Augustin, Cité de Dieu 611

611

CHAPITRE 11.

SENTIMENT DE SÉNÈQUE SUR LES JUIFS.

Entre autres superstitions de la théologie civile, ce philosophe condamne les cérémonies des Juifs et surtout leur sabbat, qui lui parait une pratique inutile, attendu que rester le septième jour sans rien faire, c'est perdre la septième partie de la vie, outre le dommage qui peut en résulter dans les nécessités urgentes. Il n'a osé parler toutefois, ni en bien ni en mal, des chrétiens, déjà grands ennemis des Juifs, soit qu'il eût peur d'avoir à les louer contre la coutume de sa patrie, soit aussi peut-être qu'il ne voulût pas les blâmer contre sa propre inclination. Voici comme il s'exprime touchant les Juifs: «Les coutumes de cette nation détestable se sont propagées avec tant de force qu'elles sont reçues parmi toutes les nations; les vaincus ont fait la loi aux vainqueurs». Sénèque s'étonnait, parce qu'il ignorait les voies secrètes de la Providence. Recueillons encore son sentiment sur les institutions religieuses des Hébreux: «Il en est parmi eux, dit-il, qui connaissent la raison de leurs rites sacrés mais la plus grande partie du peuple agit sans savoir ce s qu'elle fait». Mais il est inutile que j'insiste davantage sur ce point, ayant déjà expliqué dans mes livres contre les Manichéens1, et me proposant d'expliquer encore en son lieu dans le présent ouvrage, comment ces rites sacrés ont été donnés aux Juifs par l'autorité divine, et comment, au jour marqué, la même autorité les a retirés à ce peuple de Dieu qui avait reçu en dépôt la révélation du mystère de la vie éternelle.


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CHAPITRE XII.

IL RÉSULTE ÉVIDEMIRENT DE L'IMPUISSANCE DES DIEUX DES GENTILS EN CE QUI TOUCHE LA VIE TEMPORELLE, QU'ILS SONT INCAPABLES DE DONNER LA VIE ÉTERNELLE.

Si ce que j'ai dit dans le présent livre ne suffit pas pour prouver que l'on ne doit demander la vie éternelle à aucune des trois théologies appelées par les Grecs mythique, physique et politique, et par les Latins, fabuleuse, naturelle et civile, si on attend encore quelque chose, soit de la théologie fabuleuse, hautement réprouvée par les païens eux-mêmes, soit de la théologie civile, toute semblable à la fabuleuse et plus détestable encore, je prie qu'on ajoute aux considérations précédentes toutes celles que j'ai développées plus haut, singulièrement dans le quatrième livre où j'ai prouvé que Dieu seul peut donner la félicité. Supposez, en effet, que la félicité fût une déesse, pourquoi les hommes adoreraient-ils une autre qu'elle en vue de la vie éternelle?

1. Voyez surtout les trente-trois livres Contre Fauste

(131)

Mais comme elle est un don de Dieu, et non pas une déesse, quel autre devons-nous invoquer que le Dieu dispensateur de la félicité, nous qui soupirons après la vie éternelle ofi réside la félicité véritable et parfaite? Or, il me semble qu'après ce qui a été dit, personne ne peut plus douter de l'impuissance où sont ces dieux honorés par de si grandes infamies, et plus infâmes encore que le culte exigé par eux, de donner à personne la félicité que nous cherchons. Or, qui ne peut donner la félicité, comment donnerait-il la vie éternelle, qui n'est qu'une félicité sans fin? Vivre dans les peines éternelles avec ces esprits impurs, ce n'est pas vivre, c'est mourir éternellement. Car quelle mort plus cruelle que cette mort où on ne meurt pas? Mais comme il est de la nature de l'âme, ayant été faite immortelle, tic conserver toujours quelque vie, la mort suprême pour elle, c'est d'être séparée de la vie de Dieu dans un supplice éternel. D'où il suit que celui-là seul donne la vie éternelle, c'est-à-dire la vie toujours heureuse, qui donne le véritable bonheur. Concluons que, les dieux de la théologie civile étant convaincus de ne pouvoir nous rendre heureux, il ne faut les adorer ni pour les biens temporels, comme nous l'avons fait voir dans nos cinq premiers livres, ni à plus forte raison pour les biens éternels, comme nous venons de le montrer dans celui-ci. Au surplus, comme la coutume jette dans les âmes de profondes racines, si quelqu'un n'est pas satisfait de ce que j'ai dit précédemment contre la théologie civile, je le prie de lire attentivement le livre que je vais y ajouter, avec l'aide de Dieu. (132)




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LIVRE SEPTIÈME.:

LES DIEUX CHOISIS.

