Augustin, du don de la persévérance. - CHAPITRE IX. LES JUGEMENTS DE DIEU SONT IMPÉNÉTRABLES.

CHAPITRE IX. LES JUGEMENTS DE DIEU SONT IMPÉNÉTRABLES.


21. Ainsi, de deux enfants également souillés par le péché originel, pourquoi l'un est-il choisi et l'autre délaissé? De deux impies déjà avancés en âge, pourquoi l'un est-il appelé de telle sorte qu'il obéisse à la voix qui l'appelle, tandis que l'autre, ou bien n'est pas appelé, ou bien n'est pas appelé de cette manière? La réponse est dans l'impénétrabilité des jugements de Dieu. De deux personnes pieuses, au contraire, pourquoi la persévérance est-elle donnée à celle-ci, tandis qu'elle n'est pas donnée à celle-là? C'est que les jugements de Dieu sont encore plus impénétrables. Cependant les fidèles doivent tenir comme une chose tout à fait indubitable, que l'une de ces deux personnes est d'entre les prédestinés, et que l'autre n'en est pas. «Car, s'ils avaient été d'entre nous», dit un des prédestinés qui avait appris ce mystère sur la poitrine du Seigneur, «ils seraient certainement demeurés avec nous». Qu'est-ce à dire, je vous prie: «Ils n'étaient point d'entre nous; car, s'ils avaient été d'entre nous, ils seraient certainement demeurés avec nous?» Est-ce que les uns et les autres n'avaient pas été créés par Dieu? n'avaient-ils pas tous Adam pour père et la terre pour origine? n'avaient-ils pas tous reçu de celui qui a dit: «C'est moi qui ai fait tout ce qui respire», une âme d'une seule et même nature? Enfin, est-ce que les uns et les autres n'avaient pas été appelés et n'avaient pas obéi à la voix qui les appelait? tous n'étaient-ils pas sortis de l'état du péché pour entrer dans celui de la justice, et n'avaient-ils pas été renouvelés dans les eaux du sacrement de la régénération? Si l'apôtre saint Jean qui sans doute savait bien ce qu'il disait, si cet Apôtre entendait ce langage, il pourrait répondre en ces termes Ces faits sont incontestables, et sous tous ces rapports ces hommes étaient d'entre nous; cependant, à un autre point de vue, ils n'étaient point d'entre nous; car s'ils avaient été d'entre


1 Is 57,16

nous, ils seraient certainement demeurés avec nous. Qu'est-ce donc qui les séparait de nous? Les livres divins sont ouverts, n'en détournons point nos regards: prêtons l'oreille aux paroles énergiques des saintes Ecritures. Ils n'étaient point d'entre eux, parce qu'ils n'étaient pas appelés suivant le décret: ils n'avaient pas été élus en Jésus-Christ avant la formation du monde, ils n'avaient pas obtenu par lui un droit à l'héritage, ils n'avaient pas été prédestinés suivant le décret de celui qui fait toutes choses. Autrement ils auraient été d'entre eux, et sans aucun doute ils seraient demeurés avec eux.


22. Je ne dirai pas ici combien il est facile à Dieu de convertir à sa foi les volontés humaines qui en sont le plus éloignées, et celles même qui y sont opposées; d'agir dans le coeur de ces hommes pour les empêcher de fléchir devant aucune contradiction et de s'éloigner de lui en se laissant vaincre par une tentation quelconque: car il peut bien, suivant l'expression de l'Apôtre, ne pas permettre qu'ils soient tentés au-delà de leurs forces (1) . Sans parler donc de tout cela, Dieu prévoyant que les hommes dont il s'agit devaient tomber, pouvait certainement les retirer de cette vie, avant que leur chute ne fût consommée. Faut-il revenir encore sur une question épuisée, et montrer de nouveau combien il est absurde de prétendre que les hommes, après leur mort, sont jugés même sur les péchés que Dieu a prévu qu'ils au. raient commis, s'ils avaient vécu plus long. temps? Cette opinion est tellement opposée au sentiment chrétien et à tous les sentiments humains, qu'on rougit même de la réfuter, Si les hommes, alors même qu'ils n'ont pas entendu l'Evangile, pouvaient être jugés d'après la résistance ou la soumission avec la quelle Dieu a prévu qu'ils l'auraient reçu, supposé qu'il leur eût été annoncé; pourquoi ne pas dire aussi que la prédication même de l'Evangile, qui a coûté et coûte encore aujourd'hui aux saints tant de travaux et de souffrances, pourquoi ne pas dire que celle prédication est une chose inutile? Tyr et Sidon ne devaient donc point être condamnées, pas même avec moins de sévérité que ces autre, cités qui virent, sans croire en lui, les prodiges opérés par le Seigneur Jésus-Christ: car, si ces prodiges eussent été accomplis au milieu


