De la grandeur de l'âme - CHAPITRE XXII.

CHAPITRE XXIII.

L'AME SENT PAR TOUT LE CORPS, SANS ÊTRE ÉTENDUE COMME LUI. - QU'EST-CE QUE SENTIR, ET QU'EST-CE QUE VOIR?

41. Aug. Allons, abordons ce sujet, puisque tu le veux; mais il me faut de ta part plus d'attention que tu ne le crois peut-être nécessaire. Redouble donc d'efforts pour bien me suivre et me répondre. Quelle idée te formes-tu de ce sens dont l'âme est douée sur toute la surface du corps, car c'est là son nom propre? - Ev. J'entends dire que nous avons cinq sens: la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher; je ne sais rien à te dire de plus. - Aug. C'est une division bien vieille, et presque partout vulgaire. Mais, je t'en prie, donne-moi du sens une définition qui renferme tout cela, et rien d'étranger au sens; si tu ne le peux, je ne te presse pas; tu pourras sans doute repousser ou admettre ma définition, ce qui suffit. - Ev. Quant à cela, je ne te ferai pas défaut peut-être, dans la mesure de mes forces, car cela même n'est pas toujours chose facile. - Aug. Ecoute donc: je crois que le sens consiste en ce que rien de ce qu'éprouve le corps ne soit dérobé à l'âme. - Ev. J'accepte cette définition. - Aug. Regarde-la donc comme étant à toi, et défends-la pendant que je l'attaquerai tant soit peu. - Ev. Je la défendrai si tu m'aides: sinon je ne l'approuve plus; ce n'est pas sans raison que tu crois devoir l'attaquer. - Aug. Ne t'assujétis pas trop à l'autorité, surtout à la mienne qui n'est rien. Et comme l'a dit Horace: ose être sage (1)! pour n'être pas submergé par la crainte plutôt que par la raison. - Ev. Je ne crains rien, quelle que soit la marche de la discussion, car tu ne me laisseras pas errer. Mais commence, si tu es prêt, de peur que le retard ne me fatigue plus que le combat.

42. Aug. Dis-moi donc ce qu'éprouve ton corps, quand tu me vois? - Ev. Il éprouve

1. Epit. Liv. 1,ep. 2,5, 39

bien certainement quelque chose; car mes yeux, si je ne me trompe, font partie de mon corps, et s'ils n'éprouvaient rien, je ne te verrais pas. - Aug. Il ne suffit pas de me persuader que tes yeux éprouvent quelque chose; il faut me montrer aussi ce qu'ils éprouvent. - Ev. Qu'éprouveraient-ils sinon la sensation de la vue? car ils voient. Si tu me demandes ce qu'éprouve un malade, je réponds: la maladie; un homme qui convoite, la convoitise; celui qui craint, la crainte; celui qui se réjouit, la joie. Quand donc tu me demandes ce qu'éprouve celui qui voit, pourquoi ne pourrais-je pas avec raison te répondre: la sensation de la vue?- Aug. Mais se réjouir c'est sentir aussi la joie; le nieras-tu? - Ev. J'y souscris au contraire. - Aug. Je puis en dire autant de toutes les autres sensations. - Ev. D'accord. - Aug. Or, tout ce que sentent les yeux, ils le voient. - Ev. Je ne l'accorde nullement; qui est-ce qui voit la douleur, et néanmoins nos yeux la ressentent souvent? - Aug. On voit bien qu'il s'agit des yeux, tu as raison d'être sur tes gardes, vois donc si celui qui voit, le ressent en voyant, comme celui qui se réjouit ressent sa joie pendant qu'il en est affecté. - Ev. Peut-il faire autrement?- Aug. Mais alors on voit nécessairement tout ce que l'on ressent en voyant? - Ev. Non pas nécessairement, car si en voyant on ressentait de l'amour, verrait-on aussi cet amour? - Aug. Voilà de la circonspection, et de la sagacité, j'aime qu'il soit difficile de te surprendre. Maintenant, écoute bien: il est convenu entre nous que les yeux ne voient pas tout ce qu'ils ressentent, ni même tout ce que l'on éprouve en voyant: penses-tu au moins que l'on ressente tout ce que l'on voit? - Ev. Si je ne l'accorde point, comment pourra-t-on appeler sens, la faculté de voir? - Aug. Mais ce que nous ressentons, ne l'éprouvons-nous pas aussi? - Ev. C'est vrai. - Aug. Si donc nous ressentons tout ce que nous voyons, et si nous éprouvons tout ce que nous ressentons, nous éprouvons sûrement tout ce que nous voyons. - Ev. Je ne m'y oppose point. - Aug. Ainsi tu me souffres, et à mon tour je te souffre, car nous nous voyons l'un l'autre. - Ev. Je le crois ainsi, forcé par le raisonnement.

