Augustin, nature du bien - CHAPITRE XXXI. IL APPARTIENT ÉGALEMENT A DIEU DE PUNIR ET DE PARDONNER.

CHAPITRE 32. LE POUVOIR DE NUIRE VIENT DE DIEU.

Même le pouvoir de nuire ne peut venir que de Dieu. Voilà pourquoi nous lisons dans la Sagesse: «Les rois règnent par moi, c'est par moi aussi que les tyrans possèdent la terre (2)». L'Apôtre dit de même «Toute puissance vient de Dieu (3)» . Job, pour justifier Dieu, ne craint pas de dire de lui «qu'il fait régner l'homme hypocrite, à cause de la perversité du peuple (4)». En parlant du peuple d'Israël, Dieu prononce cette terrible parole: «Je leur ai donné un roi dans ma colère (5)». Quelle injustice peut-il y avoir de la part de Dieu à donner aux méchants le pouvoir de nuire, puisqu'il ne se propose que d'éprouver la patience des bons et de punir l'iniquité des méchants? En vertu de ce pouvoir donné au démon, Job fut éprouvé, pour que sa justice parût avec plus d'éclat (6); Pierre fut tenté pour être corrigé de sa présomption (7); Paul fut souffleté de peur qu'il ne cédât à l'orgueil (8), et Juda condamné à se pendre (9). On ne peut donc reprocher à Dieu aucune injustice dans ce pouvoir de nuire qu'il accorde au démon; toutefois, comme dans l'exercice de ce pouvoir le démon se laisse diriger par sa volonté perverse, c'est cette volonté même que Dieu punit d'un châtiment éternel dans la personne du démon et des impies qui persévèrent dans ses voies; c'est à eux qu'il sera dit: «Allez au feu éternel que mon Père a préparé pour le démon et ses anges (10)».



CHAPITRE XXXIII. LES ANGES DEVENUS MAUVAIS PAR LE PÉCHÉ.

Dieu avait créé les anges dans un état de justice et de sainteté; mais en péchant ils devinrent mauvais. De là ces paroles de saint Pierre: «Si Dieu n'a pas épargné les anges devenus pécheurs, s'il les a enchaînés dans une prison de ténèbres où il les conserve

1. Rm 11,22 - 2. Pr 8,15 - 3. Rm 13,1 - 4. Jb 34,30 - 5. Os 13,11 - 6. Jb 1,11 - 7. Mt 26,31-35 Mt 26,69-75 - 8. 2Co 12,7 - 9. Mt 27,5 - 10. Mt 25,41

pour les punir à l'heure du jugement (1)». Cet Apôtre annonce clairement par là qu'un nouveau châtiment leur est réservé au jugement dernier; et c'est de ce châtiment que parlait le Sauveur quand il disait: «Allez au feu éternel qui a été préparé au démon et à ses anges»,: Ces démons subissent déjà les tourments de l'enfer dans ce lieu ténébreux qui leur sert de prison. Dès lors, quand leur séjour est désigné sous le nom de ciel, il ne faut pas entendre par là cette atmosphère supérieure où se jouent les étoiles, mais uniquement les basses régions où les oiseaux déploient leur vol; de là leur nom: les oiseaux du ciel. Voilà pourquoi, parlant de ces anges mauvais contre lesquels il nous faut combattre sans relâche, si nous voulons vivre dans la piété, l'apôtre saint Paul les appelle: «Des esprits de malice répandus dans l'air (2)». Et pour que nous comprenions plus facilement qu'il ne s'agit pas ici des régions supérieures du ciel, il dit dans la même épître: «Selon le prince des puissances de l'air, cet esprit qui exerce maintenant son pouvoir sur les enfants de l'incrédulité (3)».



CHAPITRE XXXIV. LA NATURE DU PÉCHÉ.

Le péché, à proprement parler, ne consiste pas à désirer des natures mauvaises, mais à abandonner les meilleures. Nous lisons dans l'Ecriture: «Toute créature de Dieu est bonne (4)»; dès lors tout arbre planté par Dieu dans le paradis terrestre était bon. Il suit de là qu'en touchant à l'arbre défendu, le véritable crime de l'homme n'a pas été de désirer une nature mauvaise; s'il a péché, c'est en renonçant à ce qui était meilleur. En effet, le Créateur est au bien plus excellent que ne l'est toute créature sortie de ses mains; ses ordres ne devaient donc pas être violés pour toucher à un fruit défendu, quoique bon; en renonçant à un bien plus excellent, le bien de la créature devenait l'objet de ses désirs, et il y touchait malgré la défense de Dieu même. Aucun arbre mauvais n'avait donc été planté par le Créateur dans le paradis terrestre; mais ce qui était un bien plus excellent que tous les autres, c'était Dieu lui-même qui défendait de toucher à tel arbre en particulier.

