Augustin, Cité de Dieu 122

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CHAPITRE XXII.

LA MORT VOLONTAIRE N'EST JAMAIS UNE PREUVE DE GRANDEUR D'ÂME.On peut admirer la grandeur d'âme de ceux qui ont attenté sur eux-mêmes, mais, à coup sûr, on ne saurait louer leur sagesse. Et même, à examiner les choses de plus près et de l'oeil de la raison, est-il juste d'appeler grandeur d'âme cette faiblesse qui rend impuissant à supporter son propre mal ou les fautes d'autrui? Rien ne marque mieux une âme sans énergie que de ne pouvoir se résigner à l'esclavage du corps et à la folie de l'opinion. Il y a plus de force à endurer une vie misérable qu'à la fuir, et les lueurs douteuses de l'opinion, surtout de l'opinion vulgaire, ne doivent pas prévaloir sur les pures clartés de la conscience. Certes, s'il y a quelque grandeur d'âme à se tuer, personne n'a un meilleur droit à la revendiquer que Cléombrote, dont on raconte qu'ayant lu le livre où Platon discute l'immortalité de l'âme, il se précipita du haut d'un mur pour passer de cette vie dans une autre qu'il croyait meilleure 3; car il n'y avait ni calamité, ni crime faussement ou justement imputé dont le poids pût lui paraître insupportable; si donc il se donna la mort, s'il brisa ces liens si doux de la vie, ce fut par pure grandeur d'âme. Eh bien! je dis que si l'action de Cléombrote est grande, elle n'est du moins pas bonne; et j'en atteste Platon lui-même, Platon, qui n'aurait pas manqué de se donner la mort et de prescrire le suicide aux autres, si ce même génie qui lui révélait l'immortalité de l'âme, ne lui avait fait

1. Jg 11 - 2. Jg 16,302. Voyez Cicéron, Tusc. qu., lib. 1,cap. 31.


comprendre que cette action, loin d'être permise, doit être expressément défendue 1.Mais, dit-on, plusieurs se sont tués pour ne pas tomber en la puissance des ennemis. Je réponds qu'il ne s'agit pas de ce qui a été fait, mais de ce qu'on doit faire. La raison est au-dessus des exemples, et les exemples eux-mêmes s'accordent avec la raison, quand on sait choisir ceux qui sont le plus dignes d'être imités, ceux qui viennent de la plus haute piété. Ni les Patriarches, ni les Prophètes, ni les Apôtres ne nous ont donné l'exemple du suicide. Jésus-Christ, Notre-Seigneur, qui avertit ses disciples, en cas de persécution, de fuir de ville en ville2, ne pouvait-il pas leur conseiller de se donner la mort, plutôt que de tomber dans les mains de leurs persécuteurs? Si donc il ne leur a donné ni le conseil, ni l'ordre de quitter la vie, lui qui leur prépare, suivant ses promesses, les demeures de l'éternité 3,il s'ensuit que les exemples invoqués par les Gentils, dans leur ignorance de Dieu, ne prouvent rien pour les adorateurs du seul Dieu véritable.


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CHAPITRE XXIII.

DE L'EXEMPLE DE CATON, QUI S'EST DONNÉ LA MORT POUR N'AVOIR PU SUPPORTER LA VICTOIRE DE CÉSAR.

Après l'exemple de Lucrèce, dont nous avons assez parlé plus haut, nos adversaires ont beaucoup de peine à trouver une autre autorité que celle de Caton, qui se donna la mort à Utique 4: non qu'il soit le seul qui ait attenté sur lui-même, mais il semble que l'exemple d'un tel homme, dont les lumières et la vertu sont incontestées, justifie complétement ses imitateurs. Pour nous, que pouvons-nous dire de mieux sur l'action de Caton, sinon que ses propres amis, hommes éclairés tout autant que lui, s'efforcèrent de l'en dissuader, ce qui prouve bien qu'ils voyaient plus de faiblesse que de force d'âme dans cette résolution, et l'attribuaient moins à un principe d'honneur qui porte à éviter l'infamie qu'à un sentiment de pusillanimité qui rend le malheur insupportable. Au surplus, Caton

1. En effet, dans le Phédon même, Platon se prononce formellement contre le suicide, soit au nom de la religion, soit au nom de la philosophie. Voyez le Phédon, trad. fr., tome 1,p. 194 et suis.2. Mt 10,23 - 3. Jn 14,23. Voyez Tite-Live, lib. 114,Epitome, et Cicéron, De offic., lib. 1,cap. 31, et Tuscul., lib. 1,cap. 30.

