Augustin contre Fauste - CHAPITRE XVI. LES DEUX NATURES DES MANICHÉENS SONT OU DEUX BIENS OU DEUX MAUX. DÉMONSTRATION PAR L'ABSURDE.



LIVRE VINGT-DEUXIÈME. LE DIEU DE L'ÉCRITURE.

Le Dieu de l'Ecriture, d'après Fauste. - Crimes attribués aux Patriarches et aux Prophètes. - Augustin rétablit l'idée de Dieu, contre les reproches Manichéens. - Notions sur le péché. - Justification d'Abraham, de Sara, de Loth, d'Isaac, de Jacob, de Lia, de Rachel. - Sens mystique à saisir dans ces deux femmes et dans leurs servantes, Bala et Zelpha. - La Mandragore. - L'inceste de Juda et de Thamar. - Bénédiction de Juda. - Bons et méchants. - David. - Eloge de Moïse, de Paul, de Pierre. - Dépouillement des Egyptiens. - Sacrifice d'Abraham. - La guerre. - Moise justifié du reproche de cruauté. - Osée. - Salomon. - Sens prophétique de certaines actions même coupables, du dépouillement des Egyptiens, du veau d'or. - L'Ecriture irréprochable en tout. - apostrophe aux Manichéens.



CHAPITRE PREMIER. SELON FAUSTE, OU LES PATRIARCHES ET LES PROPHÈTES ONT ÉTÉ CRIMINELS OÙ LES ÉCRIVAINS SACRÉS SONT DES FAUSSAIRES.

Fauste. Pourquoi blasphémez-vous la loi et les Prophètes? - Nous n'avons aucune intention hostile, nous ne sommes nullement les ennemis de la loi ni des Prophètes, ni de personne au monde; à tel point que si vous y consentez, nous déclarerons faux tout ce qui a été écrit sur eux et nous les a rendus odieux. Mais vous n'y consentez pas, et en acceptant les dires de vos écrivains, vous accusez peut-être des Prophètes innocents, vous diffamez les Patriarches, vous déshonorez la loi, et, ce qu'il y a de plus insensé encore, vous prétendez d'une part que vos écrivains ne sont cependant pas menteurs, et, de l'autre, vous tenez pour hommes religieux et saints ceux dont ils ont raconté les crimes et la coupable conduite. Or, ces deux choses ne peuvent se concilier à la fois, il faut ou que ceux-ci aient été méchants, ou que ceux-là aient été des menteurs et des faussaires.


CHAPITRE II. FAUSTE DISTINGUE, DANS LA LOI, LES PRÉCEPTES MORAUX ET LES RITES QU'ON Y A ATTACHÉS.

Condamnons ensemble, si cela vous plait, les écrivains et entreprenons de défendre la loi et les Prophètes. Je parle pour le moment de la loi, et non de la circoncision, ni du sabbat, ni des sacrifices, ni des autres rites judaïques, mais de ce qui forme proprement la loi, c'est-à-dire des commandements: «Tu ne tueras pas; tu ne commettras point d'adultère; tu ne te parjureras pas (1)» et le reste. Comme cette loi était répandue chez les

1. Ex 20,13-16

nations, c'est-à-dire existait depuis le commencement du monde, des écrivains hébreux se sont en quelque sorte rués sur elle, et y ont attaché une sorte de lèpre et de teigne, en y mêlant leurs abominables et infâmes prescriptions touchant la circoncision et les sacrifices. Si donc tu es vraiment ami de la loi, condamne avec moi ceux qui ont osé la souiller par un mélange de préceptes en désaccord avec elle: préceptes que vous savez parfaitement n'être ni la loi, ni une partie de la loi, autrement vous les observeriez fidèlement même après avoir embrassé la justice, ou vous avoueriez hautement que vous n'êtes point justes. Mais, tout au contraire, quand vous voulez mener une bonne conduite, vous mettez le plus grand soin à éviter les crimes défendus par les commandements, et vous ne vous inquiétez en rien de ce qui regarde les Juifs: comment vous en excuser, s'il n'est pas constant que ce n'est plus la même loi? En résumé, si tu te fâchais quand on t'accuse d'être incirconcis, de ne pas observer le sabbat, comme tu t'irrites et te crois gravement insulté quand on t'accuse de ne pas tenir compte du commandement: «Tu ne tueras pas», ou: «Tu ne commettras pas d'adultère»; on verrait alors clairement qu'il y a, ici et là, précepte et loi de Dieu. Mais maintenant, tu te vantes et te glorifies de l'observation des uns, et tu ne redoutes nullement l'infraction des autres, puisque tu les condamnes. Il est donc évident, que, comme je l'ai dit, ces rites ne sont pas la loi, mais la tache et la teigne de la loi, et si nous les condamnons, c'est comme faux et non comme légitimes. Et cela n'outrage ni la loi, ni l'auteur de la loi; mais l'origine remonte à ceux qui ont inscrit le nom de l'un et de l'autre en tête de leurs prescriptions criminelles. Et si parfois notre blâme atteint le nom révéré de la loi, quand nous (314) combattons les préceptes judaïques, la faute en est à vous qui n'admettez aucune distinction entre les institutions hébraïques et la loi. Rendez donc à la loi sa dignité propre, détachez-en les turpitudes judaïques comme on coupe des verrues, rejetez sur les écrivains le crime de l'avoir déformée, et vous verrez aussitôt que nous sommes les ennemis du judaïsme et non de la loi. C'est ce mot de loi qui vous trompe, parce que vous ne savez pas précisément à quoi vous devez l'attribuer.


