Augustin, des actes du procès de Pélage.


DES ACTES DU PROCÈS DE PÉLAGE




1. Dès que furent tombés entre nos mains, vénéré pontife, les actes du procès dans lequel quatorze évêques de la province de Palestine reconnurent Pélage pour catholique, mes longues hésitations cessèrent, et je compris qu'il était temps enfin d'opposer à sa justification mensongère une réfutation énergique et complète. Lui-même m'avait adressé cette justification, et je l'avais lue avec beaucoup d'attention. Mais comme cette pièce n'était accompagnée d'aucune lettre de sa main, je craignais que mes paroles ne fussent pas conformes à ce qui pourrait être lu dans le procès fait par les évêques. Pélage ne pouvait-il pas nier ce qu'il me disait dans sa justification? et comme un seul témoin ne fait pas foi, ceux qui se laisseraient gagner par ses négations pourraient m'accuser de faux ou du moins de crédulité téméraire. Mais aujourd'hui que j'ai entre les mains les actes du procès, je n'ai plus à hésiter un seul instant; votre sainteté et tout lecteur attentif pourront se prononcer facilement et en toute certitude sur la justification de ses doctrines, et sur la réfutation que je ne crains pas d'y opposer.


2. Tout d'abord je rends au Seigneur, mon Dieu, mon guide et mon appui, d'ineffables actions de grâces de ce qu'il n'a pas permis que je me laissasse égarer par l'opinion au sujet de nos frères et coévêques qui siégèrent comme juges dans cette affaire. En effet, sans se préoccuper s'il professait dans ses livres les erreurs dont on l'accusait, ils se sont contentés des réponses qu'il leur faisait en séance, et ce n'était que justice de leur part d'approuver ces réponses. Ne sait-on pas qu'autre chose est de blesser la foi, autre chose de se laisser aller à des inexactitudes de langage? Deux de nos frères et co-évêques des Gaules, Héros et Lazare, ne pouvant, pour cause de maladie de l'un d'eux, assister au synode, y avaient adressé une liste des accusations qu'ils formulaient contre Pélage. Or, ils reprochaient en premier lieu à cet hérésiarque d'avoir écrit dans l'un de ses ouvrages: «Que personne ne peut être sans péché, si ce n'est celui qui a la connaissance de la loi» . «Avez-vous écrit ces paroles», lui demandèrent aussitôt les juges?«Oui», répondit Pélage, «mais sans leur donner le sens que mes accusateurs leur attribuent: je n'ai pas dit que celui qui possède la connaissance de la loi ne saurait pécher, j'entendais seulement qu'il trouve dans cette connaissance un secours contre le péché, selon cette parole: Il leur a donné la loi pour leur être un secours (1)». Sur cette déclaration, le synode s'écria: «Les paroles de Pélage ne sont pas contraires à la doctrine de l'Eglise». Sa réponse, il est vrai, ne lui est pas contraire, mais il n'en est pas de même du texte emprunté à son livre. Quant aux évêques, grecs d'origine, et n'entendant ces paroles que par l'intermédiaire d'un interprète, ils ne jugèrent pas à propos d'engager une discussion; il leur suffisait que l'accusé leur formulât son opinion: qu'importait alors la pensée qu'il eût émise dans son livre?


3. Or, n'y a-t-il pas une grande différence entre ces deux propositions: L'homme trouve dans la science de la loi un secours pour ne pas pécher; et: Personne ne peut être sans péché, si ce n'est celui qui possède la connaissance de la loi? Prenons des exemples. On peut battre le grain sans se servir de traîneaux, et cependant ils aident beaucoup quand on peut en avoir. Les enfants peuvent aller à l'école sans y être conduits par leurs


1. Is 8,20 selon les Sept.

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maîtres, et cependant la surveillance des maîtres est loin d'être inutile. Beaucoup de malades guérissent sans recourir aux médecins, et cependant on ne saurait nier l'efficacité des secours de la médecine. Les hommes avec d'autres aliments peuvent se passer de pain, quoique le pain soit le meilleur de tous les aliments. Nous pourrions citer beaucoup d'autres exemples, mais le lecteur suppléera facilement à notre silence. Observons seulement que les secours sont de deux espèces. Les uns sont tels que sans eux on ne peut atteindre le but auquel ils sont destinés; ainsi l'on ne peut naviguer sans navire; on ne peut parler sans voix, on ne peut marcher sans pieds, on ne peut voir sans lumière, etc.; ajoutons seulement qu'on ne peut vivre saintement sans la grâce de Dieu. D'autres sont de telle nature, que tout en aidant lorsqu'on les emploie, on peut cependant obtenir sans eux le but qu'on se propose et qu'ils faciliteraient. Tels sont les secours dont j'ai parlé précédemment: les traîneaux pour battre les récoltes, le maître pour conduire les enfants, le médicament artificiel pour rendre la santé, etc. Maintenant il s'agit de savoir auquel de ces deux genres de secours appartient la science de la loi, c'est-à-dire comment elle nous aide à éviter le péché. Si elle aide de telle manière que sans elle on ne puisse ne pas pécher, Pélage a dit vrai non-seulement dans sa réponse aux juges, mais encore dans son livre. Au contraire, si en dehors de cette science on peut ne pas pécher, quoique sa présence soit un puissant secours pour obtenir ce précieux résultat; alors la réponse de Pélage à ses juges reste vraie, et les évêques n'ont pas eu tort d'admettre que la connaissance de la loi aide l'homme à ne pas pécher; mais il n'était pas dans le vrai quand il écrivait: «Qu'aucun homme ne peut être sans «péché, si ce n'est celui qui possède la con«naissance de la loi». Cependant comme la langue latine était étrangère à ses juges, ils omirent de discuter cette proposition, et se contentèrent de la déclaration faite par l'accusé. Surtout il ne se trouvait au synode aucun accusateur qui enjoignît à l'interprète de préciser le sens de, ces paroles en les expliquant, et de montrer que ce n'était pas en vain que les catholiques s'étaient émus. En effet, il est très-rare de rencontrer des hommes qui aient une connaissance parfaite de la loi; la multitude des chrétiens, répandus sur toute la face de l'univers, reste étrangère à la profondeur et à la multiplicité des lois; sa ferme croyance aux vérités de la foi, son espérance inébranlable en Dieu, et sa charité sincère, lui suffisent; douée de ces dons, aidée de la grâce de Dieu, elle est assurée de pouvoir obtenir sa justification par Jésus-Christ Notre-Seigneur.


