, devient pour les esprits charnels l'occasion des mouvements les plus désordonnés, et multiplie leurs désordres: leur péché n'est pas seulement un mal, c'est de plus la violation d'un engagement. Après les travaux de la jeunesse l'âge mûr jouit de quelque repos; puis vient la douloureuse et pâle vieillesse, traînant tristement jusqu'à la décrépitude et la mort le triste cortége de toutes les maladies. Telle est la vie de l'homme, quand il ne vit que pour le corps et se laisse enchaîner par les passions charnelles. Voilà ce qu'on appelle le vieil homme, l'homme extérieur et terrestre, quand même il goûterait sa part de bonheur en ce monde, dans une société bien réglée sous l'autorité des rois ou des princes, des lois, ou même de toutes ces formes de gouvernement. Autrement en effet un peuple ne saurait être convenablement constitué, pour ne poursuivre même que les biens d'ici-bas; lui aussi doit avoir encore son genre de beauté.


49. Cette vie du vieil homme, extérieure et charnelle, soit qu'elle garde une sorte de modération qui lui est propre, soit qu'elle ne puisse se contenir dans les limites d'une justice inspirée par la crainte, c'est la vie de beaucoup d'hommes du berceau à la tombe. D'autres, dès le début, y sont inévitablement assujétis; mais ils renaissent ensuite à la vie intérieure; une force toute spirituelle soutenue par des progrès incessants dans la sagesse, détruit et anéantit en eux tous les débris de ce vieil homme, les attache sans retour aux lois divines, jusqu'à ce que la mort complète leur régénération. Voilà ce qu'on appelle le nouvel homme, l'homme intérieur et céleste, ayant aussi dans cette vie spirituelle ses différents âges, distingués non plus par les années, mais par les degrés de perfection. Il se nourrit, au premier âge, du lait des pieux exemples. Il oublie au second les choses humaines pour s'élever à celles du ciel; l'autorité des hommes ne lui suffit plus; sa raison marche à grands pas vers la contemplation de la loi souveraine et immuable. Plus confiante au troisième âge, l'âme sait subordonner les désirs de ta chair à la force de la raison; en établissant l'union entre la vie animale et l'esprit, elle goûte comme les joies d'un chaste hymen, dont la pudeur est le voile: l'homme fait alors le bien sans y être contraint; le péché fût-il permis, pour lui il n'aurait plus d'attraits. Au quatrième âge se révèlent les mêmes caractères, mais avec plus d'énergie encore, et une activité mieux réglée; l'homme parfait commence à nous apparaître, disposé et propre à souffrir, à surmonter toutes les persécutions, toutes les tempêtes, toutes les agitations de ce monde. Au cinquième, c'est la paix, le calme de tous côtés; ce sont les richesses et l'abondance, c'est, dans le coeur, le règne immuable de la souveraine et ineffable sagesse. Au sixième le changement s'achève pour la vie éternelle; il va jusqu'à l'oubli le plus complet de la vie présente, pour acquérir la transformation parfaite à l'image de Dieu et à sa ressemblance. Enfin le septième est le repos éternel, le perpétuel bonheur, où n'est plus possible aucune distinction d'âge. Car si la mort est la fin du vieil homme, la fin de l'homme nouveau est la vie éternelle, parce que l'un est l'homme du péché et l'autre celui de la justice.



CHAPITRE 26I. LA VIE DU VIEIL HOMME ET DE L'HOMME NOUVEAU SE RETROUVENT DANS LA VIE DE L'HUMANITÉ TOUT ENTIÈRE.