43. Aug. Ecoute encore: il y aurait à tes yeux, je pense, excès d'absurdité et de folie, à soutenir que tu souffres un corps à l'endroit où [304] n'est point ce corps. - Ev. Cela paraît absurde, et je le crois comme tu le dis. - Aug. Eh 1 n'est-il pas manifeste que mon corps occupe un lieu, et le tien un autre lieu? - Ev. C'est évident - Aug. Mais tes yeux éprouvent la sensation de mon corps, et s'ils l'éprouvent, ils la souffrent; or ils ne peuvent la souffrir là où n'est pas son objet; et cependant ils ne sont point là où est mon corps: donc, ils souffrent à l'endroit où ils ne sont point. - Ev. J'ai accordé tout cela,parce que je voyais une absurdité a. ne le point accorder. Mais la dernière conclusion que tu viens de tirer, est tellement absurde, qu'il vaut mieux m'accuser de témérité, que de soutenir la vérité de cette conclusion. Je n'oserais dire, même en songe, que mes yeux sentent là où ils ne sont point. - Aug. Vois donc où tu t'es endormi. Eh! que pourrait-il t'échapper d'imprudent, si tu étais aussi éveillé que tout à l'heure? - Ev. Je cherche, et repasse tout en mon esprit, et ne vois pas bien clairement ce que j'ai eu tort d'accorder, sinon peut-être d'avoir dit que nos yeux sentent quand nous voyons car il est bien possible que ce soit la vue elle-même qui sente. - Aug. C'est cela même, car elle jaillit au dehors, et au moyen des yeux s'étend dans tous les sens et aussi loin qu'elle peut saisir les objets que nous voyons. Aussi voit-elle mieux dans l'endroit où est l'objet qu'elle regarde que l'endroit d'où elle sort pour voir. Ne vois-tu donc pas, quand tu me vois? - Ev. Quel insensé soutiendrait cela? Je vois assurément, mais je vois, parce que la vue s'échappe de mes yeux. - Aug. Or voir, c'est sentir; sentir c'est souffrir; et tu ne peux souffrir là où tu n'es point. Cependant tu me vois où je suis; tu souffres donc là où je suis. Et si tu n'es pas où je suis, je ne comprends plus comment tu oses dire que tu me vois. - Ev. Ma vue, dis-je, étant dirigée vers le lieu où tu es, je te vois où tu es; mais j'avoue que je n'y suis point. Comme en te touchant d'une baguette, je te toucherais en réalité, et j'en aurais le sentiment, sans être toutefois à l'endroit même où je te toucherais; ainsi quand je dis que je vois au moyen de la vue, bien que je ne sois pas là moi-même, je ne suis point forcé pour cela d'avouer que ce n'est pas moi qui vois.

44. Aug. Tu n'as donc fait aucune concession téméraire, car tu peux défendre tes yeux de la même manière, et dire que la vue est pour eux comme la baguette, selon ton expression, et il n'y a rien d'absurde à conclure qu'ils voient où ils ne sont pas. Penses-tu autrement? - Ev. C'est bien comme tu dis; je viens même de m'apercevoir que si les yeux voyaient là où ils sont, ils se verraient aussi eux-mêmes. - Aug. Il serait plus juste de retrancher «aussi eux-mêmes,» et de dire: ils ne verraient «qu'eux-mêmes.» Car ils occupent seuls le lieu où ils sont; le nez n'est point à leur place, ni rien de ce qui les avoisine, autrement tu serais aussi où je suis, par cela même que nous sommes l'un auprès de l'autre. Ainsi donc, si les yeux ne voyaient que là où ils sont, ils ne verraient qu'eux-mêmes. Et comme ils ne se voient pas, nous sommes contraints d'accorder, non-seulement qu'ils peuvent voir là où ils ne sont pas, mais qu'ils ne voient absolument que là. - Ev. Il n'y a rien qui m'en fasse douter. - Aug. Donc tu ne doutes plus qu'ils sentent là où ils voient, puisque voir c'est sentir; et comme sentir c'est souffrir; donc ils souffrent là où ils sentent. Or ils voient ailleurs que là où ils sont, donc ils souffrent là où ils ne sont pas. - Ev. J'admire combien cela me paraît vrai.



CHAPITRE XXIV.

EXAMEN DE LA DÉFINITION DU SENS.