Argument. - Saint Augustin s'attache à l'examen des dieux choisis de la théologie civile, Janus, Jupiter, Saturne et les autres; il démontre que le culte rendu à ces dieux n'est d'aucun usage pour acquérir la félicité éternelle.


PRÉFACE.

Si je m'efforce de délivrer les âmes des fausses doctrines qu'une longue et funeste erreur y a profondément enracinées, coopérant ainsi de tout mon pouvoir, avec le secours d'en haut, à la grâce de celui qui peut tout faire, parce qu'il est le vrai Dieu, j'espère que ceux de mes lecteurs, dont l'esprit plus prompt et plus perçant a jugé les six précédents livres suffisants pour cet objet, voudront bien écouter avec patience ce qui me reste à dire encore, et, en considération des personnes moins éclairées, ne pas regarder comme superflu ce qui pour eux n'est pas nécessaire. Il ne s'agit point ici d'une question de médiocre importance:il faut persuader aux hommes que ce n'est point pour les biens de cette vie mortelle, fragile et légère comme une vapeur, que le vrai Dieu veut être servi, bien qu'il ne laisse pas de nous donner tout ce qui est ici-bas nécessaire à notre faiblesse, mais pour la vie bienheureuse de l'éternité.


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CHAPITRE PREMIER.

SI LE CARACTÈRE DE LA DIVINITÉ, LEQUEL N'EST POINT DANS LA THÉOLOGIE CIVILE, SE RENCONTRE DANS LES DIEUX CHOISIS.

Que le caractère de la divinité ou (pour mieux rendre le mot grec Teotes) de la déité ne se trouve pas dans la théologie civile exposée en seize livres par Varron, en d'autres termes, que les institutions religieuses du paganisme ne servent de rien pour conduire à la vérité éternelle, c'est ce dont quelques-uns n'auront peut-être pas été entièrement convaincus par ce qui précède; mais j'ai lieu de croire qu'après avoir lu ce qui va suivre ils n'auront plus aucun éclaircissement à désirer. Les personnes que j'ai en vue ont pu en effet, s'imaginer qu'on doit au moins servir pour la vie bienheureuse, c'est-à-dire pou la vie éternelle, ces dieux choisis que Varron a réservés pour son dernier livre et dont j'ai encore très peu parlé. Or, je me garderai de leur opposer ce mot plus mordant que vrai de Tertullien: «Si on choisit les dieux comme on fait les oignons, tout ce qu'on ne prend pas est de rebut». Non, je ne dirai pas cela, car il peut arriver que même dans une élite on fasse encore un choix pour quelque fin plus excellente et plus relevée, comme à la guerre on s'adresse pour un coup de main aux jeunes soldats et parmi eux aux plus braves. De même, dans l'Église, quand on fait choix de certains hommes pour être pasteurs, ce n'est pas à dire que le reste des fidèles soit réprouvé, puisqu'il n'en est pas un qui n'ait droit au nom d'élu. C'est ainsi encore qu'en construisant un édifice on choisit les grosses pierres pour les angles, sans pour cela rejeter les autres, qui trouvent également leur emploi; et enfin, quand on réserve certaines grappes de raisin pour les manger, on n'en garde pas moins les autres pour en faire du vin. Il est inutile de pousser plus loin les exemples. Je dis donc qu'il ne s'ensuit pas, de ce que dans la multitude des dieux païens on en a distingué quelques-uns, qu'il y ait à blâmer ni l'auteur qui rapporte ce choix, ni ceux qui l'ont fait, ni les divinités préférées: il s'agit seulement d'examiner quelles sont ces divinités et pourquoi elles ont été l'objet d'une préférence.


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CHAPITRE II.

QUELS SONT LES DIEUX CHOISIS ET SI ON LES REGARDE COMME AFFRANCHIS DES FONCTIONS DES PETITES DIVINITÉS.