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lui-même s'est trahi par le conseil donné en mourant à son fils bien-aimé. Si en effet c'était une chose honteuse de vivre sous la domination de César, pourquoi le père conseille-t-il au fils de subir cette honte, en lui recommandant de tout espérer de la clémence du vainqueur? Pourquoi ne pas l'obliger plutôt à périr avec lui? Si Torquatus a mérité des éloges pour avoir fait mourir son fils, quoique vainqueur, parce qu'il avait combattu contre ses ordres 1, pourquoi Caton épargne-t-il son fils, comme lui vaincu, alors qu'il ne s'épargne pas lui-même? Y avait-il plus de honte à être vainqueur en violant la discipline, qu'à reconnaître un vainqueur en subissant l'humiliation? Ainsi donc Caton n'a point pensé qu'il fût honteux de vivre sous la loi de César triomphant, puisque autrement il se serait servi, pour sauver l'honneur de son fils, du même fer dont il perça sa poitrine. Mais la Vérité est qu'autant il aima son fils, sur qui ses voeux et sa volonté appelaient la clémence de César, autant il envia à César (comme César l'a dit lui-même, à ce qu'on assure 2), la gloire de lui pardonner; et si ce ne fut pas de l'envie, disons, en termes plus doux, que ce fut de la honte.


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CHAPITRE XXIV.

LA VERTU DES CHRÉTIENS L'EMPORTE SUR CELLE DE RÉGULUS, SUPÉRIEURE ELLE-MÊME A CELLE DE CATON.

Nos adversaires ne veulent pas que nous préférions à Caton le saint homme Job, qui aima mieux souffrir dans sa chair les plus cruelles douleurs, que de s'en délivrer par la mort, sans parler des autres saints que l'Ecriture, ce livre éminemment digne d'inspirer confiance et de faire autorité, nous montre résolus à supporter la captivité et la domination des ennemis plutôt que d'attenter à leurs jours. Eh bien! prenons leurs propres livres, et nous y trouverons des motifs de préférer quelqu'un à Marcus Caton: c'est Marcus Régulus. Caton, en effet, n'avait jamais vaincu César; vaincu par lui, il dédaigna de se soumettre et préféra se donner la mort. Régulus, au contraire, avait vaincu les Carthaginois. Général romain, il avait remporté, à la gloire

1. Voyez Tite-Live, lib. 8,cap.7; Aulu-Gelle, lib. 9,cap. 13; Valère Maxime, lib. 33, cap. 7,§ 8.2. Plutarque, Vie de Caton, ch. 72.


de Rome, une de ces victoires qui, loin de contrister les bons citoyens, arrachent des louanges à l'ennemi lui-même. Vaincu à son tour, il aima mieux se résigner et rester captif que s'affranchir et devenir meurtrier de lui-même. Inébranlable dans sa patience à subir le joug de Carthage, et dans sa fidélité à aimer Rome, il ne consentit pas plus à dérober son corps vaincu aux ennemis, qu'à sa patrie son coeur invincible. S'il ne se donna pas la mort, ce ne fut point par amour pour la vie. La preuve, c'est que pour garder la foi de son serment, il n'hésita point à retourner à Carthage, plus irritée contre lui de son discours au sénat romain que de ses victoires. Si donc un homme qui tenait si peu à la vie a mieux aimé périr dans les plus cruels tourments que se donner la mort, il fallait donc que le suicide fût à ses yeux un très grand crime. Or, parmi les citoyens de Rome les plus vertueux et les plus dignes d'admiration, en peut-on citer un seul qui soit supérieur à Régulus? Ni la prospérité ne put le corrompre, puisqu'après de si grandes victoires il resta pauvre 1; ni l'adversité ne put le briser, puisqu'en face de si terribles supplices il accourut intrépide. Ainsi donc, ces courageux et illustres personnages, mais qui n'ont après tout servi que leur patrie terrestre, ces religieux observateurs de la foi jurée, mais qui n'attestaient que de faux dieux, ces hommes qui pouvaient, au nom de la coutume et du droit de la guerre, frapper leurs ennemis vaincus, n'ont pas voulu, même vaincus par leurs ennemis, se frapper de leur propre. main; sans craindre la mort, ils ont préféré-subir la domination du vainqueur que s'y soustraire par le suicide. Quelle leçon pour les chrétiens, adorateurs du vrai Dieu et amants de la céleste patrie! avec quelle énergie ne doivent-ils pas repousser l'idée du suicide, quand la Providence divine, pour les éprouver ou les châtier, les soumet pour un temps au joug ennemi t Qu'ils rie craignent point, dans cette humiliation passagère, d'être abandonnés par celui qui a voulu naître humble, bien qu'il s'appelle le Très-Haut; et qu'ils se souviennent enfin qu'il n'y a plus pour eux de discipline militaire, ni de droit de la guerre qui les autorise ou leur commande la mort du vaincu. Si donc un vrai