4. A cela peut-être Pélage répondrait qu'en parlant de la connaissance de la loi, sans laquelle aucun homme ne saurait être sans péché, il entend la doctrine même de la foi, telle qu'on l'enseigne aux néophytes, aux enfants déjà baptisés, voire même aux catéchumènes quand il s'agit de leur apprendre le symbole. Quant à cette autre science plus complète et qui distingue les docteurs de la loi, jamais il n'aurait eu la pensée de la poser comme condition essentielle à l'exemption du péché. J'admets au besoin cette interprétation; je veux bien croire que sous ce titre pompeux de science de la loi, il n'entendait parler que du symbole qui ne renferme que quelques paroles, mais des paroles d'une portée immense, et dont on intime fidèlement la connaissance à ceux que l'on prépare au baptême. Si c'est là cette science de la loi, dont il a dit: «Que personne ne peut être sans péché, si ce n'est celui qui a la science de la loi»; science que l'on exige toujours de ceux qui ont la foi, avant de les admettre à la rémission des péchés: j'accepte cette explication bienveillante et intéressée. Cependant je l'invite encore à regarder autour de lui, il se verra enveloppé d'une multitude, non pas de philosophes, mais de tout petits enfants encore au berceau, et qui lui diront, non pas par la parole mais par leur innocence Quoi donc, qu'avez-vous écrit «que personne ne peut être sans péché, si ce n'est celui qui possède la science de la loi?» Nous formons tous ici un immense troupeau d'agneaux immaculés, et cependant nous n'avons pas la science de la loi. Devant le silence de leurs lèvres et les protestations de leur coeur, Pélage resterait muet, ou sa première parole serait pour avouer, ou bien qu'il renonce aujourd'hui à son ancienne perversité, ou qu'il n'a jamais eu d'autre opinion que celle qui a mérité l'approbation du tribunal ecclésiastique. Son crime alors serait uniquement d'avoir mal rendu sa pensée; dès lors, sa foi (566) serait à louer, et son livre à corriger. Ne lisons-nous pas dans l'Ecriture: «Qu'on peut pécher dans son langage, sans être coupable dans son coeur (1)?» A ce prix, on lui pardonnerait facilement la négligence et la témérité de son langage, puisqu'il répudierait le sens naturel de ses paroles, et laisserait à la vérité seule le soin de lui dicter sa croyance. Telle fut sans doute la conclusion que tirèrent ces pieux évêques; ils acceptèrent l'interprétation qui leur fut donnée du texte latin, et comme cette interprétation et la réponse de Pélage furent exprimées en grec, ils les comprirent facilement et les déclarèrent conformes à la doctrine de l'Eglise. Mais voyons la suite.


5. Le synode épiscopal ordonna qu'on lût un autre chapitre. On ouvrit de nouveau le livre de Pélage, et on lut ces paroles . «Tous sont gouvernés par leur volonté propre». Pélage ajouta: «J'ai formulé cette proposition à cause du libre arbitre auquel Dieu vient en aide quand il choisit le bien; pour l'homme pécheur, s'il se rend coupable, c'est par l'effet de son libre arbitre». Après cette explication, les évêques répondirent: «Il n'y a là rien de contraire à la doctrine ecclésiastique». En effet, qui oserait condamner le libre arbitre ou le nier quand on proclame qu'il est aidé par la grâce de Dieu? L'approbation donnée par les évêques à la réponse de Pélage est donc très-légitime. Cependant en lisant dans son livre cette proposition: «Tous sont gouvernés par leur volonté propre», ceux de nos frères qui connaissaient les attaques soulevées par les Pélagiens contre la grâce de Dieu n'avaient que trop raison de s'émouvoir. En effet, affirmer «que tous sont gouvernés par leur volonté propre», n'est-ce pas soutenir que Dieu ne gouverne personne, et que c'est en vain qu'il a été écrit: «Sauvez votre peuple et bénissez votre héritage; gouvernez-les et les élevez jusqu'au siècle futur (2)?» S'ils se gouvernent en dehors de Dieu et par leur volonté propre, n'est-il pas à craindre qu'ils errent comme des brebis sans pasteur (3)? Or, une telle doctrine ne mérite-t-elle pas nos anathèmes? Eire mû clans l'action, c'est plus qu'être. gouverné, car celui qui est .gouverné fait tel ou tel acte, et pour bien agir il a besoin d'être gouverné par Dieu. D'un autre côté, c'est .à peine si celui qui est mû présente à notre esprit l'idée d'une action; et cependant,


