Augustin, Cité de Dieu 908

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CHAPITRE VIII.

COMMENT ÀPULÉE DÉFINIT LES DIEUX, HABITANTS DU CIEL, LES DÉMONS; HABITANTS DE L'AIR; ET LES HOMMES, HABITANTS DE LA TERRE.

Si l'on reprend la définition des démons, il suffira d'un coup d'oeil pour s'assurer qu'Apulée les caractérise tous indistinctement, quand il dit qu'ils sont, quant au genre, des animaux, quant à l'âme, sujets aux passions, quant à l'esprit, raisonnables, quant aux corps, aériens, quant au temps, éternels. Ces cinq qualités n'ont rien qui rapproche les démons des hommes vertueux et les sépare des méchants. Apulée, en effet, quand il passe des (183) dieux habitants du ciel aux hommes habitants de la terre, pour en venir plus tard aux démons qui habitent la région mitoyenne entre ces deux extrémités, Apulée s'exprime ainsi: «Les hommes, ces êtres qui jouissent de la raison et possèdent la puissance de la parole, dont l'âme est immortelle et les membres moribonds, esprits légers et inquiets, corps grossiers et corruptibles, différents par les moeurs et semblables par les illusions, d'une audace obstinée, d'une espérance tenace, les hommes dont les travaux sont vains et la fortune changeante, espèce immortelle où chaque individu périt après avoir à son tour renouvelé les générations successives, dont la durée est courte, la sagesse tardive, la mort prompte, la vie plaintive, les hommes, dis-je, ont la terre pour séjour». Parmi tant de caractères communs à la plupart des hommes, Apulée a-t-il oublié celui qui est propre à un petit nombre, la sagesse tardive? S'il l'eût passé sous silence, cette description, si soigneusement tracée, n'eût pas été complète. De même, quand il veut taire ressortir l'excellence des dieux, il insiste sur cette béatitude qui leur est propre et où les hommes s'efforcent de parvenir par la sagesse. Certes, s'il avait voulu nous persuader qu'il y a de bons démons, il aurait placé dans la description de ces êtres quelque trait qui les rapprochât des dieux par la béatitude, ou des hommes par la sagesse. Point du tout, il n'indique aucun attribut qui fasse distinguer les bons d'avec les méchants. Si donc il n'a pas dévoilé librement leur malice, moins par crainte de les offenser que pour rie pas choquer leurs adorateurs devant qui il parlait, il n'en a pas moins indiqué aux esprits éclairés ce qu'il faut penser à cet égard. En effet, il affirme que tous les dieux sont bons et heureux, et, les affranchissant de ces passions turbulentes qui agitent les démons, il ne laisse entre ceux-ci et les dieux d'autre point commun qu'un corps éternel. Quand, au contraire, il parle de l'âme des démons, c'est aux hommes et non pas aux dieux qu'il les assimile par cet endroit; et encore, quel est le trait de ressemblance? ce n'est pas la sagesse, à laquelle les hommes peuvent participer; ce sont les passions, ces tyrans des âmes faibles et mauvaises, que les hommes sages et bons parviennent à vaincre, mais dont ils aimeraient mieux encore n'avoir pas à triompher. Si, en effet, quand il dit que l'immortalité est commune aux démons et aux dieux, il avait voulu faire entendre celle des esprits et non celle des corps, il aurait associé les hommes à ce privilége, loin de les en exclure, puisqu'en sa qualité de platonicien il croit les hommes en possession d'une âme immortelle. N'a-t-il pas dit de l'homme, dans la description citée plus haut: Son âme est immortelle et ses membres moribonds? Par conséquent, ce qui sépare les hommes des dieux, quant à l'éternité, c'est leur corps périssable; ce qui en rapproche les démons, c'est seulement leur corps immortel.


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CHAPITRE IX.

SI L'INTERCESSION DES DÉMONS PEUT CONCILIER AUX hOMMES LA BIENVEILLANCE DES DIEUX.