1. Sur la pauvreté de Régulus, voyez Tite-Live, lib. 18,epit.; Valère Maxime, lib. iv, cap. 4, § 6; Sénèque, Consol ad Helv., cap. 12


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chrétien ne doit pas frapper même un ennemi qui a attenté ou qui est sur le point d'attenter contre lui, quelle peut donc être la source de cette détestable erreur que l'homme peut se tuer, soit parce qu'on a péché, soit de peur qu'on ne pèche à son détriment?

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CHAPITRE XXV.

IL NE FAUT POINT ÉVITER UN PÉCHÉ PAR UN AUTRE.

Mais il est à craindre, dit-on, que soumis à un outrage brutal, le corps n'entraîne l'âme, par le vif aiguillon de la volupté, à donner au péché un coupable contentement; et dès lors, le chrétien doit se tuer, non pour éviter le péché à autrui, mais pour s'en préserver lui-même. Je réponds que celui-là ne laissera point son âme céder à l'excitation d'une sensualité étrangère qui vit soumis à Dieu et à la divine sagesse, et non à la concupiscence de la chair. De plus, s'il est vrai et évident que c'est un crime détestable et digne de la damnation de se donner la mort, y a-t-il un homme assez insensé pour parler de la sorte: Péchons maintenant, de crainte que nous ne venions à pécher plus tard. Soyons homicides, de crainte d'être plus tard adultères. Quoi donc! si l'iniquité est si grande qu'il n'y ait plus-à choisir entre le crime et l'innocence, mais à opter entre deux crimes, ne vaut-il pas mieux préférer un adultère incertain et à venir à un homicide actuel et certain; et le péché, qui peut être expié par la pénitence n'est-il point préférable à celui qui ne laisse aucune place au repentir? Ceci soit dit pour ces fidèles qui se croient obligés à se donner la mort, non pour épargner un crime à leur prochain, mais de peur que la brutalité qu'ils subissent n'arrache à leur volonté un consentement criminel. Mais loin de moi, loin de toute âme chrétienne, qui, ayant mis sa confiance en Dieu, y trouve son appui, loin de nous tous cette crainte de céder à l'attrait honteux de la volupté de la chair! Et si cet esprit de révolte sensuelle, qui reste attaché à nos membres, même aux approches de la mort, agit comme par sa loi propre en dehors de la loi de notre volonté, peut-il y avoir faute, quand la volonté refuse, puisqu'il n'y en a pas, quand elle est suspendue par le sommeil?


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CHAPITRE 26.

IL N'EST POINT PERMIS DE SUIVRE L'EXEMPLE DES SAINTS EN CERTAINS CAS OU LA FOI NOUS ASSURE QU'ILS ONT AGI PAR DES MOTIFS PARTICULIERS.

On objecte l'exemple de plusieurs saintes femmes qui, au temps de la persécution, pour soustraire leur pudeur à une brutale violence, se précipitèrent dans un fleuve où elles devaient infailliblement être entraînées et périr. L'Eglise catholique, dit-on, célèbre leur martyre avec une solennelle vénération 1. Ici je dois me défendre tout jugement téméraire. L'Eglise a-t-elle obéi à une inspiration divine, manifestée par des signes certains, en honorant ainsi la mémoire de ces saintes femmes? Je l'ignore; mais cela peut être. Qui dira si ces vertueuses femmes, loin d'agir humainement, n'ont pas été divinement inspirées, et si, loin d'être égarées par le délire, elles n'ont pas exécuté un ordre d'en haut, comme fit Samson, dont il n'est pas permis de croire qu'il ait agi autrement 2? Lorsque Dieu parle et intime un commandement précis, qui oserait faire un crime de l'obéissance et accuser la piété de se montrer trop docile? Ce n'est point à dire maintenant que le premier venu ait le droit d'immoler son fils à Dieu, sous prétexte d'imiter l'exemple d'Abraham. En effet, quand un soldat tue un homme pour obéir à l'autorité légitime, il n'est coupable d'homicide devant aucune loi civile; au contraire, s'il n'obéit pas, il est coupable de désertion et de révolte 3 . Supposez, au contraire, qu'il eût agi de son autorité privée, il eût été responsable du sang versé; de sorte que, pour une même action, ce soldat est justement puni, soit quand il la fait sans ordre, soit quand ayant ordre de la faire, il ne la fait pas. Or, si l'ordre d'un général a une si grande autorité, que dire d'un commandement du Créateur? Ainsi donc, permis à celui qui sait qu'il est défendu d'attenter sur soi-même, de se tuer, si c'est pour obéir à celui dont il n'est pas permis de mépriser les ordres; mais qu'il prenne garde que l'ordre ne soit pas douteux. Nous ne pénétrons, nous, dans les secrets de la conscience d'autrui que par ce qui est confié à notre

