Augustin, réfutation de l'Épître manichéenne appelée Fondame - CHAPITRE XIII. DEUX SUBSTANCES CONTRAIRES. RÈGNE DE LA LUMIÈRE.

CHAPITRE XIII. DEUX SUBSTANCES CONTRAIRES. RÈGNE DE LA LUMIÈRE.


16. «Dès le commencement, dit-il, il y eut deux substances essentiellement différentes l'une de l'autre. Dieu le Père gouvernait l'empire de la lumière; le Père, éternel dans sa sainte génération, magnifique dans sa puissance, vrai dans sa nature, glorieux dans sa propre éternité, possédant en lui-même la sagesse et les sens vitaux au moyen desquels il embrasse les douze membres de sa lumière, c'est-à-dire les richesses surabondantes de son royaume. Dans chacun de ses membres sont renfermés des trésors innombrables et immenses. De cette même personne, le Père, objet premier de sa propre louange, incompréhensible dans sa grandeur, découlent les siècles de bonheur et de gloire, que l'on ne saurait apprécier ni par le nombre ni par la prolixité; c'est dans ces siècles qu'habite le Père, sainteté par essence, et n'admettant dans son royaume ni l'indigent ni l'infirme. Ce royaume, du reste, est, dans sa splendeur, si élevé au-dessus des clartés et du bonheur de cette terre, qu'aucune puissance humaine ne peut ni l'attaquer ni l'ébranler».


17. Comment me prouvera-t-il toutes ces affirmations, ou à quelle source les a-t-il puisées? Ne croyez pas m'en imposer en invoquant le nom du Paraclet. Ne savez-vous pas qu'avant tout, malgré la timidité que vous m'avez inspirée, si je me suis fait votre disciple, ce n'est pas pour croire des choses inconnues, mais pour en acquérir une connaissance certaine? Ne sait-on pas du reste que la plus chère de vos habitudes c'est d'insulter à ceux qui croient témérairement, surtout quand (125) l'orateur en sortant de promettre une connaissance pleine et inébranlable se met aussitôt à ne raconter que des choses incertaines et douteuses?


CHAPITRE XIV. VAINES PROMESSES DE MANÈS.

De plus, je déclare que si la foi doit m'être imposée, j'adhère irrévocablement à cette Ecriture, où je lis que le Saint-Esprit est venu et qu'il a été réellement inspiré aux Apôtres (1), selon la promesse que le Sauveur leur en avait faite (2). En conséquence, ou bien prouvez-moi la vérité de ce qu'il avance et montrez-moi la certitude de ce que je ne puis croire; ou bien prouvez-moi que celui qui énonce ces principes est réellement le Saint-Esprit, et je croirai ce que vous ne pouvez me faire comprendre. En effet, je professe la foi catholique, et par cette foi j'espère parvenir à une science certaine. Quant à vous, qui vous efforcez de saper les fondements de ma croyance, si vous le pouvez, présentez-moi une science aussi certaine et prouvez-moi que j'ai eu tort de croire ce que je crois. Vous avancez deux propositions: d'abord vous soutenez que l'auteur de la lettre fondamentale est réellement le Saint-Esprit, et ensuite que ses enseignements sont de la dernière évidence. J'ai dû chercher à m'édifier sur ces deux points; mais je ne suis pas exigeant et je me contenterai d'être convaincu sur l'un des deux. Prouvez-moi que Manès est réellement le Saint-Esprit et je regarderai comme vrais tous les principes qu'il proclame, sans exiger qu'il me les fasse comprendre; ou bien prouvez-moi la vérité de ce qu'il avance, et je croirai qu'il est le Saint-Esprit, quoique je l'ignore parfaitement. Dites-moi, puis-je montrer à votre égard, plus d'équité, plus de bienveillance? Mais hélas l vous ne pouvez me satisfaire sur aucun de ces deux points principaux. Le seul parti que vous ayez pris, c'est de vanter ce que vous croyez et de railler ce que je crois. Quand j'en aurai fait autant, quand j'aurai vanté ma foi et raillé la vôtre, que pensez-vous qu'il nous restera à faire, sinon de quitter à jamais ces maîtres qui nous annoncent de grandes connaissances et finissent par nous commander de croire des choses incertaines, et de suivre ceux qui d'abord nous invitent à croire ce que nous ne pouvons


1. Ac 2,1-4 - 2. Jn 14,16-26

comprendre, afin que fortifiés par la foi, nous méritions ensuite de comprendre ce que nous croyons? Toutefois cette compréhension, ce n'est pas des hommes que nous l'attendons, mais de Dieu seul, illuminant par sa grâce et affermissant notre intelligence.


