Augustin, Cité de Dieu 606

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CHAPITRE VI.

DE LA THEOLOGIE MYTHIQUE OU FABULEUSE ET DE LA THEOLOGIE CIVILE, CONTRE VARRON

O Marcus Varron! tu es le plus pénétrant et (123) sans aucun doute le plus savant des hommes, mais tu n'es qu'un homme, tu n'es pas Dieu, et même il t'a manqué d'être élevé par l'Esprit de Dieu à ce degré de lumière et de liberté qui rend capable de connaître et d'annoncer les choses divines; tu vois clairement qu'il faut séparer ces grands objets d'avec les folies et les mensonges des hommes; mais tu crains de heurter les fausses opinions du peuple et les superstitions autorisées par la coutume; et cependant, quand tu examines de près ces vieilles croyances, tu reconnais à chaque page et tu laisses partout éclater combien elles te paraissent contraires à la nature des dieux, même de ces dieux imaginaires tels que se les figure, parmi les éléments du monde, la faiblesse de l'esprit humain. Que fait donc ici le génie de l'homme et même le génie le plus excellent? A quoi te sert, Varron, toute cette science si variée et si profonde pour sortir de l'inévitable alternative où tu es placé? tu voudrais adorer les dieux de la nature et tu es contraint d'adorer ceux de la cité! Tu as rencontré, à la vérité, d'autres dieux, les dieux de la fable, sur lesquels tu décharges librement ta réprobation; mais tous les coups que tu leur portes retombent sur les dieux de la politique. Tu dis, en effet, que les dieux fabuleux conviennent au théâtre, les dieux naturels au monde et les dieux civils à l'Etat; or, le monde n'est-il pas une oeuvre divine, tandis que le théâtre et l'Etat sont des oeuvres humaines; et les dieux dont on rit au théâtre ou à qui l'on consacre des jeux, sont-ils d'autres dieux que ceux qu'on adore dans les temples de l'Etat et à qui on offre des sacrifices? Combien il eût été plus sincère et même plus habile de diviser les dieux en deux classes, les dieux naturels et les dieux d'institution humaine, en ajoutant, quant à ceux-ci, que si les poètes et les prêtres n'en parlent pas de la même manière, il y ace point commun entre eux que ce qu'ils en disent est également faux et par conséquent également agréable aux démons, ennemis de la vérité!Laissons donc un moment de côté la théologie physique ou naturelle, et dis-moi s'il te semble raisonnable de solliciter et d'attendre la vie éternelle de ces dieux de théâtre et de comédie? Le vrai Dieu nous garde d'une si monstrueuse et si sacrilége pensée! Quoi! nous demanderions la vie éternelle à des diem qui se plaisent au spectacle de leurs crimes, cl qu'on ne peut apaiser que par ces infamies!Non, personne ne poussera le délire jusqu'à se jeter dans cet abîme d'impiété. La vie éternelle ne peut donc s'obtenir ni par la théologie fabuleuse ni par la théologie civile. L'une, en effet, imagine des fictions honteuses et l'autre les protège; l'une sème, l'autre moissonne; l'une souille les choses divines par les crimes qu'elle invente à plaisir, l'autre met au rang des choses divines les jeux où ces crimes sont représentés; l'une célèbre en vers les fictions abominables des hommes, l'autre les consacre aux dieux mêmes par des fêtes solennelles; l'une chante les infamies des dieux et l'autre s'y complaît; l'une les dévoile ou les invente, l'autre les atteste pour vraies, ou, quoique fausses, y prend plaisir; toutes deux impures, toutes deux détestables, la théologie effrontée du théâtre étale son impudicité, et la théologie élégante de la cité se pare de cet étalage. Encore une fois, ira-t-on demander la vie éternelle à une théologie qui souille cette courte et passagère vie? ou, tout en avouant que la compagnie des méchants souille la vie temporelle par la contagion de leurs exemples, soutiendra-t-on que la société des démons, à qui l'on fait un culte de leurs propres crimes, n'a rien de contagieux ni de corrupteur? Si ces crimes sont vrais, que de malice dans les démons! s'ils sont faux, que de malice dans ceux qui les adorent!Mais peut-être ceux qui ne sont point versés dans ces matières s'imagineront-ils que c'est seulement dans les poètes et sur le théâtre que la majesté divine est profanée par des fictions et des représentations abominables ou ridicules, et que les mystères où président, non des histrions, mais des prêtres, sont purs de ces turpitudes. Si cela était, on n'eût jamaispensé qu'il fallût faire des infamies du théâtre des cérémonies honorables aux dieux, et jamais les dieux n'eussent demandé de tels honneurs. .Ce qui fait qu'on ne rougit point de les honorer ainsi sur la scène, c'est qu'on n'en rougit pas dans les temples. Aussi, quand Varron s'efforce de distinguer la théologie civile de la fabuleuse et de la naturelle, comme une troisième espèce, il donne pourtant assez à entendre qu'elle est plutôt mêlée de l'une et de l'autre que véritablement distincte de toutes deux. Il dit en effet que les fictions des poètes sont indignes de la croyance des peuples, et que les systèmes des philosophes sont au-dessus de leur portée. «Et cependant», (124) ajoute-t-il, «malgré la divergence de la théologie des poëtes et de celle des philosophes, on a beaucoup pris à l'une et à l'autre pour composer la théologie civile. C'est pourquoi, en traitant de celle-ci, nous indiquerons ce qu'elle a de commun avec la théologie des poètes, quoiqu'elle doive garder un lien plus intime avec la théologie des philosophes». La théologie civile n'est donc pas sans rapport avec la théologie des poètes. Il dit ailleurs, j'en conviens, que dans les généalogies des dieux, les peuples ont consulté beaucoup plus les poètes que les philosophes; mais c'est qu'il parle tantôt de ce qu'on doit faire, et tantôt de ce qu'on fait. Il ajoute que les philosophes ont écrit pour être utiles et les poëtes pour être agréables. Par conséquent, ce que les poètes ont écrit, ce que les peuples ne doivent point imiter, ce sont les crimes des dieux, et cependant c'est à quoi les peuples et les dieux prennent plaisir; car c'est pour faire plaisir et non pour être utiles que les poètes écrivent, de son propre aveu, ce qui ne les empêche pas d'écrire les fictions que les dieux réclament des peuples et que les peuples consacrent aux dieux.