50. Il est donc indubitable que chacun peut être toute sa vie le vieil homme, l'homme terrestre; mais aussi il est impossible à qui que ce soit d'être ici-bas l'homme nouveau, l'homme céleste, sans avoir été l'homme ancien; car l'homme nouveau commence assurément à l'ancien, et pendant que l'un grandit, que l'autre décroît, ils doivent vivre ensemble jusqu'à la mort. Ceci s'applique dans une certaine mesure au genre humain tout entier, dont la vie, commençant avec Adam pour finir avec les siècles, peut être comparée à celle d'un seul individu; les lois providentielles qui le gouvernent nous le montrent divisé en deux parties. D'un côté, c'est la foule des impies qui portent (564) l'image de l'homme charnel, du commencement du monde jusqu'à la fin. De l'autre, c'est la suite du peuple consacré à un seul Dieu; mais depuis Adam jusqu'à Jean-Baptiste, il mène la vie du vieil homme, sous l'empire de la crainte servile. Son histoire s'appelle l'Ancien Testament et paraît ne promettre qu'un royaume terrestre, mais elle est la figure du peuple nouveau et du Nouveau Testament qui promet l'éternel royaume. La vie de ce peuple commence dans le temps avecl'humble avènement de Notre-Seigneur et se prolonge jusqu'au jour du jugement, quand le Sauveur viendra dans la gloire. Après ce jugement et l'anéantissement du vieil homme, alors commencera cette transformation qui assure au juste la vie des anges, car: «Tous nous ressusciterons, mais nous ne serons pas tous changés (1).» Le peuple pieux ressuscitera donc afin de changer en homme nouveau les restes du vieil homme. Le peuple impie ressuscitera aussi: toujours il a vécu du vieil homme et il sera plongé dans l'abîme de la seconde mort. Si on lit attentivement, on découvre encore la distinction de différents âges et on ne s'effraie ni de la zizanie, ni de la paille. Car l'impie vit pour l'homme de bien et le pécheur pour le juste; l'exemple des uns excite la ferveur des autres, jusqu'à ce qu'ils arrivent à la perfection dernière.



CHAPITRE 28. L'ENSEIGNEMENT PROPORTIONNÉ A LA CAPACITÉ DU PEUPLE.


51. Tous ceux qui, aux temps du peuple charnel, ont mérité de s'élever jusqu'à la lumière de l'homme intérieur, ont pour leur part aidé le genre humain, soit en lui enseignant ce que leur époque exigeait, soit en lui faisant pressentir parles prophéties ce qu'il n'était pas temps encore d'expliquer. Tels apparaissent les patriarches et les prophètes, aux yeux de ceux qui n'attaquent point en enfants (2), mais traitent avec un soin pieux les grands et utiles mystères des choses divines et humaines. C'est ce qu'aux temps mêmes du peuple nouveau je vois pratiqué encore avec la plus sage prudence par de grands esprits, par des hommes spirituels, enfants de l'Eglise catholique.


1. 1Co 15,51
2. Les Manichéens.

Ils prennent garde de rendre public ce qu'ils savent ne devoir pas encore enseigner au peuple. Appliqués à distribuer largement le lait de la doctrine à la multitude des faibles, ils se nourrissent eux-mêmes, avec quelques sages, d'aliments plus solides. Avec les parfaits, ils parlent le langage de la sagesse; avec l'homme charnel et animal, c'est-à-dire avec l'homme nouveau encore dans l'enfance, ils voilent quelques vérités, sans jamais enseigner l'erreur; car au lieu de rechercher des honneurs vains, d'inutiles éloges, ils se consacrent tout entiers au bonheur de ceux au milieu desquels ils ont mérité de faire société pour cette vie, et c'est une loi de la divine providence, que dans la recherche et l'acquisition de la grâce divine, nul n'est aidé par ses supérieurs, s'il ne donne à ses inférieurs le même amour et le même soutien. Ainsi, même après ce péché que notre nature contracta par le péché du premier homme, le genre humain est devenu la gloire et l'ornement de ce monde; et telle est sur lui l'action sage de la divine providence, que le remède ineffable appliqué à notre corruption, a changé la laideur de nos vices en je ne sais quelle splendeur nouvelle.



CHAPITRE XXIX. AUTRE MOYEN DE SALUT: LA RAISON. - COMMENT ELLE GUIDE L'HOMME VERS DIEU. - SON TÉMOIGNAGE L'EMPORTE SUR CELUI DES SENS.


52. Nous venons d'exposer les avantages de l'autorité aussi longuement que semble l'exiger notre sujet: examinons maintenant de quelle manière la raison peut s'élever du monde visible au monde invisible, du temps à l'éternité. Ce n'est point pour nous livrer à un délassement frivole que nous devons contempler la beauté du ciel, le cours des astres, l'éclat de la lumière, la succession des jours et des nuits, le mensuel mouvement de la lune, les quatre saisons de l'année s'harmonisant avec les quatre éléments de la nature, les propriétés dés semences qui renouvellent les espèces et les nombres, enfin toutes les créatures conservant immuables leur forme et leur nature particulières. Ces spectacles ne doivent pas nourrir une vaine curiosité de quelques jours; ils sont autant de degrés qui nous élèvent aux biens éternels et impérissables. Il faut donc nous demander avant tout, quelle est cette nature qui (565) nous donne la vie, et qui ressent ainsi la présence de tous ces êtres. Or puisqu'elle anime le corps, elle lui est nécessairement supérieure; car quelle que soit la matière, et dût-elle briller à nos yeux du plus vif éclat, si la vie n'est point en elle, n'y attachons pas grand prix. La nature elle-même nous apprend à préférer toute substance vivante aux êtres privés de vie (1).