1. Si 19,16 - 2. Ps 27,29 - 3. Mc 6,34

telle est l'efficacité de la grâce du Sauveur sur nos volontés propres, que l'Apôtre n'hésite pas à dire: «Tous ceux qui sont mus par l'Esprit de Dieu, ceux-là sont les enfants de Dieu (1)». Dès lors, ce que notre volonté libre a de mieux à faire, c'est de se confier à la direction de celui qui ne peut faire le mal. A cette condition, qu'elle se regarde comme assurée d'être aidée par Celui auquel le Psalmiste adresse ces paroles: «Mon Dieu! sa miséricorde me préviendra (2)».


6. Dans le chapitre que nous citons, Pélage avait dit: «Tous sont régis par leur volonté propre, et chacun est abandonné à son propre désir». Aussitôt il emprunte à l'Ecriture des témoignages qui prouvent clairement que l'homme né doit pas être abandonné à sa propre direction. Salomon, inspiré par la sagesse, a dit de lui-même: «Je ne suis moi-même qu'un simple mortel, semblable à tous les autres, et formé, comme le premier homme, du limon de la terre». L'écrivain sacré consacre un chapitre au développement de cette pensée, puis il termine en disant: «L'entrée dans la vie est la même pour tous;même est aussi leur sortie: voilà pourquoi j'ai désiré, et le sens m'a été donné; j'ai prié, et l'Esprit de sagesse est descendu en moi (3)». Il est clair qu'à la vue de sa misère et de sa fragilité, il n'ose s'abandonner à sa propre direction. Il a donc désiré et il lui a été donné ce sens dont l'Apôtre dit: «Pour nous, nous avons le sens du Seigneur (4)»; il a prié, et l'Esprit de sagesse est descendu en lui. C'est par cet Esprit, et non par les forces de leur volonté propre, que sont conduits et gouvernés ceux qui sont les enfants de Dieu.


7. Pour prouver «que tous sont gouvernés par leur volonté propre», Pélage, dans le même chapitre, cite ces autres paroles du Psaume . «Il a aimé la malédiction, et il en a été frappé; il a refusé la bénédiction, et elle a fui loin de lui (5)». Or, comment ne pas voir que c'est là le triste fruit, non pas de la nature telle que Dieu l'a créée, mais de la volonté humaine séparée de Dieu? Cependant loin d'aimer la malédiction, s'il eût voulu la bénédiction, et que dans cette volonté même il eût refusé de voir l'effet du secours divin, il aurait fait preuve de la plus noire ingratitude,


1. Rm 8,14 - 2. Ps 58,11 - 3. Sg 7,17 - 4. 1Co 2,16 - 5. Ps 109,18

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mérité de n'avoir d'autre guide que son impiété, et, soustrait au gouvernement divin, il se sentirait impuissant à se diriger lui-même et tomberait victime des châtiments dus à son crime. De là cette autre parole des Livres saints, citée par Pélage lui-même dans le chapitre dont nous parlons: «Il a placé devant vous l'eau et le feu; prenez à votre choix ce que vous voudrez; l'homme a devant lui le bien et le mal, la vie et la mort: ce qui lui plaira lui sera donné (1)». Or, n'est-il pas évident que s'il porte la main sur le feu, s'il choisit de préférence le mal et la mort, ce ne peut être là que l'effet de sa volonté propre? Au contraire, s'il aime le bien et la vie, ce choix, quoique librement accepté par sa volonté, lui est avant tout inspiré par la grâce de Dieu. Il n'a besoin que de son oeil pour rester dans les ténèbres, ou pour ne pas voir; mais pour voir il ne lui suffit pas de sa. propre lumière, il a besoin du secours extérieur de la lumière divine. Quant à ceux que Dieu a appelés, qu'il a connus et prédestinés pour les rendre semblables à son Fils (2), gardons-nous de croire qu'ils soient abandonnés aux désirs de leur coeur, et par là même à leur perte. Il n'en est ainsi qu'à l'égard des vases de colère dont les oeuvres sont un acheminement assuré vers la réprobation; et cependant, jusque dans cette réprobation même, Dieu fait briller les richesses de sa gloire en faveur des vases de sa miséricorde (3). Voilà pourquoi le Psalmiste, après s'être écrié: «Mon Dieu! sa miséricorde me préviendra», ajoute aussitôt: «Mon Dieu m'a distingué au milieu de mes ennemis (4)». A l'égard des pécheurs s'accomplit cette parole: «Dieu les a livrés aux désirs de leur coeur (5)» . Il n'en est pas de même des prédestinés que gouverne l'Esprit de Dieu, car ils voient en eux la réalisation de cette parole: «Ne me livrez point, Seigneur, à mon désir coupable (6)». N'est-ce pas contre ces mêmes désirs que s'exhalait cette prière: «Délivrez-moi des concupiscences de la chair, et que le désir du mal ne fasse point de moi sa victime (7)?» C'est la grâce que Dieu accorde à ceux qu'il gouverne, et qu'il refuse à ceux qui, se croyant. capables de se conduire eux-mêmes, ne s'appuient que sur leur orgueil, et repoussent avec dédain la direction que Dieu voudrait leur donner.