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CHAPITRE VII.

IL Y A RESSEMBLANCE ET ACCORD ENTRE LA THÉOLOGIE MYTHIQUE ET LA THÉOLOGIE CIVILE.

Il est donc vrai que la théologie mythique, cette théologie de théâtre, toute pleine de turpitudes et d'indignités, se ramène à la théologie civile, de sorte que celle des deux qu'on réprouve et qu'on rejette n'est qu'une partie de celle qu'on juge digne d'être cultivée et pratiquée. Et quand je dis une partie, je n'entends pas une partie jointe à l'ensemble par un lien artificiel et comme attachée de force; j'entends une partie homogène unie à toutes les autres comme le membre d'un même corps. Voyez, en effet, les statues des dieux dans les temples; que signifient leurs figures, leur âge, leur sexe, leurs ornements, sinon ce qu'en disent les poètes? Si les poètes ont un Jupiter barbu et un Mercure sans barbe, les pontifes ne les ont-ils pas de même? Priape a-t-il des formes plus obscènes chez les histrions que chez les prêtres, et n'est-il pas, dans les temples où on adore l'image de sa personne, ce qu'il est sur le théâtre où on rit du spectacle de ses mouvements? Saturne n'est-il pas vieux et Apollon jeune sur les autels comme sur la scène? Pourquoi Forculus, qui préside aux portes, et Limentinus, qui préside au seuil, sont-ils mâles, tandis que Cardéa, qui veille sur les gonds, est femelle 1? N'est-ce pas dans les livres des choses divines qu'on lit tous ces détails que la gravité des poètes n'a pas jugé dignes de leurs chants? N'y a-t-il que la Diane des théâtres qui soit armée, et celle des temples est-elle vêtue en simple jeune fille? Apollon n'est-il joueur de lyre que sur la scène, et à Delphes ne l'est-il plus? Mais tout cela est encore honnête en comparaison du reste, Car Jupiter lui-même, quelle idée s'en sont faite ceux qui ont placé sa nourrice 2 au Capitole? n'ont-ils pas de la sorte confirmé le sentiment d'Évhémère 3,qui a soutenu, eu historien exact et non en mythologue bavard, que tous les dieux ont été originairement des hommes? Et de même ceux qui ont donné à Jupiter des dieux pour commensaux et pour parasites, n'ont-il pas tourné le culte des dieux en bouffonnerie? Supposez qu'un bouffon s'avise de dire que Jupiter a des parasites à sa table, on croira qu'il veut égayer le public. Eh bien! c'est Varron qui dit cela, et Varron ne veut pas faire rire aux dépens des dieux, il veut les rendre respectables; Varron ne parle pas des choses humaines, mais des choses divines, et ce dont il est question ce n'est pas le théâtre et ses jeux, c'est le Capitole et ses droits. Aussi bien la force de la vérité contraint Varron d'avouer que le peuple, ayant donné aux dieux la forme humaine, a été con(luit à se persuader qu'ils étaient sensibles aux plaisirs de l'homme.D'un autre côté, les esprits du mal ne manquaient pas à leur rôle et avaient soin de confirmer par leurs prestiges ces pernicieuses superstitions. C'est ainsi qu'un gardien du temple d'Hercule, étant un jour de loisir et désoeuvré, se mit à jouer aux dés tout seul, d'une main pour Hercule et de l'autre pour lui, avec cette condition que s'il gagnait, il se donnerait un souper et une maîtresse aux dépens du temple, et que si la chance tournait du côté d'Hercule, il le régalerait du souper et de la maîtresse à ses dépens. Ce fut Hercule qui gagna, et le gardien, fidèle à sa promesse,