45. Aug. Peut-être vois-tu bien. Mais réponds-moi, je te prie: Voyons-nous tout ce que la vue nous fait connaître? - Ev. Je le crois. - Aug. Tu crois encore que tout ce que nous connaissons en -voyant, nous le connaissons par la vue? - Ev. Je le crois encore. - Aug. Pourquoi donc, en voyant de la fumée seulement, connaissons-nous souvent qu'au-dessous est un feu caché que nous ne voyons pas? - Ev. Tu dis vrai, et déjà je ne crois plus que nous voyons tout ce que la vue nous fait connaître: nous pouvons en effet, ainsi que tu le remarques, voir une chose et en connaître une autre que n'atteint pas la vue. - Aug. Et ce que la vue nous fait sentir, pouvons-nous ne point le voir? - Ev. Nullement. - Aug. Sentir et connaître sont donc des choses différentes? - Ev. Tout à fait différentes; car nous sentons la fumée que nous voyons, et par là nous connaissons qu'il y a du feu que nous ne voyons pas. - Aug. C'est bien compris. Mais tu vois sans doute que, dans ce cas, notre corps ou plutôt nos yeux n'ont rien à souffrir du feu, [ 305 ] mais seulement de la fumée qu'ils voient. Car nous avons établi que voir c'est sentir, et que sentir c'est souffrir. - Ev. Je le maintiens et j'y souscris. - Aug. Lors donc que l'impression du corps fait connaître quelque chose à l'âme, il ne faut pas attribuer aussitôt cette connaissance à l'un des sens nommés plus haut; il est nécessaire que l'âme même connaisse l'impression. En effet, nous n'avons ni vu, ni entendu, ni flairé, ni goûté, ni touché ce feu, et si l'âme en a connaissance, c'est parce que nous avons vu la fumée. Le corps n'ayant rien ressenti du feu, la connaissance du feu ne vient pas immédiatement des sens, il est vrai, elle nous vient cependant parles sens; car c'est une impression corporelle étrangère, c'est la vue d'un autre objet qui nous a portés à en avoir l'idée et à en acquérir la certitude. - Ev. Je comprends, je vois que tout cela convient parfaitement à ta définition, que tu m'as chargé de soutenir comme la mienne; il m'en souvient, en effet, tu as défini que nous sentons quand l'impression du corps n'est point dérobée à l'âme. Ainsi nous sentons en voyant la fumée, car les yeux ont été impressionnés en la voyant, et ils font partie du corps, ils sont même des corps; mais quoique nous sachions qu'il y a là du feu, comme le feu n'a aucunement impressionné nos organes, nous ne l'avons point senti.

46. Aug. Tu as bonne mémoire et ton intelligence est fort attentive a suivre; mais cette défense de la définition menace ruine. - Ev. Pourquoi, je te prie? - Aug. Parce que, si je ne me trompe, tu ne nies point que le corps éprouve quelque chose pendant la croissance ou la vieillesse; il est néanmoins évident qu'aucun de nos sens ne nous le fait sentir, bien que l'âme ne l'ignore pas. Ainsi elle n'ignore pas ce que le corps éprouve alors, et cette connaissance ne lui vient pas immédiatement des sens: car en voyant grand ce que nous avons vu petit; en voyant vieillards ceux qui furent, sans aucun doute, jeunes et enfants, nous conjecturons que nos corps subissent un semblable changement, maintenant même que nous parlons. Il n'y a en cela nulle erreur, je pense, et je suis plus porté à me croire trompé par ce que je vois, qu'en affirmant la croissance actuelle de mes cheveux et le changement de mon corps d'un instant à l'autre. Si donc il y a dans ce changement une impression corporelle, ce que personne ne nie; si de plus nous ne le sentons pas, quoique l'âme le connaisse, puisque nous le connaissons; il s'ensuit que le corps éprouve ce que connaît l'âme, comme noirs le disions, et que cependant nous ne le ressentons pas. Donc notre définition est vicieuse; car elle ne devait renfermer rien d'étranger au sens et elle comprend le cas précédent.

Ev. Je ne vois plus d'autre ressource que de te demander une autre définition, ou de corriger celle-ci s'il est possible, car je ne puis en nier le vice en face d'une raison dont j'apprécie la force. - Aug. Il est facile de la corriger, je te prie même de le tenter, c'est chose facile, crois-moi, si tu as bien compris où en est le défaut. - Ev. Est-il ailleurs que là où elle embrasse des objets étrangers?- Aug. Comment? - Ev. C'est que le corps vieillissant de même chez un jeune homme, on ne saurait nier qu'il éprouve quelque chose; or, comme nous le savons, l'âme aussi le sait; mais il n'y a aucun sens pour nous en avertir, car maintenant je ne me vois point vieillir et ni l'ouïe, ni l'odorat, ni le goût, ni le toucher ne me le disent non plus. - Aug. Par quel moyen le sais-tu? - Ev. C'est la raison qui me le dit. - Aug. Sur quel argument s'appuie ta raison? - Ev. C'est que je vois ces vieillards qui autrefois étaient jeunes comme je le suis. - Aug. N'est-ce point par un des cinq sens que tu les vois? -Ev. Qui le nierait? Mais par là même que je les vois, je conclus que je vieillis aussi, bien que je ne le voie pas. - Aug. Quelle expression faudrait-il donc, à ton avis, ajouter à notre définition pour la rendre parfaite? Car nous ne sentons qu'autant que l'âme sait ce qu'éprouve le corps, et qu'elle ne le sait, ni par une autre impression, ni partout autre moyen. - Ev. Dis-moi cela plus clairement, je te prie.