1.2P 2,4 - 2. Ep 6,12 - 3. Ep 2,2 - 4. 1Tm 4,4

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CHAPITRE XXXV. POURQUOI LA DÉFENSE FAITE A ADAM.

En formulant à l'homme cette défense, Dieu voulait lui faire sentir que l'âme raisonnable ne s'appartient pas à elle-même, mais qu'elle doit être soumise à Dieu, qu'elle reste dans l'ordre de son salut par l'obéissance, et qu'elle le corrompt par la révolte. Voilà pourquoi l'arbre objet de la défense était appelé: «L'arbre de la connaissance du bien et du mal (1)». En y touchant malgré la défense, l'homme devait subir le châtiment de son péché et éprouver par là quelle était la différence entre le bien de l'obéissance et le mal de la rébellion.



CHAPITRE XXXVI. LE MAL VIENT DE L'ABUS DES CRÉATURES.

Personne ne poussera la folie jusqu'à soutenir qu'une créature de Dieu était digne de mépris, surtout quand il s'agit d'un arbre planté par lui dans le paradis terrestre. Peut-on même mépriser les ronces et les épines enfantées par la terre pour punir l'homme de son péché, et envoyées par Dieu pour rendre son travail plus amer? Ces plantes n'ont-elles pas leur mode, leur forme et leur ordre? il suffit de les examiner à ce point de vue pour les trouver dignes d'éloge. Si donc elles deviennent des maux pour l'homme, c'est qu'elles devaient lui servir de châtiment pour son péché. Le péché, comme je l'ai dit, ne consiste donc pas à désirer une mauvaise nature, mais à renoncer à une nature plus excellente; c'est cette préférence même qui est un péché, et non la nature dont on abuse en péchant. Par conséquent, le mal vient uniquement de l'abus du bien. De là cette menace des rigueurs du jugement de Dieu, lancée par l'Apôtre contre ceux qui a ont servi et honoré a la créature de préférence au Créateur (2)». Ce n'est pas la créature qu'il condamne; la condamner ce serait faire injure à Dieu, mais ceux qui ont abusé du bien en renonçant à un bien supérieur.



CHAPITRE XXXVII. DIEU TIRE LE BIEN DU MAL.

Si toutes les natures conservaient leur mode,

1. Gn 2,9 - 2. Rm 1,25

leur forme et l'ordre qui leur est propre, le mal n'existerait pas. D'un autre côté, on peut vouloir abuser de ces biens, mais rien ne peut vaincre la volonté de Dieu qui sait, dans sa toute-puissance, faire entrer les pécheurs mêmes dans l'ordre général de la création. Si, par le dérèglement de leur volonté, ils ont abusé des biens de la nature, Dieu dans sa justice infinie saura tirer le bien du mal en frappant de châtiments mérités ceux qui avaient embrassé la voie perverse de l'iniquité.



CHAPITRE XXXVIII. L'ENFER EN SOI N'EST PAS UN MAL.

Ce feu éternel réservé pour le tourment des impies, par lui-même n'est pas un mal, car il a son mode, sa forme, son ordre, sans qu'aucune iniquité y ait porté la dépravation. Ce qui est un mal pour les damnés, c'est le châtiment dû à leurs péchés. La lumière qui nous éclaire est un tourment pour ceux qui ont mal aux yeux; il ne suit pas de là cependant que la lumière soit une nature mauvaise.



CHAPITRE XXXIX. EN QUEL SENS LE FEU DE L'ENFER EST-IL ÉTERNEL.