CHAPITRE 3. LES ÉCRIVAINS DE L'ANCIEN TESTAMENT ONT SOUILLÉ LA MÉMOIRE DES PATRIARCHES ET DES PROPHÈTES.

Je ne vois pas non plus pourquoi vous vous figurez que nous blasphémons vos Prophètes et vos Patriarches. Si nous avions écrit ou dicté tout ce que nous lisons d'eux en fait de crimes, votre accusation serait raisonnable; mais quand ce sont eux-mêmes qui ont outragé dans leurs écrits l'honnêteté des moeurs, qui ont cherché à se glorifier du vice, ou quand ces écrits proviennent de leurs pairs et compagnons, de quoi nous accuse-t-on? Nous détestons et condamnons des actes injustes dont les auteurs se reconnaissent coupables, de leur plein gré, sans qu'on les interroge; ou si ce sont là des inventions d'écrivains méchants et jaloux, qu'on condamne ces écrivains, qu'on proscrive leurs livres, qu'on lave la mémoire des Prophètes d'une odieuse calomnie, qu'on rétablisse la grave et imposante autorité des Patriarches.


CHAPITRE IV. DIEU, TEL QUE CES ÉCRIVAINS L'ONT DÉPEINT, SELON FAUSTE.

Assurément, il a bien pu se faire que des hommes capables de forger tant de fictions impudentes sur Dieu, de nous le montrer, tantôt vivant dans des ténèbres éternelles, puis frappé d'admiration à l'aspect de la lumière; tantôt ignorant l'avenir au point de donner à Adam un commandement que celui-ci ne devait pas garder; tantôt ayant la vue courte jusqu'à ne pas voir ce même Adam qui; honteux de sa nudité, s'était caché dans un coin du paradis; tantôt envieux, et craignant que l'homme ne vive éternellement, s'il vient à manger du fruit de l'arbre de vie; tantôt avide du sang et de la graisse de toutes sortes de victimes, et jaloux si on en offre à d'autres qu'à lui; tantôt irrité alternativement contre les étrangers, ou contre les siens; tantôt tuant des milliers d'hommes pour des fautes légères ou nulles; tantôt menaçant de venir armé du glaive et de n'épargner personne, ni juste ni pécheur; il a bien pu se faire, dis-je, que des écrivains capables de débiter tant d'insolences contre Dieu, aient aussi forgé des mensonges sur le compte des hommes de Dieu.


CHAPITRE V. CRIMES ATTRIBUÉS A ABRAHAM, A ISAAC, A JACOB, A JUDA, A DAVID, A SALOMON, A OSÉE, A MOÏSE, PAR LES ÉCRIVAINS SACRÉS.

Du reste, ce n'est pas nous qui avons écrit d'Abraham que, brûlant d'un désir insensé d'avoir des enfants, et ne se fiant point à Dieu qui lui en avait promis de Sara, son épouse, il se vautra dans la fange avec une concubine, au su (ce qu'il y a de plus affreux) de sa propre femme (1). Ce n'est pas nous qui avons écrit que, par la plus infâme des spéculations, par avarice et par gourmandise, il livra à deux rois, Abimélech et Pharaon, en des temps différents, en qualité de concubine, cette même Sara sa femme, qui était très-belle, après l'avoir fait passer pour sa soeur (2); ni que Loth, son frère, délivré de Sodome, eut un commerce charnel avec ses deux filles sur la montagne (3); et mieux eût valu pour lui mourir du feu du ciel dans Sodome que de brûler de la flamme impure sur la montagne. Ce n'est pas nous qui avons écrit qu'Isaac fit la même chose que son père à l'égard de Rébecca, son épouse, en, disant qu'elle était sa soeur, pour conserver par là ignominieusement sa vie (4); ni que Jacob, son fils, entre Rachel et Lia, deux soeurs, puis entre leurs deux servantes, mari de quatre femmes, passait de Tune à l'autre comme un bouc; en sorte que c'était, entre ces quatre femmes perdues, un débat quotidien à qui partagerait son lit quand il rentrerait de la campagne, et que quelquefois elles se le cédaient pour une nuit, à prix convenu (5); ni que Juda, son fils, eut un commerce impur avec Thamar sa bru, et veuve de ses deux premiers enfants, trompé,