1. Si 15,17-18 - 2. Rm 8,29 - 3. Rm 9,22-23 - 4. Ps 58,11-12 - 5. Rm 1,24 - 6. Ps 139,9 - 7. Si 23,6


8. Les enfants de Dieu, qui connaissent cet état de choses et se félicitent de se laisser gouverner et conduire par l'Esprit de Dieu, comment ont-ils pu s'émouvoir en entendant ou en lisant ces paroles de Pélage: «Tous sont conduits par leur volonté propre, et chacun est abandonné à son désir?» Cependant se voyant interrogé par les évêques, cet homme a senti le danger de ses paroles, et s'est empressé de répondre a qu'il parlait ainsi à «cause du libre arbitre u, ajoutant aussitôt que «Dieu lui vient en aide quand il choisit le bien, tandis que quand l'homme se rend coupable, la faute en est à son libre arbitre». Cette proposition fut agréée par les pieux évêques qui ne voulurent ni considérer ni rechercher dans quel sens elle avait été formulée par Pélage dans le livre dont nous parlons. A leurs yeux il suffisait que l'accusé confessât l'existence du libre arbitre, la nécessité du secours de Dieu pour faire ou choisir le bien, et la suffisance de la volonté propre pour commettre le péché. Dès lors, il est parfaitement vrai de dire que Dieu gouverne et conduit ceux qui choisissent le bien, puisque ce choix n'est possible qu'avec le secours de la grâce; et du moment qu'ils suivent les inspirations du bien, leurs oeuvres sont des oeuvres chrétiennes.


9. On lut ensuite cet autre passage du livre de Pélage: «Au jour du jugement les impies et les pécheurs, seront frappés sans pitié, et brûlés dans les flammes éternelles». Ces paroles avaient ému nos frères, parce qu'ils soupçonnaient l'auteur de renfermer, dans cette sentence d'éternelle condamnation, tous les pécheurs indistinctement, sans en excepter ceux qui, étant morts dans la grâce de Jésus-Christ, avaient cependant mêlé à leur vie le bois, le foin et la paille dont parle l'Apôtre: «Celui dont l'oeuvre aura été consumée en subira le châtiment; toutefois il sera sauvé, mais en passant par le feu (1)». Pélage répondit que dans sa pensée, son langage n'était que l'application de ces paroles de l'Evangile, où, parlant des pécheurs, le Sauveur s'écrie: «Ils iront au supplice éternel, tandis que les justes entreront dans la vie éternelle (2)». Des juges chrétiens ne pouvaient qu'approuver une doctrine purement évangélique, et ne soupçonnaient même pas ce qui, dans les paroles de Pélage, avait pu éveiller la défiance de nos frères.


1. 1Co 3,15 - 2. Mt 25,46

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Mais ces derniers ne connaissaient que trop les discussions auxquelles se livraient Pélage et ses disciples, et dans leurs formules en apparence les plus anodines ils surprenaient le fond de leurs pensées. Toutefois aucun de ceux qui avaient confié le réquisitoire à Euloge, n'était présent pour en soutenir les accusations. D'un autre côté personne n'eut la pensée d'établir la distinction nécessaire entre les pécheurs que le feu doit justifier et ceux qu'il doit tourmenter éternellement. Par ce moyen les juges auraient compris l'importance de l'inculpation intentée contre Pélage, et l'auraient frappé de condamnation s'il avait refusé cette distinction établie par l'Eglise.



10. Pélage ajouta: «Celui qui croit autrement se déclare par le fait Origéniste». Les juges acceptèrent cette déclaration, car l'Eglise réprouve avec horreur la doctrine d'Origène, quand il soutient que malgré l'éternité des peines hautement proclamée par le Sauveur, les damnés, le démon et ses anges, après un temps plus ou moins long, seront arrachés à leurs supplices et viendront régner avec les saints dans le ciel. Or, le synode répondit: «Que «l'Eglise enseignait n, non pas selon Pélage, mais plutôt selon l'Evangile, que les flammes de l'enfer sont éternelles, qu'elles dévoreront éternellement tous ceux qui y seront précipités, et qu'elle condamne tous ceux qui, avec Origène, auraient la témérité de croire que les supplices que Jésus-Christ déclare éternels, pourront avoir une fin.Quant à ces pécheurs dont les oeuvres, selon l'Apôtre, seront consumées et qui seront eux-mêmes sauvés, mais en passant par le feu, comme cette question ne fut même pas soulevée à l'occasion de Pélage, les juges n'en firent eux-mêmes aucune mention. Dès lors Pélage est parfaitement dans la vérité quand il flétrit du nom d'Origéniste celui qui soutient que les réprouvés seront un jour délivrés des supplices de l'enfer que la Vérité ne cesse de proclamer éternels. D'un autre côté, soutenir que tout pécheur, à quelque titre qu'il le soit, sera traité sans aucune miséricorde au jugement de Dieu et nécessairement précipité dans les tourments de l'enfer, c'est là une doctrine que l'Eglise flétrit et condamne. L'Ecriture n'a-t-elle pas dit que celui qui n'a pas fait miséricorde sera lui-même jugé sans miséricorde (1)?