CHAPITRE XXV.

COMMENT IL FAUT PESER UNE DÉFINITION.

47. Aug. Je suis à tes ordres, et plus volontiers lorsque tu m'arrêtes que lorsque tu me pousses; mais redouble d'attention, ce que je vais dire nous servira beaucoup. Une définition ne doit contenir ni plus ni moins que ce que l'on se propose d'expliquer, autrement elle est vicieuse; or c'est en la convertissant, que l'on juge si elle n'a aucun défaut: c'est [306] ce que vont éclaircir pour toi quelques exemples.

Tu me demandes ce qu'est l'homme, et je t'en donne cette définition: L'homme est un animal mortel. J'ai dit vrai, et néanmoins tu ne dois point aussitôt m'approuver: ajoute le mot tout; puis convertis la définition, afin de voir si elle est vraie aussi après sa conversion; ainsi, il est vrai que tout homme est un animal mortel; est-il également vrai que tout animal mortel soit un homme? Cela n'est pas vrai; condamne donc la définition comme comprenant ce qui lui est étranger; puisque l'homme n'est pas le seul animal qui soit mortel, et que tout autre animal en est là. Cette définition de l'homme devient plus exacte, si l'on ajoute à mortel l'expression raisonnable; car l'homme est un animal mortel et raisonnable, et comme tout homme est un animal raisonnable et mortel, ainsi tout animal raisonnable et mortel est un homme. Le vice de la première définition était de trop embrasser, car elle embrassait la bête avec l'homme. Celle-ci est exacte, car elle embrasse tout l'homme, et rien que l'homme.

Elle serait vicieuse en embrassant moins, si tu y ajoutais grammairien; car si tout animal mortel, raisonnable et grammairien est un homme, il y a cependant bien des hommes qui ne sont pas grammairiens, et que ne renferme pas cette définition. C'est pourquoi fausse quand on la présente de cette manière, elle dévient vraie en la convertissant. Il est faux que tout homme soit un animal raisonnable, mortel et grammairien; mais il est vrai que tout animal raisonnable, mortel et grammairien est un homme. Quand une définition n'est vraie ni dans son premier énoncé, ni après sa conversion, elle est plus vicieuse encore que chacune de celles que nous venons d'examiner. Ainsi les deux suivantes: L'homme est un animal blanc; l'homme est un animal quadrupède. Car soit en disant que tout homme est un animal blanc ou quadrupède, soit en convertissant ces deux propositions, tu avances une fausseté. Il y a néanmoins entre elles cette différence que la première s'applique à quelques hommes, puisque beaucoup sont blancs; tandis que la seconde ne s'applique à personne, puisque nul homme n'a quatre pieds.

Assez maintenant, pour t'apprendre à examiner une définition, et à la juger soit en la proposant directement, soit en la renversant: on enseigne là-dessus beaucoup de choses avec autant de paroles que d'obscurités; je tâcherai de te les faire comprendre peu à peu, à mesure que s'en présentera l'occasion.