Voici les dieux choisis que Varron a compris en un seul livre: Janus, Jupiter, Saturne, Génius, Mercure, Apollon, Mars, Vulcain, Neptune, le Soleil, Orcus, Liber, la Terre, Cérès, Junon, la Lune, Diane, Minerve, Vénus et Vesta; vingt en tout, douze mâles et huit femelles. Je demande pourquoi ces divinités sont appelées choisies: est-ce parce qu'elles

1. Tertullien, Contra Nation., lib. 2,cap. 9.

(133)

ont des fonctions d'un ordre supérieur dans l'univers ou parce qu'elles ont été plus connues des hommes et ont reçu de plus grands honneurs? Si c'est la grandeur de leurs emplois qui les distingue, on ne devrait pas les trouver mêlées dans cette populace d'autres divinités chargées des soins les plus bas et les plus minutieux. Par où commencent, en effet, les petites fonctions réparties entre tous ces petits dieux? à la conception d'un enfant. Or, Janus intervient ici pour ouvrir une issue à la semence. La matière de cette semence regarde Saturne. Il faut aussi Liber pour aider l'homme à s'en délivrer et Libera, qu'ils identifient avec Vénus, pour rendre à la femme le même service. Tous ces dieux sont au nombre des dieux choisis; mais voici Mena, qui préside aux mois des femmes, déesse assez peu connue, quoique fille de Jupiter 1. Et cependant Varron, dans le livre des dieux choisis, confère cet emploi à Junon, qui n'est pas seulement une divinité d'élite, mais la reine des divinités; toute reine qu'elle soit, elle n'en préside pas moins aux mois des femmes, conjointement avec Mena, sa belle-fille. Je trouve encore ici deux autres dieux des plus obscurs, Vitumnus et Sentinus, dont l'un donne la vie, et l'autre le sentiment au nouveau-né 2. Aussi bien, si peu considérables qu'ils soient, ils font beaucoup plus que toutes ces autres divinités patriciennes et choisies; car sans la vie et le sentiment, qu'est-ce, je vous prie, que ce fardeau qu'une femme porte dans son sein, sinon un misérable mélange très peu différent de la poussière et du limon?


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CHAPITRE 3.

ON NE PEUT ASSIGNER AUCUN MOTIF RAISONNABLE DU CHOIX QU'ON A FAIT DE CERTAINS DIEUX D'ÉLITE, PLUSIEURS DES DIVINITÉS INFÉRIEURES AYANT DES FONCTIONS PLUS RELEVÉES QUE LES LEURS.

D'où vient donc que tant de dieux choisis se sont abaissés à de si petits emplois, au point même de jouer un rôle moins considérable que des divinités obscures, telles que Vitumnus et Sentinus? Voilà Janus, dieu choisi, qui introduit la semence et lui ouvre pour ainsi dire la porte; voilà Saturne, autre dieu choisi,

1. Sur la déesse Mena, voyez plus haut, livre 6,ch. 9, et livre 4,ch. II
2. Comparez Tertullien, Contra Nat., lib, 2,cap. 11