18. Après lui avoir demandé des preuves de ce qu'il avance, je lui demande maintenant à quelle source il a puisé sa doctrine. S'il me répond que tout cela lui a été révélé par le Saint-Esprit, que c'est à la clarté de cette révélation divine qu'il a reconnu la certitude et l'évidence de ses principes, il établit, sans le savoir, la différence qui sépare la connaissance de la foi. Par cela même que ces vérités lui ont été révélées d'une manière si manifeste, je conçois qu'il les connaisse; il les expose ensuite à ses auditeurs, mais en les exposant il n'en donne pas la connaissance, tout ce qu'il peut faire c'est d'en persuader la croyance. Les accepter ainsi témérairement, c'est devenir par cela même manichéen, et on le devient non point parce qu'on sait des choses certaines, mais parce qu'on croit des choses incertaines; et c'est ainsi qu'autrefois nous autres jeunes gens, nous sommes devenus les victimes de l'erreur. On ne devait donc pas nous promettre la science, une connaissance parfaite et la réalisation assurée de nos rêves et de nos désirs. Nos maîtres devaient simplement avouer que cette doctrine leur avait été révélée du ciel, mais que ceux qui ne font qu'en entendre l'exposé, doivent se résigner à croire des vérités sans les connaître. Qu'ils tiennent ce langage et il leur sera unanimement répondu que s'il s'agit de croire à des vérités sans les comprendre, la foi que l'on doit embrasser, c'est celle qui est commune aux savants et aux ignorants, celle que l'on retrouve chez tous les peuples et appuyée sur la plus imposante autorité. Craignant cette réponse qui l'accable, Manès n'a d'autre souci que de jeter les simples dans un déluge de ténèbres; il promettra d'abord d'éclairer de toutes les lumières de l'évidence les questions les plus ardues, sauf ensuite à imposer la foi sur les points les plus douteux. Supposé même que vous le mettiez en demeure de déclarer positivement que ces doctrines lui ont été révélées, il chancelle et finit par nous ordonner de le croire. Peut-on supporter une semblable fourberie et un orgueil aussi extravagant?

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CHAPITRE XV. SUPPOSITION ABSURDE D'UNE TERRE ET D'UNE NATION DE TÉNÈBRES.


19. Que va penser Manès si, avec la grâce de Dieu, je lui prouve non-seulement l'incertitude, mais la fausseté même de sa doctrine? Quelle malheureuse position de n'avancer que des propositions ouvertement contraires à la science et à la vérité, quand on a promis hautement de dévoiler tous les secrets de la science et de la vérité! Jugeons-en par les paroles suivantes: «A côté de cette terre illustre et sainte, se trouvait la terre des ténèbres d'une étendue et d'une profondeur prodigieuses; c'est là qu'habitaient des corps de feu, portant le poison et la peste dans leurs flancs. De cette terre découlent des ténèbres infinies exhalant au loin la puanteur et la corruption: et au delà, des eaux troubles et fétides, avec leurs habitants empoisonnés; et dans le milieu des vents horribles et violents avec leur chef et leurs enfants. Puis apparaît une seconde région ignée et corruptible avec ses princes et ses peuples. Et enfin, dans le centre même se déroule une nation remplie de ténèbres et de fumée; c'est là qu'habitait le prince et le chef suprême, environné d'une multitude d'autres princes issus de lui et gouvernés par sa pensée. Telles sont les cinq terres pestilentielles de la nature».


20. S'il disait qu'un corps aérien ou éthéré constitue la nature de Dieu, il ne mériterait qu'un rire universel. En effet, toute intelligence droite comprend qu'il est dans la nature de la; sagesse et de la vérité de ne pouvoir être contenues et limitées dans l'espace, de ne former aucune masse, fût-elle toute belle et magnifique, de n'être pas ici plus petite et là plus grande, d'être en tout égale au Père, de n'avoir de siège spécial ni ici ni là, mais d'être partout présente tout entière.



CHAPITRE XVI. L'ÂME ELLE-MÊME N'EST PAS LIMITÉE PAR L'ESPACE.