1. 1Co 10,13

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d'elles, elles auraient fait pénitence dans la cendre et sous le cilice, suivant les expressions de la Vérité même, par lesquelles le Seigneur Jésus nous découvre un mystère de prédestination plus profond.


23. En effet, si on nous,demande pourquoi des miracles si grands ont été opérés sous les yeux de ceux qui devaient les voir sans croire en Jésus-Christ, et pourquoi au contraire ils n'ont pas été opérés chez ceux qui auraient cru, s'ils les avaient vus, que répondrons-nous? Dirons-nous ce que j'ai dit déjà dans le livre où j'ai répondu à, six questions des païens, mais sans préjudice des autres raisons que les hommes éclairés peuvent découvrir? Voici, comme vous le savez, la réponse que j'ai faite à cette question: Pourquoi la venue du Christ a-t-elle été précédée de tant de siècles? «C'est que le Christ prévoyait que dans tous les siècles et dans tous les lieux où son Evangile n'a pas été prêché, cette prédication aurait été accueillie comme elle l'a été par la multitude de ceux qui, témoins de son existence corporelle, n'ont point voulu croire en lui, alors même qu'il ressuscitait les morts». J'ai dit aussi un peu plus loin dans le même livre, et pour répondre à la même question: «Qu'y a-t-il d'étonnant en cela? Le Christ voyait, durant a les siècles précédents, cet univers généralement rempli d'infidèles à qui il ne voulait pas que son nom fût prêché, par cette raison excellente qu'il prévoyait que ces hommes ne croiraient ni à ses paroles, ni à ses miracles (1)». Il nous est certainement impossible de dire cela de Tyr et de Sidon, et nous voyons par elles que les jugements de Dieu sont fondés sur ces raisons cachées de prédestination, sans préjudice desquelles j'ai dit alors que je répondais de cette manière. Il nous est facile en effet d'accuser l'infidélité des Juifs, puisqu'elle vient de leur libre volonté qui a refusé de croire aux prodiges si éclatants accomplis au milieu d'eux. Le Seigneur lui-même leur adressait à ce sujet des reproches accablants: «Malheur à toi, Corozaïn et Bethzaïde! car si. les miracles qui ont été faits au milieu de vous avaient été faits dans Tyr et dans Sidon, elles auraient fait autrefois pénitence sous le cilice et dans la cendre». Mais pouvons-nous dire de même que Tyr et Sidon n'ont pas voulu croire à de


1. Lettre 102,quest. 2.

semblables miracles opérés au milieu d'elles, ou qu'elles n'auraient pas voulu y croire si elles en avaient été témoins? Le Seigneur lui-même leur rend témoignage au contraire qu'elles auraient fait pénitence avec une humilité profonde, si ces merveilles de la puissance divine s'étaient opérés sous leurs yeux. Et cependant au jour du jugement elles seront châtiées, quoique leur supplice doive être moins dur que celui des cités qui n'ont pas voulu croire aux miracles opérés au milieu d'elles. Car le Seigneur ajoute: «Cependant je vous le dis: Tyr et Sidon seront traitées avec plus d'indulgence que vous au jour du jugement (1)». Ainsi, les uns seront châtiés avec plus de sévérité, les autres avec plus d'indulgence: mais tous seront châtiés. Or, si les morts sont jugés même d'après ce qu'ils auraient fait, supposé que leur vie eût été prolongée, les habitants de Tyr et de Sidon qui auraient été fidèles dans le cas où l'Evangile leur eût été annoncé avec des miracles aussi éclatants, ne devraient donc pas être châtiés. Mais ils le seront certainement, et par là même il est faux aussi que les morts soient jugés suivant ce qu'ils auraient fait, si l'Evangile leur eût été annoncé pendant qu'ils vivaient. Et si cela est faux, on n'est donc plus autorisé à dire, par rapport aux enfants qui meurent sans avoir reçu le baptême, que ce malheur les frappe justement par la raison que Dieu a prévu, dans le cas où ils vivraient et où l'Evangile leur serait annoncé, leur obstination à ne pas croire. Il ne reste donc plus qu'à considérer ces enfants comme coupables du péché originel exclusivement et comme envoyés à la damnation pour ce seul motif; quoique nous voyions ce même péché pardonné dans le sacrement de la régénération, et par une faveur tout à fait gratuite de Dieu, à d'autres enfants dont la condition est identique; et que, en même temps, par un jugement caché, mais juste - car il n'y a en Dieu aucune injustice (2) - nous en voyions d'autres qui courent à leur perte en vivant dans le désordre après leur baptême; lesquels néanmoins sont conservés sur cette terre jusqu'à ce que leur perte soit consommée, alors même qu'ils n'eussent point dû périr, si la mort corporelle, prévenant leur chute, fût venue à leur secours. Personne, en effet, n'est jugé après sa mort suivant le bien ou le mal qu'il aurait fait, si la mort ne l'avait point