qui fournit la semence même; voilà Liber, encore un dieu choisi, qui aide l'homme à s'en délivrer, et Libera, qu'on appelle aussi Cérès ou Vénus, qui rend à la femme le même service; enfin, voilà la déesse choisie Junon, qui procure le sang aux femmes pour l'accroissement de leur fruit, et elle ne fait pas seule cette besogne, étant assistée de Mena, fille de Jupiter; or, en même temps, c'est un Vitumnus, un Sentinus, dieux obscurs et sans gloire, qui donnent la vie et le sentiment: fonctions éminentes, qui surpassent autant celles des autres dieux que la vie et le sentiment sont surpassés eux-mêmes par l'intelligence et la raison. Car autant les êtres intelligents et raisonnables l'emportent sur ceux qui sont réduits, comme les bêtes, à vivre et à sentir, autant les êtres vivants et sensibles l'emportent sur la matière insensible et sans vie. Il était donc plus juste de mettre au rang des dieux choisis Vitumnus et Sentinus, auteurs de la vie et du sentiment, que Janus, Saturne, Liber et Libera, introducteurs, pourvoyeurs ou promoteurs d'une vile semence qui n'est rien tant qu'elle n'a pas reçu le sentiment et la vie. N'est-il pas étrange que ces fonctions d'élite soient retranchées aux dieux d'élite pour être conférées à des dieux très inférieurs en dignité et à peine connus? On répondra peut-être que Janus préside à tout commence. ment et qu'à ce titre on est fondé à lui attribuer la conception de l'enfant; que Saturne préside à toute semence et qu'en cette qualité il a droit à ce que la semence de l'homme ne soit pas retranchée de ses attributions; que Liber et Libera président à l'émission de toute semence, et que par conséquent celle qui sert à propager l'espèce humaine tombe sous leur juridiction; que Junon, enfin, préside à toute purgation, à toute délivrance, et que dès lors elle ne peut rester étrangère aux purgations et à la délivrance des femmes; soit, mais alors que répondra-t-on sur Vitumnus et Sentinus, quand je demanderai si ces dieux président, oui ou non, à tout ce qui a vie et sentiment? Dira-t-on qu'ils y président?c'est leur donner une importance infinie; car, tandis que tout ce qui naît d'une semence naît dans la terre ou sur la terre, vivre et sentir, suivant les païens, sont des priviléges qui s'étendent jusqu'aux astres mêmes dont ils ont fait autant de dieux. Dira-t-on, au contraire, que le pouvoir de Vitumnus et de Sentinus se termine (134) aux êtres qui vivent dans la chair et qui sentent par des organes? mais alors pourquoi le dieu qui donne la vie et le sentiment à toutes choses ne les donne-t-il pas aussi à la chair? pourquoi toute génération n'est-elle pas comprise dans son domaine? et qu'est-il besoin de Vitumnus et de Sentinus? Que si le dieu de la vie universelle a confié à ces petits dieux, comme à des serviteurs, les soins de la chair, comme choses basses et secondaires, d'où vient que tous ces dieux choisis sont si mal pourvus de domestiques, qu'ils n'ont pu se décharger aussi sur eux de mille détails infimes, et qu?en dépit de toute leur dignité, ils ont été obligés de vaquer aux mêmes fonctions que les divinités du dernier ordre? Ainsi Junon, déesse choisie, reine des dieux, soeur et femme de Jupiter, partage, sous le nom d'Iterduca, le soin de conduire les enfants avec deux déesses de la plus basse qualité, Abéona et Adéona 1. On lui adjoint encore la déesse Mens 2,chargée de donner bon esprit aux enfants, et qui néanmoins n'a pas été mise au rang des divinités choisies, quoiqu'un bon esprit soit assurément le plus beau présent qu'on puisse faire à l'homme. Chose singulière! l'honneur qu'on refuse à Mens, on l'accorde à Junon Iterduca et Domiduca 3,comme s'il servait de quelque chose de ne pas s'égarer en chemin et de revenir chez soi, quand on n'a pas l'esprit comme il faut. Certes, la déesse qui le rend bien fait méritait d'être préférée à Minerve, à qui on a donné, parmi tant de menues fonctions, celle de présider à la mémoire des enfants. Qui peut douter qu'il ne vaille beaucoup mieux avoir un bon esprit que de posséder la meilleure mémoire? Nul ne saurait être méchant avec un bon esprit, au lieu qu'il y a de très méchantes personnes qui ont une mémoire admirable, et elles sont d'autant plus méchantes qu'elles peuvent moins oublier leurs méchantes pensées. Cependant Minerve est du nombre des dieux choisis, tandis que Mens est perdue dans la foule des petits dieux. Que n'aurais-je pas à dire de la Vertu et de la Félicité, si je n'en avais déjà beaucoup parlé au quatrième livre? On en a fait des déesses, et néanmoins on n'a pas voulu les mettre au rang des divinités d'élite, bien qu'on y mît Mars et Orcus, dont

1. Voyez plus haut, livre 4,ch. 21
2. On sait que Mens signifie esprit, intelligence
3. Junon était appelée Domiduca (ducere, conduire, domi, à la maison) comme conduisant l'épousée à la maison conjugale