En disant que le feu de l'enfer est éternel, nous entendons uniquement qu'il ne finira jamais; ce n'est donc pas en ce sens que, comme Dieu n'a pas eu de commencement, ce feu n'en aurait pas eu davantage: il n'est donc pas éternel dans toute l'étendue de ce mot. De plus, quoique destiné à servir perpétuellement de châtiment aux pécheurs, il est soumis au changement par sa nature même. Au contraire, ce qui est véritablement éternel, non-seulement n'a pas eu de commencement et n'aura pas de fin, mais encore jouit d'une immutabilité réelle; et à ce titre encore Dieu seul est éternel, car lui seul ne peut changer. Autre chose est de ne pas changer, malgré la possibilité où l'on est de changer, autre chose est de ne pouvoir changer. Ainsi nous disons de tel homme qu'il est bon; cependant il est certain qu'il n'est pas bon de la bonté de Dieu même, car il est dit: «Personne n'est bon si ce n'est Dieu (1)»; notre âme est immortelle, cependant elle ne l'est pas comme Dieu dont il est écrit «qu'il a seul l'immortalité (2)»; on dit de l'homme qu'il est sage, mais il ne

1. Mc 10,18 - 2. 1Tm 6,16

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l'est pas comme Dieu dont il est dit: «A Dieu seul sage (1)»; de même enfin, quand nous disons du feu de l'enfer qu'il est éternel, nous déclarons qu'il n'est pas éternel dans le même sens que Dieu, à qui seul appartient la véritable éternité dans toute l'extension et la portée du mot.



CHAPITRE XL. RIEN NE PEUT NUIRE A DIEU.

La foi catholique, la saine doctrine, la vérité même, bien comprise, nous enseignent que personne ne peut nuire à la nature de Dieu, que cette nature ne peut nuire injustement à personne, et enfin que personne ne nuit sans en recevoir le»châtiment. Ecoutons l'Apôtre: «Celui qui nuit subira le même a châtiment; car en Dieu il n'y a aucune acception des personnes (2)» .



CHAPITRE XLI. ERREURS MANICHÉENNES SUR LA NATURE DU BIEN ET DU MAL.

Quand donc les Manichéens consentiront-ils à peser sérieusement ces considérations sans aucun parti pris de justifier leur erreur, et sans fouler aux pieds la redoutable majesté de Dieu? Alors du moins ils cesseraient leurs blasphèmes criminels, ils comprendraient toute la folie d'un système qui suppose deux natures indépendantes et éternelles: l'une bonne, qu'ils appellent Dieu; et l'autre mauvaise, que Dieu n'a pas créée. Quelle n'est donc pas l'erreur, la folie, disons le mot, l'absurdité qui les aveugle, puisqu'ils ne voient pas que dans ce qu'ils appellent le souverain mai par nature, ils supposent des biens en grand nombre: la vie, la puissance, la santé, la mémoire, l'intelligence, l'harmonie, la force, la richesse, le sentiment, la lumière, la douceur, la mesure, le nombre, la paix, le mode, la forme et l'ordre?Au contraire, dans ce qu'ils appellent le souverain bien, ils supposent une multitude de maux: la mort, la maladie, l'oubli, la folie, la perturbation, l'impuissance, la pauvreté, la sottise, l'aveuglement, la douleur, l'iniquité, la honte, la guerre, l'intempérance, la difformité, la perversité. Ils soutiennent, par exemple, que les princes des ténèbres ont vécu dans leur nature, et que

