De la grandeur de l'âme - CHAPITRE 11.

CHAPITRE XIII.

L'ESPRIT INCORPOREL VOIT DES CHOSES INCORPORELLES. - QU'EST-CE QUE L'ESPRIT?

22. Aug. Jamais donc as-tu découvert, de ces yeux du corps, un tel point, une telle ligne, ou une telle largeur? - Ev. Jamais, en vérité; tout cela n'est point corporel. - Aug. Mais si, en vertu d'une merveilleuse sympathie de nature, les objets corporels sont perçus par les yeux du corps, ne faut-il pas que l'esprit, qui perçoit les objets incorporels, ne soit ni corporel, ni corps? Qu'en penses-tu? - Ev. Continue; je t'accorde que l'esprit n'est ni corps, ni rien de corporel; dis-moi enfin ce qu'il est. - Aug. Vois d'abord s'il est de nature à n'avoir point cette espèce de grandeur dont il s'agit ici; car dans notre première question nous avons examiné ce qu'il est; je m'étonne que tu l'aies oublié. Il te souvient sans doute que tu as demandé d'où il vient; ce que nous avons considéré de deux manières. Nous avons donc examiné, premièrement, quelle région pour ainsi dire est celle de l'esprit; secondement, s'il est formé de terre, de feu, d'un seul de ces éléments, de tous, ou seulement de quelques-uns. Là nous sommes convenus que cette question ne devait pas plus être soulevée que celle de savoir d'où vient la terre, ou quelque autre élément en particulier. L'esprit est l'oeuvre de Dieu; mais nous devons comprendre qu'il a une substance particulière qui n'est ni de la terre, ni du feu, ni de l'air, ni de l'eau, à moins peut-être qu'il ne faille croire que Dieu a donné à la terre de n'être que terre, et qu'il n'a pas donné à l'esprit de n'être qu'esprit. Mais si tu veux avoir la définition de l'esprit, et qu'ainsi tu me demandes ce qu'il est, il m'est facile de répondre; l'esprit donc me paraît être une substance douée de raison, et propre à gouverner le corps.



CHAPITRE XIV.

CE QUE PEUT L'ESPRIT INCORPOREL.

23. Apporte donc une attention toute spéciale à cette question qui nous occupe actuellement, savoir, s'il y a pour l'esprit une grandeur, et pour ainsi parler, un espace local. Il [295] n'est pas corps, autrement il ne pourrait voir aucun objet incorporel, comme nous l'avons démontré plus haut; donc. il n'occupe pas cet espace qui rend les corps mesurables, et dès lors on ne peut ni croire, ni imaginer, ni comprendre qu'il ait une grandeur corporelle. Si tu es étonné que l'esprit n'ayant aucune dimension, puisse néanmoins embrasser par la mémoire, les vastes espaces des cieux, de la terre et des mers, c'est qu'il est doué d'une force prodigieuse, comme le montreront à la lumière de ton intelligence, les points dont nous sommes convenus.

En effet, s'il est vrai, comme nous l'a prouvé la raison, qu'il n'y a aucun corps sans longueur, largeur et profondeur; si nulle de ces dimensions ne petit exister réellement sans les deux autres, et qu'il soit donné à notre esprit de voir la ligne seule, avec cet oeil intérieur qui est l'intelligence, nous pourrons, je crois, admettre que l'esprit n'est pas corporel, et qu'il est supérieur à tout corps; ceci admis, nul doute, je crois, qu'il ne soit encore supérieur à la ligne. Il serait absurde, en effet, que ces trois dimensions entrant nécessairement dans la nature de tout corps, ce qui est supérieur au corps ne leur fût pas supérieur à toutes. Mais la ligne qui est certainement inférieure à l'esprit, l'emporte sur les deux autres parce qu'elle est moins divisible. Or, les deux autres sont d'autant plus divisibles que la ligne, qu'elles s'étendent plus dans l'espace. Cependant la ligne n'occupe d'espace que dans sa longueur, et cet espace supprimé, il n'en existe plus. De là, il suit nécessairement que tout ce qui est supérieur à la ligne, n'est renfermé dans aucun espace, et ne souffre dès lors ni division, ni partage. C'est donc un vain labeur, selon moi, de chercher la dimension de l'esprit, dimension qui n'existe pas, puisque nous accordons que l'esprit est supérieur à la ligne. Et si, de toutes les figures planes, la plus parfaite est le cercle; si au flambeau de la raison nous n'avons rien vu de mieux et de plus puissant dans le cercle que le point où il n'y a indubitablement aucune partie, pourquoi s'étonner que notre âme ne soit ni corporelle, ni étendue comme la longueur, ni épanouie comme la largeur, ni affermie comme la profondeur, et qu'elle l'emporte sur le corps au point de gouverner seule tous les membres, et d'être comme le pivot sur lequel roulent tous les mouvements du corps?