Voilà d'étranges médiateurs entre les dieux et les hommes, et de singuliers dispensateurs des faveurs célestes! La partie la meilleure de l'animal, l'âme, c'est ce qu'il y a de vicieux en eux, comme dans l'homme; et ce qu'ils ont de meilleur, ce qui est immortel en eux comme chez les dieux, c'est la pire partie de l'animal, le corps. L'animal, en effet, se compose de corps et d'âme, et l'âme est meilleure que le corps; même faible et vicieuse, elle vaut mieux que le corps le plus vigoureux et le plus sain, parce que l'excellence de sa nature se maintient jusque dans ses vices, de même que l'or, souillé de fange, reste plus précieux que l'argent ou le plomb le plus pur. Or, il arrive que ces médiateurs, chargés d'unir la terre avec le ciel, n'ont de commun avec les dieux qu'un corps éternel, et sont par l'âme aussi vicieux que les hommes; comme si cette religion, .qui rattache les hommes aux dieux par l'entremise des démons, consistait, non dans l'esprit, mais dans le corps. Quel est donc le principe de malignité du plutôt de justice qui tient ces faux et perfides médiateurs comme suspendus la tête en bas, la partie inférieure de leur être, le corps, engagé avec les natures supérieures, la partie supérieure, l'âme, avec les inférieures, unis aux dieux du ciel par la partie qui obéit, malheureux comme les habitants de la terre par la partie qui commande? car le corps est un esclave, et, comme dit Salluste: «A l'âme appartient le commandement et au corps l'obéissance 1». A

1. Catil., cap. I.

(184)

quoi il ajoute: «Celle-là nous est commune «avec les dieux, et celui-ci avec les brutes s.C'est de l'homme, en effet, que parle ici Salluste, et les hommes ont, comme les brutes, un corps mortel. Or, les démons, dont nos philosophes veulent faire les intercesseurs de l'homme auprès des dieux, pourraient dire de leur âme et de leur corps: «Celle-là nous est commune avec les dieux, et celui-ci avec les hommes». Qu'importe? Ils n'en sont pas moins, comme je l'ai dit, suspendus et enchaînés la tête en bas, participant des dieux par le corps et des malheureux humains par l'âme, exaltés dans la partie esclave et inférieure, abaissés dans la partie maîtresse et supérieure. Et, de la sorte, s'il est vrai qu'ils aient l'éternité en partage, ainsi que les dieux, parce que leur âme n'est point sujette, comme celle des animaux terrestres, à se séparer du corps, il ne faut point pour cela regarder leur corps comme le char d'un éternel triomphe, mais plutôt comme la chaîne d'un supplice éternel.


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CHAPITRE X.

LES HOMMES, D'APRÈS LES PRINCIPES DE PLOTIN, SONT MOINS MALHEUREUX DANS UN CORPS MORTEL QUE LES DÉMONS DANS UN CORPS ÉTERNEL.

Le philosophe Plotin, de récente mémoire 1, qui passe pour avoir mieux que personne entendu Platon 2,dit au sujet de l'âme humaine: «Le Père, dans sa miséricorde, lui a fait des liens mortels 3». Il a donc cru que c'est une oeuvre de la miséricorde divine d'avoir donné aux hommes un corps périssable, afin qu'ils ne soient pas enchaînés pour toujours aux misères de cette vie. Or, les démons ont été jugés indignes de cette miséricorde, puisque avec une âme misérable et sujette aux passions, comme celle des hommes, ils ont reçu un corps, non périssable, mais immortel. Assurément ils seraient plus heureux que les hommes, sils avaient comme eux un corps mortel et comme les dieux une âme heureuse. Ils seraient égaux aux hommes, si avec une

1. Plotin, disciple d'Ammonius Saccas et maître de Porphyre, né à Lycopolis en 205, mort en 270, sous l'empereur Aurélien
2. Saint Augustin exprime plus fortement encore le même sentiment dans ce remarquable passage: «Cette voix de Platon, la plus pure et la plus éclatante qu'il y ait dans la philosophie, s'est retrouvée dans la bouche de Plotin, si semblable à lui qu'ils paraissent contemporains, et cependant assez éloigné de lui par le temps pour que le premier des deux semble ressuscité dans l'autre». (Contra Acad., lib. 3,n. 41)
3.Ce passage est dans les Ennéades, ouvrage posthume de Plotin édité par Porphyre. Voyez la 4e Ennéade, livre 3,ch. 12

âme misérable ils avaient au moins mérité d'avoir comme eux un corps mortel, pourvu toutefois qu'ils fussent capables de quelque sentiment de piété qui assurât un terme à leur misère dans le repos de la mort. Or, non-seulement ils ne sont pas plus heureux que les hommes, axant comme eux une âme misérable, mais ils sont même plus malheureux, parce qu'ils sont enchaînés à leur corps pour l'éternité; car il ne faut pas croire qu'ils puissent à la longue se transformer en dieux par leurs progrès dans la piété et la sagesse; Apulée dit nettement que la condition des démons est éternelle.


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CHAPITRE 11.