1. Gn 16,2-4 - 2. Gn 20,2 Gn 20,12-13 - 3. Gn 19,33-35 - 4. Gn 26,7 - 5. Gn 29,30

315

raconte-t-on, par l'habit de prostituée dont elle s'était revêtue (1), parce qu'elle savait parfaitement que son beau-père était en rapport habituel avec des femmes de cette espèce; ni que David, ayant déjà tant de femmes, commit l'adultère avec celle d'Urie, un de ses soldats, qu'il fit périr dans le combat (2); ni que Salomon, son fils, eut trois cents femmes, sept cents concubines et des filles de rois sans nombre (3); ni que Osée, le premier des Prophètes, eut des enfants d'une prostituée, et que (chose plus abominable! ) c'est Dieu qu'on accuse de lui avoir conseillé cette infamie (4); ni que Moïse commît un homicide (5), qu'il dépouilla l'Egypte, qu'il fit des guerres, qu'il commanda et exerça beaucoup de cruautés (6), et ne se contenta pas, lui non plus, d'une seule femme. Ces faits, dis-je, et d'autres semblables, mentionnés dans les divers livres des Juifs, ce n'est pas nous qui les avons écrits, ce n'est pas nous qui les avons dictés; mais ce sont ou des calomnies de vos écrivains, ou de véritables crimes commis par vos pères, choisissez. Pour nous, nous sommes forcés de détester également ou les uns ou les autres; car nous ne haïssons pas moins les méchants et les libertins que les faussaires.


CHAPITRE VI. LES MANICHÉENS NE COMPRENNENT PAS QU'UNE PARTIE DE LA LOI DEVAIT SUBSISTER ET L'AUTRE DISPARAÎTRE.

Augustin. Vous ne comprenez ni les sacrements de la loi, ni les actions des Prophètes, parce que vous n'avez aucune notion de la sainteté ni de la justice. Mais nous avons déjà parlé plus d'une fois et bien au long des préceptes et des sacrements de l'Ancien Testament, nous attachant à faire comprendre qu'il y avait en eux deux parties: l'une qui devait s'accomplir en réalité par la grâce du Nouveau Testament, l'autre qui devait se montrer accomplie et disparaître devant la manifestation de la vérité. Ainsi, par exemple, le précepte de l'amour de Dieu et du prochain était pris de la loi pour être perfectionné, tandis que la circoncision et les autres sacrements de ce genre démontraient, par leur suppression, que les promesses de la loi étaient remplies. En effet, le précepte faisait

1. Gn 38 - 2. 2S 11,4-15 - 3. 1R 11,1-3 - 4. Os 1,2-3 - 5. Ex 2,12 - 6. Ex 17,9 etc.

des coupables afin de leur inspirer le désir du salut, et la promesse donnait de la solennité aux figures pour tenir dans l'attente du Sauveur; ainsi, par l'avènement du Nouveau Testament, la grâce devait délivrer les coupables, et la manifestation de la vérité faire disparaître les figures. La loi qui a été donnée par Moïse est devenue la grâce et la vérité par Jésus-Christ (1): la grâce, afin que, les péchés étant remis, les commandements fussent observés par le don de Dieu; la vérité, pour que, les observances symboliques ayant cessé, ce qui avait été promis sur la parole de Dieu même, apparût enfin.


CHAPITRE VII. LEUR ININTELLIGENCE COMPARÉE A CELLE DU SOURD ET DE L'AVEUGLE.

Par conséquent ceux qui, blâmant ce qu'ils ne comprennent pas, appellent lèpre, teigne, verrues, les promesses données en figures par la loi, ressemblent à des hommes qui dédaignent ce dont ils ne connaissent pas l'utilité: à un sourd, par exemple, qui voyant les mouvements de lèvres de ceux qui parlent, les critiquerait comme inutiles ou comme difformes; ou à un aveugle qui, entendant vanter une maison, voudrait, en la palpant, s'assurer de ce qu'on dit, en trouverait les murs unis, puis, rencontrant les fenêtres, les blâmerait comme une solution de continuité et les considérerait comme des brèches ruineuses.


CHAPITRE VIII. LUMIÈRE INCRÉÉE, LUMIÈRE CRÉÉE.

Mais comment prouver que les actions des Prophètes ont été elles-mêmes prophétiques et mystérieuses, et le faire comprendre à des hommes assez insensés pour s'imaginer que nous croyons que notre Dieu a été un jour dans les ténèbres, parce qu'il est écrit: «Les ténèbres couvraient la face de l'abîme (2)», comme si pour nous Dieu eût été cet abîme où les ténèbres régnaient, parce que la lumière n'y était pas avant que Dieu l'eût créée d'un mot? Mais comme ils ne distinguent pas la lumière qui est Dieu lui-même de la lumière que Dieu a faite, ils s'imaginent qu'il était lui-même dans les ténèbres avant de créer la lumière, parce que les ténèbres trouvaient

1. Jn 1,17 - 2. Gn 1,2

316

l'abîme avant qu'il eût dit: «Que la lumière soit, et la lumière fut (1)». Pourtant, comme dans le Nouveau Testament, on dit l'un et l'autre de Dieu: puisque d'un côté nous y lisons: «Dieu est lumière et en lui il n'y a point de ténèbres (2)», et de l'autre: «Ce Dieu qui commanda que des ténèbres jaillît la lumière, a lui dans nos coeurs (3)»; de même, dans l'Ancien Testament, on dit, d'une part, de la sagesse de Dieu qui certainement n'a point été faite, puisque tout a été fait par elle (4): «Elle est la splendeur de la lumière éternelle (5)»; et, d'autre part, en parlant d'une certaine lumière qui ne peut provenir que d'elle: «Vous ferez luire le flambeau qui m'éclaire; mon Dieu, vous illuminerez mes ténèbres (6)»; absolument comme quand Dieu disait au commencement, alors que les ténèbres régnaient sur l'abîme: «Que la lumière soit, et la lumière fut»; lumière que pouvait seule créer la lumière source de lumière, qui est Dieu.