1. On peut citer, parmi ces saintes femmes, Pélagie, sa mère et ses soeurs, louées par saint Ambroise, De Virgin., lib. 3,et Epist. VII. Voyez aussi, sur la mort héroïque des deux vierges, Bernice et Prosdoce, le discours de saint Jean Chrysostome, t. 2,p. 756 et suie, de la nouvelle édition
2. Voyez plus haut, ch. 21
3. Comparez saint Augustin, De lib. arb., lib. 1,n. 11 et 12


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oreille, et nous ne prétendons pas au jugemeni des choses cachées: «Nul ne sait ce qui se passe dans l'homme, si ce n'est l'esprit de «l'homme qui est en lui 1». Ce que nous disons, ce que nous affirmons, ce que nous approuvons en toutes manières, c'est que personne n'a le droit de se donner la mort, ni pour éviter les misères du temps, car il risque de tomber dans celles de l'éternité, ni à cause des péchés d'autrui, car, pour éviter un péché qui ne le souillait pas, il commence par se charger lui-même d'un péché qui lui est propre, ni pour ses péchés passés, car, s'il a péché, il a d'autant plus besoin de vivre pour faire pénitence, ni enfin, par le désir d'une vie meilleure, car il n'y a point de vie meilleure pour ceux qui sont coupables de leur mort.


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CHAPITRE 26I.

SI LA MORT VOLONTAIRE EST DÉSIRABLE COMME UN REFUGE CONTRE LE PÉCHÉ.

Reste un dernier motif dont j'ai déjà parlé, et qui consiste à fonder le droit de se donner la mort sur la craince qu'on éprouve d'être entraîné au péché par les caresses de la volupté ou par les tortures de la douleur. Admettez ce motif comme légitime, vous serez conduits par le progrès du raisonnement à conseiller aux hommes de se donner la mort au moment où, purifiés par l'eau régénératrice du baptême, ils ont reçu la rémission de tous leurs péchés. Le vrai moment, en effet, de se mettre à couvert des péchés futurs, c'est quand tous les anciens sont effacés. Or, si la mort volontaire est légitime, pourquoi ne pas choisir ce moment de préférence? quel motif peut retenir un nouveau baptisé? pourquoi exposerait-il encore son âme purifiée à tous les périls de la vie, quand il lui est si facile d'y échapper, selon ce précepte: «Celui qui aime le péril y tombera 2?» pourquoi aimer tant et de si grands périls, ou, si on ne les aime pas, pourquoi s'y exposer en conservant une vie dont on a le droit de s'affranchir? est-il possible d'avoir le coeur assez pervers et l'esprit assez aveuglé pour se créer ces deux obligations contradictoires: l'une, de se donner -la mort, de peur que la domination d'un maître ne nous fasse tomber dans le péché; l'autre, de vivre, afin de supporter une existence pleine à chaque heure de

1. 1Co 2,11- 2. Si 3,27 tentations, de ces mêmes tentations que l'on aurait à craindre sous la domination d'un maître, et de mille autres qui sont inséparables de notre condition mortelle? à ce compte, pourquoi perdrions-nous notre temps à enflammer le zèle des nouveaux baptisés par de vives exhortations, à leur inspirer l'amour de la pureté virginale, de la continence dans le veuvage, de la fidélité au lit conjugal, quand nous avons à leur indiquer un moyen de salut beaucoup plus sûr et à l'abri de tout péril, c'est de se donner la mort aussitôt après la rémission de leurs péchés, afin de paraître ainsi plus sains et plus purs devant Dieu? Or, s'il y a quelqu'un qui s'avise de donner un pareil conseil, je ne dirai pas: Il déraisonne je dirai: Il est fou. Comment donc serait-il permis de tenir à un homme le langage que voici: «Tuez-vous, de crainte que, vivant sous la domination d'un maître impudique, vous n'ajoutiez à vos fautes vénielles quelque plus grand péché», si c'est évidemment un crime abominable de lui dire: «Tuez-vous, aussitôt après l'absolution de vos péchés, de crainte que vous ne veniez par la suite à en commettre d'autres et de plus grands, vivant dans un monde plein de voluptés attrayantes, de cruautés furieuses, d'illusions et de terreurs». Puisqu'un tel langage serait criminel, c'est donc aussi une chose criminelle de se tuer. On ne saurait, en effet, invoquer aucun- motif qui fût plus légitime; celui-là né l'étant pas, nul ne saurait l'être.