l'un est chargé de faire des morts et l'autre de les recevoir. Puis donc que nous voyons les dieux d'élite confondus dans ces fonctions mesquines avec les dieux inférieurs, comme des membres du sénat avec la populace, et que même quelques-uns de ces petits dieux ont des offices plus importants et plus nobles que les dieux qu'on appelle choisis, il s'ensuit que ceux-ci n'ont pas mérité leur rang par la grandeur de leurs emplois dans le gouvernement du monde, mais qu'ils ont eu seulement la bonne fortune d'être plus connus des peuples. C'est ce qui fait dire à Varron lui-même qu'il est arrivé à certains dieux et à certaines déesses du premier ordre de tomber dans l'obscurité, comme cela se voit parmi les hommes. Mais alors, si on a bien fait de ne pas placer la Félicité parmi les dieux choisis, parce que c'est le hasard et non le mérite qui a donné à ces dieux leur rang, au moins fallait-il placer avec eux, et même au-dessus d'eux, la Fortune, qui passe pour dispenser au hasard ses faveurs. Évidemment elle avait droit à la première place parmi les dieux choisis; c'est envers eux, en effet, qu'elle a montré ce dont elle est capable, tous ces dieux ne devant leur grandeur ni à l'éminence de leur vertu, ni à une juste félicité, mais à la puissance aveugle et téméraire de la Fortune, comme parlent ceux qui les adorent. N'est-ce pas aux dieux que fait allusion l'éloquent Salluste, quand il dit: «La Fortune gouverne le monde; c'est elle qui met tout en lumière et qui obscurcit tout, plutôt par caprice que par raison 1». Je défie les païens, en effet, d'assigner la raison qui fait que Vénus est en lumière, tandis que la Vertu, déesse comme elle et d'un tout autre mérite, est dans l'obscurité. Dira-t-on que l'éclat de Vénus vient de la masse de ses adorateurs, beaucoup plus nombreux, en effet, que ceux de la Vertu? mais alors pourquoi Minerve est-elle si renommée, et la déesse Pecunia si inconnue 2? car assurément la science est beaucoup moins recherchée parles hommes que l'argent, et entre ceux qui cultivent les sciences et les arts, il en est bien peu qui ne s'y proposent la récompense et le gain. Or, ce qui importe avant tout, c'est la fin qu'on poursuit en faisant une chose, plutôt que la chose même qu'on fait, Si donc l'élection des

1. Salluste, Conj. Catil., cap. 8
2. La déesse Pecunia n'avait point de temple. Voyez Juvénal, Sat. 1,v.113, 114

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dieux a dépendu de la populace ignorante, pourquoi la déesse Pecunia n'a-t-elle pas été préférée à Minerve, la plupart des hommes ne travaillant qu'en vue de l'argent? et si, au contraire, c'est un petit nombre de sages qui a fait le choix, pourquoi la Vertu n'a-t-elle pas été préférée à Vénus, quand la raison lui donne une préférence si marquée? La Fortune tout au moins, qui domine le monde, au sentiment de ceux qui croient à son immense pouvoir, la Fortune, qui met au grand jour ou obscurcit toute chose plutôt par caprice que par raison, s'il est vrai qu'elle ait eu assez de puissance sur les dieux eux-mêmes pour les rendre à son gré célèbres ou obscurs, la Fortune, dis-je, devrait occuper parmi les dieux choisis la première place. Pourquoi ne ta-t-elle pas obtenue? serait-ce qu'elle a eu la fortune contraire? Voilà la fortune contraire à elle-même; la voilà qui sait tout faire pour élever les autres et ne sait rien faire pour soi.


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CHAPITRE IV.

ON A MIEUX TRAITÉ LES DIEUX INFÉRIEURS, QUI NE SONT SOUILLÉS D'AUCUNE INFAMIE, QUE LES DIEUX CHOISIS, CHARGÉS DE MILLE TURPITUDES.

Je concevrais qu'un esprit amoureux de l'éclat et de la gloire félicitât les dieux choisis de leur grandeur et les regardât comme heureux, s'il pouvait ignorer que cette grandeur même leur est plus honteuse qu'honorable. En effet, la foule des petites divinités est protégée contre l'opprobre par son obscurité bien qu'il soit difficile de ne pas rire quand on voit cette troupe de dieux occupés aux différents emplois que leur a départis la fantaisie humaine: semblables à l'armée des petits fermiers d'impôts 1, ou encore à ces nombreux ouvriers qui, dans la rue des Orfèvres, travaillent à un seul vase, où chacun met un peu du sien, quand il suffirait d'un habile homme pour l'achever; mais on a jugé que le meilleur emploi de cette multitude d'ouvriers, c'était de leur diviser le travail, afin que chacun fît sa part de l'oeuvre avec promptitude et facilité, au lieu d'acquérir par un long et pénible labeur le talent d'accomplir l'oeuvre tout entière. Quoi qu'il en soit, il en est fort peu parmi ces petits dieux dont la réputation