CHAPITRE IX. DIEU EST LUMIÈRE ET SOURCE DE TOUTE LUMIÈRE.

Car de même que Dieu suffit à se rendre éternellement heureux et peut faire des heureux de l'abondance de son bonheur, ainsi il est à lui-même son éternelle lumière et, de l'abondance de sa lumière, il peut éclairer: ne désirant point le bien d'un autre, puisque toute bonne volonté jouit de lui; ne craignant point le mal d'un autre, puisque toute mauvaise volonté est abandonnée par lui; en sorte que celui qui est heureux par l'effet de sa bonté, ne lui procure aucun surcroît, et que celui qui est malheureux par suite de son jugement, ne lui cause aucune terreur. Ce Dieu, Manichéens, vous ne l'adorez pas; vous êtes bien loin de lui, occupés à poursuivre vos fantômes, produits nombreux et variés de votre coeur présomptueux et vagabond, qui ne reçoit que la lumière des astres matériels par les yeux du corps. Cette lumière, quoique créée par Dieu, ne peut en aucune façon être comparée à cette autre lumière dont Dieu éclaire les âmes pieuses, pour qui il fait jaillir la lumière du sein des ténèbres comme la justice du milieu de l'impiété: mais à combien plus forte raison est-elle au-dessous de la lumière inaccessible, qui a créé tout cela?

1. Gn 1,3 - 2. 1Jn 1,5 - 3. 2Co 4,6 - 4. Jn 1,5 - 5. Sg 7,26 - 6. Ps 17,29

Et pourtant elle n'est point inaccessible pour tous: Car «Heureux les miséricordieux, parce qu'ils verront Dieu (1)». Or, «Dieu est lumière, et en lui il n'y a point de ténèbres»; mais, selon Isaïe, les impies ne verront pas la lumière (2). C'est donc pour eux qu'est inaccessible cette lumière source de lumière, qui a créé, non-seulement la lumière spirituelle dans les âmes des saints, mais aussi la lumière corporelle, dont il n'interdit pas la jouissance aux méchants, puisqu'il la fait lever sur les bons et sur les méchants (3).


CHAPITRE X. QUELLE EST LA LUMIÈRE QUE DIEU A CRÉÉE? QUESTION CONTROVERSÉE.

Comme donc les ténèbres couvraient la face de l'abîme, celui qui était la lumière dit: «Que la lumière soit!» Quelle est la lumière qui a créé la lumière, on n'en peut douter; car il est positivement écrit: «Dieu dit»; mais quelle est la lumière qu'il a créée, cela n'est pas aussi clair. Est-ce celle qui est dans les esprits des Anges, c'est-à-dire Dieu a-t-il alors créé ces esprits raisonnables? Ou bien est-ce une certaine lumière matérielle, placée, bien loin de nos regards, dans les parties les plus élevées de ce monde? C'est une question paisiblement controversée entre ceux qui s'appliquent à l'étude des divines Ecritures, Car c'est le quatrième jour que Dieu a créé ces brillants flambeaux du ciel. De plus, ont-ils été créés avec leur lumière? Où ont-ils été allumés à la lumière déjà créée? C'est encore une question. Assurément une lumière quelconque a été faite quand, les ténèbres couvrant la face de l'abîme, Dieu dit: Que la «lumière soit!» Mais quiconque lit les saintes lettres avec la piété qui rend digne de les comprendre, ne peut douter que la lumière créée soit l'oeuvre de la lumière créatrice.


CHAPITRE 11. DIEU N'A JAMAIS ÉTÉ DANS LES TÉNÈBRES.

Il ne faut pas s'imaginer que Dieu, avant de créer la lumière, habitait dans les ténèbres, parce que «l'Esprit de Dieu était porté sur les eaux (4)», après qu'on avait d'abord dit: «Les ténèbres couvraient la face de l'abîme». Par abîme, on entend une immense

1. Mt 5,8 - 2. Is 59,9-10 - 3. Mt 5,45 - 4. Gn 1,2

317

profondeur d'eau. C'est ce qui peut donner occasion à la sagesse charnelle de supposer que l'Esprit de Dieu, dont on dit: «Il reposait sur les eaux», habitait dans les ténèbres qui couvraient la face de l'abîme: cette sagesse ne comprenant pas comment la lumière luit dans les ténèbres sans que les ténèbres la comprennent (1), à moins que les ténèbres ne deviennent lumière par la parole de Dieu et qu'on ne leur dise: «Autrefois vous étiez ténèbres, mais maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur (2)». Or, si des intelligences raisonnables, aveuglées par une volonté impie, ne peuvent comprendre la lumière de la sagesse de Dieu qui est présente partout, éloignées qu'elles en sont par l'affection et non par l'espace: qu'y a-t-il d'étonnant à ce que l'Esprit de Dieu qui était porté sur les eaux, fût aussi porté sur les ténèbres des eaux, à une distance immense, mais de substance et non d'espace?


CHAPITRE XII. COMMENT DIEU A TROUVÉ SES OEUVRES BONNES, CE QUE NE PEUT FAIRE LE DIEU DES MANICHÉENS.