1. Mt 11,21-22 - 2. Rm 9,14

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frappé: autrement les habitants de Tyr et de Sidon ne subiraient pas un châtiment poux ce qu'ils ont fait; mais, au. contraire, ils seraient sauvés à raison de la pénitence héroïque qu'ils auraient faite et de la foi qu'ils auraient eue en Jésus-Christ, si les miracles évangéliques eussent été opérés au milieu d'eux.



CHAPITRE X. POURQUOI LE SEIGNEUR NE FIT-IL POINT SES GRANDS MIRACLES A TYR ET A SIDON.


24. Un homme qui s'est fait un nom dans la controverse catholique, a donné une autre explication de cet endroit de l'Evangile. Suivant lui, le Seigneur prévoyait que les Tyriens et les Sidoniens abandonneraient plus tard la foi, après avoir cru aux miracles opérés au milieu d'eux, et c'est plutôt par un acte de miséricorde qu'il n'a point accompli ces prodiges dans leurs villes; car en abandonnant là foi après l'avoir d'abord embrassée, ils eussent mérité un châtiment plus rigoureux que si jamais ils ne l'avaient embrassée. Qu'ai-je besoin de dire ici ce qu'il peut y avoir de très-contestable dans cette doctrine d'un homme docte et quelque peu subtil, puisque cette doctrine elle-même vient appuyer ce que nous voulons établir? Car si le Seigneur, en n'opérant pas au milieu d'eux ces miracles à l'aide desquels ils auraient pu parvenir à la foi; si le Seigneur a fait en cela un acte de miséricorde, et s'il a voulu les préserver par là du châtiment plus rigoureux qu'ils auraient mérité en, retournant à l'infidélité, ainsi qu'il prévoyait que cela aurait lieu; il est donc suffisamment et surabondamment prouvé que personne, après la mort, n'est jugé sur les péchés que Dieu a prévu devoir être commis par lui; dans le cas où, par un moyen quelconque, ce même Dieu ne fût pas venu à son secours pour l'empêcher de les commettre: car, supposé que cette opinion soit vraie, le Christ est venu au secours des habitants de Tyr et de Sidon, en préférant ne pas les voir embrasser la foi plutôt que de les voir ensuite se rendre coupables d'un crime beaucoup plus grand par l'abandon de cette foi, comme il prévoyait que cet abandon aurait lieu s'ils venaient à croire en lui. Cependant, si on demandait pourquoi Dieu ne les a pas d'abord appelés à la foi pour leur faire ensuite la grâce de sortir de ce monde avant d'avoir renoncé à la foi, je ne vois pas ce que l'on pourrait répondre. Car en disant qu'il a été accordé comme un bien. fait à ceux qui devaient cesser de croire, de ne pas commencer à posséder une chose à laquelle ils n'auraient pu renoncer sans se rendre coupables d'un crime plus, odieux, on dit par là même que l'homme n'est pointasses jugé sur le mal que Dieu a prévu devoir être commis par lui, puisque Dieu, par un bienfait réel, l'empêche de le commettre. Il adonc été pourvu au salut de celui qui «a été enlevé de ce monde, de peur que la méchanceté ne vînt corrompre son esprit (1)». Mais pour quoi les mêmes mesures n'ont-elles pas été prises en faveur des Tyriens et des Sidoniens? pourquoi n'ont-ils pas été d'abord appelés à la foi, puis, enlevés de ce monde, de peur que la méchanceté ne vint corrompre leur esprit? Celui à qui il a plu de résoudre cette question de cette manière, pourrait peut-être donner ici une réponse. Pour moi, en me renfermant dans les limites de mon sujet, une chose me suffit, si je ne me trompe: c'est que, même suivant cette opinion, il est démontré que les hommes ne sont point jugés sur les actions qu'ils n'ont pas faites, alors même, que Dieu a prévu qu'ils les auraient faites. Mais, je l'ai dit et je le répète, on rougit même de réfuter cette opinion suivant laquelle ceux que la mort frappe ou qu'elle a déjà frappés, seraient punis pour des péchés que Dieu a prévu qu'ils auraient commis, si une vie plus longue leur eût été accordée: car nous ne voulons point paraître avoir considéré cette opinion comme sérieuse, quoique nous ayons mieux aimé la discuter et la réfuter que de la passer sous silence.