48. Reporte-toi maintenant à notre définition, et corrige-la après l'avoir mieux examinée. Nous avons constaté que pour définir le sens, elle embrassait autre chose que le sens, et qu'elle n'était plus vraie, dès qu'on la convertissait. Il peut être vrai de dire que nous sentons quand notre corps éprouve une impression connue de l'âme, comme il est vrai que tout homme est un animal mortel; mais, comme il est faux que tout animal mortel soit un homme, puisque la bête meurt aussi: de même il est faux que toute impression corporelle, connue de l'âme, soit une sensation; car la croissance actuelle de nos ongles n'est point inconnue de notre âme, attendu que nous la connaissons nous-mêmes, mais nous ne la sentons pas, et nous ne la connaissons que par conjecture. Nous avons redressé notre définition de l'homme, en t'ajoutant le mot raisonnable, et en excluant ainsi les bêtes qu'elle comprenait en même temps; dès lors elle a embrassé l'homme seul et tous les hommes. Ne devrait-on pas ajouter également à celle-ci quelque mot pour éliminer tout ce qu'elle contient d'étranger, et pour qu'elle n'embrasse plus que l'homme seul, et tout l'homme? - Ev. J'y consens, mais je ne sais ce que l'on pourrait ajouter. - Aug. Assurément il y a sensation dans toute impression corporelle connue de l'âme; mais on ne peut convertir cette proposition à cause de l'impression qu'éprouve notre corps soit en croissant, soit en décroissant, impression que nous connaissons, et par conséquent notre âme. - Ev. C'est vrai. - Aug. Est-ce par elle-même ou par un intermédiaire que cette impression se révèle à notre âme? - Ev. Par un- intermédiaire, évidemment; car il y a une différence entre voir nos ongles grandir, et savoir qu'ils croissent. - Aug. Croître étant donc une impression que ne révèle aucun de nos sens, et le développement que ces sens nous découvrent, étant le résultat de cette impression, mais non l'impression elle-même, il devient évident que cette impression ne se révèle point par elle-même, mais par un intermédiaire; et si elle se révélait à l'âme sans intermédiaire, ne la connaîtrait-on point par les sens plutôt que par conjecture? - Ev. Je le comprends.- Aug. Pourquoi donc [307] hésiter sur ce qui doit ajouter à notre définition? - Ev. Je comprends que notre définition devrait appeler sensation toute impression corporelle qui d'elle-même se révèle à notre âme; car toute sensation est cela, et si je ne me trompe, tout cela est sensation.

49. Aug. S'il en est ainsi, je confesse que la définition est parfaite; veux-tu toutefois essayer si elle ne pécherait point par le second défaut que nous avons trouvé dans la définition de l'homme, après avoir ajouté le mot grammairien? Il doit t'en souvenir, nous avons appelé l'homme un animal raisonnable, mortel et grammairien; et cette définition avait le défaut d'être fausse dans son premier énoncé, et vraie après sa conversion seulement. Il est faux, en effet, que tout homme soit un animal raisonnable, mortel, grammairien, bien qu'il soit vrai que tout animal raisonnable, mortel, grammairien est un homme. Donc, cette définition qui n'embrasse rien autre chose que l'homme, a le défaut de n'embrasser pas tout homme; et telle est peut-être celle dont nous vantons la perfection. Car, bien que toute impression corporelle qui se révèle par elle-même à l'âme soit une sensation, toute sensation n'est pas cela. Tu vas le comprendreLes bêtes sentent, et presque toutes sont douées de nos cinq sens, autant qu'il est dans la nature de chacune; le nieras-tu? - Ev. Pas du tout. - Aug. N'accordes-tu pas qu'il y a science uniquement lorsque la raison apprend et connaît une chose avec certitude? Or, la raison n'est point-:chez l'animal. - Ev. Je l'accorde aussi. - Aug. Donc, la science n'est point pour les bêtes. En effet on sait ce qui n'est point inconnu; donc la bête ne sent point; car toute sensation est une impression corporelle qui d'elle-même se révèle à l'âme. Elle sent néanmoins, d'après ce qui vient d'être accordé, pourquoi donc hésiter encore à repousser une définition qui ne renferme point tout ce qui est sensation, puis qu'elle exclut les sensations des bêtes?



CHAPITRE 26.

LES BÊTES SONT-ELLES DOUÉES DE SCIENCE ET DE RAISON.

50. Ev. Je me suis trompé, je l'avoue; en t'accordant qu'il y a science, lorsque la raison apprend avec certitude. Quand tu m'interrogeais, je n'avais en vue que les hommes; et je ne puis ni affirmer que les bêtes soient raisonnables, ni nier qu'elles aient des connaissances. II connaissait en effet son maître, le chien qui le reconnut, dit-on, après vingt ans (1), pour ne rien dire de tant d'autres animaux. - Aug. Deux choses te sont proposées, l'une est le but auquel on doit tendre, l'autre est le moyen d'y arriver; dis-moi, je te prie, laquelle estimes-tu davantage, et préfères-tu à l'autre? - Ev. Qui hésiterait à préférer celle que l'on doit atteindre?- Aug. La raison et la science sont deux choses; est-ce par la science que l'on arrive à la raison, ou par la raison à la science? - Ev. Selon moi, ces deux choses sont liées si intimement que l'une des deux nous conduit à l'autre. Car, il nous serait impossible d'arriver à la raison, si nous ne savions qu'il faut y arriver. Donc, la science précède, et par elle nous allons à la raison. - Aug. Est-ce donc sans la raison que l'on arrive à la science, qui précède, dis-tu? - Ev. Dieu me préserve de le dire jamais. Ce serait une témérité suprême. - Aug. C'est donc par le moyen de la raison? - Ev. Non pas. - Aug. Alors c'est par la témérité? - Ev. Qui le dirait? - Aug. Par quel moyen donc? - Ev. Par aucun moyen, puisque la science nous est infuse.

