Augustin, Cité de Dieu 1518

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CHAPITRE XVIII.

FIGURE DE JÉSUS-CHRIST ET DE SON ÉGLISE DANS ADAM, SETE ET ÉNOS.

«Seth», dit la Genèse, «eut un fils, qu'il appela Enos; celui-ci mit son espérance à invoquer le nom du Seigneur 1». Voilà le témoignage que rend la Vérité. L'homme donc, fils de la résurrection, vit en espérance tant que la Cité de Dieu, qui naît de la foi dans la résurrection de Jésus-Christ, est étrangère en ce monde. La mort et la résurrection du Sauveur sont figurées par ces deux hommes, par Abel, qui signifie deuil, et par Seth, son frère, qui veut dire résurrection. C'est par la foi en Jésus ressuscité qu'est engendrée ici-bas la Cité de Dieu, c'est-à-dire l'homme qui a mis son espérance à invoquer le nom du Seigneur. «Car nous sommes sauvés par l'espérance, dit l'Apôtre: or, quand on voit ce qu'on avait espéré voir, il n'y a plus d'espérance; car qui espère voir ce qu'il voit déjà? Que si nous espérons voir ce que nous ne voyons pas encore, c'est la patience qui nous le fait attendre 2». En effet, qui ne jugerait qu'il y a ici quelque grand mystère? Abel n'a-t-il pas mis son espérance à invoquer le nom du Seigneur, lui dont le sacrifice fut si agréable à Dieu, selon le témoignage de l'Ecriture? Seth n'a-t-il pas fait aussi la même chose, lui dont il est dit: «Dieu m'a donné un autre fils à la place d'Abel 3?» Pourquoi donc attribuer particulièrement à Enos ce qui est commun à tous les gens de bien, sinon parce qu'il fallait que celui qui naquit le premier du père des prédestinés à la Cité de Dieu figurât l'assemblée des hommes qui ne vivent pas selon l'homme dans la possession d'une félicité passagère, mais dans l'espérance d'un bonheur éternel? Il n'est pas dit: Celui-ci espéra dans le Seigneur; ou: Celui-ci invoqua le nom du Seigneur; mais: «Celui-ci mit son espérance à invoquer le nom du Seigneur». Que signifie: «Mit son espérance à invoquer» si ce n'est l'annonce prophétique de la naissance d'un peuple qui, selon l'élection de la grâce, invoquerait le nom de Dieu? C'est ce qui a été dit par un autre prophète; et l'Apôtre l'explique de ce peuple qui appartient à la grâce de Dieu: «Tous ceux qui invoqueront le nom du Seigneur seront sauvés 4» . Ces paroles de l'Ecriture: «Il l'appela Enos, c'est-à-dire l'homme», et ensuite: «Celui-ci mit son espérance à invoquer le nom du Seigneur», montrent bien que l'homme ne doit pas placer son espérance en lui-même. Comme il est écrit ailleurs «Maudit est quiconque met son espérance en l'homme 1»; personne par conséquent ne doit non plus la mettre en soi-même, afin de devenir citoyen de cette autre cité qui n'est pas dédiée sur la terre par le fils de Caïn, c'est-à-dire pendant le cours de ce monde périssable, mais dans l'immortalité de la béatitude éternelle.


1. Gn 4,26 -2. Rm 8,24-25 –3. Gn 4,25 -4. Rm 10,15 Jl 4,32





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CHAPITRE XIX.

CE QUE FIGURE LE RAVISSEMENT D'ÉNOCH.