53. Les animaux privés de raison sont aussi, il est vrai, doués de vie et de sentiment, mais ce qui donne à l'esprit humain sa supériorité, c'est qu'il peut non-seulement percevoir les objets sensibles, mais surtout les juger. Beaucoup d'animaux ont le regard plus pénétrant et les autres sens plus perçants que l'homme; mais pour juger les corps il faut plus que des sensations, la vie raisonnable est nécessaire: les animaux en sont privés, elle nous distingue. Or, on le comprend aisément, celui qui juge n'est-il pas supérieur à la chose jugée? Notre raison d'ailleurs ne juge pas seulement les êtres sensibles, elle juge les sens eux-mêmes. Elle nous dira pourquoi l'aviron, si droit qu'il soit, paraît brisé dans l'eau, et pourquoi 1'oeil doit ainsi l'apercevoir, tandis que notre regard, s'il peut constater le phénomène, est incapable de l'expliquer. Il est donc manifeste que, autant la vie des sens l'emporte sur la matière, autant la raison s'élève au-dessus de toutes les deux.



CHAPITRE XXX. LA LOI IMMUABLE D'APRÈS LAQUELLE LA RAISON FORME SES JUGEMENTS EST ELLE-MÊME SUPÉRIEURE A LA RAISON.


54. Si donc pour juger, l'âme raisonnable ne s'inspire que d'elle-même, rien ne la surpasse. Mais elle est sûrement inconstante, tantôt éclairée, et tantôt ignorante: d'un autre côté, plus elle est éclairée, plus son jugement est droit, elle est d'ailleurs d'autant plus éclairée qu'elle connaît mieux l'art, la doctrine, la science: ainsi donc examinons quelle est la nature de l'art. Je n'entends point parler ici de l'art qu'enseigne l'expérience, mais de celui que forme le raisonnement. Quel mérite y-a-t-il de savoir que composé de chaux et de sable le ciment tient les pierres plus solidement unies que ne le fait la boue; et que pour bâtir avec élégance, il faut placer de chaque côté les parties


1. Liv. II du Libre Arbitre, c. 3 et suiv.

correspondantes, et au milieu ce qui n'a point de parallèle? Il est vrai pourtant que cette espèce de tact se rapproche davantage de la raison et de la vérité.

Mais il faut examiner ici pourquoi le coup d'oeil est blessé si, de deux fenêtres placées l'une à côté de l'autre, l'une est plus grande ou plus petite lorsqu'elles pouvaient être d'égales dimensions; pourquoi, quand elles sont superposées, l'inégalité nous choque moins, la différence fût-elle de moitié; pourquoi nous sommes moins préoccupés de cette inégalité, quand il n'y en a que deux; tandis que si elles sont trois le coup d'oeil demande, au contraire, ou qu'elles soient d'égales dimensions, ou bien, si elles sont inégales, que la plus grande dépasse d'autant la moyenne que celle-ci dépasse la plus petite? Ainsi une sorte d'instinct nous révèle ce que demande la nature. Remarquons-le encore: ce qui nous a tant soit peu déplu lorsque nous l'avons envisagé séparément, devient quelquefois intolérable lorsque nous le rapprochons d'une oeuvre meilleure. Ainsi l'art vulgaire n'est que le souvenir d'essais couronnés de succès joint à l'habitude du travail et à la souplesse des organes. Tu pourras, sans cette disposition physique, juger les oeuvres, ce qui vaut beaucoup mieux; tu ne pourras les exécuter toi-même.