CHAPITRE 11. DU SORT FAIT PAR DIEU AUX PETITS ENFANTS.


25. Ainsi donc, suivant l'expression l'Apôtre, «cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde (1)». C'est Dieu qui vient au secours des petits enfants qu'il lui plaît même indépendamment de leur volonté et de leurs efforts, pourvu seulement qu'il les ait choisis dans le Christ avant la formation monde, pour leur donner plus tard la grâce gratuitement, c'est-à-dire, sans que précédemment ils aient mérité cette grâce, soit par


1. Sg 4,11 - 2. Rm 9,16

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leur foi, soit par leurs oeuvres; c'est Dieu encore qui, suivant son bon plaisir, refuse son secours aux adultes qu'il a prévu devoir ajouter foi à ses miracles, si ces miracles eussent été accomplis au milieu d'eux; et cela, parce que dans sa prédestination il a, d'une manière cachée, il est vrai, mais conforme à la justice, porté sur eux un jugement différent. Car il n'y a en Dieu aucune injustice; mais ses jugements sont impénétrables et ses voies sont inaccessibles (1); et toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité (2). C'est donc par sa miséricorde inaccessible qu'il a pitié de celui qu'il lui plaît, sans aucun mérite précédent de celui-ci; et c'est par sa vérité inaccessible qu'il endurcit celui qu'il veut (3), non plus, il est vrai, sans que celui-ci l'ait mérité, mais le plus. souvent sans qu'il l'ait mérité autrement que celui à qui il est fait miséricorde. Ainsi, de deux jumeaux dont l'un est choisi et l'autre délaissé, la fin est différente, quoique les mérites soient les mêmes; mais dans ce cas, le premier est délivré par la grande bonté de Dieu; sans que le second soit condamné par aucune injustice de la part de ce même Dieu. Car y a-t-il en lui aucune injustice? Non, certes: mais ses voies sont inaccessibles. C'est pourquoi, croyons sans hésiter que la miséricorde de Dieu s'exerce à l'égard de ceux qui sont délivrés, et sa vérité à l'égard de ceux qui sont châtiés: ne nous efforçons pas d'approfondir ce qui ne peut être approfondi, ni de pénétrer ce qui est impénétrable. C'est en effet de la bouche des petits enfants, de ceux encore à la mamelle, que Dieu recueille ses louanges les plus parfaites (4). Nous voyons d'un côté des enfants dont la délivrance ne saurait être attribuée à aucun mérite précédent de leur part, tandis que, d'un autre côté, nous en voyons dont la damnation a été précédée uniquement de la faute originelle commune à tous: n'hésitons aucunement à croire qu'il en est de même à l'égard des adultes, c'est-à-dire, ne pensons point que la grâce soit donnée à chacun suivant ses mérites, ni que personne soit puni uniquement parce qu'il a mérité d'être puni, dans le cas où il y a culpabilité égale entre ceux qui sont délivrés et ceux qui sont punis, comme dans le cas où la culpabilité des uns diffère de la culpabilité des autres. Ainsi, que celui qui croit être


1. Rm 11,33 - 2. Ps 24,10 - 3. Rm 9,18 - 4. Ps 8,3

debout prenne garde de tomber (1); et que celui qui se glorifie ne se glorifie point en lui-même, mais dans le Seigneur (2).