DU SENTIMENT DES PLATONICIENS, QUE LES ÂMES DES HOMMES DEVIENNENT DES DÉMONS APRÈS LA MORT.

Il dit encore, je le sais 1, que les âmes des hommes sont des démons, que les hommes deviennent des lares s'ils ont bien vécu, et des lémures ou des larves s'ils ont mal vécu; enfin, qu'on les appelle dieux mânes, quand on ignore s'ils ont vécu bien ou mal. Mais est-il nécessaire de réfléchir longtemps pour voir quelle large pode cette opinion ouvre à la corruption des moeurs? Plus les hommes auront de penchant au mal, plus ils deviendront méchants, étant convaincus qu'ils sont destinés à devenir larves ou dieux mânes, et qu'après leur mort on leur offrira des sacrifices et des honneurs divins pour les inviter à faire du mal; car le même Apulée (et ceci soulève une autre question) définit ailleurs les larves: des hommes devenus des démons malfaisants. Il prétend aussi 2 que les bienheureux se nomment en grec eudaimones, à titre de bonnes âmes, c'est-à-dire de bons démons, témoignant ainsi de nouveau qu'à son avis les âmes des hommes sont des démons.


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CHAPITRE XII.

DES TROIS QUALITÉS CONTRAIRES QUI, SUIVANT LES PLATONICIENS, DISTINGUENT LA NATURE DES DÉMONS DE CELLE DES HOMMES.

Mais ne parlons maintenant que des démons proprement dits, de ceux qu'Apulée a définis:

1. Il est clair que ce n'est plus Plotin, mais Apulée, que cite saint Augustin. Voyez De deo Socr., p. 50.2. De deo Socr., p. 49 et 50.

(185)

quant au genre, des animaux; quant à l'esprit, raisonnables; quant à l'âme, sujets aux passions; quant au corps, aériens; quant au temps, éternels, Après avoir placé les dieux au ciel et les hommes sur la terre, séparant ces deux classes d'êtres tant par la distance des lieux que par l'inégalité des natures, il conclut en ces termes: «Vous avez donc deux sortes d'animaux, les hommes d'une part, et de l'autre les dieux, si différents des hommes par la hauteur de leur séjour, par la durée éternelle de leur vie et par la perfection de leur nature, en sorte qu'il n'y a entre eux aucune communication prochaine; car le ciel est séparé de la terre par un espace immense: en haut, une vie éternelle et indéfectible, en bas, une vie faible et caduque; enfin, les esprits célestes planent au faîte de la béatitude; les hommes sont plongés dans les abîmes de la misère». Voilà donc les trois qualités contraires qui séparent les natures extrêmes, la plus haute et la plus basse. Apulée reproduit ici, quoiqu'en d'autres termes, les trois caractères d'excellence qu'il attribue aux dieux, et il leur oppose les trois caractères d'infériorité inhérents à la condition humaine. Les trois attributs des dieux sont la sublimité du séjour, l'éternité de la vie, la perfection de la nature; les trois caractères opposés des hommes sont: un séjour inférieur, une vie mortelle, une condition misérable.


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CHAPITRE XIII.

SI LES DÉMONS PEUVENT ÊTRE MÉDIATEURS ENTRE LES DIEUX ET LES HOMMES, SANS AVOIR AVEC EUX AUCUN POINT COMMUN, N'ÉTANT PAS HEUREUX, COMME LES DIEUX, NI MISÉRABLES, COMME LES HOMMES.

Si nous considérons maintenant les dédions sous ces trois points de vue, il n'y a pas de difficulté touchant le lieu de leur séjour; car entre la région la plus haute et la plus basse se trouve évidemment un milieu. Mais il reste deux qualités qu'il faut examiner avec soin, pour voir si elles sont étrangères aux démons, ou, au cas qu'elles leur appartiennent, comment elles s'accordent avec leur position mitoyenne. Or, elles ne sauraient leur être étrangères. On ne peut pas dire, en effet, des démons, animaux raisonnables, qu'ils ne sont ni heureux ni malheureux, comme on le dit