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CHAPITRE 28

POURQUOI DIEU A PERMIS QUE LES BARBARES AIENT ATTENTÉ A LA PUDEUR DES FEMMES CHRÉTIENNES.

Ainsi donc, fidèles servantes tic Jésus-Christ, que la vie ne vous soit point à charge parce que les ennemis se sont fait un jeu de votre chasteté. Vous avez une grande et solide consolation, si votre conscience vous rend ce témoignage que vous n'avez point consenti au péché qui a été permis contre vous. Demanderez-vous pourquoi il a été permis? qu'il vous suffise de savoir que la Providence, qui a créé le monde et qui le gouverne, est profonde en ses conseils; «impénétrables sont «ses jugements et insondables ses voies 1». Toutefois descendez au fond de votre

1. Rm 11,33

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conscience, et demandez-vous sincèrement si ces dons de pureté, de continence, de chasteté n'ont pas enflé votre orgueil, si, trop charmées par les louanges des hommes, vous n'avez point envié à quelques-unes de vos compagnes ces mêmes vertus. Je n'accuse point, ne sachant rien, et je ne puis entendre la réponse de votre conscience; mais si elle est telle que je le crains, ne vous étonnez plus d'avoir perdu ce qui vous faisait espérer les empressements des hommes, et d'avoir conservé ce qui échappe à leurs regards. Si vous n'avez pas consenti au mal, c'est qu'un secours d'en haut est venu fortifier la grâce divine que vous alliez perdre, et l'opprobre subi devant les hommes a remplacé pour vous cette gloire humaine que vous risquiez de trop aimer. Ames timides, soyez deux fois consolées; d'un côté, une épreuve, de l'autre, un châtiment; une épreuve qui vous justifie, un châtiment qui vous corrige. Quant à celles d'entre vous dont la conscience ne leur reproche pas de s'être enorgueillies de posséder la pureté des vierges, la continence des veuves, la chasteté des épouses, qui, le coeur plein d'humilité 1, se sont réjouies avec crainte de posséder le don de Dieu 2,sans porter aucune envie à leurs émules en sainteté, qui dédaignant enfin l'estime des hommes, d'autant plus grande pour l'ordinaire que la vertu qui les obtient est plus rare, ont souhaité l'accroissement du nombre des saintes âmes plutôt que sa diminution qui les eût fait paraître davantage; quant à celles-là, qu'elles ne se plaignent pas d'avoir souffert la brutalité des barbares qu'elles n'accusent point Dieu de l'avoir permise, qu'elles ne doutent point de sa providence, qui laisse faire ce que nul ne commet impunément. Il est en effet certains penchants mauvais qui pèsent secrètement sur l'âme, et auxquels la justice de Dieu lâche les rênes à un certain jour pour en réserver la punition au dernier jugement. Or, qui sait si ces saintes femmes, dont la conscience est pure de tout orgueil et qui ont eu à subir dans leur corps la violence des barbares, qui sait si elles ne nourrissaient pas quelque secrète faiblesse, qui pouvait dégénérer en faste ou en superbe, au cas où, dans le désordre universel, cette humiliation leur eût été épargnée? De même que plusieurs ont été. emportés par la mort, afin que l'esprit du mal ne pervertît pas leur