26. Mais pourquoi ne pas souffrir», suivant les expressions de votre lettre, «que la condition des petits enfants soit comparée à celle des adultes (3)», quand en croit contre les Pélagiens à l'existence du péché originel, qui est entré dans le monde par un seul homme; quand on ne doute pas que tous aient été condamnés par le fait d'un seul (4)? Ces dernières maximes sont rejetées également par les Manichéens, lesquels non-seulement dénient toute autorité aux livres de l'Ancien Testament sans exception, mais encore reçoivent les livres du Nouveau de telle sorte que, par un privilège à eux particulier, ou plutôt par un procédé sacrilège, ils en reçoivent certaines parties et en rejettent certaines autres suivant leurs caprices: c'est contre eux que, dans mes livres sur le Libre arbitre, j'ai fait des raisonnements où les Pélagiens prétendent puiser contre nous des arguments sans réplique. Or, en évitant de donner une solution précise à certaines questions incidentes, mais pleines de difficultés, je n'avais d'autre but que de ne pas donner à mon oeuvre une longueur démesurée, alors que l'autorité des divines Ecritures n'était pour moi d'aucun secours contre des adversaires si pervers. Et de quelque côté que fût la vérité, par rapport aux questions sur lesquelles je ne me prononçais pas clairement, je pouvais cependant conclure d'une manière certaine que, dans toute hypothèse, Dieu devait être loué pour toutes ses oeuvres, sans qu'il fût nullement nécessaire de croire, comme les Manichéens, au mélange des deux substances coéternelles du bien et du mal.


27. Au reste, dans le premier livre de mes rétractations, ouvrage que vous n'avez pas encore lu, lorsque j'en vins à corriger ces livres du libre arbitre, je m'exprimai en ces termes: «Dans ces livres où un grand nombre de sujets ont été discutés, la solution de plusieurs questions incidentes, soit qu'il me fût impossible de les résoudre, soit que pour le moulent elles eussent exigé de trop longs développements, a été différée; mais de telle sorte que, quelque parti que l'on adoptât par rapport aux réponses plus


1. 1Co 10,12 - 2. 1Co 1,31 - 3. Voir la lettre d'Hilaire, n. 8. - 4. Rm 5,12-16

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ou moins spécieuses qui pouvaient être faites et dont il était difficile de reconnaître le degré de conformité réelle avec la vérité; de telle sorte, dis-je, que la conclusion de nos raisonnements fût constamment celle-ci: de quelque côté que soit la vérité, on doit croire, ou même il est démontré que Dieu doit être loué. Cette discussion a été établie, en effet, contre ceux qui nient que l'origine du mal vienne du libre arbitre de la volonté, et qui prétendent que, dans ce cas, Dieu devrait être accusé pour avoir créé tous les êtres: leur but étant d'introduire par ce moyen, et conformément à leur erreur tout à fait impie (car ils sont Manichéens), une certaine nature mauvaise, immuable et éternelle comme Dieu (1)». Un peu plus loin j'ai ajouté pareillement: «Il a été dit ensuite de quel état malheureux, très-justement infligé aux pécheurs, la grâce nous délivre: que l'homme, par lui-même, c'est-à-dire par son libre arbitre, a bien pu tomber, mais non pas se relever: que l'ignorance et la difficulté qui pèsent sur tout homme dès le jour de sa naissance, sont des effets de cet état malheureux auquel nous avons été justement condamnés: que personne n'est délivré de l'une et de l'autre, si ce n'est par la grâce de Dieu: que suivant les Pélagiens qui nient le péché originel, cet état malheureux ne vient point de cette juste condamnation; mais, que quand même cette ignorance et cette difficulté seraient la condition naturelle primitive de l'homme, Dieu ne devrait pas être accusé, il devrait au contraire être loué à ce sujet, comme nous l'avons démontré précisément dans ce livre troisième. Cette démonstration, ai-je dit encore, doit être regardée comme dirigée contre les Manichéens qui ne reçoivent pas les saints livres de l'Ancien Testament où le péché originel est affirmé, et qui prétendent que les citations de l'Ancien Testament qu'on lit dans les écrits des Apôtres, y ont été introduites par l'impudence sacrilège de faussaires abominables, mais qu'elles n'ont pas été écrites de la main des Apôtres. Dans les controverses. avec les Pélagiens, au contraire, on et doit s'attacher à maintenir ce que l'une et l'autre Ecriture enseignent, puisqu'ils font profession de les admettre (2)». Je me suis