1. Rm 16,27 - 2. Col 3,25

dans leur royaume ils ont eu la santé, la mémoire et l'intelligence; car ils supposent que le prince des ténèbres a prononcé une harangue telle que, sans le secours d'une grande mémoire et d'une vive intelligence, il n'aurait pu ni la débiter ni être compris par ses auditeurs; ils ajoutent qu'il y avait une harmonie parfaite entre leur âme et leur corps, qu'ils régnèrent par l'éclat de la puissance, qu'ils possédèrent d'immenses richesses, qu'ils avaient des yeux pour percevoir la lumière naturelle et dont la perspicacité était immense; que ces yeux cependant avaient besoin de lumière pour voir; et de là vient qu'ils ont reçu le nom de lumières ou flambeaux; qu'ils ont joui de toute la suavité du bonheur, et qu'ils avaient des membres et des habitations déterminées. Il faut même avouer qu'il y avait là quelque beauté, car autrement ils ne se seraient pas épris d'amour pour leurs Mariages, et les parties de leur corps n'auraient conservé aucune harmonie; ce n'est même qu'à cette condition qu'ils peuvent donner un caractère de probabilité à toutes les suppositions délirantes auxquelles ils s'abandonnent sur cette matière, De même il v fallait la paix, autrement l'autorité du prince aurait été méprisée. Il y fallait un certain mode; autrement il n'y aurait eu entre eux aucune société possible ni pour agir, ni pour manger, ni pour boire, ni pour persécuter, ni pour faire toute autre chose; d'ailleurs, sans un mode quelconque il n'aurait pu y avoir aucune forme déterminée, et c'est le contraire qui résulte de la description qu'ils nous font de leur vie et de leurs actes. Il y fallait une forme, car sans elle aucune qualité naturelle ne saurait exister. Il y fallait un ordre, car sans cela on ne trouve plus ni maîtres pour commander, ni sujets pour obéir, ni harmonie dans les êtres vivants, ni convenance dans la disposition des membres, ni par là même possibilité d'agir. Quant à la nature de Dieu, ou ils la supposent morte, ou je ne vois plus à quoi Jésus-Christ est venu apporter le bienfait de la résurrection. Si elle n'est pas malade, qu'est-ce que Jésus-Christ guérit? Si elle n'a rien oublié, pourquoi le Sauveur lui rappelle-t-il? Si elle n'est pas ignorante, pourquoi ses enseignements? Si elle n'est pas troublée, pourquoi la réintégrer? Si elle n'est pas vaincue et captive, pourquoi la délivrer? Si elle n'est pas dans le besoin, pour. quoi venir à son secours? Si elle n'a pas perdu (449) le sentiment, pourquoi lui rendre la vigueur? Si elle n'est pas aveugle, pourquoi l'éclairer? Si elle n'est pas dans la douleur, pourquoi lui rendre la joie? Si elle n'est pas portée au mal, pourquoi la corriger par des préceptes? Si elle n'est pas souillée, pourquoi la purifier? Si elle n'est pas en guerre, pourquoi lui promettre la paix? Si elle n'est pas immodérée, pourquoi lui imposer le frein de la loi? Si elle n'est pas difforme, pourquoi la réformer? Si elle n'est pas pervertie, pourquoi l'amender? Tous ces fruits de salut apportés par Jésus-Christ ne s'appliquent nullement à cette nature que Dieu a faite, et que son libre arbitre a dépravée par le péché, mais bien à cette nature, à cette substance de Dieu, qui n'est autre chose que Dieu lui-même. Se peut-il une erreur plus grossière?



CHAPITRE XLII. BLASPHÈMES MANICHÉENS CONTRE LA NATURE DE DIEU.