Je sais bien que je chante ici pour des sourds. Cependant je ne désespère pas que mes chants rencontrent une oreille docile, ouverte par le Seigneur, de qui tout ce que nous disons tient son caractère de vérité. Mais quels juges des divines Ecritures, que des hommes qui trouvent mauvais que Dieu ait jugé bons ses ouvrages, et qui le critiquent comme ayant été frappé d'admiration à l'aspect de la lumière à laquelle il n'était point habitué; tout cela parce qu'il est écrit: «Dieu vit que la lumière était bonne (3)?» Dieu approuve ses ouvrages, parce qu'ils lui plaisent, et c'est là voir qu'ils sont bons: car il n'est point forcé d'agir contre son gré, de manière à faire ce qui ne lui plaît pas; pas plus qu'il n'agit par imprévoyance et par méprise, de manière à être mécontent d'avoir agi. Mais comment les Manichéens ne trouveraient-ils pas mauvais que notre Dieu ait vu que son oeuvre était bonne, quand le leur, après avoir précipité ses propres membres dans les ténèbres, s'est mis un voile devant les yeux? Il n'a pas vu que son oeuvre était bonne; mais il n'a pas voulu la voir, parce qu'elle était mauvaise.

1. Jn 1,5 - 2. Ep 5,3 - 3. Gn 1,4


CHAPITRE XIII. DIEU A APPROUVÉ SON OEUVRE ET NE L'A POINT ADMIRÉE. JÉSUS-CHRIST A ÉPROUVÉ DE L'ADMIRATION.

Fauste dit positivement que notre Dieu fut frappé d'admiration, et cela n'est pas écrit car, parce qu'on voit que son oeuvre est bonne, il ne s'ensuit pas nécessairement qu'on l'admire. Nous voyons, en effet, bien des choses bonnes, sans les admirer comme si elles étaient contre toute attente; mais seulement nous les approuvons, parce qu'elles sont ce qu'elles doivent être. Du reste, nous prouvons à nos adversaires, non par l'Ancien Testament, qu'ils dénigrent méchamment, mais par le Nouveau, qu'ils admettent, pour tromper les ignorants, que Dieu a éprouvé de l'admiration. En effet, ils reconnaissent que le Christ est Dieu: doucereuse amorce qu'ils mettent dans leur filet, pour y attirer les âmes vouées au Christ. Or, le Christ a admiré, donc Dieu a admiré: car il est écrit que le Christ, voyant la foi du centurion, «fut dans l'admiration et dit à ses disciples: En vérité, je vous le dis, je n'ai pas trouvé une si grande foi dans Israël (1)». Nous avons expliqué du mieux que nous avons pu ces paroles: «Dieu «vit que c'était bon»; d'autres pourront faire mieux encore: mais que les Manichéens nous expliquent à leur tour pourquoi Jésus a admiré une chose qu'il avait prévue avant qu'elle arrivât, et qu'il connaissait avant de l'entendre. Du reste, bien qu'il y ait une différence entre voir qu'une chose est bonne et l'admirer, cependant, il y a entre ces, deux affections une certaine analogie, puisque Jésus a admiré la lumière de la foi qu'il avait lui-même créée dans le coeur de ce centurion: lui qui est la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde (2).


CHAPITRE XIV. UN PAÏEN POURRAIT RETOURNER CONTRE LE NOUVEAU TESTAMENT LES OBJECTIONS QUE FAUSTE FAIT CONTRE L'ANCIEN.

Un païen impie pourrait certainement calomnier et critiquer le Christ dans l'Evangile, comme Fauste l'a fait pour Dieu dans l'Ancien Testament. Il pourrait, en effet, accuser le Christ d'imprévoyance, non-seulement pour

1. Mt 8,10 - 2. Jn 1,9

318

avoir admiré la foi du centurion, mais aussi pour avoir choisi entre ses disciples Judas, qui ne devait point observer ses commandements (1): comme Fauste blâme Dieu d'avoir donné à l'homme dans le paradis un précepte que celui-ci ne devait point garder (2). Le païen pourrait encore ajouter que le Christ n'a pas su deviner qui l'avait touché, quand la femme affligée d'un flux de sang toucha le bord de son vêtement, comme Fauste accuse Dieu de n'avoir pas su où se cachait Adam. Il me semble que Dieu a dit: «Adam, où es-tu (3)?» comme le Christ a dit: «Qui m'a touché (4)?» Le païen appellerait également le Christ envieux et dirait que lui aussi a eu peur que si les cinq vierges folles entraient dans son royaume, elles ne vécussent éternellement, puisqu'il leur ferma si sévèrement la porte qu'il n'ouvrit pas même quand elles frappaient (5), comme s'il eût oublié cette promesse faite par lui: «Frappez, et on vous ouvrira (6)»; absolument comme Fauste accuse Dieu de jalousie et de crainte, parce qu'il n'a point admis le pécheur à la vie éternelle. Il l'accuserait aussi d'être avide, non du sang des animaux, mais de celui de l'homme, puisqu'il a dit: «Quiconque aura perdu son âme à cause de moi, la retrouvera pour la vie éternelle (7)», comme il a plu à Fauste de calomnier Dieu à l'occasion des sacrifices qui promettaient, en figure, le sacrifice du sang qui nous a rachetés. Il blâmerait aussi le zèle du Sauveur, parce que l'Evangéliste, à l'occasion de la circonstance où il chassa du temple à coups de fouet les acheteurs et les vendeurs, rappelle que c'est de lui qu'il a été écrit: «Le zèle de votre maison me dévore (8)»; comme Fauste blâme le zèle que Dieu mettait à défendre qu'on offrit des sacrifices à d'autres qu'à lui. Il dirait que le Christ s'est irrité contre les siens et contre les étrangers: contre les siens, puisqu'il a dit: «Le serviteur qui connaît la volonté de son maître et ne fait pas ce qu'il doit faire, recevra un grand nombre de coups (9)»; contre les étrangers, puisqu'il a dit: «Lorsque quelqu'un ne vous recevra point, secouez sur lui la poussière de vos chaussures; en vérité, je vous le dis: il y aura moins à souffrir pour Sodome au jour du jugement que pour cette ville (10)»; comme