55. Nous aimons donc, dans tous les arts, l'harmonie qui seule assure à chaque oeuvre beauté et intégrité; l'harmonie à son tour cherche l'égalité et l'unité, soit dans la ressemblance des parties égales, soit dans la proportion des parties inégales. Mais qui pourra montrer dans les corps l'égalité ou la ressemblance absolue? qui osera affirmer, après y avoir bien réfléchi, que chaque corps est véritablement un? Tous ne changent-ils pas, soit d'espèce, soit de lieu? Tous ne se composent-ils pas de parties dont chacune occupe sa place, et ces corps ne sont-ils pas ainsi comme divisés par l'espace? D'ailleurs, l'égalité et la ressemblance véritable, l'unité première et absolue ne sont accessibles ni à notre oeil, ni à aucun autre sens elles ne tombent que sous le regard de l'esprit. Et comment voudrait-on voir rechercher dans les corps cette égalité telle quelle; comment prouverait-on qu'elle diffère beaucoup de l'égalité parfaite, si celle-ci n'était connue de notre intelligence? Et pourtant comment appeler parfaite, celle qui n'a point été faite?


56. Et si toutes les beautés sensibles, (566) produites par la nature ou par l'art, ne peuvent se concevoir sans l'espace et le temps, comme le corps et ses différents mouvements; il n'en est pas de même de cette égalité et de cette unité qui ne se révèle qu'à l'esprit et qui juge de la beauté corporelle par l'intermédiaire des sens; elle n'est ni étendue avec l'espace, ni changeante avec les temps. On ne peut dire en effet qu'elle serve à apprécier la rondeur de la roue, et non la rondeur d'un vase; la rondeur d'un vase, et non celle d'un denier. Ainsi en est-il des temps et des mouvements des corps: il serait absurde de prétendre qu'elle juge de l'égalité des années, et non de l'égalité des mois, de l'égalité des mois et non de celle des jours. Mais qu'un mouvement réglé se produise pendant ces intervalles, pendant des heures ou des moments plus courts, c'est toujours une même et immuable égalité. Mais si la même loi d'égalité, de ressemblance, de convenance, nous fait juger des mouvements et des figures tantôt plus grandes, tantôt moindres: cette loi assurément l'emporte sur tout cela en puissance. D'ailleurs elle n'est dans les lieux et les temps, ni moindre, ni plus grande: si elle était plus grande, elle ne pourrait apprécier tout entière ce qui est plus petit; si elle était moindre, nous ne pourrions juger par elle de ce qui est plus grand. Aussi faut-il la loi tout entière de la quadrature pour apprécier le carré d'une place publique, le carré d'une pierre, d'un tableau, d'un bijou; et la loi tout entière de l'égalité pour saisir également la convenance et dans les pas multipliés de la fourmi et dans la marche de l'éléphant. Mais alors qui ne pourra comprendre que cette loi n'est ni plus petite ni plus grande que l'espace et le temps, puisqu'en puissance elle est au-dessus de tous les temps et de tous les lieux? Et comme cette loi qui préside à tous les arts est immuable, tandis que l'esprit humain, capable de la comprendre, est exposé aux variations de l'erreur, concluons qu'au-dessus de notre intelligence est une loi qui se nomme vérité.



CHAPITRE XXXI. DIEU EST LUI-MÊME CETTE LOI QUI RÈGLE LES JUGEMENTS DE NOTRE RAISON ET QUE NOTRE RAISON NE PEUT JUGER.


57. Il ne faut pas douter non plus que cette nature immuable, supérieure à l'âme intelligente n'est autre que Dieu lui-même; et que la vie première et la première substance se trouve avec la première sagesse. Cette sagesse est en effet l'immuable vérité que l'on nomme aussi avec raison la règle de tous les arts, et l'art de l'Architecte tout-puissant. Et puisque l'âme sent bien qu'elle ne juge pas d'après elle-même la valeur et le mouvement de chaque corps, elle doit reconnaître en même temps d'un côté, que sa nature est supérieure aux natures qu'elle juge, et d'autre part qu'elle est inférieure à cette autre nature qui fait la règle de ses jugements sans qu'elle puisse la juger d'aucune manière. Je puis dire pourquoi les membres semblables d'un même corps doivent se correspondre de chaque côté: c'est que mon esprit se comptait dans cette égalité souveraine que je vois des yeux de l'esprit et non des yeux du corps; d'où il suit que les objets qui tombent sous mon regard me paraissent d'autant plus parfaits qu'ils ont plus de rapport avec ces idées de mon esprit. Mais pourquoi ces mêmes idées que contemple mon esprit sont-elles ainsi? nul ne saurait le dire, et aucun homme de bon sens ne pourrait, en cherchant à en rendre compte, supposer qu'elles pussent être différentes de ce qu'elles sont.