Que dire de la vérité et de la sagesse qui surpassent infiniment toutes les puissances de l'âme, quand on est obligé de convenir que l'âme, toute soumise qu'elle est aux changements, ne peut se représenter comme une masse qui occupe tel espace déterminé? En effet, partout où il y a grosseur ou étendue, il peut y avoir retranchement des parties, occupant chacune des espaces différents. Ainsi le doigt est plus petit que toute la main, plus petit que deux doigts; d'un autre côté, la place occupée par un doigt n'est pas la place occupée par un autre: doigt ou par la main tout entière. Et ceci ne s'applique pas seulement aux masses articulées des corps; prenons pour exemple la terre elle-même, telle de ses parties n'occupe pas la place de telle autre partie, puisque chacune a la sienne: de même dans un liquide quelconque la moindre partie occupe le moindre espace, et la plus grande, le plus grand espace; dans un vase, telle partie occupe le fond, telle autre les bords. On peut en dire autant des différentes parties de l'air; elles occupent chacune un espace particulier; ainsi il est impossible que l'air qui remplit telle maison puisse contenir en même temps, dans la même demeure, l'air dont jouissent les voisins; quant à la lumière, la partie qui pénètre par telle fenêtre, n'est pas la même que celle qui pénètre par telle autre fenêtre; la fenêtre la plus grande en reçoit davantage, la plus petite eu reçoit moins. Prenez parmi les corps celui que vous voudrez, céleste ou terrestre, aérien ou humide, il sera toujours vrai de dire que le tout est plus grand que sa partie: telle partie ne peut être pénétrée par telle autre partie, chacune occupe l'espace qui lui est propre et qui est toujours proportionné à l'extension de sa masse. Quant à l'âme, dût-on la considérer non pas en tant qu'elle comprend la vérité, mais en tant qu'elle occupe un corps et qu'elle a besoin d'un corps comme moyen de perception physique, il est certain qu'elle n'occupe pas telle étendue, tel espace déterminé dans chacune des parties du corps, l'âme se trouve tout entière, et tout entière elle perçoit par chacune de ces parties; elle n'est pas plus petite dans le doigt et plus grande dans le bras, quoique le doigt soit moindre que le bras: elle est partout aussi grande, parce qu'elle est partout tout entière. Que le dol gt soit touché, ce n'est pas par le corps tout entier que l'âme perçoit ce contact, mais elle le perçoit tout entière. Puisque c'est l'âme tout entière qui révèle ce contact, c'est donc qu'elle est présente tout entière. Et pour se rendre présente tout entière dans le doigt, il ne s'ensuit pas qu'elle quitte le reste du corps (127) pour s'agglomérer dans cette partie. Elle sent tout entière dans un doigt de la main, touchez un endroit du pied, et en blême temps, elle y sentira encore tout entière. C'est ainsi qu'elle est tout entière dans les endroits séparés les uns des autres; elle ne quitte pas celui-ci pour se porter tout entière dans celui-là; et quand elle les occupe à la fois, ce n'est pas en ce sens qu'elle n'ait qu'une partie d'elle-même ici, et une autre partie ailleurs. Donc, puisqu'elle est partout tout entière et qu'elle sent tout entière dans chaque partie du corps, il est évident que l'âme par sa nature ne saurait être contenue dans l'espace.


CHAPITRE XVII. LES LIEUX LES PLUS VASTES PEIGNENT LEURS IMAGES DANS LA MÉMOIRE.

Examinons ensuite la mémoire en tant qu'elle conserve le souvenir non pas des choses intellectuelles, mais des objets corporels. En ce sens, cette faculté nous est commune avec les animaux. En effet, nous voyons les chevaux parcourir, sans se tromper, les lieux qu'ils connaissent, les bêtes féroces retrouver leurs tanières, les chiens reconnaître le corps de leurs maîtres; pendant leur sommeil on les entend quelquefois murmurer, jeter même des cris, ce qui ne peut s'expliquer qu'autant que l'on admet qu'ils conservent dans leur mémoire les images des objets qu'ils ont vus ou sentis. Eh bien! je le demande, où donc se prennent les images,, où sont-elles conservées, où se forment-elles? Si ces images ne pouvaient être plus grandes que notre corps, quelqu'un pourrait être tenté de soutenir qu'elles se forment et qu'elles se conservent dans l'étendue même du corps. Mais ne voit-on pas que dans un corps qui occupe un espace si restreint, l'esprit déroule les images des immenses régions de la terre et du ciel? qu'elles s'éloignent en foule, qu'elles se succèdent avec rapidité, l'esprit suffit à tout. N'est-ce pas une preuve évidente qu'il n'est aucunement limité par l'espace? car ce n'est pas l'esprit qui est occupé par les images des lieux les plus vastes, c'est lui qui s'en empare et avec une puissance telle qu'il peut y ajouter ou en retrancher à son gré, les restreindre à des proportions très-faibles ou les dérouler à l'infini, les classer, les confondre, les multiplier, et enfin les réduire soit quant au nombre, soit quant à l'étendue.



CHAPITRE XVIII. PUISSANCE DE L'INTELLIGENCE ET DE LA PENSÉE.