51. Aug. Tu me parais oublier ce qui a été convenu tout à l'heure entre nous; je t'ai demandé s'il y a science lorsque la raison apprend une chose avec certitude. Tu as répondu, je crois que telle était selon toi la science humaine; et tu dis maintenant que l'homme peut avoir quelque science, bien que la raison ne lui ait rien appris! Qui ne voit la plus grande contradiction entre ces deux assertions: il n'y a science que si la raison apprend quelque chose avec certitude; et l'on peut savoir quelque chose sans que la raison l'ait appris? Je suis curieux de savoir celle que tu préféreras, car toutes deux ne peuvent être vraies. - Ev. Je m'en tiens à ma dernière définition; j'ai eu tort d'admettre la première. Quand, avec la raison, nous cherchons ensemble la vérité, et cela au moyen de questions et de réponses, comment arriver à ce résultat qui est la conclusion du raisonnement, si l'on n'admettait d'abord quelque chose? Mais comment concéder ce que l'on ne sait point? Si donc cette raison ne trouvait à s'appuyer en moi sur quelque chose de connu pour me conduire à l'inconnu, jamais elle ne m'apprendrait rien, et je ne l'appellerais pas même du nom de raison.

1. Odys. ch. XVII

308C'est donc à tort que tu refuses de m'accorder qu'avant la raison il y a nécessairement en nous quelque science pour lui servir de base. - Aug. Soit, et comme je le recommande, je te permettrai de te reprendre chaque fois que tu auras à te repentir: mais n'abuse point de ma permission, je t'en prie, pour écouter mes questions moins attentivement, de peur qu'en faisant trop souvent des concessions mal à propos, tu ne sois amené à révoquer en doute ce que tu as eu raison d'accorder. - Ev. Passe plutôt à ce qui reste. Quoique je m'applique de toutes mes forces à être de plus en plus attentif, car je rougis d'abandonner tant de fois mon sentiment; rien toutefois ne m'empêchera de refouler cette honte, et de me relever de mes chutes, surtout quand tu me tendras la main; parce que la constance est désirable il ne faut point aller jusqu'à l'obstination.



CHAPITRE 26I.

RAISON ET RAISONNEMENT.

52. Aug. Que cette constance te vienne dans sa plénitude, et le plus promptement possible; tant m'est agréable cette maxime que tu as avouée. Maintenant donc prête la plus vive attention à ce que je désire. Quelle différence te paraît-il exister entre la raison et le raisonnement? - Ev. Je ne puis suffisamment distinguer ces deux choses. - Aug. Voici donc penses-tu que (homme dans l'adolescence, ou dans l'âge mûr, et même, pour éviter tout embarras, que l'homme parvenu à la sagesse, possède la raison d'une manière permanente, lorsqu'il est sain d'esprit, comme le corps jouit de la santé, quand il n'a ni maladie ni blessure; ou bien, le sage a-t-il et n'a-t-il pas la raison, comme il est tantôt en marche, tantôt assis et tantôt. occupé à parler? - Ev. Je pense qu'un homme sain d'esprit a toujours la raison. - Aug. Pour arriver à quelque connaissance nous nous appuyons sur des concessions ou sur l'évidence, nous interrogeons celui-ci, nous lions ces idées-là: penses-tu donc que nous ou tout homme sage fassions cela continuellement? - Ev. Continuellement, nonà mon avis aucun homme, et même aucun sage n'est constamment occupé à chercher la vérité en discutant, soit avec lui-même, soit avec d'autres: car chercher c'est n'avoir pas trouvé, et rechercher toujours c'est ne trouver jamais. Mais le sage a déjà trouvé, pour ne rien dire de plus, au moins cette sagesse, qu'au temps de son ignorance il recherchait par la discussion, ou de toute autre manière. - Aug. Tu dis vrai: comprends donc aussi que ce n'est pas la raison qui nous conduit du connu et de ce qui est accordé, à l'inconnu: car un esprit sain ne fait pas toujours cela, nous l'avons dit, et toujours la raison est en lui.