1. Selon Ducange, ces petits fermier, d'impôts, minuscularii, dont parle saint Augustin, servaient d'intermédiaires entre les contribuables et un petit nombre de gros fermiers qui avaient l'entreprise générale de l'impôt. Comparez Facciolati au mot minuscularius

ait souffert quelque atteinte, au lieu, qu'on aurait de la peine à citer un seul des grands dieux qui ne soit déshonoré par quelque infamie. Les grands dieux sont descendus aux basses fonctions des petits; mais les petits dieux ne se sont pas élevés aux crimes sublimes des grands. Pour Janus, il est vrai, je ne vois pas qu'on dise rien de lui qui souille son honneur, et peut-être a-t-il mené une meilleure vie que les autres. Il fit bon accueil à Saturne fugitif et partagea avec lui son royaume, d'où prirent naissance les deux villes de Janiculum et de Saturnia 1; mais les païens, empressés de mettre à tout prix du scandale dans le culte de leurs dieux, ont déshonoré l'image de celui-ci, faute de pouvoir déshonorer sa vie; ils l'ont représenté avec un corps double et monstrueux, ayant deux et même quatre visages. Serait-ce par hasard qu'il a fallu donner du front en abondance à ce dieu vertueux, les autres dieux n'en ayant pas assez pour rougir de leur turpitude?


705

CHAPITRE V.

DE LA DOCTRINE SECRÈTE DES PAÏENS ET DE LEUR EXPLICATION DE LA THÉOLOGIE PAR LA PHYSIQUE.

Mais écoutons les explications physiques dont ils se servent pour couvrir des apparences d'une doctrine profonde la turpitude de leurs misérables superstitions. Varron prétend que les statues des dieux, leurs attributs et leurs ornements ont été institués par les anciens, afin que les esprits initiés au sens mystérieux de ces symboles pussent, en les voyant, s'élever à la contemplation de l'âme du monde et de ses parties, c'est-à-dire à la connaissance des dieux véritables. Si on a représenté la divinité sous une figure humaine, c'est, selon lui, parce que l'esprit qui anime le corps de l'homme est semblable à l'esprit divin. Supposez, dit-il, qu'on se serve de différents vases pour distinguer les dieux, un oenophore 2 placé dans le temple de Bacchus servira à désigner le vin; le contenant sera le signe du contenu; c'est ainsi qu'une statue de forme humaine est le symbole de l'âme raisonnable dont le corps humain est comme le vase et qui par son essence est semblable à l'âme des

1. Voyez Ovide, Fastes, livre 1,vers 365 et seq.; et Virgile, Enéide, livre 8,vers 357, 358
2. Vase pour conserver ou transporter du vin

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dieux. Voilà les mystères de doctrine où Varron avait pénétré et qu'il a voulu révéler au monde. Mais, je vous le demande, ô habile homme! n'auriez-vous pas égaré dans ces profondeurs le sens judicieux qui vous faisait dire tout à l'heure que les premiers instituteurs du culte des idoles ont ôté aux peuples la crainte pour la remplacer par la superstition, et que les anciens qui n'avaient point d'idoles adoraient les dieux d'un culte plus pur? C'est l'autorité de ces vieux Romains qui vous a donné la hardiesse de parler de la sorte à leurs descendants, et peut-être si l'antiquité eût adoré des idoles, eussiez-vous enseveli dans un silence discret cet hommage à la vérité, et célébré d'une voix plus pompeuse encore et plus complaisante les mystères de sagesse cachés sous une vaine et pernicieuse idolâtrie. Et cependant tous ces mystères n'ont pu élever votre âme, malgré les trésors de science et de lumière que nous aimons à y reconnaître et qui redoublent nos regrets, jusqu'à la connaissance de son Dieu, de ce Dieu qui est son principe créateur et non sa substance, dont elle n'est point une partie, mais une production, qui n'est pas l'âme de toutes choses, mais l'auteur de toutes les âmes et la source unique de la béatitude pour celles qui se montrent touchées de ses dons. - Au surplus, que signifient au fond et que valent les mystères du paganisme? c'est ce que nous aurons tout à l'heure à examiner de près. Constatons, dès ce moment, cet aveu de Varron, que l'âme du monde et ses parties sont les dieux véritables; d'où il suit que toute sa théologie, même la naturelle qu'il tient en si haute estime, ne s'est pas élevée au-dessus de l'idée de l'âme raisonnable. Il s'étend du reste fort peu sur cette théologie naturelle dans le livre où il en parle, et nous verrons si, avec ses explications physiologiques, il parvient à y ramener cette partie de la théologie civile qui regarde les dieux choisis. S'il le fait, toute la théologie sera théologie naturelle; et alors quel besoin d'en séparer si soigneusement la théologie civile? Veut-il que cette séparation soit légitime? en ce cas, la théologie naturelle, qui lui plaît si fort, n'étant déjà pas la théologie vraie, puisqu'elle s'arrête à l'âme et ne s'élève pas jusqu'au vrai Dieu, créateur de l'âme, à combien plus forte raison la théologie civile sera-t-elle méprisable ou fausse, puisqu'elle s'attache presque uniquement à la nature corporelle, comme on pourra le voir par quelques-unes des savantes et subtiles explications que j'aurai à citer dans la suite.