58. Pourquoi nous plaisent-elles? et pourquoi, à mesure que nous avons plus d'intelligence, y sommes-nous plus attachés? Personne encore n'osera le dire s'il a bien compris ces questions. En effet s'il nous est possible, ainsi qu'à toutes les âmes raisonnables,de juger selon la vérité les créatures qui nous sont inférieures, il n'y a pour nous juger nous-mêmes que l'éternelle Vérité, quand nous lui sommes unis. Pour elle le Père lui-même ne la juge pas, car elle ne lui est point inférieure: mais c'est par elle qu'il porte tous ses jugements. Car tous les êtres qui recherchent l'unité sont soumis à cette même règle, à cet idéal, à ce modèle, quel que soit le nom qu'on lui donne, parce que seule elle ressemble parfaitement à Celui de qui elle a reçu l'être, si toutefois il est possible d'employer cette expression: «Elle a reçu,» quand il s'agit de Celui que l'on nomme le Fils, parce qu'il n'est point par lui-même, mais par le premier et éternel principe appelé le Père; «de qui toute paternité découle dans le ciel et sur la terre (1).» Ainsi «le Père ne juge personne, il a donné tout jugement au Fils (2).» - «L'homme spirituel


1. Ep 3,15 - 2. Jn 5,22

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juge tout, mais n'est jugé par personne (1),» c'est-dire, par aucun homme; mais par la loi seule qui règle ses jugements; car c'est encore une vérité indubitable que «nous,devons paraître tous au tribunal de Jésus-Christ (2).» L'homme spirituel juge donc tout parce qu'avec Dieu il est supérieur à tout. Or il est avec lui quand son intelligence comprend sans erreur, et qu'il aime parfaitement ce qu'il a compris. Il s'identifie même alors, autant que cela est possible, avec la foi qui le dirige dans ses jugements, et que nul ne saurait juger. Ainsi en est-il des lois temporelles elles-mêmes: les hommes les jugent quand ils les établissent, mais après leur promulgation le juge ne peut plus les discuter, il doit s'y soumettre. Cependant le législateur humain, s'il est sage et homme de bien, consulte la loi éternelle élevée au-dessus de toute discussion, afin que d'après ses immuables principes il discerne ce qu'il convient pour le moment de commander ou de défendre. Il est donc possible aux âmes pures de connaître cette loi éternelle, jamais il ne leur est permis de la juger. E voici la raison pour connaître un objet, il suffit de savoir qu'il est de telle manière et non de telle autre; mais pour bien l'apprécier nous ajoutons quelques mots destinés à exprimer qu'il pourrait avoir aussi d'autres caractères; comme lorsque nous disons: cela doit être ainsi, cela devait être de cette manière; ceci devra être autrement, ainsi que font les artistes en parlant de leurs travaux.



CHAPITRE 32. IL Y A DANS LES CORPS DES TRACES D'UNITÉ; MAIS L'INTELLIGENCE SEULE PEUT CONTEMPLER L'UNITÉ MÊME.


59. Beaucoup cependant n'ont d'autre but que le plaisir humain et ne veulent point chercher plus haut la raison du plaisir qu'ils ressentent. Si je demande à l'ouvrier qui vient de construire une arcade, pourquoi il veut en élever une semblable au côté opposé, il me répondra sans doute qu'il veut établir l'égalité entre les côtés qui se correspondent. Mais si j'insiste, si je lui demande pourquoi cette symétrie: elle convient, me dira-t-il, elle est belle, le coup d'oeil l'exige, et il ne hasardera point d'autre explication. Il reste les yeux


1. 1Co 2,15 - 2. 2Co 5,10

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inclinés à terre, sans voir au-dessus de lui la main qui le dirige. Mais c'est un homme qui a des yeux dans l'âme, qui voit clair dans les ténèbres: je ne cesserai donc de l'exciter, je le presserai de me dire le motif de ce plaisir naturel. Car en le jugeant sans juger d'après lui il doit le dominer et ne point en être l'esclave.