1. Rétract. liv. 1,ch. 9,n. 2. - 2. Id. n. 6.

exprimé ainsi dans le premier livre des rétractations, quand j'ai revu les livres sur le Libre arbitre. Ce n'est point là assurément tout ce que j'ai dit en cet endroit au sujet de ces livres; mais j'ai cru qu'il serait trop long d'insérer une multitude d'autres réflexions dans cet ouvrage que je vous adresse, et, d'ailleurs, cela ne m'a point paru nécessaire: vous en jugerez ainsi vous-mêmes, je pense, quand vous les aurez lues entièrement. Voici donc l'argumentation que j'ai employée dans le troisième livre du Libre arbitre, au sujet des petits enfants: Alors même qu'il serait vrai, comme les Pélagiens le prétendent, que l'ignorance et la faiblesse dont nul homme n'est exempt au moment de sa naissance, sont la condition primitive de notre nature, et non point l'effet d'un châtiment; les Manichéens n'en seraient pas moins convaincus d'erreur lorsqu'ils proclament l'existence de deux substances coéternelles, l'une bonne el l'autre mauvaise: mais parce que j'ai employé ce raisonnement, est-ce un motif pour révoquer en doute, ou même pour abandonner la foi que l'Eglise catholique défend précisément contre les Pélagiens, lorsqu'elle proclame l'existence du péché originel, dont la souillure contractée dans la génération doit être effacée dans le sacrement de la régénération? Si donc nos adversaires admettent avec nous cette vérité, s'ils nous prêtent leur concours pour confondre l'erreur da Pélagiens à cet égard, pourquoi croient-ils devoir douter encore que Dieu arrache à la puissance des ténèbres et transporte dans le royaume du Fils de sa charité (1), même les petits enfants auxquels il donne sa grâce par le sacrement de baptême? Pourquoi refusent ils de célébrer la miséricorde et la justice du Seigneur (2), lorsqu'il donne cette grâce aux uns et qu'il la refuse aux autres? Qui donc a connu la pensée du Seigneur (3) et le motif pour lequel la grâce est donnée à ceux-ci plutôt qu'à ceux-là? Qui a le pouvoir de pénétrer ce qui est impénétrable et de s'élever jusqu'à ce qui est inaccessible?


CHAPITRE XII. LA GRÂCE DE DIEU PUREMENT GRATUITE.


28. Ainsi donc, il demeure établi quels grâce de Dieu n'est point donnée suivant les


1 Col 1,13 - 2. Ps 100,1 - 3. Rm 11,34

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mérites de ceux qui la reçoivent, mais suivant le bon plaisir de la volonté divine, pour la louange et la gloire de la grâce même de Dieu (1), afin que celui qui se glorifie ne se glorifie point en lui-même, mais dans le Seigneur (2). Car Dieu donne aux hommes à qui il lui plaît, parce qu'il est miséricordieux; il pourrait ne pas leur donner, et ce serait justice de sa part; et il ne donne pas à ceux à qui il ne veut pas, afin de manifester les richesses de sa gloire en faveur des vases de miséricorde (3). En effet, en donnant à quelques-uns ce qu'ils ne méritent pas, il a voulu faire voir que sa grâce est gratuite et par là même qu'elle est une grâce véritable: en ne faisant pas ce don à tous, il a montré ce que tous méritent. Ainsi la bonté de Dieu se révèle dans le bienfait accordé aux uns, et sa justice dans le châtiment infligé aux autres: sa bonté se révèle même à l'égard de tous, en ce sens qu'on agit par bonté quand on rend ce qui est dû; et sa justice se révèle pareillement à l'égard de tous, en ce sens qu'on agit conformément à la justice quand, sans léser qui que ce soit, on donne une chose qui n'était point due.