11. Comment se fera ce jugement, c'est ce


1. Jc 2,13

qu'il est difficile de comprendre dans les sain. tes Ecritures, car elles se servent de formes nombreuses pour nous faire connaître ce qui ne doit se faire que d'une seule manière. Ici le Sauveur, parlant de ceux qu'il ne reçoit pas dans son royaume, déclare que la porte leur en sera fermée, malgré leurs cris redoublés: «Ouvrez-nous; nous avons mangé et bu en votre nom», et autres excuses semblables auxquelles le souverain Juge répondra: «Je ne vous connais pas, vous qui vous livrez à l'iniquité (1)». Ailleurs Jésus-Christ nous annonce qu'il ordonnera que ceux qui n'ont pas voulu de son règne, lui soient amenés et soient mis à mort en sa présence (2). Plus loin il prophétise qu'il viendra avec ses anges dans tout l'éclat de sa majesté, qu'il réunira toutes les nations en sa présence, les partagera, placera à sa droite ceux qui auront mérité la vie éternelle par les oeuvres qu'il énumère, et à sa gauche ceux qu'il doit con. damner comme ayant été stériles pour le bien (3). Plus loin il nous parle du serviteur méchant et paresseux qui a négligé de faire fructifier l'argent qui lui a été confié (4), et du convive qui fut trouvé au festin sans avoir le vêtement nuptial; or, il ordonne de leur lier les pieds et les mains et de les jeter dans les ténèbres extérieures. Dans une autre circonstance il accueille à sa suite les cinq vierges prudentes, et ferme la porte aux cinq vierges folles (5). Toutes ces sentences et d'autres encore concernent le jugement futur, tel qu'il doit s'appliquer non pas à un seul homme, non pas même à cinq, mais à la multitude. En effet, s'il n'y avait qu'un seul convive qui, n'ayant pas le vêtement nuptial, dût être jeté dans les ténèbres extérieures, le Sauveur n'aurait pas immédiatement ajouté: «Car beaucoup sont appelés, mais peu sont élus (6)»; il l'ajoute cependant, quoique dans le fait dont il parle un seul ait été rejeté pendant que tous les autres ont pris part au festin. Il serait trop long d'expliquer chacune de ces paraboles. Mais, pour me servir d'une expression usitée dans les affaires d'argent, je dirai brièvement, sans préjudice d'une discussion meilleure, qu'il y aura pour tous un mode de jugement qui nous est inconnu et qui nous est dépeint par l'Ecriture sous des formes diverses, eu égard sans doute à la


1. Lc 13,26-27 - 2. Lc 19,27 - 3. Mt 25,31-46 - 4. Lc 19,22-24 - 5. Mt 25,10-12 - 6. Mt 22,11-14

569

diversité des mérites qui constitueront la diversité des récompenses et des châtiments. Je reviens donc au sujet qui nous occupe, et je déclare que, si Pélage avait dit d'une manière absolue que tous les pécheurs, sans aucune distinction possible, seront nécessairement condamnés aux flammes éternelles, tout juge qui aurait approuvé cette maxime se serait fait à lui-même l'application de cette sentence: «Qui donc se glorifiera d'être absolument sans péché (1)?» Mais Pélage s'est bien gardé de parler de tous indistinctement, ou de quelques-uns en particulier; sa proposition est indéfinie, et il a répondu l'avoir formulée dans le sens de l'Evangile. Dès lors les évêques ses juges devaient l'approuver. Toutefois cette justification ne suffit pas pour nous faire connaître la pensée même de Pélage, et l'on peut la lui demander sans aucune témérité, même après la sentence épiscopale.


12. Pélage fut également accusé d'avoir écrit dans son livre: «Le mal ne vient pas même dans la pensée». Il répondit: «Ce n'est pas là ce que nous avons dit; nous avons simplement affirmé que le chrétien doit s'appliquer à ne jamais penser mal». Une telle explication ne pouvait qu'être approuvée par les évêques. Peut-on douter qu'on ne doive jamais penser mal? Si donc ces paroles de son livre: «Le mal ne vient pas même à la pensée», doivent être interprétées dans ce sens «qu'on ne doit jamais penser mal», toute difficulté disparaît. Car dire le contraire, ce serait affirmer qu'on doit penser le mal. Et alors ne contredirait-on pas cette parole dite à la louange de la charité: «Elle ne pense pas le mal (2)?» Cependant, soutenir que le mal ne vient pas même à la pensée des justes et des saints, ne serait-ce pas s'écarter de la vérité, puisque la pensée peut venir à l'esprit, quoiqu'elle n'y soit accueillie par aucun consentement? Or, là pensée qui est coupable et par là même défendue, c'est celle qui est consentie? Il est donc possible que les accusateurs de Pélage aient eu entre les mains un exemplaire interpolé de ses oeuvres, et y aient lu: «Le mal ne vient pas même à la pensée», c'est-à-dire à la pensée des justes et des saints. Une telle opinion serait d'une évidente absurdité; car, lorsque nous poursuivons le mal, nous ne


1. Pr 20,9 selon les Sept. - 2. 1Co 13,5

pouvons en parler qu'autant que nous y pensons; mais nous y pensons sans pécher, puisque la pensée du mal n'est criminelle que quand elle est accompagnée du consentement.


13. Après l'approbation donnée par les évêques, on lut ces autres paroles du livre de Pélage: «Le royaume des cieux est promis même dans l'Ancien Testament». Pélage répliqua: «Cette proposition peut être prouvée par les Ecritures; il n'y a que les a hérétiques qui, par haine de. l'Ancien Testament, osent la nier. Quant à moi, m'appuyant sur l'autorité des Ecritures, j'ai affirmé cette promesse, selon cette parole du prophète Daniel: Les saints recevront le royaume du Très-Haut (1)». Après avoir entendu cette réponse, le synode ajouta: «Cette doctrine n'est pas contraire à la foi a chrétienne».