1. Rm 12,16 - 2. Ps 2,11

volonté 1, ces femmes ont perdu l'honneur par la violence, afin que la prospérité ne pervertît pas leur modestie. Ainsi donc, ni celles qui étaient trop fières de leur pureté, ni celles que le malheur seul a préservées de l'orgueil, n'ont perdu la chasteté; seulement elles ont gagné l'humilité; celles-là ont été guéries d'un mal présent, celles-ci préservées d'un mal à venir.Ajoutons enfin que, parmi ces victimes de la violence des barbares, plus d'une peut-être s'était imaginée que la continence est un bien corporel que l'on conserve tant que le corps n'est pas souillé, tandis qu'elle est un bien du corps et de l'âme tout ensemble, lequel réside dans la force de la volonté, soutenue par la grâce divine, et ne peut se perdre contre le gré de son possesseur. Les voilà maintenant délivrées de ce faux préjugé; et quand leur conscience les assure du zèle dont elles ont servi Dieu, quand leur solide foi les persuade que ce Dieu ne peut abandonner qui le sert et l'invoque de tout son coeur, sachant du reste, de science certaine, combien la chasteté lui est agréable, elles doivent nécessairement conclure qu'il eût jamais permis l'outrage souffert par des âmes saintes, si cet outrage eût pu leur ravir le don qu'il leur a fait lui-même et qui les lui rend aimables, la sainteté.


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CHAPITRE XXIX

RÉPONSE QUE LES ENFANTS DU CHRIST DOIVENT FAIRE AUX INFIDÈLES, QUAND CEUX-CI LEUR REPROCHENT QUE LE CHRIST NE LES A PAS MIS A COUVERT DE LA FUREUR DES ENNEMIS.


Toute la famille du Dieu véritable et souverain a donc un solide motif de consolation établi sur un meilleur fondement que l'espérance de biens chancelants et périssables; elle doit accepter sans regret la vie temporelle elle-même, puisqu'elle s'y prépare à la vie éternelle, usant des biens de ce monde sans s'y attacher, comme fait un voyageur, et subissant les maux terrestres comme une épreuve ou un châtiment. Si on insulte à sa résignation, si on vient lui dire, aux jours d'infortune: «Où est ton Dieu 2?» qu'elle demande à son tour à ceux qui l'interrogent, où sont leurs dieux, alors qu'ils endurent ces mêmes souffrances dont la crainte est le seul principe

1. Sg 4,11 - 2. Ps 41,4
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de leur piété 1. Pour nous, enfants du Christ, nous répondrons: Notre Dieu est partout présent et tout entier partout; exempt de limites, il peut être présent en restant invisible et s'absenter sans se mouvoir. Quand ce Dieu m'afflige, c'est pour éprouver ma vertu ou pour châtier mes péchés; et en échange de maux temporels, si je les souffre avec piété, il me réserve une récompense éternelle. Mais vous, dignes à peine qu'on vous parle de vos dieux, qui êtes-vous en face du mien, «plus redoutable que tous les dieux; car tous les dieux des nations sont des démons, et le «Seigneur a fait les cieux 2?»

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CHAPITRE XXX.

CEUX QUI S'ÉLÈVENT CONTRE LA RELIGION CHRÉTIENNE NE SONT AVIDES QUE DE HONTEUSES PROSPÉRITÉS.

Si cet illustre Scipion Nasica, autrefois votre souverain Pontife, qui dans la terreur de la guerre punique fut choisi d'une voix unanime par le sénat, comme le meilleur citoyen de Rome, pour aller recevoir de Phrygie l'image de la mère des dieux 3,si ce grand homme, dont vous n'oseriez affronter l'aspect, pouvait revenir à la vie, c'est lui qui se chargerait de rabattre votre impudence. Car enfin, qu'est-ce qui vous pousse à imputer au christianisme les maux que vous souffrez? C'est le désir de trouver la sécurité dans le vice, et de vous livrer sans obstacle à tout le déréglement de vos moeurs. Si vous souhaitez la paix et l'abondance, ce n'est pas pour en user honnêtement, c'est-à-dire avec mesure, tempérance et piété, mais pour vous procurer, au prix de folles prodigalités, une variété infinie de voluptés, et répandre ainsi dans les moeurs, au milieu de la prospérité apparente, une corruption mille fois plus désastreuse que toute la cruauté des ennemis. C'est ce que craignait Scipion, votre grand pontife, et, au jugement de tout le sénat, le meilleur citoyen de Rome, quand il s'opposait à la ruine de Carthage,