1. Voyez plus haut, livre 4,chap. 9
2. La chèvre Amalthée
3. Evhémère, de Messine ou de Messène, florissait vers 314 avant Jésus-Christ. Il avait exposé sa théorie de l'origine des dieux dans un ouvrage intitulé Histoire sacrée, dont il ne reste rien, si ce n'est quelques fragmente de la traduction latine qu'en avait faite Ennius

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lui offrit le souper convenu et la fameuse courtisane Larentina. Or, celle-ci, s'étant endormie dans le temple, se vit en songe entre les bras du dieu, qui lui dit que le premier jeune homme qu'elle rencontrerait en sortant lui payerait la dette d'Hercule. Et en effet elle rencontra un jeune homme fort riche nommé Tarutius qui, après avoir vécu fort longtemps avec-elle, mourut en lui laissant tous ses biens. Maîtresse d'une grande fortune, Larentina, pour ne pas être ingrate envers le ciel, institua le peuple romain son héritier; puis elle disparut, et on trouva son testament, en faveur duquel on lui décerna les honneurs divins 1.Si les poëtes imaginaient de pareilles aventures et si les comédiens les représentaient, on ne manquerait pas de dire qu'elles appartiennent à la théologie mythique et n'ont rien à démêler avec la gravité de la théologie civile. Mais lorsqu'un auteur si célèbre rapporte ces infamies, non comme des fictions de poètes, mais comme la religion des peuples, non comme des bouffonneries de théâtre et de comédiens, mais comme les mystères sacrés du temple; quand, en un mot, il les rapporte, non à la théologie fabuleuse, mais à la théologie civile, je dis alors que ce n'est pas sans raison que les histrions représentent sur la scène les turpitudes des dieux, mais que c'est sans raison que les prêtres veulent donner aux dieux dans leurs mystères une honnêteté qu'ils n'ont pas. Quels mystères, dira-t-on? Je parle des mystères de Junon, qui se célèbrent dans son île chérie de Samos, où elle épousa Jupiter; je parle des mystères de Cérès, cherchant Proserpine enlevée par Pluton; je parle des mystères de Vénus, où l'on pleure la mort du bel Adonis, son amant, tué par un sanglier; je parle enfin des mystères de la mère des dieux, où des eunuques, nommés Galles, déplorent dans leur propre infortune celle du charmant Atys, dont la déesse était éprise et qu'elle mutila par jalousie 2. En vérité, le théâtre a-t-il rien de plus obscène? et s'il en est ainsi, de quel droit vient-on nous dire que les fictions des poètes conviennent à la scène, et qu'il faut les séparer de la théologie civile

1. Saint Augustin s'appuie probablement ici sur le passage, aujourd'hui perdu, de Varron (De ling, lat., lib 6,§ 23), où il était question des fêtes appelées Larentinalia. Voyez Plutarque, Quoest. Rom., qu. 35; et Lactance, Instit., lib. 1,cap. 20
2. Il s'agit ici des mystères de Cybèle, déesse d'origine phrygienne, dont les prêtres s'appelaient Galles, du nom d'un fleuve de Phrygie, suivant Pline, lib. 5,cap. 22. Voyez Ovide, Fastes, liv. 4,vers 364 et suiv.; et plus bas saint Augustin, livre 7,ch. 25 et 26

qui convient à l'Etat, comme on sépare ce qui est impur et honteux de ce qui est honnête et pur? Il faudrait plutôt remercier les comédiens d'avoir épargné la pudeur publique en ne dévoilant pas sur le théâtre toutes les impuretés que cachent les temples. Que penser de bon des mystères qui s'accomplissent dans les ténèbres, quand les spectacles étalés au grand jour sont si détestables? Au surplus, ce qui se pratique dans l'ombre par le ministère de ces hommes mous et mutilés, nos adversaires le savent mieux que nous; mais ce qu'ils n'ont pu laisser dans l'ombre, c'est la honteuse corruption de leurs misérables eunuques. Qu'ils persuadent à qui voudra qu'on fait des oeuvres saintes avec de tels instruments; car enfin ils ont mis les eunuques au nombre des institutions qui se rapportent à la sainteté. Pour nous, nous ne savons pas quelles sont les oeuvres des mystères, mais nous savons quels en sont les ouvriers; nous savons aussi ce qui se fait sur la scène, où jamais pourtant eunuque n'a paru, même dans le choeur des courtisanes, bien que les comédiens soient réputés infâmeset que leur profession ne passe pas pour compatible avec l'honnêteté. Que faut-il donc penser de ces mystères où la religion choisit pour ministres des hommes que l'obscénité duthéâtre ne peut accueillir?