14. Mais enfin serait-ce donc sans raison que nos frères se seraient émus des paroles que nous venons de citer? Assurément non, En effet, ce nom d'Ancien Testament peut être interprété de deux manières, soit qu'on envisage l'autorité même des saintes Ecritures, soit qu'on se conforme uniquement à l'habitude du langage. Ecrivant aux Galates, saint Paul leur dit: «Dites-moi, je vous prie, vous qui voulez être sous la loi, n'avez-vous point lu la loi? Car il est écrit qu'Abraham eut deux fils, l'un de la servante et l'autre de la femme libre. Mais celui qui naquit de la servante naquit selon la chair, et celui qui naquit de la femme libre naquit en vertu de la promesse. Tout ceci est une allégorie, car ces deux femmes sont les deux Testaments; le premier qui a été donné sur le mont Sinaï et n'engendre que des esclaves, est figuré par Agar. Le Sinaï est une montagne d'Arabie qui représente la Jérusalem d'ici-bas, laquelle est esclave avec ses enfants. Au contraire la Jérusalem d'en haut est libre, et c'est elle qui est notre mère». Puisque, d'un côté, l'Ancien Testament s'applique à la servitude, comme le prouvent ces autres paroles: «Chassez la servante et son fils, car le fils de la servante ne sera point héritier avec le fils de la femme libre (2)», et que de l'autre, le royaume des cieux s'applique à la liberté; comment donc le royaume des cieux peut-il se concilier avec l'Ancien


1. Da 7,18 - 2. Ga 4,21-30

570

Testament? Mais, comme je l'ai dit, nous désignons d'ordinaire, sous le nom d'Ancien Testament, toutes les Ecritures de la loi et des Prophètes telles qu'elles ont été révélées avant l'Incarnation et revêtues de l'autorité canonique. Or, pour peu qu'on ait de connaissance des lettres ecclésiastiques, peut-on ignorer que ces Ecritures ont pu renfermer la promesse du royaume des cieux, comme elles renfermaient celle du Nouveau Testament dont l'objet unique est le royaume des cieux? Nous en trouvons la preuve évidente dans ces mêmes Ecritures: «Voici venir les jours, dit le Seigneur, et j'accomplirai pour la maison d'Israël et pour la maison de Jacob un Nouveau Testament, non pas selon le Testament que j'ai donné à leurs pères, le jour où je les ai pris par la main pour les faire sortir de la terre d'Egypte (1)». C'est sur le mont Sinaï que l'Ancien Testament a été promulgué. Or, le prophète Daniel n'était point encore là pour dire: «Les saints posséderont le royaume du Très-Haut». Ces paroles prophétisaient la récompense, non pas de l'Ancien, mais du Nouveau Testament. Les Prophètes n'ont-ils pas annoncé également la venue de Jésus-Christ qui devait, dans son sang, faire la dédicace du Nouveau Testament? Les Apôtres en ont été constitués les ministres, selon cette parole de saint Paul: «C'est lui qui nous a rendus capables d'être les ministres du Nouveau Testament, non par la lettre, mais par l'esprit. Car la lettre tue, mais l'esprit vivifie (2)». Or, dans ce Testament qui a été si bien appelé l'Ancien Testament et qui a été donné sur le mont Sinaï, on ne trouve de récompenses clairement promises que les récompenses qui ont pour objet le bonheur de la terre. De là ce nom de Terre promise donné au pays dans lequel le peuple fut introduit après avoir longtemps erré dans le désert; là il espérait trouver la paix et la puissance, des triomphes continuels sur ses ennemis, une nombreuse postérité et des fruits de la terre en grande abondance; telles sont à peu près les promesses de l'Ancien Testament; Sans doute ces biens temporels sont la figure des biens spirituels réservés au Nouveau Testament; cependant celui qui embrasse la loi de Dieu dans l'attente de ces biens terrestres, se constitue par là même l'héritier de l'Ancien Testament.


1. Jr 31,31-32 - 2. 2Co 3,6

En effet, l'Ancien Testament promet et accorde ce qui pouvait enflammer les désirs de l'homme ancien; mais en tant qu'il était une figure du Nouveau, il cherchait des hommes nouveaux. Pélage ne comprenait donc pas ce que disait le grand Apôtre dans ce rapprochement qu'il établit entre les deux Testaments représentés l'un par la servante et l'autre par la femme libre, attribuant au premier les enfants de la chair, et au second les enfants de. la promesse. «Ce ne sont pas», dit-il, «les enfants de la chair qui sont enfants de Dieu; mais ce sont les enfants de la promesse qui sont regardés comme formant la race d'Abraham (1)». Les enfants de la chair appartiennent donc à la Jérusalem terrestre, qui est servante, elle et ses fils; tandis que les enfants de la promesse appartiennent à la Jérusalem d'en haut, qui est notre mère libre et régnera éternellement dans le ciel. Comment alors ne pas distinguer ceux qui appartiennent au royaume de la terre et ceux qui appartiennent au royaume des cieux? Ceux qui, sous l'action de la grâce, quoique appartenant à l'ancienne loi, ont compris cette distinction, sont devenus enfants de la promesse, et dans les secrets desseins de Dieu, ont été regardés comme les héritiers du Nouveau Testament, quoique par la nécessité des temps et des circonstances ils aient été constitués les ministre de l'Ancien Testament.