24. Le milieu de l'oeil, appelé pupille, n'est autre qu'un certain point de l'oeil, et telle est néanmoins sa force, qu'il peut., du haut d'un tertre, embrasser d'un regard la moitié du ciel dont l'espace est incommensurable; il n'est donc, pas sans vraisemblance que l'esprit n'ait point cette étendue corporelle, qui consiste dans les trois dimensions, et puisse néanmoins embrasser en idée tous les corps, quelle que soit leur grandeur. Mais il n'est accordé qu'à un petit nombre de voir l'esprit par l'esprit même, c'est-à-dire comme l'esprit se voit; car il se voit au moyen de l'intelligence. Seule en effet, l'intelligence peut voir que dans tout l'univers, il n'y a rien de plus beau: et de plus éclatant que ces natures, dont l'existence nous apparaît, pour ainsi dire, sans enflure; car ce n'est pas sans raison que l'on appelle enflure toute grandeur corporelle; si elle méritait quelque estime, les éléphants seraient à nos yeux les plus sages des animaux. Or, si quelqu'un, digne d'être l'un d'entre eux, nous disait que les éléphants sont sages (car j'ai vu, avec étonnement sans doute, mais enfin j'ai vu des hommes se poser souvent cette question); du moins nous accorderait-il, je crois, qu'une faible abeille a plus de sagesse qu'un âne; et pourtant comparer la taille de ces deux animaux, ce serait plus que ressembler au dernier d'entre eux. Ou bien, pour en revenir à ce que nous avons dit des yeux, qui ne sait que 1'oeil de l'aigle est beaucoup plus rétréci que le nôtre? Et toutefois quand il plane si haut dans les airs, que la plus vive lumière suffit à peine pour nous le faire découvrir, cet oeil lui montre, on en a la preuve, le levraut caché sous un buisson, le poisson sous les flots.

Si la grandeur des corps importes;peu pour la faculté de sentir, lors même, qu'il s'agit des sens qui ne peuvent percevoir rien que de corporel; est-il à craindre, je te le demande, que l'esprit humain, dont le regard le plus pénétrant, et pour ainsi dire le seul, est cette raison par laquelle il cherche à se voir lui-même, ne soit qu'un néant, si cette raison, qui est lui-même, vient à lui prouver qu'il est dépourvu de toute grandeur locale? Crois-moi, il faut supposer à notre âme de la grandeur, mais une grandeur qui ne soit nullement matériel le C'est ce qui devient plus facile aux esprits déjà cultivés, qui abordent ces études non parce qu'ils sont avides d'une vaine gloire, mais parce qu'ils sont enflammés par l'amour divin [296] de la vérité; ou à ceux qui s'adonnent à ces recherches, quoique moins exercés dans ces sortes de questions, s'ils se montrent patients et dociles envers les hommes de bien, et se détachent des corps autant qu'il est permis en cette vie. Or, il est impossible que la divine Providence refuse les moyens de se connaître elles-mêmes, ainsi que leur Dieu, à des âmes religieuses qui cherchent avec piété, avec simplicité, avec empressement.



CHAPITRE XV.

OBJECTIONL'AME SE DÉVELOPPE AVEC L'AGE.

25. Mais, s'il te plaît, si tu n'as plus aucune difficulté, laissons-là cette question, et allons plus loin; tout ce que nous avons dit au sujet des figures, plus longuement peut-être que tu ne l'aurais désiré, nous servira beaucoup pour le reste; tu le verras, si tu accordes que cette discussion en ait reçu quelque lumière; ce genre d'études prépare l'esprit à saisir une argumentation plus subtile; autrement, frappé de la lumière trop vive qu'elle produirait, et incapable d'en soutenir l'éclat, il pourrait se replonger dans les ténèbres qu'il voulait fuir. Nous y trouvons encore, si je ne me trompe, des arguments très-solides, qui ne permettent pas de douter, sans impudence, de ce que nous avons trouvé et établi, autant du moins qu'en pareille matière l'investigation est permise à l'homme. Pour moi, je doute moins de ces choses que de celles que nous voyons de ces yeux qui ont toujours à se défendre contre les humeurs. Quoi de plus insupportable à entendre que de proclamer notre supériorité en raison sur les animaux, de proclamer en même temps que cette supériorité nous est découverte par la lumière corporelle, que certains animaux la voient même mieux que nous; et néanmoins de rejeter comme un néant, tout ce que nous découvre la raison? Il ne pourrait non plus se concevoir rien de plus indigne, que de représenter ces vérités comme semblables à ce que nous voyons des yeux du corps.

26. Ev. Ces observations me plaisent singulièrement, et j'y souscris bien volontiers; mais voici ce qui m'arrête: l'âme n'a point une dimension corporelle, ce qui est pour moi tellement clair, que je ne sais ni comment résister aux arguments qui viennent de le démontrer, ni comment en rejeter un seul; pourquoi donc d'abord l'âme croît-elle avec l'âge, ou du moins paraît-elle croître comme le corps? Qui pourrait nier, en effet, que les jeunes enfants ne peuvent soutenir la comparaison avec certains animaux, sous le rapport de l'astuce? Qui pourrait nier aussi que la raison se développe en eux lorsqu'ils se développent eux-mêmes? Ensuite, si l'âme occupe toute l'étendue du corps, comment n'a-t-elle aucune dimension? Si elle ne s'étend point partout le corps, comment sent-elle la moindre piqûre? - Aug. Souvent aussi, ces questions m'ont tourmenté; c'est pourquoi je suis prêt à donner les réponses que je me fais à moi-même; sont-elles bonnes? c'est une appréciation que je laisse à la raison qui te dirige; quelle qu'en soit la valeur, je n'en puis dire davantage, à moins peut-être que pendant la discussion, il ne me vienne à l'esprit quelque lumière divine. Mais continuons, s'il te plaît, selon notre manière, afin qu'au flambeau de la raison, tu te répondes à toi-même.