53. Ev. Je comprends, mais pourquoi ces observations? - Aug. C'est que tu as voulu tout à l'heure me faire accorder que la science précède chez nous la raison, puisqu'il faut à la raison l'appui de quelque connaissance pour nous mener à l'inconnu. Or, nous voyons maintenant que ce n'est pas la raison qui fait cela. En effet, tout homme raisonnable n'est pas toujours occupé de cet exercice, et toujours cependant il a la raison. Le nom de raisonnement conviendrait peut-être mieux alors; en sorte que la raison serait comme le regard de l'esprit, et le raisonnement la recherche que fait la raison, c'est-à-dire le mouvement de ce regard sur les objets qu'il faut regarder. Il nous faudrait ainsi la raison pour voir, le raisonnement pour chercher. Aussi on appelle science le regard de l'esprit fixé vers un objet et le contemplant; mais il y a défaut de science ou ignorance quand l'esprit ne voit pas, quoiqu'il applique son regard. Même avec les yeux du corps, il ne suffit pas toujours de regarder pour voir, c'est ce que nous remarquons facilement dans les ténèbres.

De là il est évident, je crois, qu'il y a une différence entre le regard et la vision, deux actes de l'esprit que nous appelons raison et science. As-tu quelque chose à objecter, ou bien ces différences ne te paraissent-elles pas assez claires? - Ev. Cette distinction me plait beaucoup, et j'y souscris de grand coeur. - Aug. Vois donc alors si nous regardons pour voir, ou si nous voyons pour regarder. - Ev. Un aveugle n'en douterait pas, c'est pour voir que l'on regarde, et non pour regarder que l'on voit. - Aug. Avouons alors que la vue doit être plus estimée que le regard. - Ev. Oui, assurément. - Aug. Donc aussi, la science plus que la raison. - Ev. C'est conséquent. - Aug. Croirais-tu les bêtes supérieures aux hommes et plus heureuses? - Ev. Dieu me préserve de cette horrible démence! - Aug. Cette horreur est bien juste assurément, mais c'est là cependant que nous conduit ton [309] sentiment. Tu as dit, en effet, que les bêtes ont la science sans avoir la raison; tandis que l'homme a la raison, avec laquelle à peine arrive-t-il à la science. Mais dussé-je accorder que nous y arrivons facilement, comment la raison nous aiderait-elle à nous croire au-dessus des bêtes, puisqu'elles ont cette science que nous avons reconnue bien préférable à la raison?



CHAPITRE 28.

LES BETES ONT DES SENSATIONS SANS AVOIR LA SCIENCE.

54. Ev. Me voilà dans l'absolue nécessité de refuser la science aux bêtes, ou d'admettre qu'elles me sont vraiment supérieures. Mais explique-moi, je te prie, de quelle nature est ce trait que j'ai rapporté du chien d'Ulysse; car j'ai aboyé bien vainement dans mon admiration pour lui. - Aug. Qu'y avait-il dans ce chien, sinon la faculté de sentir et non celle de connaître? Bon nombre d'animaux nous surpassent par les sens et ce n'est pas ici le lieu d'en rechercher la cause; mais Dieu nous a mis au-dessus d'eux par l'esprit, la raison et la science. Or ces sens, secondés par la coutume dont la puissance est grande, peuvent discerner ce qui plaît à ces animaux, et d'autant plus facilement que l'âme de la bête est plus attachée à ce corps auquel appartiennent ces sens dont elle se sert pour la nourriture et le plaisir qu'elle goûte dans ce même corps. L'âme de l'homme, au contraire, se soustrait au corps autant qu'elle en est capable par la raison et par la science, dont nous constatons maintenant la grande supériorité sur les sens, elle goûte mieux les jouissances intérieures, et plus elle se plonge dans les sens, plus aussi elle rend l'homme semblable à la bête. De là vient encore que plus l'enfant au berceau est éloigné de la raison, plus il lui est facile de discerner par la sensation l'approche et le contact de sa nourrice, tandis qu'il ne peut soutenir l'odeur d'une autre femme qu'il. ne connaît point.

55. Tout cela se suit: je m'arrête néanmoins volontiers à avertir l'âme de ne point tomber dans les sens au delà de ce qui est nécessaire, mais de s'en éloigner, pour se recueillir en elle-même et renaître en Dieu; c'est là revêtir l'homme nouveau et se dépouiller du vieil homme. Il faut sûrement commencer par là, après avoir méprisé la loi divine; et les divines Ecritures ne renferment aucun enseignement ni plus vrai, ni plus profond. Je voudrais en dire davantage à ce sujet et m'obliger moi-même, en paraissant te faire la leçon, à ne plus agir que pour me rendre à moi-même (1), à qui je me dois principalement. Je voudrais devenir pour Dieu ce qu'Horace appellerait un serviteur ami de son maître (2). Mais cela n'est possible qu'à la condition de nous réformer à son image: il nous en a confié la garde comme du trésor le plus cher et le plus précieux, quand nous donnant à nous-mêmes, il nous a faits tels que nous ne pouvons lui rien préférer. Or rien ne me paraît plus laborieux qu'une telle oeuvre; rien en même temps ne ressemble plus au repos et l'âme ne peut la commencer ni l'achever, qu'avec le secours de Celui à qui elle se rend. De là vient que pour se réformer il faut à l'homme la clémence de Celui dont la bonté et la puissance l'ont formé.