Que dirai-je ensuite de cette puissance au moyen de laquelle nous saisissons la vérité, eussions-nous besoin, pour cela, de lutter contre la vivacité des images que produisent les sens corporels? Nous pouvons, par exemple, nous représenter Carthage comme elle est en réalité, ou nous en faire une peinture arbitraire, que nous changerons comme il nous plaira; nous noms figurons avec la même facilité tous ces mondes dans lesquels l'imagination d'Epicure a réalisé de gigantesques pérégrinations; enfin, car il faut se borner, il ne nous est pas moins facile de dérouler à nos yeux cette terre de lumière et ses espaces infinis, ou de pénétrer dans les cinq cavernes de la nation des ténèbres, d'en contempler les sombres habitants, avec tous ces fantômes que les Manichéens ne craignent pas de prendre pour autant de réalités. Qu'est-ce donc que cette puissance qui peut débrouiller ce chaos? Quelle qu'elle soit, toujours est-il qu'elle est plus grande que tous ces objets, et qu'elle n'a pas besoin de toutes ces représentations pour engendrer sa pensée. Trouvez-lui un espace spécial, si vous pouvez, grossissez-la à l'infini, essayez de la répandre dans tous les lieux. Malgré tous vos efforts, si vous avez le jugement droit, vous n'y parviendrez pas. En effet, tout ce qui se présente sous forme d'étendue, votre intelligence elle-même vous déclare qu'on peut le diviser par parties, l'une plus petite, l'autre plus grande, comme on veut. Quant à la faculté même de penser, vous lui reconnaissez sur tout cela une supériorité incontestable qu'elle doit non pas à son élévation locale, mais à sa propre dignité.



CHAPITRE XIX. L'EXTENSION LOCALE INCOMPATIBLE AVEC L'IDÉE DE DIEU.


24. Notre âme est donc soumise à des changements perpétuels. L'incessante variété des désirs; la fluctuation perpétuelle des sentiments qui naissent de l'abondance ou de la pauvreté; le mirage continuel des objets extérieurs dans l'imagination; l'oubli et le souvenir; la science (128) et l'ignorance; tout cela jette notre âme dans d'incessantes agitations; et cependant, malgré ce mouvement perpétuel, vous sentez qu'on ne peut lui attribuer aucune diffusion, aucune étendue locale: si elle domine les espaces, c'est par sa puissance et sa vivacité. Que dirons-nous donc, que penserons-nous de Dieu qui domine, de son infinie grandeur, toutes les intelligences et accorde à chacune ce qui lui convient? Quand il s'agit de Dieu, l'âme ose plus facilement en parler que le voir, et elle en parle d'autant moins qu'elle se sent plus capable de le voir. Supposez donc, avec les Manichéens et leurs rêves insensés, que Dieu habite réellement l'espace et qu'il y occupe des lieux déterminés, quelle qu'en soit du reste l'immense étendue; calculez par la pensée, en combien de parcelles, en combien de morceaux, les uns plus grands, les autres plus petits, vous pourriez le partager; tracez-vous en lui, par exemple, une partie longue de deux pieds, à cette portion il manquera huit parties pour égaler celle de dix pieds. C'est ridicule, direz-vous, j'y consens, et cependant il faut avouer que toute nature qui occupe un lieu déterminé dans l'espace est soumise à cette dure nécessité de la divisibilité, puisqu'elle ne peut être tout entière dans chaque partie de l'espace. Or, cette divisibilité ne peut s'appliquer à l'âme, et prétendre qu'on ne peut la concevoir que comme occupant un lieu dans l'espace, c'est n'avoir de cette plus belle partie de nous-mêmes que des idées basses et honteuses.



CHAPITRE XX. LE SYSTÈME DES DEUX TERRES DIFFÉRENTES N'EST QUE FOLIE.