Et d'abord, cherchons si l'on peut présenter comme une preuve certaine que l'esprit croît avec le corps, ce fait que l'homme acquiert avec l'âge plus d'aptitude, une habileté toujours croissante dans le commerce de la vie humaine. - Ev. Va comme il te plaira; pour moi, j'apprécie beaucoup cette méthode d'enseigner et d'apprendre; je ne sais même comment il se fait, qu'en donnant la réponse que cherchait mon ignorance, l'admiration ajoute un nouveau plaisir à la découverte de la vérité.



CHAPITRE XVI.

RÉPONSE A L'OBJECTION. - LE DÉVELOPPEMENT DE L'AME EST INDÉPENDANT DE CELUI DU CORPS.

27. Aug. Dis-moi si plus grand et meilleur te paraissent deux choses distinctes, ou bien une seule et même chose sous deux noms différents? - Ev. Je sais que plus grand est pour nous différent de meilleur.- Aug. Auquel des deux attribueras-tu des dimensions? - Ev. A celui que nous appelons plus grand.- Aug. Et quand nous disons que de deux figures le cercle est plus parfait que le carré, est-ce la dimension ou toute autre cause qui produit ce résultat? - Ev. Ce n'est nullement la dimension, [297] mais bien l'égalité dont nous avons parlé plus haut, qui lui communique cette supériorité. - Aug. Vois donc maintenant si la vertu ne te paraît pas une certaine égalité de la vie parfaitement d'accord avec la raison. Car les inconséquences que nous rencontrons dans la vie, nous choquent plus, je crois, que la vue d'une circonférence dont une partie serait séparée du point par un intervalle plus ou moins grand que les autres parties. N'est-ce pas la vérité? - Ev. Au contraire je t'approuve et je reconnais la vertu dans la description que tu en as faite. Car on ne doit appeler raison, ou regarder comme telle, que celle qui est vraie. De plus, il n'y a sûrement que celui dont la vie est parfaitement d'accord avec la vérité, pour mener, ou au moins pour mener complètement une vie bonne et honorable, et celui qui est dans ces dispositions, mérite seul d'être regardé comme doué de vertus, menant une vie vertueuse.- Aug. C'est parler avec justesse. Mais tu sais sans doute aussi, je pense, que de toutes les figures planes, le cercle ressemble le plus à la vertu. De là vient que d'habitude nous applaudissons ce vers d'Horace, qui dit en parlant du Sage: Il est fort et tout entier recueilli en lui-même comme une surface ronde et polie (1). Cela est juste, car il n'y a rien pour être d'accord avec soi-même comme la vertu parmi les dons de l'âme, rien comme le cercle parmi les figures. Si donc, c'est la conformation et non l'étendue en espace, qui donne au cercle sa supériorité, que ne dirons-nous pas de la vertu qui est supérieure à toutes les autres dispositions de l'âme, non par de plus grandes dimensions locales, mais par une parfaite et divine conformité avec la raison?

28. Et quand on félicite un enfant de ses progrès, en quoi dit-on qu'il fait des progrès, si ce n'est dans la vertu? N'est-ce pas vrai? - Ev. C'est évident. - Aug. Donc alors, les progrès de l'esprit ne doivent plus te paraître semblables à l'accroissement que l'âge donne au corps, car ses progrès tendent à la vertu qui ne trouve ni sa beauté, ni sa perfection dans l'étendue de l'espace, mais bien dans une grande force d'harmonie, et si comme tu l'as dit, ce qui est plus grand, diffère de ce qui est plus parfait, quelques progrès que fasse l'âme avec l'âge, et en devenant raisonnable, elle ne me paraît pas devenir plus grande, mais meilleure. Si la grandeur de l'âme dépendait des

1. Liv. II Sat. 7,5, 60

dimensions du corps, la sagesse se mesurerait sur la hauteur de la taille ou sur la force des membres; or, tu ne nieras point, je pense, qu'il en soit autrement. - Ev. Qui oserait le nier? Mais pourtant, comme tu accordes toi-même que l'âme progresse avec l'âge; j'admire donc comment il se fait que, n'ayant aucune dimension, elle soit aidée non par la grandeur des membres, mais par la longueur du temps.



CHAPITRE XVII.

C'EST PAR MÉTAPHORE, QUE L'ON DIT DE L'AME QU'ELLE CROIT AVEC LE TEMPS.