56. Mais il nous faut revenir à notre sujet. Vois donc s'il t'est prouvé suffisamment que les bêtes n'ont point la science et que tout ce que nous admirons en elles comme une apparence de science est simplement la faculté de sentir. - Ev. C'est largement prouvé, et si j'ai besoin d'approfondir avec plus de soin, je saisirai une autre occasion: je voudrais à présent connaître la conséquence que tu prétends tirer.



CHAPITRE XXIX.

EN QUOI DIFFÉRENT LA SCIENCE ET LA SENSATION.

Aug. Quelle conséquence? C'est que la définition de la sensation qui renfermait tout à l'heure je ne sais quoi de trop, pèche maintenant par le défaut contraire; elle n'embrasse pas toutes les sensations. Car les animaux ont des sensations et n'ont pas la science; orne pas ignorer, c'est savoir, et tout ce que l'on sait est sans contredit du domaine de la science; sur tout cela nous sommes déjà tombés d'accord. Donc, ou bien il n'est pas vrai de dire que la sensation est une affection du corps connue de l'âme, ou bien les bêtes ne l'ont pas, car elles n'ont pas la science; or, nous avons accordé la sensation;aux bêtes, donc cette définition est vicieuse. - Ev. Je l'avoue, je ne trouve rien à opposer.

1. Rétract. liv. 1,ch. 8,n. 3. - 2. Hor. Sat. livr. 2,Sat. 1,V. 2 et 3

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57. Voici un autre motif qui doit nous faire encore plus rougir de cette définition. Il t'en souvient, je pense, on t'a montré dans la définition, un troisième défaut bien plus humiliant c'est de n'être vraie en aucun sens; telle est cette définition de l'homme: c'est un animal à quatre pieds. En effet, dire et affirmer que tout homme est un animal à quatre pieds, ou que tout animal à quatre pieds est un homme, c'est un délire, sinon une plaisanterie. - Ev. Tu dis vrai.- Aug. Et si tel est le vice que l'on doit reprocher à la définition de la sensation, y a-t-il rien, penses-tu, qu'on doive rejeter et repousser davantage? - Ev. Qui le nierait? Mais je ne voudrais pas, s'il était possible, être si longtemps retenu même sur ce sujet, ni pressé de petites questions.- Aug. Ne crains rien, nous touchons au terme.

Quand il s'est agi de la différence entre les hommes et les animaux, n'as-tu pas été persuadé qu'autre chose est de sentir et autre chose de savoir? - Ev. Très-persuadé. - Aug. Donc la sensation est autre chose que la science. - Ev. Oui.- Aug. Or ce n'est pas de la raison que naît la sensation, mais de la vue, de l'ouïe, de l'odorat, du goût, du toucher. - Ev. Je l'accorde.- Aug. Et tout ce que nous savons, nous le tenons de la raison. Donc, aucune sensation n'est la science. Or, tout ce. qui n'est point ignoré appartient à la science; donc il n'appartient à aucun sens de nous apprendre que nul homme ne saurait être appelé quadrupède. Donc aussi notre définition que tu as entrepris de défendre est convaincue non-seulement d'avoir envahi la propriété d'autrui au mépris dé tout droit, mais encore de n'avoir rien à elle et de ne vivre que de rapines.

Ev. Que faire alors? Quittera-t-elle ainsi le tribunal? Il est vrai que je l'ai défendue autant que je l'ai pu, mais c'est toi qui as dressé cette formule à procès dont nous sommes dupes. Si je n'ai pu gagner ma cause, j'ai au moins agi de bonne foi, ce qui me suffit. Mais toi, si l'on t'accuse de prévarication, comment t'excuser, puisque tu es l'auteur de cette définition effrontément querelleuse et que tu l'as attaquée pour lui faire abandonner honteusement le terrain? - Aug. Est-il ici un juge dont elle ou moi devions rien craindre? Comme l'avoué que l'on consulte, j'ai voulu, pour instruire la cause, le réfuter en particulier, afin de te préparer à répondre quand on en viendra au jugement.

Ev. Tu as donc quelque chose à dire en faveur de cette définition dont tu as confié la défense à un champion aussi faible que moi. Aug. Oui, certainement.




De la grandeur de l'âme - CHAPITRE XXII.