15. Comment donc les enfants de la promesse,les fils de la libre et éternelle Jérusalem, ne seraient-ils pas émus en voyant la distinction.établie par l'Apôtre et par l'Eglise disparaître sons les coups des paroles imprudentes de Pélage, eu voyant Agar mise à peu près sur un pied d'égalité avec Sara? Oui, sous le souffle d'une hérétique impiété, celui-là outrage l'Ecriture de l'Ancien Testament, qui nie qu'elle eut pour auteur le Dieu bon, suprême et véritable; tel fut Marcion, tel Manès et tous ceux qui partagent leur audace sacrilège. Et je résumerai en quelques mots ma conviction sur ce sujet: si l'on outrage l'Ancien Testament, en niant qu'il fut l'oeuvre du Dieu bon et suprême, on outrage également le Nouveau en l'assimilant à l'Ancien. Toutefois, comme Pélage répondit qu'en attribuant à l'Ancien Testament la promesse du royaume des cieux il ne faisait que rappeler la prophétie


1. Rm 9,8

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dans laquelle Daniel annonce que les saints recevront le royaume du Très-Haut, ses juges purent en toute vérité déclarer que cette doctrine n'était point contraire à la foi catholique. Cette décision, en effet, ne portait aucune.atteinte à la distinction par laquelle il est établi que les promesses de l'Ancien Testament avaient directement pour objet les biens et la félicité terrestres. Sans doute cette réflexion s'applique au Testament donné sur le mont Sinaï; mais polir se conformer à l'habitude qui désigne sous le nom d'Ancien Testament toutes les Ecritures canoniques révélées avant l'Incarnation, on peut maintenir la proposition telle qu'elle est formulée. Quant au royaume du Très-Haut dont parle Daniel, il ne peut être autre que le royaume même de Dieu; personne- ne poussera la témérité jusqu'à soutenir le contraire.


16. On accusait ensuite Pélage d'avoir écrit dans son livre que «l'homme peut, s'il le veut, rester sans péché», comme aussi d'avoir écrit à une veuve par forme de flatterie: «Que la piété trouve en vous un lieu de repos qu'elle n'a trouvé nulle part; que la justice jusque-là vagabonde trouve en vous un lieu de refuge; que la vérité que personne ne connaît devienne votre servante et votre amie; que la loi de Dieu, qui est foulée aux pieds par presque tous les hommes, soit honorée par vous seule». Il lui écrit encore: «Vous êtes vraiment bienheureuse, si la justice qui n'habite que dans le ciel, peut être trouvée en vous seule sur la terre!» Dans un autre livre qu'il lui adresse, après lui avoir rappelé l'Oraison Dominicale et la manière dont les saints doivent prier, il ajoute: «Il élève dignement ses mains vers Dieu, il prie avec une bonne conscience, celui qui peut dire: Seigneur, vous savez que les mains que j'élève vers vous sont saintes, innocentes et pures de toute méchanceté, de toute iniquité et de toute rapine; vous savez aussi que ces lèvres qui implorent votre miséricorde sont justes et pures de tout mensonge et de toute iniquité». Pélage répondit: «Nous avons dit que, s'il le veut, l'homme peut être sans péché et observer les commandements de Dieu, car Dieu lui a donné cette possibilité. Mais nous n'avons jamais dit qu'il puisse se rencontrer un seul homme qui, depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse, n'ait commis aucun péché; seulement, après en avoir commis, il a pu se convertir, et, à l'aide de ses propres efforts et de la grâce de Dieu, rester sans péché; enfin cet heureux état n'est pas pour lui immuable, il peut encore défaillir. Quant aux autres accusations intentées contre nous, jamais de semblables paroles ne nous sont échappées, ni dans nos livres ni dans notre langage». Le synode répliqua: «Puisque vous affirmez n'être pas l'auteur de ces écrits, frappez-vous d'anathème ceux qui les ont composés?» Pélage: «Je les anathématise comme insensés, et non comme hérétiques, car sur ce point aucun dogme ne les condamne». Enfin les juges formulèrent leur sentence en ces termes: «Puisque Pélage a lui-même frappé d'anathème un langage insensé dont on ne connaît pas l'auteur; puisqu'il a confessé la saine doctrine en disant que l'homme avec le secours et la grâce de Dieu peut rester sans péché, qu'il réponde maintenant aux autres chefs d'accusation».


17. Les juges pouvaient-ils ou devaient-ils condamner une doctrine sans en connaître l'auteur, quand aucun témoin n'était là pour prouver que les erreurs adressées à cette femme étaient véritablement sorties de la plume de Pélage? Ou pouvait produire le manuscrit et y lire ces paroles; mais cette exhibition ne pouvait avoir de valeur qu'autant qu'il y aurait là des témoins pour attester que Pélage, malgré ses dénégations, en était indubitablement l'auteur. Les juges ont donc fait ce qu'ils pouvaient faire, en demandant à Pélage s'il anathématisait ceux qui enseignaient de semblables doctrines, dont il repoussait la paternité. Comme- il répondit qu'il anathématisait les auteurs comme insensés, les juges pouvaient-ils aller plus loin, puisqu'il n'y avait là aucun accusateur?