22. J'oubliais que peut-être je ne m'adresse, en ce moment, qu'à des esprits charnels. Eh bien 1 je veux descendre et me mettre à la portée de ceux qui n'osent ou ne peuvent élever leur pensée jusqu'à la nature incorporelle; peut-être serai-je assez heureux pour les amener à avoir d'autres pensées sur leur pensée elle-même, et à comprendre le jugement que porte sur l'espace leur âme qui n'occupe aucun espace. Descendons donc et demandons-leur, auprès de quelle partie, de quel côté de cette terre illustre et sainte était placée, selon Manès, la terre des ténèbres. Il dit bien que c'était d'un côté, mais il ne détermine pas lequel: était-ce à droite ou à gauche? Qu'ils choisissent, mais toujours est-il certain que du moment que l'on spécifie un côté, on indique qu'il y en a un autre. Supposer trois ou plusieurs côtés, c'est admettre que le corps est terminé par toutes ses faces, ou si on le représente se prolongeant à l'infini dans une de ses parties, du moment qu'on lui suppose des côtés, il faut convenir qu'il se termine nécessairement. Puisqu'ils soutiennent que d'un côté était la nation des ténèbres, qu'ils nous disent donc ce qu'il y avait près de l'autre ou près des autres côtés. Ils se taisent, et quand on les presse de sortir de leur silence, ils répondent que la terre de lumière étendait ses autres côtés à l'infini sans qu'ils se terminassent nulle part. Alors qu'ils conviennent donc que cette terre n'avait réellement qu'un côté; cette conclusion est du plus simple bon sens. Pour qu'il pût y avoir d'autres côtés, il fallait qu'elle se terminât quelque part. Mais s'il n'y avait pas d'autres côtés, que me dites-vous donc? En me parlant d'une partie, d'un côté, est-ce, f que vous ne me mettiez pas dans la nécessité de conclure qu'il y avait d'autres parties, a d'autres côtés? Puisqu'il n'y avait qu'un seul côté, il devait dire à côté et non d'un côté. A l'égard de notre corps, nous disons bien auprès d'un oeil, parce qu'il y en a deux, ou près d'un sein, parce qu'il y en a deux. Si au contraire nous disons près d'un nez ou près d'un nombril, comme nous. n'en avons qu'un, nous serions couverts de la risée universelle des savants et des ignorants. Mais n'insistons pas; peut-être, qu'en parlant d'un côté, vous avez voulu désigner le côté unique.



CHAPITRE XXI. PUISQU'ELLE EST JOINTE A LA TERRE DE TÉNÈBRES, LA TERRE DE LUMIÈRE EST DONC CORPORELLE.

Qu'y avait-il donc à côté de cette terre de lumière, que vous appelez glorieuse et sainte? La terre des ténèbres, dites-vous. Alors avouez donc au moins que cette terre était corporelle; cette conclusion est de toute rigueur, puisque vous assurez que c'est d'elle que tous les corps tirent leur origine. Or, si peu perspicace que soit votre intelligence, si charnels que vous soyez, ne comprenez-vous pas que deux terres ne peuvent être placées l'une à côté de l'autre, (129) qu'autant qu'elles sont toutes deux corporelles? Quel n'était donc pas notre aveuglement pour qu'on osât nous dire que seule la terre des ténèbres a été ou est corporelle, tandis que la terre de lumière est nécessairement spirituelle? Hommes de bien, secouons enfin le joug, et maintenant que nous sommes prévenus, faisons cette remarque très-facile, que deux terres ne peuvent être à côté l'une de l'autre qu'autant qu'elles sont toutes deux corporelles.

23. Admettons même que cette conséquence paraisse trop relevée à notre intelligence paresseuse; je demande alors si avec un seul côté, la terre de ténèbres avait ses autres parties infiniment étendues comme la terre de lumière. Les Manichéens répondent négativement, car ils craignent que dans de telles conditions cette terre ne leur paraisse égale à Dieu. Ils soutiennent donc qu'elle est immense par sa profondeur et par sa longueur, mais que dans sa partie supérieure elle est terminée par un vide infini. Et si vous vous imaginez qu'elle est simple, tandis que la terre de lumière est double, pour vous détromper, ils vous la montrent restreinte de deux côtés. Une comparaison me fera mieux comprendre. Prenez un pain formé de quatre angles, dont trois sont blancs et l'autre noir; supposez que toute distinction disparaît entre les trois angles blancs, que vers le haut et vers le bas ils s'étendent infiniment ainsi qu'en arrière; telle est l'image qu'ils se forment de la terre de lumière. Quant à l'angle noir, étendez-le infiniment vers le bas et à son extrémité, mais vers le haut supposez-le terminé par un vide infini; c'est ainsi qu'ils se représentent la terre de ténèbres. Mais ces explications forment pour eux comme une doctrine secrète qu'ils ne dévoilent qu'à ceux qui le méritent par une attention soutenue et de persévérantes recherches.



CHAPITRE XXII. HONTEUSE FORME DONNÉE A LA TERRE DE LUMIÈRE.

S'il en est ainsi, il nous semble que la terre de ténèbres adhère de deux côtés à la terre de lumière; en d'autres termes, qu'elle la touche et qu'elle est touchée par elle de deux côtés. L'auteur pouvait donc dire en toute certitude que d'un côté était la terre de ténèbres.