1. Jn 5,71 - 2. Gn 2,16-17 Gn 2,3-6 - 3. Gn 3,9 - 4. Lc 8,44-45 - 5. Mt 25,11-12 - 6. Mt 7,7 - 7. Mt 10,29 - 8. Jn 2,15-17 - 9. Mt 10,14-15 - 10. Mt 10,14-15

Fauste accuse Dieu de se fâcher, tantôt contre les étrangers, tantôt contre les siens: ce que l'Apôtre confirme des uns et des autres, en disant: «Car tous ceux qui ont péché sans la loi, périront sans la loi; et tous ceux qui ont péché dans la loi, seront jugés par la loi (1)». Le païen accuserait encore le Christ d'être meurtrier, de répandre le sang d'un grand nombre pour des fautes légères ou nulles: car ce serait pour lui une faute légère ou nulle d'être entré dans la salle du festin sans la robe nuptiale (et cependant, pour cela, notre roi, d'après l'Evangile, fait jeter un homme, pieds et poings liés, dans les ténèbres extérieures (2)); ou de ne pas reconnaître le Christ pour roi, péché dont il est dit: «Et pour ceux qui n'ont pas voulu que je régnasse sur eux, amenez-les et tuez-les devant moi (3)»; de même que Fauste accuse Dieu dans l'Ancien Testament, et trouve qu'il a tué des milliers d'hommes pour des fautes légères ou nulles. Quant au reproche que ce même Fauste fait à Dieu d'avoir menacé de venir, le glaive à la main, et de n'épargner ni juste ni pécheur, comment le païen ne le ferait-il pas en entendant Paul dire: «Parce qu'il n'a pas épargné son Fils, mais qu'il l'a livré pour nous tous (4)»; en entendant Pierre parler des grandes tribulations et du meurtre des saints, et dire, pour nous exhorter à souffrir: «Voici le temps où doit commencer le jugement par la maison de Dieu; et s'il commence par nous, quelle sera la fin de ceux qui ne croient pas à l'Evangile du Seigneur? Et si le juste est à peine sauvé, l'impie et le pécheur, où se présenteront-ils (5)?» Car quoi de plus juste que le Fils unique? Et cependant le Seigneur ne l'a point épargné. Et que Dieu n'épargne point les justes, mais les purifie par diverses tribulations, est-il rien de plus évident, puisqu'il est dit ouvertement: «Et si le juste est à peine sauvé?» Car on ne lit pas seulement dans l'Ancien Testament: «Dieu corrige celui qu'il aime et il châtie l'enfant qu'il reçoit (6)»; et encore: «Si nous avons reçu les «biens de la main du Seigneur, pourquoi n'en recevrions-nous pas les maux (7)?» mais on lit aussi dans le Nouveau: «Pour moi, je reprends et je châtie celui que j'aime (8)»; et ailleurs: «Que si nous nous jugions nous-

1. Rm 2,12 - 2. Mt 22,11-13 - 3. Lc 19,27 - 4. Rm 8,32 - 5. 1P 4,17-18 - 6. Pr 3,12 - 7. Jb 2,10 - 8. Ap 3,19

319

mêmes, nous ne serions point jugés par le «Seigneur; et lorsque nous sommes jugés, «c'est par le Seigneur que nous sommes re«pris, afin que nous ne soyons pas condamnés avec le monde (1)». Et cependant, si le païen blâmait dans le Nouveau Testament ce que les Manichéens blâment dans l'Ancien, ceux-ci n'en prendraient-ils pas la défense? Et s'ils en venaient à bout, pourquoi critiquer d'un côté ce qu'ils défendraient de l'autre? Et s'ils n'en pouvaient venir à bout, pourquoi ne pas permettre, pour l'un comme pour l'autre Testament, que ce que les impies y trouvent de mauvais sans le comprendre, les hommes pieux, sans le comprendre davantage, le trouvent bon quoique mystérieux?


CHAPITRE XV. LES MANICHÉENS NIERONT-ILS LES TEXTES CITÉS?