29. Aug. Laisse-là ton étonnement, ici encore je te répondrai par une raison analogue. La longueur du corps ne sert de rien à l'âme, puisque beaucoup d'hommes aux membres raccourcis et grêles, ont plus de sagesse que certains autres dont le corps est doué de vastes proportions; ainsi nous voyons à certains jeunes hommes plus de sagacité et d'activité qu'à la plupart des vieillards, et dès lors je ne comprends plus comment l'on prétendrait que le temps donne de l'accroissement à l'esprit, comme il en donne au corps. Le corps lui-même, à qui il est donné de prendre de l'accroissement avec le temps et d'occuper un espace plus étendu, est souvent plus court malgré les années; on le voit non-seulement chez le vieillard dont le grand âge a contracté et raccourci la taille, mais encore chez certains enfants qui ont le corps moins élevé que ne l'ont d'autres enfants quoique moins âgés. Si donc un long espace de temps n'est point une cause de grandeur, même pour les corps; si cette cause est dans la puissance du germe, et de certains nombres mystérieux de la nature qu'il est difficile de connaître, combien moins faudra-t-il penser que l'âme grandisse selon la mesure du temps, quand même nous verrions qu'elle apprend beaucoup par l'usage et l'habitude.

30. Si tu trouves étrange que nous traduisions par longanimité, ce que les Grecs appellent makrotumian, il est bon de remarquer que nous appliquons souvent à l'âme des expressions qui appartiennent au corps, et au corps celles qui appartiennent à l'âme. Si Virgile a dit d'une montagne qu'elle est méchante, et [298] de la terre qu'elle est très-juste (1), expressions transférées de l'âme au corps, Cule vois, pourquoi t'étonner que nous disions aussi longanimité, quand les seuls corps peuvent avoir une longueur? Et parmi les vertus, celle que nous appelons grandeur d'âme, ne réveille pas l'idée de l'espace, mais d'une certaine force, c'est-à-dire de la générosité, de la puissance de l'âme, vertu d'autant plus estimable, qu'elle méprise davantage. Mais nous en parlerons plus tard quand nous examinerons la grandeur de l'âme, considérée comme ordinairement la grandeur d'Hercule, d'après l'excellence des actes et non d'après le volume des membres. Tel est en effet le plan que nous avons adopté.

L'important à cette heure est de te souvenir de ce que nous avons dit suffisamment au sujet du point: la raison nous l'a montré comme ayant la plus grande puissance et le rang le plus élevé parmi les figures. Or puissance et domination ne montrent-elles pas une certaine grandeur 7 Et cependant nous n'avons trouvé dans le point aucun espace. Quand donc nous entendons ou disons grandeur, élévation de l'esprit, notre pensée ne doit point se porter sur l'étendue locale qu'il occupe, mais sur sa puissance. Ainsi donc, si tu juges que nous ayons suffisamment aplani la première objection que tu as élevée pour montrer que l'esprit croissait avec l'âge et avec le corps, passons à une autre.



CHAPITRE XVIII.

LA FACULTÉ DE PARLER, QU'UN ENFANT ACQUIERT PEU A PEU, NE DOIT PAS ÊTRE ATTRIBUÉE AUX ACCROISSEMENTS DE L'AME.

31. Ev. Je ne sais si nous avons parcouru toutes les objections qui d'ordinaire me tourmentent, et il se peut que ma mémoire en oublie quelques-unes; toutefois, examinons celle qui me vient maintenant à l'esprit, c'est que l'enfant ne parle pas dans son bas-âge, et qu'il acquiert cette faculté en grandissant. - Aug. C'est facile à résoudre; tu sais, je crois, que chacun parle la langue des hommes au milieu desquels il est né et a été élevé. - Ev. Nul ne l'ignore. - Aug. Figure-toi maintenant un homme né et élevé dans un milieu où on ne parlerait point, où l'on n'aurait, pour

1. Enéid. liv. 12,v. 687. Géorg liv. 2,v. 460

exprimer ses pensées, que des signes et des gestes, ne crois-tu pas qu'il agira de la même manière, et qu'il ne parlera point, n'ayant entendu la parole de personne? - Ev. Ne m'interroge point, je te prie, sur ce qui est impossible. Où y a-t-il des hommes semblables et comment me figurer un enfant né au milieu d'eux? - Aug. Tu n'as donc pas vu à Milan un jeune homme d'une taille élégante, d'une politesse exquise,. muet néanmoins, et tellement sourd qu'il ne comprenait les autres qu'aux mouvements du corps, et ne pouvait autrement exprimer sa volonté? Il y est très-connu. J'ai connu aussi un paysan qui parlait, son épouse parlait aussi, ils eurent environ quatre enfants, filles et garçons, peut-être plus, car je ne me rappelle pas très-bien le nombre, tous étaient muets et sourds. Ils étaient muets, puisqu'ils ne pouvaient parler; sourds, puisqu'ils étaient dans l'impuissance de comprendre les signes autrement que parles yeux. - Ev. J'ai connu le premier, pour les autres je te crois; mais pourquoi rappeler ces faits? Aug. Parce que tu as prétendu ne pouvoir supposer qu'il naisse un enfant parmi de tels hommes. - Ev. Maintenant même je le dis encore; car, tu l'accordes, si je ne me trompe, ces enfants sont nés parmi des hommes qui parlaient. - Aug. Je ne le nie point; mais puisque nous accordons mutuellement qu'il peut naître de tels êtres humains, suppose, je te prie, que l'on unisse ensemble un tel homme et une telle femme, qu'un hasard les confine dans une solitude où ils puissent vivre cependant, que là ils aient un fils qui ne soit point sourd, comment ce fils parlera-t-il à ses parents? - Ev. Comment le penses-tu à ton tour? Ne leur fera-t-il pas les signes et les gestes qu'il leur aura vu faire? Mais comme cela serait encore impossible à un tout jeune enfant, mon objection demeure entière. Qu'importe que l'accroissement donne à l'enfant la faculté de parler ou de faire des signes, quand l'un et l'autre sont du domaine de l'âme, à qui nous refusons l'accroissement?