24. Mais quelle triste forme donnée à la terre de lumière! Figurez-vous un ongle fendu par un coin noir se rétrécissant dans sa partie inférieure; infinie sur tous les autres points, elle n'est limitée que dans la partie inférieure où vient adhérer la surface de la terre de ténèbres. Quant à cette dernière, sa forme résulte clairement de ce qui précède; celle-ci fend, l'autre est fendue; l'une est insérée, l'autre s'entr'ouvre; l'une ne se termine nulle part, l'autre n'a de limites que dans sa partie inférieure, là où elle subit l'adjonction du coin ennemi. Ainsi ces ignorants et ces avares; qui attachent plus d'importance à la multitude des parties qu'à l'unité, jusqu'au point de constituer la terre de lumière de six parties diverses, trois tournées vers le bas et trois tournées vers le haut, ont préféré pour la terre de lumière, la honte d'être déchirée, à la gloire de déchirer elle-même son ennemie. Qu'ils soutiennent, en effet, que cette figure ne suppose aucun mélange, j'y consens, mais ils ne nieront pas qu'il y ait pénétration et déchirement.



CHAPITRE XXIII. LES ANTHROPOMORPHITES MOINS COUPABLES QUE LES MANICHÉENS.


25. A qui donc comparerai-je les Manichéens? Ce n'est pas assurément à ces hommes spirituels, enfants de la foi catholique, pour qui, autant du moins qu'ils le peuvent dans cette triste vie, la substance et la nature divines ne sauraient être contenues dans l'espace, ni représentées par aucune ligne, quelles qu'en soient les dimensions. Comme terme de comparaison, je prendrai plutôt nos enfants, qui ne voient encore que par les yeux du corps. Pour leur donner une faible idée de Dieu, on se sert devant eux d'allégories tirées le plus souvent de la conformation de notre corps; qu'on leur parle donc des yeux de Dieu, des oreilles de Dieu, aussitôt, donnant libre carrière à leur imagination, ils se représentent Dieu sous la forme du corps humain. Eh bien! comparez ces enfants aux Manichéens qui ne craignent pas d'annoncer, comme étant leurs grands secrets, et de débiter ces bagatelles à des hommes attentifs et curieux. De quel côté, dites-moi, Dieu est-il traité encore avec le plus de convenance et de respect? n'est-ce pas par ceux qui, sans doute, revêtent la Divinité (130) d'une forme humaine, mais du moins, sous cette forme, lui attribuent une dignité et une grandeur infinies? Ne les préférez-vous pas à ces Manichéens, qui vous représentent Dieu comme une masse infinie de trois côtés, tandis que par le quatrième, il est fendu, ouvert, béant, sans borne dans sa partie inférieure, mais adhérant inférieurement à l'aide d'une sorte de coin à la terre des ténèbres; en un mot, si vous l'aimez mieux, restant ouvert à sa nature propre dans sa partie supérieure; et pénétré inférieurement par une nature étrangère? Je me raille avec vous de ces hommes charnels, qui n'ont aucune idée des choses spirituelles, et qui donnent à Dieu une forme humaine. Alors raillez-vous donc avec moi, si vous le pouvez, de ceux à qui je ne sais quelle misérable et honteuse imagination représente Dieu portant dans sa substance une solution informe, pouvant se compléter et s'étendre dans sa partie supérieure, mais honteusement comprimée dans sa partie inférieure. Ajoutez que si ces hommes charnels dont je parlais tout à l'heure, et qui prêtent à Dieu une forme humaine, s'attachent sérieusement à l'Eglise catholique, ils y recevront d'abord le lait de Ïa doctrine, qui les empêche de tomber- dans des opinions téméraires, et leur inspire le pieux désir dé chercher pour trouver, de demander pour recevoir, de frapper pour qu'il leur soit ouvert. Alors seulement ils commencent à saisir le sens spirituel des allégories et des paraboles de l'Ecriture, et à découvrir peu à peu les attributs divins tour à tour désignés sous la figure des oreilles, des yeux, des mains, des pieds, des ailes, des plumes, du glaive, du casque et autres symboles du même genre. Plus ils font de progrès dans cette connaissance, plus s'enracine en eux la foi catholique. Quant aux Manichéens, ils cesseraient de l'être dès l'instant où ils renonceraient à cette figure fantastique qu'ils se forment de la Divinité. En effet; le caractère propre et suréminent des éloges qu'ils accordent à son auteur, se résume à dire que toutes les figures et tous les mystères qui se rencontrent dans les livres anciens, devaient recevoir leur solution et leur éclaircissement dans la personne de celui qui devait venir à la fin des temps. D'où il suit qu'aucun docteur, envoyé par Dieu, n'aurait plus à faire son apparition dans le monde, puisqu'il n'y aurait plus à interpréter aucune allégorie ni aucune figure, car toutes les anciennes l'auraient été clairement par ce dernier prophète. En conséquence, les Manichéens ne peuvent plus recourir à aucune interprétation pour expliquer ces paroles de leur maître: «A côté de cette sainte et illustre terre de lumière était la terre des ténèbres». Quoi qu'ils fassent, enchaînés qu'ils sont par ces misérables fantasmagories, il leur faut admettre nécessairement ces déchirures, ces jointures, ces adhérences et ces fissures honteuses. Or, admettre de pareilles folies, non pas seulement à l'égard de Dieu, mais même à l'égard de toute nature incorporelle, si changeante fût-elle, fût-elle même notre âme, je dis que c'est le comble de l'absurdité. Si donc je ne pouvais élever mes regards vers les sphères supérieures, si ma pensée, retenue captive par ces fausses images qui me viennent des sens corporels, ne pouvait saisir l'être spirituel avec la liberté et l'intégrité qui constituent sa nature; même alors je préférerais me représenter Dieu sous une forme humaine, plutôt que devoir en lui ce je ne sais quoi déchiré à sa partie inférieure par, un coin noir, et dans sa partie supérieure s'étendant à l'infini. Se peut-il une opinion plus repoussante? Se peut-il une erreur plus ténébreuse?