1. De deo des bêtes ou des plantes, dans lesquelles il n'y a ni raison, ni sentiment, ou encore comme on dit du milieu qu'il n'est ni le plus haut ni le plus bas. De même on ne peut pas dire des démons qu'ils ne sont ni mortels ni immortels; car tout ce qui vit, ou vit toujours, ou cesse de vivre. Apulée d'ailleurs se prononce et fait les démons éternels. A quelle conclusion aboutir, sinon que, outre ces qualités contraires, les démons, êtres mitoyens, doivent emprunter un de leurs attributs à la série des qualités supérieures, et un autre à celle des inférieures? Supposez, en effet, qu'ils eussent, soit les deux qualités supérieures, soit les deux autres, ils ne seraient plus des êtres mitoyens, ils s'élèveraient en haut ou se précipiteraient en bas. Et comme il a été prouvé qu'ils doivent posséder une des qualités contraires, il faut bien que pour tenir le milieu ils en prennent une de chaque côté. Or, ils ne peuvent emprunter aux natures terrestres l'éternité qui n'y est pas; la prenant donc nécessairement aux êtres célestes, il faut, pour accomplir leur nature mitoyenne, qu'ils prennent la misère aux êtres inférieurs.Ainsi, selon les Platoniciens, les dieux qui occupent la plus haute partie du monde possèdent une éternité bienheureuse ou une béatitude éternelle; les hommes, qui habitent la plus basse, une misère caduque ou une caducité misérable, et les démons, qui sont au milieu, une misère immortelle ou une misérable immortalité. Au reste, Apulée, par les cinq caractères qu'il attribue aux démons en les définissant, n'a pas montré, comme il l'avait promis, qu'ils soient intermédiaires entre les dieux et les hommes: «Ils ont, dit-il, trois points communs avec nous, étant des animaux quant au genre, des êtres raisonnables quant à l'esprit, et quant à l'âme des natures sujettes aux passions»; il ajoute qu'ils ont un trait commun avec les dieux, savoir: l'éternité, et que l'attribut qui leur est propre, c'est un corps aérien. Comment donc y voir des natures mitoyennes entre la plus excellente et la plus imparfaite, puisqu'ils n'ont avec celle-ci qu'un point commun et qu'ils en ont trois avec celle-là? N'est-il pas clair qu'ils s'éloignent ainsi du: milieu et penchent vers l'extrémité inférieure? Toutefois, il y aurait un moyen de soutenir qu'ils tiennent le milieu, et le voici: On pourrait alléguer que, outre leurs cinq qualités, il y en a une qui leur est (186) propre, savoir, un corps aérien, de même que les dieux et les hommes en ont une aussi qui les distingue respectivement, les dieux un corps céleste, et les hommes un corps terrestre; de plus, deux de ces qualités sont communes à tous, savoir le genre animal et la raison (car Apulée dit, en parlant des dieux et des hommes: «Voilà deux sortes d'animaux», et les Platoniciens ne parlent jamais des dieux que comme d'esprits raisonnables); restent deux qualités, l'âme sujette aux passions, et la durée éternelle: or, la première leur est commune avec les hommes, et la seconde avec les dieux, ce qui achève de les placer en un parfait équilibre entre les dieux et les hommes. Mais de quoi servirait-il à nos adversaires d'entendre ainsi les choses, puisque c'est la réunion de ces deux dernières qualités qui constitue l'éternité misérable et la misère éternelle des démons? Et certes, celui qui a dit: Les démons ont l'âme sujette aux passions, aurait ajouté qu'ils l'ont misérable, s'il n'eût rougi pour leurs adorateurs. Si donc, du propre aveu des Platoniciens, le monde est gouverné par la Providence divine, il faut conclure que la misère des démons n'est éternelle que parce que leur malice est énorme.Si on donne avec raison aux bienheureux le nom d'eudémons, ils ne sont donc pas eu-démons ces démons intermédiaires entre les dieux et les hommes. Où mettra-t-on dès lors ces bons démons qui, au-dessus des hommes, mais au-dessous des dieux, prêtent à ceux-là leur assistance et à ceux-ci leur ministère? S'ils sont bons et éternels, ils sont sans doute éternellement heureux. Or, cette félicité éternelle ne leur permet pas de tenir le milieu entre les dieux et les hommes, parce qu'elle les rapproche autant des premiers qu'elle les éloigne des seconds. Il suit de là que ces philosophes s'efforceront en vain de montrer comment les bons démons, s'ils sont immortels et bienheureux, tiennent le milieu entre les dieux heureux et immortels et les hommes mortels et misérables; car, du moment qu'ils partagent avec les dieux la béatitude et l'immortalité, deux qualités que les hommes ne possèdent point, n'y a-t-il pas plus de raison de dire qu'ils sont fort éloignés des hommes et fort voisins des dieux, que de prétendre qu'ils tiennent le milieu entre les dieux et les hommes? Cela serait soutenable s'ils avaient deux qualités, dont l'une leur fût commune avec les hommes et l'autre avec les dieux. C'est ainsi que l'homme est en quelque façon un être mitoyen entre les bêtes et les anges. Puisque la bête est un animal sans raison et mortel, et l'ange un animal raisonnable et immortel, on peut dire que l'homme est entre les deux, mortel comme les bêtes, raisonnable comme les anges; en un mot, animal raisonnable et mortel. Lors donc que nous cherchons un terme moyen entre les bienheureux immortels et les mortels misérables, il faut pour le trouver, ou qu'un mortel soit bienheureux, ou qu'un immortel soit misérable.