Oseront-ils soutenir peut-être que les textes que nous venons de citer du Nouveau Testament sont faux ou altérés, en vertu du privilège diabolique qu'ils s'arrogent de tenir et de prêcher comme paroles du Christ et des Apôtres tous les passages de l'Evangile et des épîtres canoniques qui peuvent appuyer leur hérésie, et de dénoncer, sans hésiter et avec une impudence sacrilège, comme intercalés par des faussaires, tous ceux qui sonnent mal à leurs oreilles? J'ai déjà combattu, aussi longuement que me le permettait ma tâche actuelle, cette manie insensée qui ne tend à rien moins qu'à détruire et à saper par la base l'autorité de tous les livres.


CHAPITRE XVI. UN PAÏEN NE FERAIT PAS LES OBJECTIONS QUE FAIT FAUSTE.

Maintenant, je leur donne un avis. Puisqu'ils s'efforcent de dissimuler leurs folles et sacrilèges rêveries sous le manteau du nom chrétien, qu'ils fassent attention que quand ils soulèvent une objection contre les Ecritures des chrétiens, nous défendons la vérité des livres divins des deux Testaments, non-seulement contre les païens, mais aussi contre les Manichéens. Tous les faits que Fauste vient de citer de l'Ancien Testament et qu'il déclare indignes de Dieu, si un païen se mettait à en blâmer de semblables dans l'Evangile et dans les épîtres des Apôtres, je pourrais

1. 1Co 11,31-32

peut-être les défendre en rappelant, comme Paul l'a fait chez les Athéniens (1), des doctrines analogues empruntées aux écrivains du paganisme. Je pourrais, en effet, trouver dans les écrits de ceux-ci un Dieu créateur et architecte du monde, auteur de cette lumière matérielle, lequel cependant, avant de la créer, n'était point dans les ténèbres; un Dieu ravi de son oeuvre, ce qui veut certainement dire plus que: «Il vit que c'était bon»; un Dieu qui porta une loi dont l'observation devait profiter à l'homme, et la violation tourner à son détriment. Les païens ne diraient cependant pas qu'il ignorait l'avenir, parce qu'il aurait donné une loi qui devait être enfreinte. Ils ne l'appelleraient pas non plus imprévoyant, et ne diraient pas que c'est un homme, parce qu'il aurait fait une question: eux dont les lèvres abondent en interrogations qui ne sont posées que pour fournir l'occasion de convaincre l'adversaire par ses propres réponses, alors que celui qui interroge, non-seulement sait ce qu'il veut qu'on lui réponde, mais prévoit même qu'on le lui répondra. Et si quelqu'un d'eux s'avisait d'accuser Dieu de jalousie, parce qu'il n'admet pas les méchants au bonheur, il trouverait les livres de ses maîtres pleins de raisonnements sur ce sujet qui touche à la divine Providence.


CHAPITRE XVII. COMMENT ON RAISONNERAIT AVEC LUI SUR LA QUESTION DU SACRIFICE.

Quant aux sacrifices, la seule objection qu'un païen aurait à faire, serait de demander pourquoi nous blâmons chez eux ce que notre Dieu avait exigé qu'on lui offrît dans l'ancienne loi. Pour moi, dis-je, traitant plus au long peut-être la question du vrai sacrifice, je démontrerais qu'on ne doit offrir qu'au seul vrai Dieu le sacrifice que lui a offert le seul vrai prêtre, médiateur entre Dieu et les hommes (2): sacrifice dont il fallait célébrer la promesse et la figure par des sacrifices d'animaux, en vue de la chair et du sang futurs, par l'oblation desquels devaient être effacés les péchés contractés de la chair et du sang: car ni la chair ni le sang ne posséderont le royaume de Dieu, puisque la substance du corps sera changée en une substance céleste, ce qu'indiquait le feu du sacrifice, absorbant,

1. Ac 17,28 - 2. 1Tm 2,5

320

pour ainsi dire, la mort dans sa victoire (1). Or, ces rites convenaient chez un peuple dont la royauté et le sacerdoce n'étaient que la prophétie du Roi et du Prêtre qui devait venir pour gouverner et consacrer les fidèles dans le monde entier et les introduire dans le royaume des cieux, dans le sanctuaire des anges et dans la vie éternelle. Mais, tandis que les Hébreux célébraient religieusement l'annonce du vrai sacrifice, les païens n'en pratiquaient qu'une sacrilège contrefaçon; parce que, dit l'Apôtre; «ce qu'immolent les Gentils, ils l'immolent aux démons et non à Dieu (2)». C'est, en effet, une très-ancienne institution, que l'effusion prophétique du sang, attestant dès l'origine du monde la future passion du Médiateur; car nous voyons dans les saintes Ecritures qu'Abel l'offrit le premier (3). Il n'est donc pas étonnant que les anges prévaricateurs, dont les deux principaux vices sont l'orgueil et la fourberie, en parcourant la région des airs, aient exigé que leurs adorateurs, aux yeux de qui ils voulaient passer pour des dieux, leur offrissent ce qu'ils savaient n'être dû qu'au vrai Dieu. Ici, la vanité du coeur humain leur venait en aide, et la mémoire des morts regrettés devint le principal motif de l'érection des statues qui a donné naissance au culte des idoles (4), et, par un excès d'adulation, comme les honneurs divins étaient rendus à ces morts que l'on supposait admis au ciel, les démons se mirent à leur place pour être adorés sur la terre et solliciter des sacrifices de la part des victimes de leur fourberie. Ainsi donc, non-seulement quand le vrai Dieu exige à juste titre le sacrifice, mais encore quand un faux dieu le réclame par orgueil, il est facile de voir à qui il est dû. Et si le païen avait quelque difficulté à croire, je le convaincrais à l'aide des prophéties mêmes qui ont annoncé si longtemps d'avance ce que je lui montrerais comme accompli. Que s'il dédaignait encore cette preuve, ce serait une confirmation pour moi, plutôt qu'un sujet d'étonnement: car je constaterais la vérité de la prophétie qui a annoncé que tous ne croiront pas.