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CHAPITRE VIII.

DES INTERPRÉTATIONS EMPRUNTÉES A LA SCIENCE DE LA NATURE PAR LES DOCTEURS DU PAGANISME, POUR JUSTIFIER LA CROYANCE AUX FAUX DIEUX.

Mais, dit-on, toutes ces fables ont un sens caché et des explications fondées sur la science de la nature, ou, pour prendre leur langage, des explications physiologiques 1. Comme s'il s'agissait ici de physiologie et non de théologie, de la nature et non de Dieu! Et sans doute, le vrai Dieu est Dieu par nature et non par opinion, mais il ne s'ensuit pas que toute nature soit Dieu; car l'homme, la bête, l'arbre, la pierre ont une nature, et Dieu n'est rien de tout cela 2. A ne parler en ce moment que des mystères de la mère des dieux, si le fond de ce système d'interprétation se réduit à prétendre que la mère des dieux est le symbole

1. Allusion évidente aux stoïciens qui ramenaient la mythologie à leur physiologie, c'est-à-dire à leur théologie générale de la nature
2. Pour entendre ici saint Augustin, il faut se souvenir que les stoïciens identifiaient la nature et Dieu leur physiologie était panthéiste

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de la terre, qu'avons-nous besoin d'une plus longue discussion? Est-il possible de donner plus ouvertement raison à ceux qui veulent que tous les dieux du paganisme aient été des hommes? N'est-ce pas dire que les dieux sont fils de la terre, que la terre est la mère des dieux? Or, dans la vraie théologie, la terre n'est pas la mère de Dieu, elle est son ouvrage. Mais qu'ils interprètent leurs mystères comme il leur plaira, ils auront beau vouloir les ramener à la nature des choses, il ne sera jamais dans la nature que des hommes servent des femmes; et ce crime, cette maladie, cette honte sera toujours une chose contre nature. Cela est si vrai qu'on arrache avec peine par les tortures aux hommes les plus vicieux l'aveu d'une prostitution dont on fait profession dans les mystères. Et d'ailleurs, si on excuse ces turpitudes, plus détestables encore que celles du théâtre, sous prétexte qu'elles sont des symboles de la nature, pourquoi ne pas excuser également les fictions des poètes? car on leur a appliqué le même système d'interprétation, et, pour ne parler que de la plus monstrueuse et la plus exécrable de ces fictions, celle de Saturne dévorant ses enfants, n'a-t-on pas soutenu que cela devait s'entendre du temps, qui dévore tout ce qu'il enfante, ou, selon Varron, des semences qui retombent sur la terre d'où elles sont sorties 1? Et cependant on donne à cette théologie le nom de fabuleuse, et malgré les interprétations les plus belles du monde, on la condamne, on la réprouve, on la répudie, et on prétend la séparer, non-seulement de la théologie physique, mais aussi de la théologie civile, de la théologie des cités et des peuples, sous prétexte que ses fictions sont indignes de la nature des dieux. Qu'est-ce à dire, sinon que les habiles et savants hommes qui ont écrit sur ces matières réprouvaient également du fond de leur âme la théologie fabuleuse et la théologie civile? mais ils osaient dire leur pensée sur la première et n'osaient pas la dire sur l'autre. C'est pourquoi, après avoir livré à la critique la théologie fabuleuse, ils ont laissé voir que la théologie civile lui ressemble parfaitement; de telle sorte qu'au lieu de préférer celle-ci à celle-là, on les rejetât toutes deux; et ainsi, sans effrayer ceux qui craignaient de nuire à

1. Selon Varron, Saturne vient de satus, semences. Voyez De lingua lat., lib. 5,§ 64. Comp. Cicéron, De nat. deor., lib. 2,cap. 25; lib. 3,cap. 24

la théologie civile, on conduisait insensiblement les meilleurs esprits à substituer la théologie des philosophes à toutes les autres. En effet, la théologie civile et la théologie fabuleuse sont également fabuleuses et également civiles; toutes deux fabuleuses, si l'on regarde avec attention les folies et les obscénités de l'une et de l'autre; toutes deux civiles, si l'on considère que les jeux scéniques, qui sont du domaine de la théologie fabuleuse, font partie des fêtes des dieux et de la religion de l'Etat. Comment se fait-il donc qu'on vienne attribuer le pouvoir de donner la vie éternelle à ces dieux convaincus, par leurs statues et par leurs mystères, d'être semblables aux divinités ouvertement répudiées de la fable, et d'en avoir la figure, l'âge, le sexe, le vêtement, les mariages, les générations et les cérémonies: toutes choses qui prouvent que ces dieux ont été des hommes à qui l'on a consacré des fêtes et des mystères par l'instigation des démons, selon les accidents de leur vie et de leur mort, ou du moins que ces esprits immondes n'ont manqué aucune occasion d'insinuer dans les esprits leurs tromperies et leurs erreurs.