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CHAPITRE XIV.

SI LES HOMMES, EN TANT QUE MORTELS, PEUVENT ÊTRE HEUREUX.

C'est une grande question parmi les hommes que celle-ci: l'homme peut-il être mortel et bienheureux? Quelques-uns, considérant humblement notre condition, ont nié que l'homme fût capable de béatitude tant qu'il est dans les liens de la vie mortelle; d'autres ont exalté à tel point la nature humaine, qu'ils ont osé dire que les sages, même en cette vie, peuvent posséder le parfait bonheur. Si ces derniers ont raison, pourquoi ne pas dire que les sages sont les vrais intermédiaires entre les mortels misérables et les bienheureux immortels, puisqu'ils partagent avec ceux-là l'existence mortelle et avec ceux-ci la béatitude? Or, s'ils sont bienheureux, ils ne portent d'envie à personne; car, quoi de plus misérable que l'envie? Ils veillent donc sur les misérables mortels, afin de les aider de tout leur pouvoir à acquérir la béatitude et à posséder après la mort une vie immortelle dans la société des anges immortels et bienheureux.


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CHAPITRE XV.

DE JÉSUS-CHRIST HOMME, MÉDIATEUR ENTRE DIEU ET LES HOMMES.

S'il est vrai, au contraire, suivant l'opinion la plus plausible et la plus probable, que tous les hommes soient misérables tant qu'ils sont mortels, on doit chercher un médiateur qui ne soit pas seulement homme, mais qui soit aussi Dieu, afin qu'étant tout ensemble mortel et bienheureux, il conduise les hommes de la misère mortelle à la bienheureuse immortalité. Il ne fallait pas que ce médiateur ne fût (187) pas mortel, ni qu'il restât mortel. Or, il s'est fait mortel en prenant notre chair infirme sans infirmer sa divinité de Verbe, et il n'est pas resté dans sa chair mortelle puisqu'il l'a ressuscitée d'entre les morts; et c'est le fruit même de sa médiation que ceux dont il s'est fait le libérateur ne restent pas éternellement dans la mort de la chair. Ainsi, il fallait que ce médiateur entre Dieu et nous eût une mortalité passagère et une béatitude permanente, afin d'être semblable aux mortels par sa nature passagère et de les transporter au-dessus de la vie mortelle dans la région du permanent. Les bons anges ne peuvent donc tenir le milieu entre les mortels misérables elles bienheureux immortels, étant eux-mêmes immortels et bienheureux; mais les mauvais anges le peuvent, étant misérables comme ceux-là et immortels comme ceux-ci. C'est à ces mauvais anges qu'est opposé le bon médiateur qui, à l'encontre de leur immortalité et de leur misère, a voulu être mortel pour un temps et a pu se maintenir heureux dans l'éternité; et c'est ainsi qu'il a vaincu ces immortels superbes et ces dangereux misérables par l'humilité de sa mort et la douceur bienfaisante de sa béatitude, afin qu'ils ne puissent se servir du prestige orgueilleux de leur immortalité pour entraîner avec eux dans leur misère ceux qu'il a délivrés de leur domination impure en purifiant leurs coeurs par la foi.Quel médiateur l'homme mortel et misérable, infiniment éloigné des immortels et des bienheureux, choisira-t-il donc pour parvenir à l'immortalité et à la béatitude? Ce qui peut plaire dans l'immortalité des démons est misérable, et ce qui peut choquer dans la nature mortelle de Jésus-Christ n'existe plus. Là est à redouter une misère éternelle; ici la mort n'est point à craindre, puisqu'elle ne saurait être éternelle, et la béatitude est souverainement aimable, puisqu'elle durera éternellement. L'immortel malheureux ne s'interpose donc que pour nous empêcher d'arriver à l'immortalité bienheureuse, attendu que la misère qui empêche d'y parvenir subsiste toujours en lui; et, au contraire, le mortel bienheureux ne s'est rendu médiateur qu'afin de rendre les morts immortels au sortir de cette vie, comme il l'a montré en sa propre personne par la résurrection, et de faire parvenir les misérables à la félicité que lui-même n'a jamais perdue. Il y a donc un mauvais intermédiaire qui sépare les amis, et un bon intermédiaire qui concilie les ennemis. Et s'il y a plusieurs intermédiaires qui séparent, c'est que la multitude des bienheureux ne jouit de la béatitude que par son union avec le seul vrai Dieu, tandis que la multitude des mauvais anges, dont le malheur consiste à être privés de cette union, est plutôt un obstacle qu'un moyen: légion sans cesse bourdonnante qui nous détourne de ce bien unique d'où dépend notre bonheur, et pour lequel nous avons besoin, non de plusieurs médiateurs, mais d'un seul, et de celui-là même dont la participation nous rend heureux, c'est-à-dire du Verbe incréé, Créateur de toutes choses. Toutefois il n'est pas médiateur en tant que Verbe; comme tel, il possède une immortalité et une béatitude souveraines qui l'éloignent infiniment des misérables mortels; mais il est médiateur en tant qu'homme, ce qui fait voir qu'il n'est pas nécessaire, pour parvenir à la béatitude, que nous cherchions d'autres médiateurs, le Dieu bienheureux, source de la béatitude, nous ayant lui-même abrégé le chemin qui conduit à sa divinité. En nous délivrant de cette vie mortelle et misérable, il ne nous conduit pas en effet vers ses anges bienheureux et immortels pour nous rendre bienheureux et immortels par la participation de leur essence, mais il nous conduit vers cette Trinité même dont la participation fait le bonheur des anges. Ainsi, quand pour être médiateur il a voulu s'abaisser au-dessous des anges et prendre la nature d'un esclave 1, il est resté au-dessus des anges dans sa nature de Dieu, identique à soi sous sa double forme, voie de la vie sur la terre, vie dans le ciel.