18. Devons-nous demander si Pélage était autorisé à dire qu'il anathématisait, non pas comme hérétiques, mais comme insensés ceux qui soutenaient cette doctrine, car elle n'était contraire à aucun dogme? Remarquons d'abord que dans cette circonstance les juges se sont abstenus de définir ce qui constitue à proprement parler un hérétique; et en effet cette question soulève de grandes difficultés. Que quelqu'un, par exemple, soutienne due pour éprouver ses petits, l'aigle

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les suspend dans ses serres, les expose aux rayons du soleil, et s'ils ne peuvent en supporter l'éclat, les précipite contre terre, parce qu'il les regarde alors comme adultérins; supposé que ce fait soit une pure invention, personne assurément n'accusera d'hérésie l'auteur de cette fable. Bien plus, comme cette histoire est rapportée par des savants et appuyée sur la croyance populaire, on ne la regarderait pas comme une folie, lots même qu'elle ne serait pas véritable; d'un autre côté, qu'elle soit vraie ou fausse, elle reste parfaitement étrangère à notre foi, et ne nous rend ni fidèles ni infidèles. Au contraire, si quelqu'un soutenait que les oiseaux sont doués d'âmes raisonnables, parce que c'est dans leurs corps que les âmes humaines opèrent leur transmigration, une telle doctrine serait regardée comme une hérésie, aux séductions de laquelle on devrait soustraire les oreilles et les coeurs. Par conséquent, lors même que les faits attribués à l'aigle seraient aussi vrais que le sont les merveilles opérées sous nos yeux par les abeilles, il faudrait démontrer que l'instinct des animaux, si parfait fût-il, est essentiellement différent de l'âme raisonnable qui est commune, non pas aux hommes et aux animaux, mais aux hommes et aux anges. Que de folies sont continuellement débitées par des hommes qui, sans être pour cela hérétiques, sont néanmoins aussi vains qu'insensés! Tels sont, par exemple, tous ceux qui jugent témérairement et sans aucune connaissance spéciale les oeuvres d'art accomplies par les autres; ou bien qui prodiguent aveuglément les éloges à leurs amis, et le mépris à leurs ennemis. On pourrait citer également une multitude d'affirmations, entièrement étrangères au dogme, mais dictées par la légèreté de la folie,. soit dans le langage ordinaire, soit dans le style et dans les livres. Combien d'auteurs que l'on prévient de ces bévues et qui les regrettent à peine! mais on s'explique cette indifférence quand on se rappelle qu'ils ont glané de tous les côtés ces affirmations sans en peser aucune. Il est même très-difficile d'échapper toujours à ce danger, car quel est celui qui ne pèche pas par la langue, et est toujours innocent dans ses paroles (1)? Mais il importe partout, avant tout et toujours, d'examiner si le coupable, après avoir été


1. Si 19,16 Jc 3,2

prévenu, s'est corrigé, ou bien si, en s'obstinant dans son erreur, il finit par faire un dogme de ce qu'il avait d'abord affirmé par pure légèreté et sans aucune pensée de.dogmatiser. Il est vrai de dire que tout hérétique est un insensé, mais il n'est pas vrai que tout insensé soit hérétique. Par conséquent les juges ont pu dire en toute vérité que Pélage avait lui-même anathématisé les folies dont l'auteur était pour eux inconnu. Quelles qu'aient été ces folies, ils les ont flétries du nom de vice; mais quant à savoir si elles étaient la conséquence d'un dogme préconçu, ou seulement d'une opinion de fantaisie, les juges n'avaient pas à s'en occuper, puisque l'accusé les réprouvait d'une manière absolue.


19. Pendant que je lisais la justification de Pélage dans le manuscrit que je venais de recevoir, j'avais auprès de moi quelques-uns de nos frères qui se déclarèrent possesseurs des livres ascétiques et consolateurs adressés à une veuve, et sans aucun nom d'auteur, quoiqu'ils fussent bien l'oeuvre de Pélage. Ils me prièrent de m'assurer si les propositions dont il niait la paternité se trouvaient dans ces ouvrages, car ils l'ignoraient eux-mêmes, Je lus donc ces livres et j'y trouvai les propositions contestées. Or, ceux qui m'avaient procuré les volumes, affirmaient qu'ils les possédaient depuis quatre ans et qu'ils les avaient toujours regardés comme l'oeuvre de Pélage, sans que personne eût soulevé le moindre doute à cet égard.La fidélité de ces serviteurs de Dieu m'était connue, je compris par un examen plus attentif encore qu'elle ne pouvait être en défaut sur cette matière. De là j'ai dû conclure que Pélage avait fait à ses juges une fausse déposition, car il ne nous paraissait pas possible que des ouvrages lui fussent attribués depuis tant d'années sans qu'il en fût réellement l'auteur; cependant ces fidèles n'ont jamais dit qu'ils les eussent reçus de lui, ou qu'il leur eût avoué qu'il en était l'auteur. N'ai-je pas appris moi-même de quelques-uns de nos frères que des ouvrages étaient parvenus en Espagne sous le couvert de mon nom?mais alors il arrivait toujours que les uns refusaient de me les attribuer, pour peu surtout qu'ils eussent lu quelques-uns de mes livres; d'autres, au contraire, continuaient à soutenir que j'en étais l'auteur.



Augustin, des actes du procès de Pélage.