A quoi pourrait-on comparer ces blasphèmes? Les autres sectes les plus perverses n'ont rien imaginé de semblable. Et cependant si nous envisageons le manichéisme à un autre point de vue dont nous n'avons pas encore parlé, nous trouvons que ces blasphèmes contre la nature de Dieu révèlent un caractère plus grand encore de perversité et d'horreur. En effet, ils ne craignent pas de soutenir qu'un certain nombre d'âmes, formées de la substance et de la nature même de Dieu, sont enchaînées pour l'éternité dans le gouffre horrible des ténèbres, non pas pour s'être abandonnées volontairement au péché, mais parce qu'elles ont été vaincues et opprimées par la nation des ténèbres, nature essentiellement mauvaise qu'elles étaient venues combattre, non pas volontairement, mais pour obéir aux ordres de leur père. Quel crime! quelle audace incroyable! se peut-il que Dieu soit l'objet d'une telle croyance, d'un tel langage, d'une semblable doctrine? Les pressez-vous de se justifier, ils se précipitent en aveugles sur des affirmations plus criminelles encore, ils soutiennent que si la nature de Dieu, bonne par elle-même, devient victime de si grands maux, c'est par suite de son mélange avec la nature mauvaise. Abandonnée à elle-même elle ne serait jamais devenue la victime de toutes ces infortunes. A ce prix une nature incorruptible ne méritera nos éloges que parce qu'elle ne se nuit pas à elle-même, et non parce qu'elle serait hors d'atteinte de la part de quiconque voudrait la frapper. De plus, si la nature des ténèbres a nui à la nature de Dieu, la nature de Dieu a nui à la nature des ténèbres. Ce sont donc là deux maux qui se combattent réciproquement; encore faut-il remarquer que la nation des ténèbres a été la moins coupable: car si elle a nui, elle a nui sans le vouloir; ce qu'elle se proposait, ce n'était pas de nuire, mais de jouir du bien de Dieu. Au contraire, Dieu voulait anéantir cette nation rivale; c'est du moins ce que Manès affirme clairement dans la lettre de son Fondement ruineux. Il venait de dire: «Ainsi fut fondé son glorieux empire sur la terre de lumière et de bonheur, en sorte que rien au monde ne peut ni l'ébranler ni le détruire». Puis, oubliant ces paroles, il ajoute presque aussitôt: «Le Père de la lumière bienheureuse, prévoyant la ruine immense qui devait surgir du sein des ténèbres et menacer son règne de bonheur, comprit qu'il fallait leur opposer une puissance imposante, capable de détruire la race des ténèbres, afin qu'après cette destruction les habitants de la lumière pussent jouir d'un repos éternel». Voilà donc que Dieu craint pour son empire le ravage et la destruction. Comment alors cet empire était-il fondé sur une terre brillante et heureuse, à tel point qu'il ne pouvait être ni ébranlé ni renversé par personne? Mû par la crainte, le voilà qui entreprend de nuire à la nation voisine; il multiplie les efforts pour la détruire, afin de procurer aux habitants de la lumière un repos éternel. Pourquoi ne pas ajouter et un esclavage éternel? Est-ce que ces âmes fixées pour jamais dans le gouffre des ténèbres, n'habitaient pas ce royaume de lumière? n'est-ce pas d'elles qu'il a dit qu' «elles avaient été condamnées à errer loin de leur nature lumineuse?» Il était ainsi forcé d'avouer qu'elles avaient péché par l'effet de leur libre volonté; lui qui ne voit dans le péché que le résultat de la coaction exercée par la nature contraire. Il prouve ainsi qu'il ne sait pas ce qu'il dit; je me le représenterais volontiers comme renfermé lui-même dans le gouffre de ténèbres dont il a le mérite de l'invention, et dont il cherche inutilement à sortir. Mais libre à lui de débiter ses mensonges aux (450) malheureux qu'il a séduits, et qui ont pour lui plus de, respect qu'ils n'en ont pour Jésus-Christ; ce n'est pas trop de leur vendre ses fables, aussi ennuyeuses que sacrilèges, moyennant quelques témoignages d'adoration. Je lui laisse toute son éloquence: libres lui d'enchaîner la nation des ténèbres dans un cachot ténébreux, sauf à enchaîner au dehors la nature de lumière, à laquelle il promet un repos perpétuel, après la destruction de son ennemi. Dans une telle condition, est-ce que le châtiment de la lumière n'est pas plus cruel que celui des ténèbres? est-ce que la nature divine n'est pas punie plus rigoureusement que la nation ennemie? Celle-ci, sans doute, est plongée dans les ténèbres, mais il est dans sa nature d'habiter les ténèbres; quant à ces âmes, qui n'ont d'autre Rature que la nature même de Dieu, et qui, dit-il, n'ont pu entrer dans ce royaume pacifique, elles seront donc privées de la vie et de la liberté de la lumière sainte, et fixées pour toujours dans ce gouffre d'horreur! Voici, sur ce sujet, les paroles mêmes de Manès . «Ces mêmes âmes adhéraient aux objets qu'elles avaient aimés; rejetées pour toujours dans ce gouffre de ténèbres, elles cherchaient encore à en sortir par leurs mérites». La volonté ne jouit donc pas du libre arbitre? Voyez jusqu'à quel point cet insensé ignore ce qu'il avance, comme par ses contradictions il se fait à lui-même une guerre plus cruelle que celle même qu'il déclare au dieu de la nation des ténèbres. Si les âmes de la lumière sont damnées parce qu'elles ont aimé les ténèbres, quelle injustice de damner la nation des ténèbres, qui a si ardemment aimé la lumière! Oui, dès le commencement la nation des ténèbres a ardemment aimé la lumière; puisqu'elle voulait la posséder, pouvait-elle avoir la volonté de l'éteindre? Au contraire, la nature de lumière a voulu détruire les ténèbres; à peine vaincue, elle les a aimées. Je vous donne le libre choix: Son amour pour les ténèbres lui était-il imposé par une invincible nécessité, ou procédait-il d'une volonté libre? Dans le premier cas, pourquoi est-elle damnée? Dans le second, comment expliquer une telle iniquité dans la nature de Dieu? Si la nature de Dieu a subi la nécessité d'aimer les ténèbres, elle a donc été vaincue et non victorieuse; si cet amour a été de sa part parfaitement volontaire, pourquoi dès lors ne pas attribuer ouvertement la volonté de pécher à la lumière que Dieu a engendrée, plutôt qu'à la nature qu'il a tirée du néant?



CHAPITRE XLIII. LA NATURE DE DIEU ACCUSÉE PAR LES MANICHÉENS.