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CHAPITRE XVI.

S'IL EST RAISONNABLE AUX PLATONICIENS DE CONCEVOIR LES DIEUX COMME ÉLOIGNÉS DE TOUT COMMERCE AVEC LA TERRE ET DE TOUTE COMMUNICATION AVEC LES HOMMES, DE FAÇON A RENDRE NÉCESSAIRE L'INTERCESSION DES DÉMONS.

Rien n'est moins vrai que cette maxime attribuée par Apulée à Platon2: «Aucun dieu ne

1. Ph 2,7
2. Ce passage ne prouve-t-il pas que saint Augustin n'avait point sous les yeux les Dialogues, et ne citait guère Platon que sur la foi des Platoniciens latins? La maxime ici discutée est textuellement dans le Banquet. Voyez le discours de Diotime, trad. de M. Cousin, t. 6,p. 299

(188)

communique avec l'homme». Apulée ajoute que la principale marque de la grandeur des dieux, c'est de n'être jamais souillés du contact des hommes 1. Il avoue donc que les démons en sont souillés, et dès lors il est impossible qu'ils rendent purs ceux qui les souillent, de sorte que les démons, par le contact des hommes, et les hommes, par le culte des démons, deviennent également impurs. A moins qu'on ne dise que les démons peuvent entrer en commerce avec les hommes sans en recevoir aucune souillure; mais alors les démons valent mieux que les dieux, puisqu'on dit que les dieux seraient souillés par le commerce des hommes, et que leur premier caractère, c'est d'habiter loin de la terre à une telle hauteur qu'aucun contact humain ne peut les souiller. Apulée affirme encore que le Dieu souverain, Créateur de toutes choses, qui est pour nous le vrai Dieu, est le seul, suivant Platon, dont aucune parole humaine ne puisse donner la plus faible idée; à peine est-il réservé aux sages, quand ils se sont séparés du corps autant que possible par la vigueur de leur esprit, de concevoir Dieu, et cette conception est comme un rapide éclair qui fait passer un rayon de lumière à travers d'épaisses ténèbres. Or, s'il est vrai que ce Dieu, vraiment supérieur à toutes choses, soit présent à l'âme affranchie des sages d'une façon intelligible et ineffable, même pour un temps, même dans le plus rapide éclair, et si cette présence ne lui est point une souillure, pourquoi placer les dieux à une distance si grande de la terre, sous prétexte de ne point les souiller par le contact de l'homme? Et puis, ne suffit-il pas de voir ces corps célestes dont la lumière éclaire la terre autant qu'elle en a besoin? Or, si les astres, qu'Apulée prétend être des dieux visibles, ne sont point souillés par notre regard, pourquoi les démons le seraient-ils, quoique vus de plus près? A moins qu'on n'aille s'imaginer que les dieux seraient souillés, non par le regard des hommes, mais par leur voix, et que c'est pour cela sans doute que les démons habitent la région moyenne, afin que la voix humaine soit transmise aux dieux sans qu'ils en reçoivent aucune souillure. Parlerai-je des autres sens? Les dieux, s'ils étaient présents sur la terre, ne seraient pas plus souillés par l'odorat que ne le sont les démons par les vapeurs