29. De plus, nous soutenons que la grâce est indépendante de tout mérite, en d'autres termes, qu'elle est une grâce véritable, quand même, suivant le sentiment des Pélagiens, les enfants baptisés ne seraient pas arrachés à la puissance des ténèbres par la raison que, suivant ces mêmes Pélagiens, ils ne sont coupables d'aucun péché; mais qu'ils seraient seulement transférés dans le royaume du Seigneur: car, même dans ce cas, le royaume de Dieu est donné aux uns sans aucun mérite de leur part, et il est refusé aux autres sans qu'ils aient davantage mérité d'en être privés. C'est la réponse que nous faisons ordinairement aux Pélagiens, quand ils nous objectent que nous faisons dépendre là grâce de Dieu d'un aveugle destin, en disant qu'elle n'est point donnée suivant nos mérites. Car ce sont plutôt eux-mêmes qui, par rapport aux enfants, font dépendre la grâce du destin, puisqu'ils prétendent que, si l'on n'admet pas le mérite, il faut admettre le destin. Il est impossible, en effet, de l'aveu même des Pélagiens, de trouver dans les enfants aucun mérite qui autorise à envoyer ceux-ci dans le royaume du Seigneur et à en repousser ceux-

1. Ep 1,5 - 2. 1Co 1,31 - 3. Rm 9,23

là. Je viens de prouver que la grâce de Dieu n'est point donnée suivant nos mérites; pour faire cette démonstration j'ai cru devoir admettre, comme principe ou comme point de départ, l'un et l'autre sentiment, notre sentiment à nous qui prétendons que les enfants sont coupables du péché originel, et le sentiment des Pélagiens qui nient l'existence du péché originel; et cependant je ne doute pas pour cela que les enfants aient réellement besoin du pardon de celui qui sauve son peuple des péchés dont il est coupable (1): eh bien! de même aussi dans le livre troisième du Libre arbitre, j'ai combattu les Manichéens en me plaçant dans l'une et l'autre hypothèse, soit que l'ignorance et la faiblesse, dont nul homme n'est exempt en venant au monde, fussent un châtiment, soit qu'elles fussent la condition primitive de la nature; et cependant je regarde l'un de ces deux sentiments comme certain, et je l'ai fait voir assez clairement en cet endroit: car j'ai dit que ce n'est point là la nature de l'homme tel qu'il a été créé, mais un châtiment auquel il a été condamné (2).


30. C'est donc en vain que l'on m'objecte ce livre écrit par moi il y a longtemps, pour m'empêcher de traiter comme je dois le faire la question des enfants, et de prouver par ce moyen même, avec l'évidence d'une vérité tout à fait palpable, que la grâce de Dieu n'est point donnée suivant les mérites des hommes. J'ai commencé les livres du Libre arbitre, étant laïque, et je les ai terminés étant prêtre. Or, quand même j'aurais encore douté, à cette époque, de la damnation des enfants. qui n'ont pas été régénérés, et de la délivrance de ceux qui ont été régénérés, personne, ce me semble, ne serait assez injuste et assez pervers pour m'interdire de faire aucun progrès, et pour déclarer que je dois toujours rester dans ce doute. Mais on peut, et avec plus de raison, ne pas voir dans ces livres un motif de croire que j'aie douté réellement de cette vérité, et voici pourquoi: c'est que les adversaires contre lesquels je dirigeais mes efforts, me parurent devoir être réfutés de telle sorte que, supposé l'existence d'un châtiment infligé aux enfants à cause du péché originel, ce qui est conforme à la vérité, ou supposé l'absence de cette peine, comme plusieurs le croient faussement, il fût cependant impossible,


1. Mt 1,21 - 2. Chap. 20,XXIII.

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dans l'un et l'autre cas, de croire à ce mélange de deux substances, l'une bonne et l'autre mauvaise. introduites par l'erreur manichéenne. A Dieu ne plaise donc que j'abandonne cette question des enfants, et que je dise qu'il n'est pas certain pour nous si les enfants qui meurent après avoir été régénérés en Jésus-Christ obtiennent le salut éternel, et si ceux qui n'ont pas été régénérés vont à une seconde mort. Car il est impossible de donner une autre interprétation raisonnable à ces paroles de saint Paul,: «Le péché est entré dans le monde par un seul homme, et par le péché la mort; et la mort a passé ainsi dans tous les hommes (1)»; et personne, soit parmi les enfants, soit parmi les adultes, n'est délivré de la mort éternelle, qui est le très juste châtiment du péché, si ce n'est par celui qui est mort pour la rémission de nos péchés, originel et personnels, sans avoir lui-même aucun péché ni originel ni personnel. Mais pourquoi délivre-t-il ceux-ci plutôt que ceux-là? Nous dirons et nous répéterons, sans nous fatiguer jamais: «O homme, qui êtes-vous pour oser contester avec Dieu (2)? Ses jugements sont impénétrables et ses voies sont inaccessibles (3)».Et nous ajouterons encore ceci: «Ne cherchez point ce qui est au-dessus de vous, et ne scrutez point ce qui est au-dessus de vos forces (4)».