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CHAPITRE IX.

DES ATTRIBUTIONS PARTICULIÈRES DE CHAQUE DIEU.

Que dire de ces attributions partagées entre les dieux d'une façon si minutieuse et si mesquine, et dont nous avons déjà tant parlé sans avoir épuisé la matière? Tout cela n'est-il pas plus propre à exciter les bouffonneries d'un comédien qu'à donner une idée de la majesté divine? Si quelqu'un s'avisait de donner deux nourrices à un enfant, l'une pour le faire manger et l'autre pour le faire boire, à l'exemple des théologiens qui ont employé deux déesses pour ce double office, Educa et Potina, ne le prendrait-on pas pour un fou qui joue chez lui une espèce de comédie? On nous dit encore que le nom de Liber vient de ce que, dans l'union des sexes, ce dieu aide les mâles à se délivrer de leur semence, et que le nom de Libera, déesse qu'on identifie avec Vénus, a une origine analogue, parce qu'on croit que les femelles ont aussi une semence à répandre, et c'est pour cela que dans le temple on offre à Liber les parties sexuelles de l'homme et à Libera celle de la femme 1. Ils ajoutent qu'on

1. Cicéron et Plutarque expliquent autrement les noms de Liber et de Libera. Voyez Cicéron, De nat. deor., lib. n, cap. 24; et Plutarque, Quoest. Rom., qu. 104. Voyez aussi Sénèque, De Benef., IV., cap. 8; et Arnobe, Contra gent., lib. 5,p. 167 et seq


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assigne à Liber les femmes et le vin, parce que c'est Liber qui excite les désirs. De là les incroyables fureurs des bacchanales, et Varron lui-même avoue que les bacchantes ne peuvent faire ce qu'elles font sans avoir l'esprit troublé. Aussi le sénat, devenu plus sage, vit cette fête de mauvais oeil et l'abolit 1. Peut-être en cette rencontre finit-on par reconnaître ce que peuvent les esprits immondes sur les moeurs des hommes, quand on les adore comme des dieux. Quoi qu'il en soit, il est certain que l'on n'oserait rien faire de pareil sur les théâtres. On y joue, il est vrai, mais on n'y est pas ivre de fureur, encore que ce soit une sorte de fureur de reconnaître pour des divinités des esprits qui se plaisent à de pareils jeux.Mais de quel droit Varron prétend-il établir une différence entre les hommes religieux et les superstitieux, sous prétexte que ceux-ci redoutent les dieux comme des ennemis, au lieu que ceux-là les honorent comme des pères, persuadés que leur bonté est si grande qu'il leur en coûte moins de pardonner à un coupable que de punir un innocent? Cette belle distinction n'empêche pas Varron de remarquer qu'on assigne trois dieux à la garde des accouchées, de peur que Sylvain ne vienne les tourmenter la nuit; pour figurer ces trois dieux, trois hommes font la ronde autour du logis, frappent d'abord le seuil de la porte avec une cognée, le heurtent ensuite avec un pilon, puis enfin le nettoient avec un balai, ces trois emblèmes de l'agriculture ayant pour effet d'empêcher Sylvain d'entrer; car c'est le fer qui taille et coupe les arbres, c'est le pilon qui tire du blé la farine, et c'est le balai qui sert à amonceler les grains; et de là tirent leurs noms: la déesse Intercidona, de l'incision faite par la cognée; Pilumnus, du pilon; Deverra, du balai; en tout trois divinités occupées à préserver les accouchées des violences de Sylvain. Ainsi la protection des divinités bienfaisantes ne peut prévaloir contre la brutalité d'un dieu malfaisant qu'à condition d'être trois contre un, et d'opposer à ce dieu âpre, sauvage et inculte comme les bois où il habite, les emblèmes de culture qui lui répugnent et le font fuir. Oh! l'admirable innocence! Oh! la parfaite concorde des dieux!