Si nous parvenons à prouver que, même avant le mélange du mal, inqualifiable folie à laquelle cependant ils n'hésitent pas à ajouter foi, la nature même de la lumière se trouvait entachée de grands maux, que pourrons-nous ajouter à d'aussi horribles blasphèmes? D'abord, avant de combattre, elle subit la dure et inévitable nécessité de faire la guerre; n'était-ce pas là déjà un bien grand mal, quand il n'y avait encore eu aucun mélange du mal? Pourrait-il m'expliquer cette effrayante contradiction? Si la nécessité n'est pour rien dans ce phénomène, toute la responsabilité doit peser sur la volonté; mais encore ne puis-je pas comprendre un Dieu qui veut nuire à sa propre nature, quand aucun ennemi ne pouvait l'atteindre; un Dieu qui pousse la cruauté jusqu'à mêler au mal sa propre nature, sauf par la suite à en purifier une partie d'une manière honteuse, et à damner injustement l'autre partie? C'est là cependant le triste effet d'une volonté criminelle, barbare et cruelle, et cela avant d'avoir été mêlée à la nation contraire! Ce Dieu ignorait-il donc que ses membres s'éprendraient d'amour pour les ténèbres, et qu'ils se poseraient en ennemis de la sainte lumière, c'est-à-dire en ennemis non. seulement de leur Dieu, mais encore du Père qui les avait engendrés? Mais alors comment expliquer en Dieu cette affreuse ignorance avant qu'il eût subi aucun mélange avec la nation des ténèbres? Admettez-vous que rien ne lui était caché? j'en conclurai alors qu'il était victime d'une éternelle cruauté, puisqu'il contemplait d'un oeil tranquille la future souillure et la future damnation qui attendait sa nature; s'il en souffrait à l'avance, il était donc éternellement malheureux. D'un côté comme de l'autre, comment m'expliquerez-vous un mal aussi grave dans le souverain bien, avant tout mélange avec le souverain mal? Attribuerez-vous cette ignorance uniquement à la partie de sa nature qui est enchaînée dans le gouffre éternel? Cette partie appartenait à la nature de Dieu; donc il (451) pouvait y avoir une ignorance éternelle dans la nature de Dieu. Le savait-elle? alors de toute éternité elle était malheureuse. Encore une fois, comment un si grand mal avant qu'elle eût été mêlée à la nation des ténèbres? Mais peut-être qu'elle était dans toute la joie de la charité, parce que le châtiment qu'elle devait subir procurerait un éternel repos aux habitants de la lumière? Pour peu que l'on comprenne l'horreur d'un tel langage, on ne peut que le frapper d'anathème. Et encore, si en faisant preuve d'un tel amour, elle ne devait pas elle-même devenir l'ennemie de la lumière; oubliant un instant qu'il s'agit de la nature de Dieu, on pourrait la louer, comme on applaudit à tout homme qui, pour sauver sa patrie, se condamne volontairement à tel mal, pourvu que ce mal ne soit que pour un temps et non pas éternel. Or, il n'en est pas ainsi dans la question qui nous occupe, car c'est pour l'éternité que cette nature, la nature même de Dieu, est enchaînée dans le gouffre des ténèbres. Libre donc à vous de supposer en Dieu cette joie, mais avouez du moins que cette joie est uniquement criminelle et horriblement sacrilège, si elle doit avoir pour effet en Dieu d'aimer les ténèbres et de devenir l'ennemi de la sainte lumière. Comment donc expliquer un si grand mal avant que la nature de Dieu eût été mêlée à la nation ennemie? Attribuer tant de biens au souverain mal, et de si grands maux au souverain bien qui est Dieu, n'est-ce pas là une absurdité aussi impie que criminelle, et qui soulève de dégoût le coeur le plus insensible?



CHAPITRE XLIV. TURPITUDES INCROYABLES IMAGINÉES EN DIEU PAR MANÈS.

Nous savons qu'ils enseignent que la partie de la nature de Dieu a été mêlée au ciel, à la terre, aux choses souterraines, corporelles, sèches et humides, à toutes les chairs, à toutes les semences d'arbres, d'herbes, d'hommes et d'animaux. Nous catholiques nous enseignons que Dieu est présent partout et en tout par sa puissance divine, pour tout administrer et tout gouverner seulement nous le croyons évidemment dégagé de toute union substantielle avec les choses créées, à plus forte raison, nous déclarons qu'il n'en reçoit aucune souillure, aucune tache, aucune corruption. Pour eux, au contraire, la substance divine a été enchaînée, opprimée, souillée, et elle obtient sa délivrance, sa liberté, sa purification, non-seulement par la course du soleil et de la lune et par les forces de la lumière, mais aussi par ses élus. De semblables erreurs, de telles turpitudes aussi sacrilèges qu'incroyables, loin d'être acceptées, ne peuvent être décrites et répétées sans soulever une horreur profonde. Comment parler sans frémir de ces forces de la lumière, successivement transformées en figures d'hommes superbes et de femmes ravissantes opposées les unes aux autres; de cette vie, de ce contact résulte l'affreux bouillonnement de toutes les passions, de la plus grossière concupiscence. De ce foyer incandescent la nature de Dieu s'écoule et s'échappe par la génération, c'est cette délivrance qui constitue sa purification, purification plus honteuse assurément que la souillure elle-même (1). Croira-t-on jamais, non-seulement qu'il en soit ainsi, mais que de telles horreurs puissent être écrites et répétées! Et ces Manichéens, qui craignent de lancer l'anathème à Manès et à sa doctrine, n'hésitent pas à croire en Dieu des actions aussi repoussantes, des oeuvres aussi criminelles!