1. De deo Socr., p. 44

des corps humains, eux qui respirent sans souillure l'odeur fétide qu'exhalent dans les sacrifices les cadavres des Victimes immolées. Quant au goût, comme les dieux n'ont pas besoin d manger pour entretenir leur vie, il n'y a point à craindre que la faim les oblige à demander aux hommes des aliments. Reste le toucher, qui dépend de la volonté. Je sais qu'en parlant du contact des êtres, on a surtout en vue le toucher; mais qu'est-ce qui empêcherait les dieux d'entrer en commerce avec les hommes, de les voir et d'en être vus, de les entendre et d'en être entendus, et tout cela sans les toucher? Les hommes n'oseraient pas désirer une faveur si particulière, jouissant déjà du plaisir de voir les dieux et de les entendre; et supposé que la curiosité leur donnât cette hardiesse, comment s'y prendraient-ils pour toucher un dieu ou un démon, eux qui ne sauraient toucher un passereau sans l'avoir fait prisonnier?Les dieux pourraient donc fort bien communiquer corporellement aux hommes par la voix et par la parole. Car prétendre que ce commerce les souillerait, quoiqu'il ne souille pas les démons, c'est avancer, comme je l'ai dit plus haut, que les dieux peuvent être souillés et que les démons ne sauraient l'être. Que si l'on prétend que les démons en reçoivent une souillure, en quoi dès lors servent-ils aux hommes pour acquérir la félicité après cette vie, leur propre souillure s'opposant à ce qu'ils rendent les hommes purs et capables d'union avec les dieux? Or, s'ils ne remplissent pas cet objet spécial de leur médiation, elle devient absolument inutile; et je demande alors si leur action sur les hommes ne consisterait pas, non à les faire passer après la mort dans le séjour des dieux, mais à les garder avec eux, couverts des mêmes souillures et condamnés à la même misère. A moins qu'on ne s'avise de dire que les démons, semblables à des éponges, nettoient les hommes de telle façon qu'ils deviennent eux-mêmes d'autant plus sales qu'ils rendent les hommes plus purs. Mais, s'il en est ainsi, il en résultera que les dieux qui ont évité le commerce des hommes de crainte de souillure, seront infiniment plus souillés par celui des démons. Dira-t-on qu'il dépend peut-être des dieux de purifier les démons souillés par les hommes sans se souiller eux-mêmes, ce qu'ils n'ont pas le pouvoir de faire à l'égard (189) des hommes? Qui pourrait penser de la sorte, à moins d'être totalement aveuglé par les démons? Quoi! si l'on est souillé, soit pour voir, soit pour être vu, voilà les dieux, d'une part, qui sont nécessairement vus par les hommes, puisque, suivant Apulée, les astres et tous ces corps célestes que le poète appelle les flambeaux éclatants de l'univers 1, sont des dieux visibles; et, d'un autre côté, voilà les démons qui, n'étant vus que si cela leur convient, sont à l'abri de cette souillure! Ou si l'on n'est pas souillé pour être vu, mais pour voir, que les Platoniciens alors ne nous disent pas que les astres, qu'ils croient être des dieux, voient les hommes quand ils dardent leurs rayons sur la terre. Et cependant ces rayons se répandent sur les objets les plus immondes sans en être souillés: comment donc les dieux le seraient-ils pour communiquer avec les hommes, alors même qu'ils seraient obligés de les toucher pour les secourir? Les rayons du soleil et de la lune touchent la terre, et leur lumière n'en est pas moins pure.


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CHAPITRE XVII.

POUR ACQUÉRIR LA VIE BIENHEUREUSE, QUI CONSISTE A PARTICIPER AU SOUVERAIN BIEN, L'HOMME N'A PAS BESOIN DE MÉDIATEURS TELS QUE LESDÉMONS, MAIS DU SEUL VRAI MÉDIATEUR, QUI EST LE CHRIST.