1. Voyez Tite-Live, lib. 39,cap. 17, 18

En vérité sont-ce là les dieux qui protégent les villes ou les jouets ridicules dont le théâtre se divertit?Que le dieu Jugatinus préside à l'union des sexes, je le veux bien; mais il faut conduire l'épousée au toit conjugal, et voici le dieu Domiducus; il faut l'y installer, voici le dieu Domitius; et pour la retenir près de son mari, on appelle encore la déesse Manturna. N'est-ce point assez? épargnez, de grâce, la pudeur humaine! laissez faire le reste dans le secret, à l'ardeur de la chair et du sang. Pourquoi, quand les paranymphes eux-mêmes se retirent, remplir la chambre nuptiale d'une foule de divinités? Est-ce pour que l'idée de leur présence rende les époux plus retenus? non; c'est pour aider une jeune fille, faible et tremblante, à faire le sacrifice de sa virginité. Voici en effet la déesse Virginiensis qui arrive avec le père Subigus, la mère Prèma, la déesse Pertunda, Vénus et Priape 1. Qu'est-ce à dire? s'il fallait absolument que les dieux vinssent en aide à la besogne du mari, un seul dieu ne suffisait-il pas, ou même une seule déesse? n'était-ce pas assez de Vénus, puisque c'est elle dont la puissance est, dit-on, nécessaire pour qu'une femme cesse d'être vierge? S'il reste aux hommes une pudeur que n'ont pas les dieux, les mariés, à la seule pensée de tous ces dieux et de toutes ces déesses qui viennent les aider à l'ouvrage, n'éprouveront-ils pas une confusion qui dimninuera l'ardeur d'un des époux et accroîtra la résistance de l'autre? D'ailleurs, si la déesse Virginiensis est là pour dénouer la ceinture de l'épousée, le dieu Subigus pour la mettre aux bras du mari, la déesse Préma pour la maîtriser et l'empêcher de se débattre, à quoi bon encore la déesse Pertunda? Qu'elle rougisse, qu'elle sorte, qu'elle laisse quelque chose à faire au mari; car il est inconvenant qu'un autre que lui s'acquitte de cet office. Aussi bien, si l'on souffre sa présence, c'est sans doute qu'elle est déesse; car si elle était divinité mâle, si elle était le dieu Pertundus, le mari alors, pour sauver l'honneur de sa femme, aurait plus de sujet d'appeler au secours contre lui, que les accouchées contre Sylvain. Mais que dire d'une autre divinité, cette fois trop mâle, de Priape, qui reçoit la nouvelle épousée

1. Rapprochez la description de saint Augustin de celle de Tertullien, Adv. Nat., lib. 2,cap. 11. Voyez aussi Arnobe, Contr. Gent., lib. 4,p. 124; et Lactance, Inst.., lib. 1,cap. 20

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sur ses genoux obscènes et monstrueux, suivant la très décente et très pieuse coutume des matrones? Nos adversaires ont beau jeu après cela d'épuiser les subtilités pour distinguer la théologie civile de la théologie fabuleuse, la cité du théâtre, les temples de la scène, les mystères sacerdotaux des fictions poétiques, comme on distinguerait l'honnêteté de la turpitude, la vérité du mensonge, la gravité du badinage, le sérieux du bouffon, ce qu'on doit rechercher de ce qu'on doit fuir. Nous devinons leur pensée; ils ne doutent pas au fond de l'âme que la théologie du théâtre et de la fable ne dépende de la théologie civile, et que les fictions des poètes ne soient un miroir fidèle de la théologie civile vient se réfléchir? Que font-ils donc? n'osant condamner l'original, ils se donnent carrière à réprouver son image, afin que les lecteurs intelligents détestent à la fois le portrait et l'original. Les dieux, au surplus, trouvent le miroir si fidèle qu'ils se plaisent à s'y regarder, et qui voudra bien les connaître devra étudier à la fois la théologie civile où sont les originaux, et la théologie fabuleuse où sont les copies. C'est pour cela que les dieux ont forcé leurs adorateurs, sous de terribles menaces, à leur dédier les infamies de la théologie fabuleuse, à les solemniser en leur honneur et à les mettre au rang des choses divines; par où ils ont laissé voir clairement qu'ils ne sont que des esprits impurs, et qu'en faisant d'une théologie livrée au mépris une dépendance et un membre de la théologie respectée, ils ont voulu rendre les pontifes complices des trompeuses fictions des poëtes. De savoir maintenant si la théologie païenne comprend encore une troisième partie, c'est une autre question; il me suffit, je pense, d'avoir montré, en suivant la division de Varron, que la théologie du théâtre et la théologie de la cité sont une seule et même théologie, et puisqu'elles sont toutes deux également honteuses, également absurdes, également pleines d'erreurs et d'indignités, il s'ensuit que toutes les personnes pieuses doivent se garder d'attendre de celle-ci ou de celle-là la vie éternelle.Enfin, Varron lui-même, dans son dénombrement des dieux, part du moment où l'homme est conçu: il met en tête Janus, et, parcourant la longue suite des divinités qui prennent soin de l'homme jusqu'à la plus extrême vieillesse, il termine cette série par la déesse Naenia, c'est-à-dire par l'hymne qu'on chante aux funérailles des vieillards. Il énumère ensuite d'autres divinités dont l'emploi ne se rapporte pas directement à l'homme, mais aux choses dont il fait usage, comme le vivre, le vêtement et les autres objets nécessaires à la vie; or, dans la revue scrupuleuse où il marque la fonction propre de chaque dieu et l'objet particulier pour lequel il faut s'adresser à lui, nous ne voyons aucune divinité qui soit indiquée ou nommée comme celle à qui l'on doit demander la vie éternelle, l'unique objet pour lequel nous sommes chrétiens. Il faudrait donc avoir l'esprit singulièrement dépourvu de clairvoyance pour ne pas comprendre que, quand Varron développe et met au grand jour avec tant de soin la théologie civile, quand il fait voir sa ressemblance avec la théologie fabuleuse, et donne enfin assez clairement à entendre que cette théologie, si méprisable et si décriée, est une partie de la théologie civile, son dessein est d'insinuer aux esprits éclairés qu'il faut les rejeter toutes deux et s'en tenir à la théologie naturelle, à la théologie des philosophes, dont nous parlerons ailleurs plus amplement au lieu convenable et avec l'assistance de Dieu.