32. Aug. Tu crois donc, quand un homme danse sur la corde, qu'il a une âme plus élevée que ceux qui ne sauraient le faire? - Ev. C'est autre chose, qui ne voit qu'il y a de l'art en ceci? - Aug. Pourquoi de l'art? N'est-ce point parce que le danseur a appris? - Ev. C'est vrai. - Aug. Alors pourquoi ne verrais-tu pas encore de l'art si l'on apprenait autre chose? [299] - Ev. Je ne nie point qu'il y ait de l'art dans tout ce qu'on apprend. - Aug. Cet enfant n'a donc pas appris de ses parents à faire un geste? - Ev. Il a appris, c'est vrai. - Aug. Il te faut donc accorder aussi que c'est là l'effet non de l'accroissement de l'âme, mais de quelque art d'imitation. - Ev. Je ne puis faire cette concession. - Aug. Donc tout ce qui s'apprend n'est point l'objet d'un art, comme tu l'avais admis? - Ev. C'est assurément l'objet d'un art. - Aug. Alors cet enfant n'a pas appris son geste, ce que tu avais également admis? - Ev. Il l'a appris, mais ce n'est point là de l'art. - Aug. Cependant, tu viens d'attribuer à l'art tout ce qui s'apprend.

Ev. Eh bien, voyons, je t'accorde que parler et gesticuler appartiennent à l'art, parce que cela s'apprend. Cependant, il est des arts que nous acquérons en remarquant ce que l'on bit sous nos yeux, et des arts que nous enseignent des maîtres. - Aug. Lesquels de ces arts penses-tu que l'âme connaisse, par le fait même de son agrandissement? tous?- Ev. Non pas tous, mais les premiers. - Aug. Marcher sur la corde, ne te paraît-il pas de ce nombre? Car il me semble que, pour ceux qui le font, cela s'acquiert en regardant. - Ev. Je le crois aussi; toutefois, ceux qui regardent cet exercice et le contemplent avec le plus grand soin, ne peuvent tous acquérir cette habileté; il leur faut des maîtres. - Aug. Tu parles bien sagement; car c'est ce que je puis répondre au sujet du langage. Beaucoup de Grecs et d'autres encore nous entendent parler une langue étrangère plus souvent qu'ils ne voient marcher sur la corde, et pour apprendre notre langue ils prennent souvent des maîtres, comme nous en prenons pour apprendre la leur. Je m'étonne alors que tu veuilles attribuer le langage humain à l'accroissement de l'âme, et non point de marcher sur la corde. - Ev. Je ne sais comment tu confonds ces deux choses; car celui qui se donne un maître pour apprendre notre langue en connaît une déjà, c'est la sienne, et il l'apprenait, je pense, à mesure que son âme grandissait. Mais en apprendre une autre, c'est là ce que j'attribue, non à l'accroissement de l'âme, mais à l'art.- Aug. Si donc un homme né et élevé parmi les muets n'entrant que tard et déjà adolescent, dans la société des autres hommes, y apprenait leur langue sans en connaître encore aucune autre, tu penserais que son âme s'accroît en même temps qu'il apprend le langage? - Ev. Je n'oserais m'avancer jusque-là; j'en chois à la raison et ne pense pas que le langage soit la preuve d'un agrandissement dans l'âme; car je pourrais être forcé d'avouer que l'âme n'acquiert la connaissance de tous les arts qu'en croissant, et il s'en suivrait cette absurdité que, pour l'âme, oublier c'est décroître.



CHAPITRE XIX.

EN QUEL SENS ON DIT QUE L'AME CROÎT OU DÉCROÎT.

33. Aug. C'est bien compris, et, à vrai dire, pour l'âme, apprendre c'est croître en un sens, tandis que désapprendre c'est décroître; mais c'est là une métaphore comme nous l'avons montré plus haut. Toutefois, quand on parle de son accroissement, il faut se garder de ne voir là que l'occupation d'un lieu plus spacieux; il faut considérer que la force d'action est plus grande chez l'homme instruit que chez l'ignorant. Il y a néanmoins une grande différence dans les objets qu'elle apprend, et qui paraissent la développer.