J'admire en vérité comment de si savants hommes, qui comptent pour rien les choses corporelles et sensibles au prix des choses incorporelles et intelligibles, nous viennent parler du contact corporel quand il s'agit de la béatitude. Que signifie alors cette parole de Plotin: «Fuyons, fuyons vers notre chère patrie. Là est le Père et tout le reste avec lui. Mais quelle flotte ou quel autre moyen nous y conduira? le vrai moyen, c'est de devenir semblable à Dieu 2».Si donc on s'approche d'autant plus de Dieu qu'on lui devient plus semblable, ce n'est qu'en cessant de lui ressembler qu'on s'éloigne de lui. Or, l'âme de l'homme ressemble d'autant moins à cet Etre éternel et immuable qu'elle a plus de goût pour les choses temporelles et passagères.

1. Virgile, Géorgiques, livre 1,vers 5,6
2. Il est clair que saint Augustin n'a pas le texte de Plotin sous les yeux. Il cite de mémoire et par fragments épars le passage célèbre des Ennéades, 1, livre 6,ch. 8: pheugomen de philen es patrida, aletesteron an tis, k. t. l. (Cf. Ibid., livre 2,ch. 3

Et comme il n'y a aucun rapport entre ces objets impurs et la pureté immortelle d'en haut, elle a besoin d'un médiateur, mais non pas d'un médiateur qui tienne aux choses supérieures par un corps immortel et aux choses inférieures par une âme malade, de crainte qu'il ne soit moins porté à nous guérir qu'à nous envier le bienfait de la guérison; il nous faut un médiateur qui, s'unissant à notre nature mortelle, nous prête un secours divin par la justice de son esprit immortel, et s'abaisse jusqu'à nous pour nous purifier et nous délivrer, sans descendre pourtant de ces régions sublimes où le maintient, non une distance locale, mais sa parfaite ressemblance avec son Père. Loin de nous la pensée qu'un tel médiateur ait craint de souiller sa divinité incorruptible en revêtant la nature humaine et en vivant, comme homme, dans la société des hommes. Il nous a en effet donné par son incarnation ces deux grands enseignements, d'abord que la vraie divinité ne peut recevoir de la chair aucune souillure, et puis que les démons, pour n'être point de chair, ne valent pas mieux que nous. Voilà donc, selon les termes de la sainte Ecriture, «ce médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme 1», égal à son Père par la divinité, et devenu par son humanité semblable à nous; mais ce n'est pas ici le lieu de développer ces vérités.


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CHAPITRE XVIII.

DE LA FOURBERIE DES DÉMONS, QUI EN NOUS PROMETTANT DE NOUS CONDUIRE A DIEU NE CHERCHENT QU'A NOUS DÉTOURNER DE LA VOIE DE LA VÉRITÉ.

Quant aux démons, ces faux et fallacieux médiateurs qui, tout en ayant souvent trahi par leurs oeuvres leur malice et leur misère, ne s'efforcent pas moins toutefois, grâce àleurs corps aériens et aux lieux qu'ils habitent, d'arrêter les progrès de nos âmes, ils sont si loin de nous ouvrir la voie pour aller à Dieu, qu'ils nous empêchent de nous y maintenir. Ce n'est pas en effet par la voie corporelle, voie d'erreur et de mensonge, où ne marche pas la justice, que nous devons nous élever à Dieu, mais par la voie spirituelle, c'est-à-dire par une ressemblance incorporelle avec lui. Et c'est néanmoins dans

1. 1Tm 2,1

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cette voie corporelle qui, selon les amis des démons, est occupée par les esprits aériens comme un lieu intermédiaire entre les dieux habitants du ciel et les hommes habitants de la terre, que les Platoniciens voient un avantage précieux pour les dieux, sous prétexte que l'intervalle les met à l'abri de tout contact humain. Ainsi ils croient plutôt les démons souillés par les hommes que les hommes purifiés par les démons, et ils estiment pareillement que les dieux eux-mêmes n'auraient pu échapper à la souillure sans l'intervalle qui les sépare des hommes. Qui serait assez malheureux pour espérer sa purification dans une voie où l'on dit que les hommes souillent, que les démons sont souillés et que les dieux peuvent l'être, et pour ne pas choisir de préférence la voie où l'on évite les démons corrupteurs et où le Dieu immuable purifie les hommes de toutes leurs souillures pour les faire entrer dans la société incorruptible des anges?



Augustin, Cité de Dieu 908