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CHAPITRE VI.

DE CETTE OPINION DE VARRON QUE DIEU EST L'ÂME DU MONDE ET QU'IL COMPREND EN SOI UNE MULTITUDE D'ÂMES PARTICULIÈRES DONT L'ESSENCE EST DIVINE.

Varron dit encore, dans son introduction à la théologie naturelle, qu'il croit que Dieu est l'âme du monde ou du cosmos, comme parlent les Grecs, et que ce monde est Dieu; mais de même qu'un homme sage, quoique formé d'une âme et d'un corps, est appelé sage à cause de son âme, ainsi le monde est appelé Dieu à cause de l'âme qui le gouverne, bien qu'il soit également composé d'une âme et d'un corps. Il semble ici que Varron reconnaisse en quelque façon l'unité de Dieu; mais pour faire en même temps la part du polythéisme, il ajoute que le monde est divisé en deux parties, le ciel et la terre, le ciel en deux autres, l'éther et l'air, la terre, de même, en eau et en continent; que l'éther occupe la région la plus haute, l'air la seconde, l'eau la troisième, la terre enfin la plus basse région; que ces quatre éléments sont l'emplis d'âmes, le feu et l'air d'âmes immortelles, l'eau et la terre d'âmes mortelles; que dans l'espace qui s'étend depuis la limite circulaire du ciel jusqu'au cercle de la lune habitent les âmes éthérées, qui sont les astres et les étoiles, dieux célestes, visibles aux sens en même temps qu'intelligibles à la raison; qu'entre la sphère lunaire et la partie de l'air où se forment les nuées et les vents habitent les âmes aériennes, que l'esprit conçoit sans que les yeux les puissent voir, c'est-à-dire les héros, les lares, les génies; voilà l'abrégé que nous offre Varron de sa théologie naturelle qui est aussi celle d'un grand nombre de philosophes. Nous aurons à l'examiner à fond, quand ce qui nous reste à dire sur la théologie civile relativement aux dieux choisis aura été conduit à bonne fin, avec la grâce de Dieu.

707

CHAPITRE VII.

ÉTAIT-IL RAISONNABLE DE FAIRE DEUX DIVINITÉS DE JANUS ET DE TERME?

Je demande d'abord ce que c'est que Janus, (137) qu'on place à la tête de ces dieux choisis? on me dit: c'est le monde. Voilà une réponse courte et claire assurément; mais pourquoi n'attribue-t-on à Janus que le commencement des choses, tandis qu'on en réserve la fin à un autre dieu nommé Terme? car c'est pour cela, dit-on, qu'en dehors des dix mois qui s'écoulent de mars à décembre, on a consacré deux mois à ces divinités, janvier à Janus et février à Terme; d'où vient aussi que les Terminales se célèbrent en février et qu'il s'y fait une cérémonie expiatrice appelée Februum, laquelle a donné au mois son nom 1. Quoi donc! est-ce à dire que le commencement des choses appartienne à Janus et que la fin ne lui appartienne pas, étant réservée à un autre dieu? Mais n'est-il pas reconnu des païens que tout ce qui prend commencement en ce monde y prend également fin? Voilà une dérision étrange de ne donner à ce dieu qu'une demi-puissance dans la réalité, tandis qu'on donne à sa statue un double visage! Ne serait-ce pas une explication plus heureuse de cet emblème, de dire que Janus et Terme sont un seul et même dieu dont une face répond au commencement des choses et l'autre à leur fin? car on ne peut agir sans considérer ces deux points. Quiconque, en effet, perd de vue le commencement de son action, ne saurait en prévoir la fin, et il faut que l'intention qui regarde l'avenir se lie à la mémoire qui regarde le passé. Autrement, après avoir oublié par où on a commencé, on ne sait plus par où finir. Dira-t-on que si la vie bienheureuse commence dans le monde, elle s'achève ailleurs, et que c'est pour cela que Janus, qui est le monde, n'a de pouvoir que sur les commencements? mais à ce compte on aurait dû mettre le dieu Terme au-dessus de Janus, au lieu de l'écarter du nombre des divinités choisies; et même dès cette vie, où l'on partage le commencement et la fin des choses entre Jan us et Terme, Terme aurait dû être plus honoré que Janus. C'est en effet quand on touche au terme d'une entreprise qu'on éprouve le plus de joie. Les commencements sont pleins d'inquiétude, et l'âme n'est tranquille qu'en voyant la fin de son action; c'est à la fin qu'elle tend; c'est la fin qu'elle désire, qu'elle espère, qu'elle appelle de ses voeux, et il n'y a de triomphe pour elle que dans le complet achèvement.