En effet, l'accroissement corporel est de trois sortes; dans l'une, qui est nécessaire, les membres atteignent la dimension naturelle; dans l'autre, qui est superflue, il arrive que, sans nuire à la santé, certains membres ont un développement disproportionnel avec les autres; de là vient que des hommes naissent avec six doigts, et autres choses semblables qui dépassent la mesure ordinaire, et que l'on appelle monstrueuses; la troisième sorte d'accroissement, qui est nuisible, se nomme enflure; quand elle arrive, les membres ont pris de l'accroissement, à la vérité, et occupent un lieu plus vaste, mais au détriment de la santé. Ainsi, voyons-nous dans l'esprit certains accroissements naturels en quelque sorte, quand il acquiert des connaissances honnêtes, dont le but est une vie bonne et heureuse. Mais apprendre des choses plus brillantes qu'utiles, bien qu'elles puissent servir en certaines occasions, c'est là aussi un accroissement superflu; car si un joueur de flûte, comme le rapporte Varron, sut plaire au peuple au point d'en être fait roi, nous ne devons cependant pas voir dans cet art un moyen d'accroître notre âme; il nous répugnerait, en effet, d'avoir des dents plus grandes que les dents humaines, [300] dût-on nous dire qu'un homme qui en avait de pareilles fit périr son ennemi en le mordant. On appelle arts dangereux ceux qui nuisent à la santé de l'esprit; car juger d'un mets à l'odeur et au goût, pouvoir dire dans quel étang a été pris un poisson, ou de quelle année est le vin, c'est une pitoyable habileté; et quand c'est à des arts semblables que paraît avoir demandé son accroissement une âme qui a négligé l'esprit pour se jeter dans les sens, on ne doit voir en elle que de l'enflure ou même une consomption.



CHAPITRE XX.

L'AME SAIT-ELLE QUELQUE CHOSE D'ELLE-MÊME?

34. Ev. J'accepte ces idées et j'y souscris. et toutefois je ne suis pas complètement satisfait, car, autant qu'il nous est possible de le voir, l'âme d'un enfant nouvellement né ignore tout, et n'a au,:une raison. Pourquoi, si elle est éternelle, W apporter avec soi aucune connaissance? - Aug. Tu soulèves là, une grande, une très-grande question, je ne sais même s'il en est une plus grande: nos idées y sont tellement contradictoires que l'âme te semble n'apporter avec elle aucune connaissance, tandis que selon moi elle les a toutes (1), et ce que nous appelons apprendre, n'est autre chose pour elle, que se souvenir et se rappeler. Mais vois-tu que ce n'est point ici le moment de rechercher s'il en est vraiment ainsi (2). Ce qui nous occupe maintenant c'est de montrer s'il est possible que ce n'est point l'étendue locale qui la fait appeler grande ou petite; quant à son éternité, si elle en a une, il sera temps de nous en occuper, quand nous traiterons dans la mesure de nos forces, la quatrième question que tu as posée, pourquoi l'âme est-elle unie au corps? Qu'importe en effet à la question de sa grandeur celle de savoir si elle a toujours été ou non, et si elle sera toujours; pourquoi elle est tantôt ignorante, tantôt douée de science? car nous avons prouvé plus haut qu'un temps plus long ne produit point plus de grandeur dans les corps eux-mêmes; il est de plus manifeste qu'un homme qui prend de l'accroissement peut ne rien savoir, tandis qu'un vieillard est souvent très-instruit. Plusieurs autres
1. Rétr. Liv. 1,ch. 8,n. 2
2. Cette question a été spécialement traitée par saint Augustin dans le livré du Maître

considérations ont aussi prouvé suffisamment, je crois, que l'âme ne croît pas en même temps que l'âge donne au corps son développement.



CHAPITRE XXI.

LES FORCES PLUS GRANDES A UN AGE PLUS AVANCÉ, NE SONT PAS UNE PREUVE DE L'ACCROISSEMENT DE L'AME.

35. Aug. Examinons, donc s'il te plaît, la valeur de ton autre objection, savoir, que sur toute la surface du corps l'âme est sensible au toucher, bien que nous ne lui accordions au. tune dimension. - Ev. Je te laisserais passer à cette objection, s'il ne fallait dire un mot au sujet des forces. Pourquoi, en effet, des corps, qui ont grandi avec l'âge, fournissent-ils à l'âme des forces plus grandes, si l'âme n'a pas grandi avec eux? Que nous appelions vertu dans l'âme, ce que nous appelons force dans le corps, je ne consentirai jamais à séparer celle force de l'âme, puisque je n'en vois aucune dans un corps sans vie. Il est donc impossible de nier que les forces corporelles soient au service de l'âme, comme y sont les sens: et puisque ce sont là des fonctions vitales, qui pour rait douter qu'elles ne soient plutôt du domaine de l'âme? Ainsi donc, comme nous voyons chez les enfants qui ont déjà grandi, des forces plus grandes que chez les plus jeunes; chez les adolescents et les jeunes gens, les forces augmenter de jour en jour, jusqu'à ce qu'elles diminuent avec le corps qui vieillit; ce n'est point là, ce me semble, un léger indice que l'âme grandit et vieillit avec le corps.