1. 2Co 15,50-54 - 2. 1Co 9,20 - 3. Gn 4,4 - 4. Sg 14,15


CHAPITRE XVIII. CONTINUATION DU SUJET. LA CATACHRÈSE, USITÉE DANS TOUTES LES LANGUES.

S'il m'objectait la jalousie du Christ ou de Dieu, d'après les deux Testaments, et voulait pointiller sur le mot, il ne prouverait autre chose que son ignorance de toute littérature ou son irréflexion. En effet, bien que leurs savants distinguent entre la volonté et la passion, la joie et l'allégresse, la précaution et la crainte, la clémence et la pitié, la prudence et la ruse, la confiance et l'audace et autres choses de ce genre, en sorte que les premières de ces expressions leur représentent des vertus, et les secondes des vices: cependant leurs livres sont remplis d'abus de ces mêmes expressions, qui, quoique désignant un vice, sont appliquées à la vertu, en prenant, par exemple, la passion pour la volonté, l'allégresse pour la joie, la crainte pour la précaution, la pitié pour la clémence, la ruse pour la prudente, ou l'audace pour la confiance. Et qui pourrait dire toutes les locutions dont on abuse de cette manière en vertu de l'usage? Ajoutons que chaque langue a son caractère propre. Ainsi jamais, dans le langage de l'Eglise, le mot de pitié n'emporte un sens de blâme; et ici le langage usuel s'accorde avec lui. Les Grecs appellent d'un même mot deux choses, rapprochées, il est vrai, mais cependant différentes, le travail et la douleur; nous, nous leur donnons à chacune un nom; mais, à notre tour, nous donnons au mot vie deux sens, suivant que nous entendons dire qu'un être vit, c'est-à-dire n'est pas mort, ou qu'un homme est de bonne vie; tandis que les Grecs emploient pour ces deux sens deux expressions différentes. Il peut donc arriver que, en dehors de l'abus des mots, si étendu dans toutes les langues, le mot jalousie se prenne, dans la langue hébraïque, en deux sens différents: ou pour désigner le trouble qui consume l'âme d'un époux à l'occasion de l'adultère de son conjoint, trouble que Dieu ne saurait éprouver; ou pour marquer le soin inquiet de ce même époux, attentif à veiller sur la chasteté de son épouse, soin que Dieu (nous aimons à le reconnaître, non-seulement sans hésitation, mais encore avec un sentiment de reconnaissance) prend réellement, en parlant à son peuple comme à une épouse qu'il ne veut pas voir tomber en adultère avec une multitude de faux dieux. J'en dis autant de la colère de Dieu: car la colère n'entraîne chez lui aucun trouble, mais elle se prend pour la vengeance; soit par abus, soit par une particularité propre à la langue hébraïque.

321


CHAPITRE XIX. CE QU'ON RÉPONDRAIT AU PAÏEN SUR LE REPROCHE DE CRUAUTÉ FAIT À DIEU.

Pour ce qui est de ces milliers d'hommes mis à mort, le païen ne s'en étonnerait pas, si toutefois il admettait le jugement de Dieu. Or, les païens ne le nient pas, puisqu'ils reconnaissent que la Providence divine règle et gouverne l'univers dans toutes ses parties élevées ou infimes. Que s'il n'en convenait pas, on l'en convaincrait facilement par l'autorité des siens, ou un peu plus lentement par la discussion et par des raisons irréfragables; ou bien on l'abandonnerait comme endurci et idiot à ce même jugement divin auquel il refuserait de croire. Et s'il désignait expressément comme légères ou nulles les fautes que Dieu a punies de mort chez les hommes, nous lui démontrerions qu'elles ne sont ni nulles ni légères; par exemple, pour celle que nous avons déjà mentionnée, de l'homme qui n'avait point la robe nuptiale (1), nous lui ferions voir que le grand crime, c'était de se présenter aux noces saintes pour y chercher sa propre gloire et non celle de l'époux, ou nous trouverions quelque autre raison meilleure encore, cachée sous le symbole de la robe nuptiale. Pour ce qui est des hommes tués sous les yeux du roi parce qu'ils n'ont pas voulu qu'il régnât sur eux (2), nous n'aurions peut-être pas besoin de longs discours pour démontrer que s'il n'y a pas de faute à un homme de refuser un homme pour roi, ce n'est pas une faute nulle ou légère, de ne pas reconnaître pour roi celui dans le royaume duquel seulement se trouve la vie sainte, heureuse et éternelle.


Augustin contre Fauste - CHAPITRE XVI. LES DEUX NATURES DES MANICHÉENS SONT OU DEUX BIENS OU DEUX MAUX. DÉMONSTRATION PAR L'ABSURDE.