CHAPITRE XXIV. DU NOMBRE DES NATURES, IMAGINÉ PAR LES MANICHÉENS.


126. Je lis, dans la lettre fondamentale, ces mots: «Dieu le Père»; j'y apprends aussi que son règne est établi sur la terre brillante et heureuse. Or, je voudrais que vous me disiez si le Père, son royaume et la terre, sont de la même substance et de la même nature. Si vous répondez affirmativement, j'en conclus qu'en pénétrant cette nature qui constitue, pour ainsi parler, le corps de Dieu, le coin de la nation des ténèbres ne fait qu'y,insérer une nature de même espèce. Cette conclusion est horrible, mais cependant elle est rationnelle, puisque c'est dans la nature même e Dieu que s'implante ce coin de la terre des ténèbres, Je vous en conjure, réfléchissez-y: vous êtes hommes, repoussez de telles horreurs, rejetez loin de vous des images aussi sacrilèges, arrachez-les de votre croyance. Me direz-vous qu'il n'y a pas identité de nature, que la nature du Père n'est pas celle de son royaume, celle de la terre? Que chacun de ces trois objets a sa (131) nature propre, sa substance particulière, se distinguant même par le degré d'excellence ou d'élévation? Alors avouez que ce n'est pas seulement de deux natures, mais bien de quatre que Manès devait proclamer l'existence. Si vous admettez qu'il n'y a qu'une seule et même nature pour le Père et son royaume, et que la nature seule de la terre est différente, je trouve encore trois natures distinctes. Mais peut-être qu'il n'en a reconnu que deux, parce que la terre des ténèbres n'appartient pas à Dieu; alors je demande comment la terre de lumière appartient à Dieu. Si cette terre a une nature différente de celle de Dieu, ce n'est pas Dieu qui l'a engendrée, ce n'est pas lui qui l'a faite; elle ne lui appartient donc pas, et ce n'est pas là qu'il doit établir son royaume. Si elle appartient à Dieu à raison du voisinage, la terre des ténèbres lui appartient au même titre, puisque non-seulement elle touche par le voisinage à la terre de lumière, mais elle la pénètre et la divise. Direz-vous que c'est Dieu qui l'a engendrée? C'est vous mettre dans la nécessité de conclure qu'elle est de la même nature que lui. En effet, il est de toute évidence que ce que Dieu a engendré est de la même nature que lui; et c'est sur ce principe que la foi catholique raisonne quand il s'agit du Fils unique de Dieu. Vous vous trouvez ainsi ramenés à cette horrible et honteuse nécessité d'admettre que ce coin noir déchire la nature même de Dieu. Non, dites-vous, Dieu ne l'a pas engendrée, mais il l'a faite; et de quoi donc s'est-il servi pour la faire? Si c'est de lui-même, en quoi cet acte diffère-t-il de la génération? Si c'est d'une nature étrangère, cette nature était-elle bonne ou mauvaise? Si elle était bonne, il y avait donc une autre nature bonne en dehors de Dieu; et ceci, vous n'en conviendrez jamais. Si elle était mauvaise, cette nation des ténèbres n'était donc pas la seule nature mauvaise. Peut-être encore que Dieu en a pris une certaine partie pour en faire la terre de lumière et y établir son royaume? Pourquoi alors ne la prenait-il pas tout entière? c'eût été le moyen d'anéantir autrefois cette nature mauvaise. Enfin, si Dieu ne s'est servi d'aucune substance étrangère pour faire la terre de lumière, il l'a donc faite de rien.