36. Aug. Tout n'est pas absurde dans ce que tu dis; mais je n'ai pas l'habitude de mettre les forces dans la grandeur du corps et les accroissements de l'âge plus que dans un certain exercice et dans la conformation des membres; et pour te prouver qu'il en est ainsi, je te demanderai si, marcher plus longtemps qu'un autre et éprouver moins de fatigue, te paraît l'effet de forces plus grandes? - Ev. Je le crois ainsi. - Aug. Pourquoi donc, alors que j'étais enfant, et que je m'exerçais à la marche en chassant avec passion, faisais-je sans fatigue une course bien plus longue que dans la suite, quand adolescent je m'adonnais à des études qui me forçaient à être sédentaire, s'il est vrai qu'on doive attribuer des forces [301] plus grandes à l'accroissement de l'âge, et par contre, à l'accroissement de l'âme? Les maîtres même qui exercent les lutteurs ne considèrent dans leurs corps, ni la masse, ni la taille élevée; mais dans les bras, des muscles mieux dessinés, qui apparaissent comme des noeuds saillants, et dans tout le corps je ne sais quel air où leur oeil exercé découvre surtout des preuves de force. Tout cela serait peu de chose néanmoins, si l'on n'y joignait la vigueur que donne l'art et l'exercice. Souvent même on a vu des hommes d'une grande taille vaincus par des hommes petits et grêles, soit à mouvoir des fardeaux, soit à les porter, soit même dans la lutte. Qui ne sait qu'un vainqueur aux jeux Olympiques, sera plus tôt fatigué dans la marche, que le marchand forain, qu'il renverserait du bout de son doigt? Si donc nous appelons grandes, non point toutes les forces sans distinction, mais celles qui sont plus aptes à tel but, si les linéaments et la configuration du corps sont supérieurs à leur dimension, si l'exercice a une telle puissance, que l'on ait cru ce fait célèbre d'un homme qui portant chaque jour un jeune veau, put aussi le soulever et le porter, quand il fut devenu boeuf, sans ressentir la surcharge qui avait augmenté peu à peu; c'est que les forces qui nous viennent avec l'âge ne sont pas un signe que l'âme croit avec le corps.



CHAPITRE XXII.

D'OU VIENT LE DÉVELOPPEMENT DES FORCES CORPORELLES.

37. Si dans les corps des grands animaux,nous trouvons des forces proportionnées à leur grandeur, la cause en est dans cette loi de la nature qui fait céder les moindres poids aux plus lourds fardeaux: ceci arrive d'abord quand de leur propre mouvement les corps prennent la place qui leur convient; ainsi les corps humides et terrestres descendent au milieu même du monde, c'est-à-dire dans la région inférieure, et les corps aériens et ignés montent vers la région supérieure; ce phénomène se produit aussi quand sous l'impulsion ou la répulsion d'une machine ou d'un choc, ils sont contraints par une force étrangère d'aller où ils ne seraient point allés spontanément. Jette d'une hauteur deux pierres de dimension inégale; quoique tu les aies lancées simultanément, la plus forte arrive à terre plus vite; mais si tu places la moindre au-dessous de manière qu'elle soit inévitablement couverte par la plus forte, elle cède et arrive en même temps sur le sol. De même encore lance la plus forte d'en haut vers la terre, et la moindre d'en bas vers le ciel; dès qu'elles se rencontreront il faut nécessairement que la moindre soit repoussée et retourne en arrière; ne crois point que ce résultat vienne de ce que la moindre devait contre nature s'élever dans les airs tandis que l'autre reprenait avec plus d'impétuosité la position qui lui est propre. En effet, suppose que la plus forte soit lancée dans les airs et rencontre la moindre jetée `vers le sol; tu verras toutefois la moindre remonter vers le ciel, puis par l'effet du choc prendre une autre direction, pour retomber sur le sol où elle était lancée. De même encore, si elles se heurtent dans l'espace., non quand elles suivent leur mouvement naturel, mais quand elles sont lancées comme par deux lutteurs en rase campagne; qui doute que la moindre ne cède pour retourner vers l'endroit d'où elle était partie et où l'autre était lancée? Puisqu'il en est ainsi, quoique les moindres poids cèdent toujours aux plus lourds, il importe cependant de remarquer la force respective d'impulsion, car si la moindre, lancée avec une force majeure, comme celle d'une puissante machine, venait à heurter la plus forte lancée avec moins de violence ou déjà ralentie dans sa marche, elle rebondirait à la vérité et néanmoins elle retarderait l'autre, ou même la repousserait en arrière selon la puissance de son choc et de son poids.

38. Cela posé et bien compris, autant que le demande le sujet qui nous occupe, reporte-toi maintenant à ce que nous appelons forces dans les animaux, et dis-moi si nous y voyons une application de cette loi. Car les corps des animaux ont leur pesanteur; qui pourrait le nier? Et cette pesanteur qui se meut à la volonté de l'âme, fait beaucoup par elle-même du côté où elle incline.