Cette lignée, dont Seth est le père, a aussi un nom qui signifie dédicace dans la septième génération depuis Adam, en y comprenant Adam lui-même. En effet, Enoch, qui signifie dédicace, est né le septième depuis lui; mais c'est cet Enoch, si agréable à Dieu, qui fut transporté hors du monde, et qui, dans l'ordre des générations, tient un rang remarquable, en ce qu'il désigne le jour consacré au repos. Il est aussi le sixième, à compter depuis Seth, c'est-à-dire depuis le père de ces générations qui sont séparées de la lignée de Caïn. Or, c'est le sixième jour que l'homme fut créé et que Dieu acheva tous ses ouvrages. Mais le ravissement d'Enoch marque le délai de notre dédicace; il est vrai qu'elle est déjà faite en Jésus-Christ, notre chef, qui est ressuscité pour ne plus mourir et qui a été lui-même transporté; mais il reste une autre dédicace, celle de toute la maison dont Jésus-Christ est le fondateur, et celle-là est différée jusqu'à la fin des siècles, où se fera la résurrection de tous ceux qui ne mourront plus. Il n'importe au fond qu'on l'appelle la maison de Dieu, ou son temple, ou sa cité; car nous voyons Virgile donner à la cité dominatrice par excellence le nom de la maison d'Assaracus, désignant ainsi les Romains, qui tirent leur origine de ce prince par les Troyens. Il les appelle aussi la maison d'Enée, parce que les Troyens, qui bâtirent dans la suite la ville de Rome, arrivèrent en Italie sous la conduite d'Enée 2. Le poète a imité en cela les saintes lettres qui nomment le peuple nombreux des Israélites la maison de Jacob.

1. Jr 17,5
2. Énéide, livre 1,v. 284; livre 3,v. 97

(322)

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CHAPITRE XX.

COMMENT LA POSTÉRITÉ DE CAÏN EST RENFERMÉE EN HUIT GÉNÉRATIONS, ET POURQUOI NOÉ APPARTIENT A LA DIXIÈME DEPUIS ADAM.

Quelqu'un dira: Si celui qui a écrit cette histoire avait l'intention, dans le dénombrement de ces générations, de nous conduire d'Adam par Seth jusqu'à Noé, sous qui arriva le déluge, et de Noé à Abraham, auquel l'évangéliste saint Matthieu commence les générations qui mènent à Jésus-Christ, roi éternel de la Cité de Dieu, quel était son dessein dans le dénombrement de celles de Caïn, et jusqu'où prétendait-il aller? Je réponds: jusqu'au déluge, où toute la race des habitants de la cité de la terre fut engloutie, mais réparée par les enfants de Noé. Quant à cette société d'hommes qui vivent selon l'homme, elle subsistera jusqu'à la fin du siècle dont Notre-Seigneur a dit: «Les enfants de ce siècle engendrent et sont engendrés 1 ». Mais, pour la Cité de Dieu qui est étrangère en ce siècle, la régénération la conduit à un siècle dont les enfants n'engendrent ni ne sont engendrés. Ici-bas donc, il est commun à l'une ou à l'autre cité d'engendrer et d'être engendré, quoique la Cité de Dieu ait dès ce monde plusieurs milliers de citoyens qui vivent dans la continence; mais l'autre en a aussi quelques-uns qui les imitent en cela, bien qu'ils soient dans l'erreur sur tout le reste. A cette société appartiennent aussi ceux qui, s'écartant de la foi, ont formé diverses hérésies, et qui, par conséquent, vivent selon l'homme et non selon Dieu. Les gymnosophistes des Indes qui, dit-on, philosophent nus au milieu des forêts, sont de ses citoyens; et néanmoins ils s'abstiennent du mariage 2. Aussi la continence n'est-elle un bien que quand on la garde pour l'amour du souverain bien qui est Dieu. On ne voit pas toutefois que personne l'ait pratiquée avant le déluge, puisque Enoch même, ravi du monde pour son innocence, engendra des fils et des filles, et entre autres Mathusalem qui continue l'ordre des générations choisies.Pourquoi compte-t-on un si petit nombre d'individus dans les générations de Caïn, si elles vont jusqu'au déluge et si les hommes en

1. Lc 20,34
2. Voyez plus haut, livre 14,ch. 17. Comp. Apulée, Florides, p. 343 de l'édit. d'Elmenhorst; Porphyre, De abst. anim., livre iv, cap. 17