1. On sait assez qu'il était d'usage dans l'ancienne république de faire de prières publiques, aux jours de grand péril; mais il est bon de rappeler ici qu'au moment où Alaric parut devant Rome, cette vieille coutume fut encore miss en pratique par le sénat romain. Voyez Sozomène, lib. 9,cap. 6; Nicéphore, Annal., lib. 13,cap. 35, et Zozime, lib. 5,cap. 41
2. Ps 95,4-5
3. C'est à Pessinonte, en Phrygie, qu'on alla chercher la statue de Cybèle. L'oracle de Delphes avait prescrit d'envoyer à sa rencontre le meilleur citoyen de Rome. Voyez Cicéron, De arusp. resp., cap. 13; Tite-Live, lib. 29,cap. 14


cette rivale de l'empire romain, et combattait l'avis contraire de Caton 1. Il prévoyait les suites d'une sécurité fatale à des âmes énervées et voulait qu'elles fussent protégées par la crainte, comme des pupilles par un tuteur. Il voyait juste, et l'événement prouva qu'il avait raison. Carthage une fois détruite, la république romaine fut délivrée sans doute d'une grande terreur; mais combien de maux naquirent successivement de cette prospérité! la concorde entre les citoyens affaiblie et détruite, bientôt des séditions sanglantes, puis, par un enchaînement de causes funestes, la guerre civile avec ses massacres, ses flots de sang, ses proscriptions, ses rapines; enfin, un tel déluge de calamités que ces Romains, qui, au temps de leur vertu, n'avaient rien à redouter que de l'ennemi, eurent beaucoup plus à souffrir, après l'avoir perdue, de la main de leurs propres concitoyens. La fureur de dominer, passion plus effrénée chez le peuple romain que tous les autres vices de notre nature, ayant triomphé dans un petit nombre de citoyens puissants, tout le reste, abattu et lassé, se courba sous le joug 2.


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CHAPITRE XXXI.

PAR QUELS DEGRÉS S'EST ACCRUE CHEZ LES ROMAINS LA PASSION DE LA DOMINATION.

Comment, en effet, cette passion se serait-elle apaisée dans ces esprits superbes, avant que de s'élever par des honneurs incessamment renouvelés jusqu'à la puissance royale? Or, pour obtenir le renouvellement de ces honneurs, la brigue était indispensable; et la brigue elle-même ne pouvait prévaloir que chez un peuple corrompu par l'avarice et la débauche. Or, comment le peuple devint-il avare et débauché? par un effet de cette prospérité dont s'alarmait si justement Scipion, quand il s'opposait avec une prévoyance admirable à la ruine de la plus redoutable et de la plus opulente ennemie de Rome. Il aurait voulu que la crainte servit de frein à la licence, que la licence comprimée arrêtât l'essor de la débauche et de l'avarice, et qu'ainsi la vertu pût croître et fleurir pour le salut de la république, et avec la vertu, la liberté! Ce fut par le même principe et dans un même

1. Voyez Plutarque, Vie de Caton l'ancien, et Tite-Live, lib. 49,epit
2. Voyez Salluste, de Bello Jugirth.., cap. 41 et sq., et Velleius Paterculus, lib. 2,init

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sentiment de patriotique prévoyance que Scipion, je parle toujours de l'illustre pontife que le sénat proclama par un choix unanime le meilleur citoyen de Rome, détourna ses collègues du dessein qu'ils avaient formé de construire un amphithéâtre. Dans un discours plein d'autorité, il leur persuada de ne pas souffrir que la mollesse des Grecs vînt corrompre la virile austérité des antiques moeurs et souiller la vertu romaine de la contagion d'une corruption étrangère. Le sénat fut si touché par cette grave éloquence qu'il défendit l'usage des siéges qu'on avait coutume de porter aux représentations scéniques. Avec quelle ardeur ce grand homme eût-il entrepris d'abolir les jeux mêmes, s'il eût osé résister à l'autorité de ce qu'il appelait des dieux! car il ne savait pas que ces prétendus dieux ne sont que de mauvais démons, ou s'il le savait, il croyait qu'on devait les apaiser plutôt que de les mépriser. La doctrine céleste n'avait pas encore été annoncée aux Gentils, pour purifier leur coeur par la foi, transformer en eux la nature humaine par une humble piété, les rendre capables des choses divines et les délivrer enfin de la domination des esprits superbes.


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CHAPITRE 32.

DE L'ÉTABLISSEMENT DES JEUX SCÉNIQUES.