CHAPITRE XXV. TOUTES LES CHOSES CRÉÉES PAR DIEU SONT BONNES, QUOIQUE DANS DES DEGRÉS DIFFÉRENTS.


27. Si vous admettez que Dieu, dans sa toute-puissance, puisse créer de rien quelque bien, faites-vous catholiques, et alors on vous enseignera que toutes les natures que Dieu a faites et créées, depuis les plus élevées jusqu'aux plus humbles, sont toutes substantiellement bonnes, quoique d'une bonté comparativement moindre ou supérieure; vous saurez ensuite qu'elles ont été créées de rien, parce que Dieu, dans sa sagesse et sa puissance, peut donner l'être à ce qui n'était pas. Donc, en tant que ces natures existent, elles sont bonnes; si elles sont imparfaites, leur imperfection ne vient pas de leur création même, mais de leur condition de natures créées de rien. S'agit-il, au contraire, de votre doctrine; plus vous l'envisagez, plus vous trouvez qu'elle ne repose sur aucun fondement. Cette terre de lumière, que vous décrivez avec complaisance, vous ne pouvez pas affirmer qu'elle soit de la même nature que Dieu, car alors vous seriez contraints d'enchaîner la nature même de Dieu dans cette honteuse figure quadrangulaire; vous n'osez pas davantage affirmer qu'elle était née de Dieu, car alors vous seriez obligés d'admettre qu'elle est ce qu'est Dieu lui-même, et vous retomberiez ainsi dans toute la honte du système; si vous avancez qu'elle est de la même nature que Dieu, c'est parce que vous reculez devant la nécessité logique d'admettre que Dieu aurait placé son royaume dans une terre étrangère et qu'il y aurait non pas deux, mais trois natures différentes; si vous soutenez que Dieu ne l'a pas faite d'une substance étrangère, c'est parce que votre système vous défend de conclure qu'il y ait quelque bien en dehors de Dieu, ou quelque mal en dehors de la nation des ténèbres. Quel autre parti vous reste-t-il donc à prendre, sinon d'admettre que Dieu a fait de rien la terre de lumière? et cependant vous ne voulez pas avouer que quelque grand bien que soit cette terre, elle est cependant inférieure à Dieu. Dieu peut créer de rien; ensuite parce qu'il est bon et qu'il n'est l'ennemi d'aucun bien, il a pu créer d'autres biens, mais qui lui sont inférieurs; après en avoir créé un second, il a pu en créer un troisième, inférieur au précédent, (132 ) puis un quatrième et ainsi de suite jusqu'au bien le plus humble et le plus infime des natures créées, dont le nombre, loin d'être infini, est restreint dans une mesure déterminée. Enfin, si vous refusez d'avouer que ce soit de rien que Dieu ait créé cette terre de lumière, il ne vous reste plus aucun moyen d'échapper à ces opinions, aussi monstrueuses que sacrilèges.


28. Remarquez aussi que si vous pouvez donner champ libre à votre imagination, vous ne pouvez cependant donner une autre forme à l'union des deux terres dont nous parlons, quelque désir que vous ayez de rendre les choses moins horribles et moins repoussantes. Je parle de cette terre de Dieu, qu'elle soit de même nature que lui, ou d'une nature différente et dans laquelle, en toute hypothèse, il a établi son royaume. Nous avons entendu la description que vous en faites; nous l'avons vue, masse immense, s'étendre à l'infini, et par sa partie inférieure adhérer à ce coin de la terre des ténèbres, projetant, elle aussi, ses membres hideux et entr'ouverts à une distance incommensurable. Pour nous peindre l'union de ces deux terres, vous pouvez imaginer quelle figure il vous plaira, mais toujours est-il que vous ne pouvez anéantir la lettre de Manès; je ne parle pas des autres écrits dans lesquels il entre à ce sujet dans des détails plus précis; comme ils sont moins connus, ils peuvent être moins dangereux; je parle spécialement de cette épître fondamentale que nous examinons en ce moment et qui est très-connue de tous ceux que vous appelez parmi vous du nom d'illuminés. Or, il est écrit dans cette lettre. «A côté de cette terre sainte et illustre, était la terre des ténèbres, d'une profondeur et d'une grandeur infinies».




Augustin, réfutation de l'Épître manichéenne appelée Fondame - CHAPITRE XIII. DEUX SUBSTANCES CONTRAIRES. RÈGNE DE LA LUMIÈRE.