31. Vous voyez donc, mes très-chers, combien il serait absurde, combien il serait contraire à la pureté de la foi et à la sainteté de la vérité, de dire que les enfants sont jugés après leur mort sur les actions que Dieu a prévu qu'ils auraient faites s'ils avaient vécu. Certes, le sens humain, de quelques faibles lueurs de raison qu'il soit éclairé, et surtout le sens chrétien, repoussent énergiquement . dans tout homme cette opinion; mais ceux-là ont été amenés invinciblement à l'adopter, qui, tout en voulant s'écarter de l'erreur des Pélagiens, ont pensé néanmoins jusqu'à présent qu'ils devaient croire et même soutenir dans leurs controverses, que la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur, laquelle est pour chacun de nous un secours puissant après la chute du premier homme en qui nous sommes tous tombés, que cette grâce, dis-je, nous est donnée suivant nos mérites. Pélage, en présence des évêques d'Orient réunis pour le juger, condamna précisément


1. Rm 5,12 - 2. Rm 9,20 - 3. Rm 11,33 - 4. Si 3,22

cette opinion, dans la crainte de se voir condamné lui-même. Or, s'il n'est plus permis de raisonner ainsi au sujet des oeuvres bonnes ou mauvaises que les morts auraient faites, dans le cas où une vie plus longue leur eût été accordée, oeuvres qui par là même n'ont aucune existence réelle, et que Dieu lui-même prévoyait ne devoir pas exister; si donc on ne tient plus ce langage, dont vous voyez toute la fausseté, que nous restera-t-il, sinon ô confesser, toute obscurité introduite par la discussion étant dissipée à nos yeux, que la grâce de Dieu n'est point donnée suivant nos mérites, comme l'Eglise catholique le Soutient contre l'hérésie pélagienne? que nous restera-t-il, sinon à reconnaître que cette vérité est d'une évidence plus grande encore par rapport aux enfants? Car Dieu ne se trouve point, de par le destin, dans la nécessité de venir au secours de certains enfants, et dans l'impuissance devenir au secours des autres, alors que la condition de tous est la même: ou bien nous devrons penser que, en ce qui regarde les enfants, les choses humaines ne sont point dirigées par la divine Providence, mais bien par le hasard, car il s'agit ici de la damnation ou de la délivrance d'âmes raisonnables; et cependant un passereau ne tombe pas sur la terre sans la volonté de notre Père qui est aux cieux (1): ou bien la mort des enfants qui n'ont pas reçu le baptême devra être attribuée à la négligence de leurs parents, de telle sorte que les jugements d'en haut n'y aient aucune part; comme si ces enfants qui meurent de cette mort malheureuse, s'étaient, de leur volonté propre, choisi à eux-mêmes les parents négligents dont ils devraient naître; mais, s'il en est ainsi, que dirai-je quand parfois un enfant aura, expiré avant qu'il ait été possible de lui procurer le bienfait du sacrement de baptême? Souvent, en effet, le baptême n'est point donné à un enfant, malgré l'empressement des parents et lorsque les ministres sont déjà prêts pour l'administration de ce sacrement, et cela parce que Dieu ne voulant point que cd enfant fût baptisé, lui a refusé un instant de vie nécessaire pour cela. Que dirai-je encore, quand d'autres fois le bienfait du baptêmes pu être accordé à des enfants nés de parent infidèles, pour les empêcher d'aller à la perdition, tandis que le même bienfait n'a pu


1. Mt 10,29

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être procuré à des enfants nés de parents fidèles? Ces faits prouvent certainement qu'il n'y a en Dieu aucune acception de personnes (1): autrement il délivrerait plutôt les enfants de ses serviteurs que ceux de ses ennemis.




Augustin, du don de la persévérance. - CHAPITRE IX. LES JUGEMENTS DE DIEU SONT IMPÉNÉTRABLES.