CHAPITRE XLV. TURPITUDES JUSTEMENT ATTRIBUÉES AUX MANICHÉENS.

Voyons ensuite comment cette purification de la nature de Dieu s'opère par le moyen des élus. Cette substance, disent-ils, est enchaînée dans tous les aliments; que les élus, les initiés absorbent ces aliments, qu'ils les mangent ou les boivent, la haute sainteté qu'ils pratiquent devient l'arme infaillible avec laquelle ils mettent en liberté cette malheureuse nature de Dieu jusqu'alors tristement enchaînée. Ces misérables ne voient donc pas les horribles conséquences que l'on tire contre eux de leur propre doctrine; ils s'abritent, il est vrai, derrière des dénégations, mais ces dénégations ne sont rien tant qu'ils n'ont pas anathématisé Manès et cessé d'être Manichéens. Si, comme ils le disent, la partie de Dieu est liée à toutes les semences, et qu'elle soit purifiée par la

1. Et cependant de telles abominations, décrites avec complaisance, se lisent dans le livre septième du Trésor, car c'est de ce titre qu'ils décorent l'écrit de Manès où il a consigné tous ces blasphèmes d'impureté et d'audace. Nous renonçons à présenter à nos lecteurs le texte même que nous venons d'analyser, le coeur se soulève de dégoût et d'indignation devant de telles impudicités commises par la nature même de Dieu.

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manducation des élus, comment ne pas conclure qu'ils font eux-mêmes ce que le Trésor attribue aux vertus du ciel et aux princes des ténèbres? Ne disent-ils pas, en effet, que leur corps a été formé par la nation des ténèbres, et qu'en lui se trouve enchaînée cette substance vitale, qui n'est autre qu'une partie de la substance même de Dieu? Il faut délier cette nature, il faut la purifier par la manducation, ce sont eux-mêmes qui l'avouent; que l'on juge alors des horribles conséquences qui découlent nécessairement de semblables principes!



CHAPITRE XLVI. CRIMINELLE DOCTRINE DE LA LETTRE FONDAMENTALE.

Les Manichéens soutiennent également qu'Adam, le premier homme, a été créé par les princes des ténèbres, mais que dans cette création ils ont agi de manière à ne pas laisser s'échapper la lumière qui était en eux. En effet, dans la Lettre fondamentale ils nous représentent le père du premier homme, le prince des ténèbres siégeant au milieu des autres princes et leur adressant les paroles suivantes que Manès nous a conservées: «Que vous semble-t-il de cette grande lumière qui commence à briller? Voyez comme elle agite le pôle, comme elle ébranle une multitude de puissances! Il m'a donc paru convenable de vous demander tout ce que vous possédez de lumière; alors de ce héros qui nous a apparu dans toute sa gloire, je reproduirai l'image, et c'est par cette image que nous pourrons régner un jour, quand nous serons délivrés des ténèbres. Après une mûre délibération sur ces paroles, ils proclamèrent la justesse et l'équité de la demande qui leur était faite. En effet, ils ne pouvaient pas espérer qu'ils conserveraient toujours cette lumière; ils crurent donc plus convenable a de l'offrir spontanément à leur chef, comptant bien qu'ils pourraient ainsi régner un jour. Maintenant voyons comment ils se dépouillèrent de la lumière qu'ils possédaient. Toutes les divines Ecritures, toutes les révélations célestes sont pleines de l'explication de ce mystère. Il est du reste très-facile de comprendre comment les sages ont reçu cette connaissance, puisqu'elle jaillit d'elle-même à l'esprit de celui qui se livre attentivement à cette étude». Manès entre ici dans des détails que la pudeur nous défend de reproduire. Cette assemblée des princes des ténèbres est formée, comme nous le disions plus haut, d'hommes superbes et de femmes ravissantes. Une scène d'horrible corruption se produit. Le prince des ténèbres dévore avidement le produit de ce libertinage; ainsi repu, il s'approche de sa propre femme et rejette ainsi tous les maux qu'il s'était incorporés par son horrible manducation, en y ajoutant ceux qu'il possédait auparavant. Tel est le moyen par lequel se formèrent toutes les images des choses célestes et terrestres; voilà comment l'univers se peupla d'habitants.