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CHAPITRE X.

DE LA LIBERTÉ D'ESPRIT DE SÉNÈQUE, QUI S'EST ÉLEVÉ AVEC PLUS DE FORCE CONTRE LA THÉOLOGIE CIVILE QUE VARRON CONTRE LA THÉOLOGIE FABULEUSE.

Mais si Varron n'a pas osé répudier ouvertement la théologie civile, quelque peu différente qu'elle soit de la théologie scénique, cette liberté d'esprit n'a pas manqué à Sénèque, qui florissait au temps des Apôtres, comme l'attestent certains documents 1. Timide dans sa conduite, ce philosophe ne l'a pas été dans ses écrits. En effet, dans le livre qu'il a publié contre les superstitions 2,il critique la théologie civile avec plus de force et d'étendue que Varron n'avait fait de la théologie fabuleuse. Parlant des statues des dieux: «On

1. Que Sénèque ait vécu au temps des Apôtres, ce n'est pas matière à conjecture; c'est un fait connu et certain, pour saint Augustin comme pour nous. Il est donc probable que les documenta dont il est question ici sont les prétendues lettres de Sénèque à saint Paul. Nous voyons, par un autre passage de saint Augustin (Epist., 153, n. 14), qu'il ne doutait pas de l'authenticité de ces lettres, restées suspectes à la critique
2. Cet ouvrage de Sénèque, mentionné aussi par Tertullien dans son Apologétique, ch. 12, n'est pas parvenu jusqu'à nous