Je lui demanderai d'abord si ces objets sont beaux parce qu'ils nous plaisent ou s'ils nous plaisent parce qu'ils sont beaux. Il me répondra sans doute qu'ils nous plaisent parce qu'ils sont beaux. Je continuerai: Eh! pourquoi sont-ils beaux? Que si cette question l'embarrasse, j'ajouterai: Est-ce parce que les parties en sont bien proportionnées, et qu'une pensée unique a su en relier tous les détails avec une convenance parfaite?


60. Il en conviendra, alors je lui demanderai si cette unité à laquelle ces parties veulent se rattacher est parfaitement réalisée par elles, ou si elles s'en écartent beaucoup et n'en sont qu'une fausse image. Il l'avouera encore. Quel homme en effet, pour peu qu'on l'avertisse, ne comprendra qu'il n'est aucune espèce de corps, qu'il n'est même aucun corps où ne se rencontrent quelques traces d'unité, et que néanmoins, si beau que soit un corps, il n'atteint jamais à l'idéal d'unité qu'il poursuit, puisqu'il a nécessairement des parties diverses dans les divers points d'étendue qu'il occupe? Si donc il l'avoue, il devra me dire encore où il a vu cette unité et comment il l'a aperçue. Car s'il ne la voit point, pourra-t-il connaître combien chaque corps s'approche de l'unité et combien il s'en éloigne? Il peut dire aux corps: Vous ne seriez rien, si quelque lien ne vous contenait dans l'unité; mais si vous étiez l'unité parfaite, vous ne seriez pas des corps. On pourrait lui répondre aussitôt: Où as-tu découvert cette unité d'après laquelle tu juges les corps? Car si tu ne la voyais pas, tu ne pourrais affirmer qu'ils ne l'ont point réalisée. Si c'est ton oeil qui te la fait apercevoir, peux-tu dire qu'ils en sont bien éloignés quoiqu'ils en conservent quelques traces? Car tes yeux formés de matière ne voient que la matière. L'unité n'est donc visible qu'à l'esprit.

Mais où la voyons-nous? Si elle occupait ici le même espace que notre corps, on ne la verrait pas en Orient pour juger les corps comme nous faisons ici. Elle n'est donc point limitée par l'espace, et comme elle aide partout (568) à juger localement, elle n'est en aucun lieu, et par sa puissance elle est partout.



CHAPITRE XXXIII. L'ERREUR NE VIENT PAS DES SENS, MAIS DU JUGEMENT. - DIFFÉRENCE ENTRE LE MENTEUR ET LE TROMPEUR.


61. Si le témoignage que lui rendent les corps est un témoignage menteur, n'y croyons point et ne tombons pas dans la vanité des vaniteux. Mais comme ils mentent en paraissant vouloir mettre devant nos yeux ce qui n'est visible qu'à la pensée, cherchons si le mensonge vient de leur ressemblance ou de leur dissemblance avec l'unité. Car s'ils la reproduisaient parfaitement, ils lui seraient parfaitement semblables, et s'ils lui étaient parfaitement semblables, il n'y aurait aucune différence entre leur nature et la sienne. Mais s'il en était ainsi, leur témoignage ne serait point menteur, ils seraient ce qu'elle est. Toutefois ils ne mentent point pour ceux qui veulent y réfléchir de plus près. Car on ne ment qu'en cherchant à paraître ce que l'on n'est pas; et si malgré nous l'on nous croit autres que nous sommes, nous n'avons point menti, mais trompé sans le vouloir. Ce qui distingue le menteur du trompeur, c'est qu'il y a toujours dans le menteur la volonté de tromper, quand même on ne le croirait pas, tandis qu'on ne trompe pas sans tromper réellement. Par conséquent les corps n'ayant point de volonté ne sont point menteurs, et si on ne les croit pas ce qu'ils ne sont point, ils ne trompent pas non plus.

62. L'oeil lui-même ne trompe pas: il né peut que redire à l'esprit ce qui l'a frappé; et si à son exemple les autres sens nous communiquent leurs impressions comme ils les éprouvent, pouvons-nous exiger davantage? Arrière donc les vaniteux et il n'y aura plus de vanité! Un homme s'imagine que le bâton se brise en pénétrant dans l'eau; qu'il se redresse, dès qu'on le retire. Son oeil n'est pas infidèle, c'est lui qui juge mal. L'oe il ne pouvait ni ne devait, attendu sa nature, voir autrement dans l'eau; et puisque l'eau ne ressemble point à l'air, quoi d'étonnant que les sensations soient différentes? L'oeil a donc bien vu, car il n'est fait que pour voir; mais l'âme a mal jugé, car pour contempler la souveraine Beauté, c'est la réflexion et non l'oeil qui lui a été donnée. Et cette âme veut connaître les corps par l'esprit et Dieu par les yeux; comprendre les choses charnelles et voir les choses spirituelles, c'est tenter l'impossible.