Pour mouvoir le poids du corps, la volonté de l'âme se sert des nerfs comme de machines; et ce qui rend ces nerfs plus vigoureux et plus souples, c'est la sécheresse et une chaleur modérée, tandis qu'un froid humide les détend et les affaiblit. Aussi le sommeil, qui, selon l'assertion des médecins et la preuve qu'ils en donnent, est froid ou humide, [302] laisse-t-il une certaine langueur à nos membres; d'où il arrive que le mouvement d'un homme qui s'éveille est d'une extrême lenteur, et que rien n'est plus mou, plus énervé qu'un homme en léthargie. Quant aux frénétiques, en qui les veilles, la force du vin, la violence de la fièvre et tant d'échauffants, opèrent une tension et une résistance nerveuse démesurée, il est manifeste qu'ils peuvent déployer dans la lutte et dans beaucoup d'actes plus d'énergie qu'en pleine santé, quoique leur corps soit affaibli et épuisé par la maladie. Si donc l'énergie de l'âme, un certain appareil nerveux, et le poids du corps constituent ce que nous appelons les forces; si de la volonté vient cette énergie, que rend plus prompte l'espérance ou l'audace, que réprime la crainte, et plus encore le désespoir; car, dans un moment de crainte, à la moindre lueur d'espérance, il est d'ordinaire que nos forces se surexcitent; s'il appartient à la configuration des corps d'ajuster l'appareil nerveux, à la mesure de la santé de le modifier, et au travail de l'exercice de l'affermir; si le poids vient de la grosseur des membres, laquelle s'acquiert par l'âge et la nourriture et s'entretient par les seuls aliments; quand un homme est également pourvu de toutes ces ressources, il a des forces prodigieuses, et la faiblesse d'un autre est à proportion du défaut de ces mêmes ressources. Il arrive même souvent qu'avec une volonté obstinée, et des nerfs plus solides, un homme de petite taille triomphe d'un autre dont la stature l'emporte sur la sienne. Parfois encore il arrive que, grâce à son grand poids, un homme agissant avec peu d'énergie accable un adversaire plus petit, et dont les efforts sont beaucoup plus violents. Or, quand ce n'est plus ni le poids du corps, ni le jeu des nerfs, mais la volonté ou plutôt l'âme qui s'affaisse, et que le plus robuste est vaincu par un homme plus faible à tout point de vue, parce que la timidité le cède à l'audace; je ne sais s'il faut y voir un effet de la force. Peut-être cependant pourrait-on attribuer à l'âme des forces qui lui inspirent courage et confiance; mais comme elles se montrent chez l'un pour disparaître chez l'autre, il est facile de comprendre la supériorité de l'esprit sur le corps, même quand il agit au moyen du corps.

39. Suppose un jeune enfant, qui pour attirer ou repousser quelque chose, ne peut employer que toute sa volonté; sa constitution naissante et moins parfaite ne lui donne que des nerfs inhabiles, alourdis par la surabondance des humeurs à cet âge, et amollis par défaut d'exercice; son corps est tellement léger, qu'on le peut lancer sans nuire gravement, et qu'il est plus propre à recevoir qu'à faire des blessures. Quel est l'homme qui, voyant venir, avec les années, et ces nerfs et ce développement des membres, et les forces nécessaires, pourra croire avec sagesse et prudence que l'âme a grandi, parce qu'elle use de ces mêmes forces qui grandissent chaque jour? Si l'on voyait, lancées par un jeune homme que déroberait une tenture, des flèches courtes et légères qu'un arc sans nerf enverrait tomber à une faible distance; peu après d'autres flèches garnies de fer et de plumes, lancées par un arc vigoureusement tendu, s'élevant bien haut dans les airs; si l'on croyait de plus que le même effort a lancé ces deux sortes de flèches, on pourrait donc se persuader qu'en un si court espace de temps, le jeune homme a grandi et s'est fortifié. Que peut-on néanmoins supposer de plus absurde?

40. Autre chose: si l'âme grandit, vois combien il est étrange d'expliquer son accroissement par l'accroissement des forces corporelles et non par le progrès des connaissances, car elle ne donne aux unes que l'assentiment de sa volonté, et seule elle possède les autres. Et si nous voyons un accroissement dans l'âme quand le corps acquiert des forces, il faut voir en elle un amoindrissement quand il en perd. Or, il en perd pendant la vieillesse, il en perd pendant les travaux de l'étude, et c'est alors que l'on avance ordinairement, que l'on se fortifie dans les sciences; et pourtant rien ne peut augmenter et diminuer en même temps. D'où il suit que plus de forces, dans un âge plus avancé, ne prouve pas accroissement dans l'âme.

Il y a beaucoup à dire encore, mais si tu es satisfait, je me borne à ceci, et nous passons à d'autres points. - Ev. Je suis assez convaincu que le développement des forces ne vient point de l'agrandissement de l'âme; car sans reprendre ici tout ce que tu as si habilement exposé, un frénétique même ne dirait pas que l'âme se développe par la déraison et la maladie du corps, tandis que le corps lui-même diminue; nul en effet ne l'ignore, ce frénétique a beaucoup plus de force que n'en a ordinairement un homme en santé. C'est [303] pourquoi j'attribue aux nerfs les effets qui nous étonnent quand nous rencontrons chez quelqu'un ales forces inattendues. Je t'en prie donc, aborde ce qui déjà m'occupe entièrement: si l'âme n'a point en espace autant d'étendue que le corps, pourquoi est-elle sensible au toucher dans toutes les parties du corps?




De la grandeur de l'âme - CHAPITRE 11.