1. Vairon cite cette cérémonie comme une institution de Numa (De lingua lat., lib. 6,§ 13). Sur la fête des Terminales, voyez Ovide, Fastes, livre 2,V. 639 et suiv




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CHAPITRE VIII.

POURQUOI LES ADORATEURS DE JANUS LUI ONT DONNÉ TANTÔT DEUX VISAGES ET TANTÔT QUATRE.

Mais voyons un peu comment on explique cette statue à double face. On dit que Janus a deux visages, l'un devant, l'autre derrière, parce que notre bouche ouverte a quelque ressemblance avec la forme du monde, ce qui fait que les Grecs ont appelé le palais de la bouche ouranos (ciel), comme aussi quelques poètes latins ont donné au ciel le nom de palais 1. Ce n'est pas tout: notre bouche ouverte a deux issues, l'une extérieure du côté des dents; l'autre intérieure vers le gosier. E! voilà ce qu'on a fait du monde avec un mot grec ou poétique qui signifie palais 2! Mais quel rapport y a-t-il entre tout cela et l'âme et la vie éternelle? Qu'on adore ce dieu seulement pour la salive qui entre ou sort sous le ciel du palais, je le veux bien; mais quoi de plus absurde à des gens incapables de trouver dans le monde deux portes opposées l'une à l'autre et servant à y introduire les choses du dehors et à en rejeter celles du dedans, que de vouloir, de notre bouche et de notre gosier auxquels le monde ne ressemble en rien, figurer le monde sous les traits de Janus, à cause du palais seul auquel Janus ne ressemble pas davantage? D'autre part, quand on lui donne quatre faces en le nommant double Janus, on veut y voir un emblème des quatre parties du monde; comme si le monde regardait quelque chose hors de soi ainsi que Janus regarde par ses quatre visages! Et puis, si Janus est le monde et si le monde a quatre parties, il s'ensuit que le Janus à deux faces est une fausse image, ou si elle est vraie en ce sens que l'Orient et l'Occident embrassent le monde entier, l'emblème ne laisse pas d'être faux à un autre point de vue; car en considérant les deux autres parties du monde, le Septentrion et le Midi, nous ne disons pas que le monde est double, comme on appelle double le Janus à quatre visages. Toujours est-il que si on a trouvé dans la bouche de l'homme une analogie avec le Janus à double visage, on ne saurait trouver dans le monde rien qui ressemble aux quatre portes figurées par les quatre visages de Janus; à moins que Neptune n'arrive au secours des interprètes, tenant à la main un poisson qui, outre la bouche et le gosier, nous présente à droite et à gauche la double ouverture de ses ouïes. Et cependant, avec toutes ces portes, il n'en est pas une seule par laquelle l'âme puisse échapper aux vaines superstitions, à moins qu'elle n'écoute la vérité, qui a dit: «Je suis la porte 1».

1. Allusion à cette expression d'Ennius: le palais du ciel, rapportée par Cicéron, De nat. deor., lib.2, cap. 18
2. On ne trouve nulle part, ni dans Plutarque, ni dans Macrobe, ni dans Servius, aucune trace de cette étrange théorie du dieu Janus, que saint Augustin paraît emprunter à Varron

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Augustin, Cité de Dieu 611