CHAPITRE XXXIV. COMMENT APPRÉCIER NOS VAINES IMAGINATIONS.


63. Aussi doit-elle redresser une manière d'agir aussi dépravée, mettre en haut ce qui est en bas et en bas ce qui est en haut, sans quoi elle ne peut prétendre au royaume des cieux. Ainsi ne cherchons point l'élévation dans ces bas objets, ne nous y attachons pas non plus. Jugeons-les pour n'être point condamnés avec eux; c'est-à-dire, ne leur accordons que ce qui doit être attribué aux êtres du dernier rang; si nous cherchons à être des premiers parmi les derniers, nous serons comptés entre les derniers par les premiers. Ce ne serait pas nuire aux derniers, mais ce serait pour nous le comble du malheur. L'ordre providentiel n'y perdrait rien non plus de sa beauté, car il traite les injustes avec justice et les méchants avec convenance.

Si donc la beauté des créatures visibles ne nous trompe que pour ne réaliser point complètement l'unité qui la maintient, sachons qu'elle nous trompe, non par ce qu'elle est, mais par ce qu'elle n'est pas. Tout corps en effet est un vrai corps, mais une fausse unité. Aucun n'a en lui l'unité souveraine, aucun ne l'imite jusqu'à la perfection. Néanmoins il n'y aurait point de corps, s'il n'y avait en lui quelques traces d'unité; et il n'y en aurait point si elles n'y avaient été imprimées par Celui qui est l'unité suprême.


64. O esprits obstinés (1), montrez-moi un homme qui voie sans aucune image charnelle? Où est-il, celui qui comprend que le principe de toute unité n'existe qu'en l'auteur même de toute unité, qu'elle soit à sa hauteur, ou non? Donnez-moi un homme qui voie, non pas qui conteste et veuille paraître voir ce qu'il ne voit point. Donnez-moi un homme qui résiste aux sens charnels et aux plaies qu'ils ont faites à son âme, qui résiste à l'entraînement de la coutume et aux louanges des hommes, qui pleure ses péchés sur la couche, et renouvelle son esprit, qui n'aime point les vanités et ne


1. Les manichéens, esclaves de leurs vaines imaginations. (Confes. liv. 3,ch. 6, liv. 9,ch. 4)

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cherche point le mensonge (1); qui sache se dire à lui-même: s'il n'y a qu'une seule ville de Rome, fondée aux bords du Tibre par je ne sais quel Romulus, celle que je forme dans ma pensée est fausse: elle n'est point la véritable; je n'y suis pas non plus en esprit; autrement je saurais ce qui s'y passe. S'il n'y a qu'un soleil, celui que je forme dans ma pensée est faux; car l'un suit sa route au temps et aux lieux marqués, je place l'autre où je veux et quand je veux. Si je n'ai que cet ami, celui que je forme dans ma pensée est faux aussi; car je ne sais où est celui-là; celui-ci va au gré de mon imagination. Moi-même, je suis un: je sens que mon corps est ici; et cependant mes pensées me conduisent où je veux, me font parler avec qui je veux. Evidemment tout cela est faux, et personne n'a l'intelligence de ce qui est faux. Je ne puis donc le comprendre lorsque je m'y arrête et que j'y crois; car je ne dois comprendre une chose qu'autant qu'elle est vraie. N'est-ce pas ainsi qu'on doit raisonner sur ce qu'ils appellent les fantômes? Comment donc mon âme est-elle remplie d'illusions? Où est la vérité que contemple l'intelligence? A cette question on pourra répondre: la vraie lumière est celle qui te montre la fausseté de ces images. Par elle tu découvres cette unité suprême d'après laquelle tu juges tout ce que tu vois; tout en comprenant qu'elle n'est rien de ce qui change.




Augustin, vraie religion. - CHAPITRE XXIV. DEUX MOYENS OFFERTS A L'HOMME POUR AIDER A SON SALUT: L'AUTORITÉ ET LE RAISONNEMENT.