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fait servir, dit-il, une matière vile et insensible à représenter la majesté inviolable des dieux immortels; on nous les montre sous la figure d'hommes, de bêtes, de poissons; on ose même leur donner des corps à double sexe, et ces objets, qui seraient des monstres s'ils étaient animés, on les appelle des dieux!» lien vient ensuite à la théologie naturelle, et après avoir rapporté les opinions de quelques philosophes, il se fait l'objection que voici: «Quelqu'un dira: me fera-t-on croire que le ciel et la terre sont des dieux, qu'il y a des dieux au-dessus de la lune et d'autres au dessous?Et comment écouter patiemment Platon et Straton le Péripatéticien, l'un qui fait Dieu sans corps, l'autre qui le fait sans âme?» A quoi Sénèque répond: «Trouvez- vous mieux votre compte dans les institutions de Titius Tatius ou de Romulus ou de Tullus Hostilins? Titus Tatius a élevé des autels à la déesse Cloacina et Romulus aux dieux Picus et Tibérinus; Hostilius a divinisé la Peur et la Pâleur, qui ne sont autre chose que de violentes passions de l'homme, celle-là un mouvement de l'âme interdite, celle-ci un mouvement du corps, pas même une maladie, une simple altération du visage» . Aimez-vous mieux, demande Sénèque, croire à de telles divinités, et leur donnerez-vous une place dans le ciel? Mais il faut voir avec quelle liberté il parle de ces mystères aussi cruels que scandaleux: «L'un, dit-il, se re tranche les organes de la virilité; l'autre se fait aux bras des incisions. Comment craindre la colère d'une divinité quand on se la rend propice par de telles infamies? Si les dieux veulent un culte de cette espèce, ils n'en méritent aucun. Quel délire, quelle aveugle fureur de s'imaginer qu'on fléchira les dieux par des actes qui répugneraient à la cruauté des hommes! Les tyrans, dont la férocité traditionnelle a servi de sujet aux tragédies, ont fait déchirer les mamelles de leurs victimes; ils ne les ont pas obligées de se déchirer de leurs propres mains. 0na mutilé des malheureux pour les faire servir aux voluptés des rois; mais il n'a jamais été commandé à un esclave de se mutiler lui-même. Ces insensés, au-contraire, se déchirent le corps au milieu des temples, et leur prière aux dieux, ce sont des blessures et du sang. Examinez à loisir ce qu'ils font et ce qu'ils souffrent, vous verrez des actes si indignes de personnes d'honneur, d'hommes libres, d'esprits sains, que vous croiriez avoir affaire à une folie furieuse, si les fous n'étaient pas en si grand nombre. Leur multitude est la seule caution de leur bon sens»Sénèque rappelle ensuite avec le même courage ce qui se passe en plein Capitole, et, en vérité, de pareilles choses, si elles ne sont pas une folie, ne peuvent être qu'une dérision. En effet, dans les mystères d'Egypte, on pleure Osiris perdu, puis on se réjouit de l'avoir retrouvé et sans avoir, après tout, rien retrouvé ni perdu, on fait paraître la même joie et lamême douleur que si tout cela était le plus vrai du monde: «Toutefois, dit Sénèque, cette
fureur a une durée limitée; on peut être fou une fois l'an; mais montez au Capitole, vous
rougirez des extravagances qui s'y commettent et de l'audace avec laquelle la folie s'étale en
public. L'un montre à Jupiter les dieux qui viennent le saluer, l'autre lui annonce l'heure qu'il est; celui-ci fait l'office d'huissier, celui-là joue le rôle de parfumeur et agite ses bras
comme s'il répandait des essences. Junon et Minerve ont leurs dévotes, qui, sans se tenir
près de leurs statues et même sans venir dans leurs temples, ne laissent pas de remuer les
doigts à leur intention, en imitant les mouvements des coiffeuses. il y en a qui tiennent le
miroir; d'autres prient les dieux de s'intéresser à leurs procès et d'assister aux plaidoiries; tel autre leur présente un placet ou leur explique son affaire. Un ancien comédien en chef, vieillard décrépit, jouait chaque jour ses rôles au Capitole, comme si un acteur abandonné des hommes était encore assez bon pour les dieux. Enfin, il se trouve là toute une troupe d'artisans de toute espèce qui travaille pour les dieux immortels». Un peu après,Sénèque ajoute encore: «Toutefois, si ces sortes de gens rendent à la divinité des services inutiles, du moins ne lui en rendent-ils pas de honteux. Mais il y a des femmes qui viennent s'asseoir au Capitole, persuadées que Jupiter est amoureux d'elles, et Junon elle-même, fort colérique déesse, à ce qu'assurent les poëtes, Junon ne leur fait pas peur».Varron ne s'est pas expliqué avec cette liberté; il n'a eu de courage que pour réprouver la théologie fabuleuse, laissant à Sénèque l'honneur de battre en brèche la théologie

1. Voyez encore dans Sénèque la lettre XCV

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civile. A vrai dire pourtant, les temples où se font ces turpitudes sont plus détestables encoreque les théâtres, où on se contente de les figurer. C'est pourquoi Sénèque veut que le sage, en matière de théologie civile, se contente de cette adhésion tout extérieure qui n'engage pas les sentiments du coeur. Voici ses propres paroles: «Le sage observera toutes ces pratiques comme ordonnées par les lois et non comme agréables aux dieux». Et quelques lignes plus bas: «Que dirai-je des alliances que nous formons entre les dieux, où la bienséance même n'est pas observée, puisqu'on y marie le frère avec la soeur? Nous donnons Bellone à Mars, Vénus à Vulcain, Salacie à Neptune. Nous laissons d'autres divinités dans le célibat, faute sans doute d'un parti sortable; et cependant les veuves ne manquent pas, comme Populonia,
Fulgora, Rumina, qui ne doivent pas, j'en conviens, trouver aisément des maris. Il faudra donc se résigner à adorer cette ignoble troupe de divinités, qu'une longue superstition n'a cessé de grossir; mais nous n'ou huerons pas que si nous leur rendons un culte, c'est pour obéir à la coutume plutôt qu'à la vérité n. Sénèque avoue donc que ni les lois ni la coutume n'avaient rien institué dans la théologie civile qui fût agréable aux dieux ou conforme à la vérité; mais, bien que la philosophie eût presque affranchi son âme, il ne laissait pas d'honorer ce qu'il censurait, de faire ce qu'il désapprouvait, d'adorer ce qu'il avait en mépris, et cela parce qu'il était membre du sénat romain. La philosophie lui avait appris à ne pas être superstitieux devant la nature, mais les lois et la coutume le tenaient asservi devant la société; il ne montait pas sur le théâtre, mais il imitait les comédiens dans les temples: d'autant plus coupable qu'il prenait le peuple pour dupe, tandis qu'un comédien divertit les spectateurs et ne les trompe pas.



Augustin, Cité de Dieu 606