CHAPITRE XLVII. MANÈS COMMANDE LA PERPÉTRATION DE CES HORREURS.

O monstruosité criminelle! ô affreuse ruine de toutes les âmes trompées et séduites! Je laisse de côté les hontes infligées à la nature de Dieu dans ce triste esclavage; mais, du moins, que tous ces malheureux qui se sont laissé prendre aux séductions empoisonnées de l'erreur, veuillent donc bien réfléchir un instant; s'ils admettent que c'est par la génération que la partie de Dieu se trouve enchaînée, s'ils croient que cette partie n'est délivrée et purifiée que par la manducation, qu'ils acceptent la rigoureuse conséquence de cette erreur, qu'ils ne se- contentent plus de la manducation du pain et des légumes, car ils affectent extérieurement de ne se nourrir que de ces substances, et qu'ils délivrent et purifient la partie de Dieu partout où elle se trouve enchaînée, qu'ils ne reculent pas devant les conséquences de la génération. On cite en effet des Manichéens qui, devant les tribunaux, en Paphlagonie et même dans les Gaules, n'ont pas rougi d'avouer publique. ment qu'ils étaient fidèles à leur doctrine jusque dans ses dernières conséquences. Quand on leur demandait sur l'autorité de quel livre ils s'appuyaient, ils citaient le Trésor et en particulier le passage dont j'ai . parlé plus haut. Quant à nos Manichéens plus discrets et plus prudents, si on leur fait cette objection, ils ont une réponse toute stéréotypée; ils disent qu'un malheureux du nombre de leurs élus, poussé sans doute parla jalousie et par la haine, a formé un schisme et imaginé cette infâme hérésie. Admettons, s'ils le (453) veulent, qu'ils ne se livrent pas à ce comble de la dégradation; mais qu'ils conviennent aussi que ceux qui s'y livrent ne font que mettre en pratique la doctrine de leurs propres écrits. S'ils ont horreur du crime, qu'ils brûlent donc leurs livres; mais s'ils les conservent et qu'ils soient conséquents avec eux-mêmes, ils se trouvent forcés de le commettre; si malgré cela ils ne le commettent pas, j'en conclus qu'ils valent mieux que leurs livres. Mais voici qu'on leur pose le dilemme suivant: Ou purifiez la lumière de toutes les semences qui la renferment, et ne reculez devant aucune des infamies que vous affirmez ne pas commettre, ou lancez l'anathème contre Manès, qui affirme que la nature de Dieu se trouve dans toutes les semences, qu'elle est enchaînée par la génération, et qu'elle se trouve purifiée toutes les fois qu'elle est assez heureuse pour devenir l'aliment des élus. A cela que peuvent-ils répondre? à quelles tergiversations auront-ils recours? comment ne pas admettre ou qu'il faut anathématiser la doctrine,ou consommer les horreurs qu'elle commande? J'ai rappelé précédemment les maux intolérables qu'ils supposent dans la nature de Dieu, et qui l'ont placée dans la nécessité de faire la guerre. J'en ai conclu ou que Dieu était dans une ignorance absolue, seul moyen d'expliquer son éternelle sécurité, ou qu'il était en proie à une douleur et à des alarmes éternelles, dans l'attente du triste moment où arriveraient, pour une partie de lui-même, la corruption du mélange et les chaînes de la damnation éternelle. J'ai dit que la guerre éclata, mais que la substance de Dieu devint captive, opprimée, souillée; qu'après une fausse victoire elle sera éternellement fixée à un horrible globe de ténèbres, et séparée pour toujours de la félicité dont elle jouissait à son origine. Or, tous ces maux, quelque repoussants qu'ils soient, ne me paraissent rien en comparaison de toutes ces turpitudes que je viens de décrire.




Augustin, nature du bien - CHAPITRE XXXI. IL APPARTIENT ÉGALEMENT A DIEU DE PUNIR ET DE PARDONNER.