Sachez donc, vous qui l'ignorez, et vous aussi qui feignez l'ignorance, n'oubliez pas, au milieu de vos murmures contre votre libérateur, que ces jeux scéniques, spectacles de turpitude, oeuvres de licence et de vanité, ont été établis à Rome, non par la corruption des hommes, muais par le commandement de vos dieux. Mieux eût valu accorder les honneurs divins à Scipion que de rendre un culte à des dieux de cette sorte, qui n'étaient certes pas meilleurs que leur pontife. Ecoutez-moi un instant avec attention, si toutefois votre esprit, longtemps enivré d'erreurs, est capable d'entendre la voix de la raison: Les dieux commandaient que l'on célébrât des jeux de théâtre pour guérir la peste des corps 1, et Scipion, pour prévenir la peste des âmes, ne voulait pas que le théâtre même fût construit. S'il vous reste encore quelque lueur d'intelligence pour préférer l'âme au corps, dites-

1. Voyez Tite-Live, lib. 7,cap.-2; Val. Max., lib. 2,cap. 4, § 2,et Tertullien, De Spectac., cap. 5


moi qui vous devez honorer, de Scipion ou de vos dieux. Au surplus, si la peste vint à cesser, ce ne fut point parce que la folle passion des jeux plus raffinés de la scène s'empara d'un peuple belliqueux qui n'avait connu jusqu'alors que les jeux du cirque; mais ces démons méchants et astucieux, prévoyant que la peste allait bientôt finir, saisirent cette occasion pour en répandre une autre beaucoup plus dangereuse et qui fait leur joie parce qu'elle s'attaque, non point au corps, mais aux moeurs. Et de fait, elle aveugla et corrompit tellement l'esprit des Romains que dans ces derniers temps (la postérité aura peine à le croire), parmi les malheureux échappés au sac de Rome et qui ont pu trouver un asile à Carthage, on en a vu plusieurs tellement possédés de cette étrange maladie qu'ils couraient chaque jour au théâtre s'enivrer follement du spectacle des histrions.


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CHAPITRE XXXIII.

LA RUINE DE ROME N'A PAS CORRIGÉ LES VICES DES ROMAINS.

Quelle est donc votre erreur, insensés, ou plutôt, quelle fureur vous transporte! Quoi! au moment où, si l'on en croit les récits des voyageurs, le désastre de Rome fait jeter un cri de douleur jusque chez les peuples de l'Orien 1, au moment où les cités les plus illustres dans les plus lointains pays font de votre malheur un deuil public, c'est alors que vous recherchez les théâtres, que vous y courez, que vous les remplissez, que vous en envenimez encore le poison. C'est cette souillure et cette perte des âmes, ce renversement de toute probité et de tout sentiment honnête que Scipion redoutait pour vous, quand il s'opposait à la construction d'un amphithéâtre, quand il prévoyait que vous pourriez aisément vous laisser corrompre par la bonne fortune, quand il ne voulait pas qu'il ne vous restât plus d'ennemis à redouter. Il n'estimait pas qu'une cité fût florissante, quand ses murailles sont debout et ses moeurs ruinées. Mais le séducteur des démons a eu plus de pouvoir sur vous que la prévoyance des sages. De là vient que vous ne voulez pas qu'on vous impute le mal que vous faites et que vous imputez

1. Les témoignages de cette douleur immense et universelle abondent dans les historiens. Voyez les lettres de saint Jérôme, notamment Epist. 16,ad Principiam, et 82,ad Marcell. Et Anapsychiam


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aux chrétiens celui que vous souffrez. Corrompus par la bonne fortune, incapables d'être corrigés par la mauvaise, vous ne cherchez pas dans la paix la tranquillité de, l'Etat, mais l'impunité de vos vices. Scipion vous souhaitait la crainte de l'ennemi pour vous retenir sur la pente de la licence, et vous, écrasés par l'ennemi, vous ne pouvez pas même contenir vos déréglements; tout l'avantage de votre calamité, vous l'avez perdu; vous êtes devenus misérables, et vous êtes restés vicieux.


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CHAPITRE XXXIV.

LA CLÉMENCE DE DIEU A ADOUCI LE DÉSASTRE DE ROME.

Et cependant si vous vivez, vous le devez à Dieu, à ce Dieu qui ne vous épargne que pour vous avertir de vous corriger et de faire pénitence, à ce Dieu qui a permis que malgré votre ingratitude vous ayez évité la fureur des ennemis, soit en vous couvrant du nom de ses serviteurs, soit en vous réfugiant dans les églises de ses martyrs.On dit que Rémus et Romulus, pour peupler leur ville, établirent un asile où les plus grands criminels étaient assurés de l'impunité 1. Exemple remarquable et qui s'est renouvelé de nos jours à l'honneur du Christ! Ce qu'avaient ordonné les fondateurs de Rome, ses destructeurs l'ont également ordonné. Mais quelle merveille que ceux-là aient fait pour augmenter le nombre de leurs citoyens ce que ceux-ci ont fait pour augmenter le nombre de leurs ennemis?



Augustin, Cité de Dieu 122