ce temps-là étaient en état d'avoir des enfants d'aussi bonne heure qu'aujourd'hui? Si l'auteur de la Genèse n'avait pas eu en vue quelqu'un auquel il voulût arriver par une suite de générations, comme c'était son dessein à l'égard de celle de la postérité de Seth, qu'il voulait conduire jusqu'à Noé, pour reprendre ensuite l'ordre des générations jusqu'à Abraham, qu'était-il besoin de passer les premiers-nés pour arriver à Lamech, auquel finit cette généalogie, c'est-à-dire à la huitième génération depuis Adam, et à la septième depuis Caïn, comme si de là il eût voulu passer à quelque autre généalogie pour arriver ou au peuple d'Israël, en qui la Jérusalem terrestre même a servi de figure à la Cité céleste, ou à Jésus-Christ comme homme, qui est le Dieu suprême élevé au-dessus de toutes choses 1, béni dans tous les siècles, et le fondateur et le roi, de la Jérusalem du ciel; qu'était-il besoin, dis-je, d'en user de la sorte, attendu que toute la postérité de Caïn fut exterminée par le déluge? Cela pourrait faire croire que ce sont les premiers-nés qui sont nommés dans cette généalogie. Mais pourquoi y a-t-il si peu de personnes, si, comme nous l'avons dit, les hommes avaient des enfants en ce temps-là d'aussi bonne heure qu'ils en ont à présent? Supposé qu'ils eussent tous trente ans quand ils commencèrent à en avoir, comme il y a huit générations en comptant Adam et les enfants de Lamech, huit fois trente font deux cent quarante ans. Or, est-il croyable qu'ils n'aient point eu d'enfants tout le reste du temps jusqu'au déluge? Et, s'ils en ont eu, pourquoi l'Ecriture n'en fait-elle point mention? Depuis Adam jusqu'au déluge, il s'est écoulé deux mille deux cent soixante-deux ans 2,selon nos livres, et mille six cent cinquante-six, selon les Hébreux. Lors donc que nous nous arrêterions à ce de?nier nombre comme au véritable, si de mille six cent cinquante-six ans on retranche deux cent quarante, restent mille quatre cents ans et quelque chose de plus. Or, peut-on s'imaginer que la postérité de Caïn soit demeurée pendant tout ce temps-là sans avoir des enfants?Mais il faut se rappeler ici ce que nous

1. Rm 9,5
2. Eusèbe, saint Jérôme, Bède, et d'autres encore qui se fondent sur la version des Septante, comptent vingt ans de moins que saint Augustin. Peut-être, selon la conjecture de Vivès, n'y a-t-il ici qu'une erreur de copiste, le signe XL pouvant être aisément pris pour le signe LX

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avons dit, lorsque nous demandions comment il se peut faire que ces premiers hommes, qu n'avaient aucun dessein de garder la continence, se soient pu contenir si longtemps. Nous avons en effet montré qu'il y a deux moyens de résoudre cette difficulté: ou et disant que, comme ils vivaient si longtemps ils n'étaient pas sitôt en âge d'engendrer, et que les enfants dont il est parlé dans ces généalogies ne sont pas les aînés, mais ceux qu servirent à perpétuer l'ordre des génération, jusqu'au déluge. Si donc dans celles de Caïn l'auteur de la Genèse n'a pas eu cette intention comme dans celles de Seth, il faudra avoir recours à l'autre solution, et dire qu'en ce temps-là les hommes n'étaient capables d'avoir des enfants qu'après cent ans. Il s peut faire néanmoins que cette généalogie de Caïn n'aille pas jusqu'au déluge, et que l'Ecriture sainte, pour quelque raison que j'ignore, ne l'ait portée que jusqu'à Lamech et à ses enfants. Indépendamment de cette réponse que les hommes avaient des enfants plus tard en ce temps-là, il se peut que la cité bâtie pat Caïn ait étendu au loin sa domination et ail eu plusieurs rois de père en fils, les uns après les autres, sans garder l'ordre de primogéniture. Caïn a pu être le premier de ces rois; son fils Enoch, qui donna le nom au siège de cet empire, le second; le troisième, Gaïdad, fils d'Enoch; le quatrième, Manihel, fils de Gaïdad; le cinquième, Mathusaël, fils de Manihel; et le sixième, Lamech, fils de Mathusaël, qui est le septième depuis Adam par Caïn. Il n'était pas nécessaire que les aînés succédassent à leurs pères; le sort, ou le mérite, ou l'affection du père appelait indifféremment un de ses fils à la couronne. Rien ne s'oppose à ce que le déluge soit arrivé sous le règne de Lamech et l'ait fait périr avec les autres. Aussi voyons-nous que l'Ecriture ne désigne pas un seul fils de Lamech, comme dans les générations précédentes, mais plusieurs, parce qu'il était incertain quel devait être son successeur, si le déluge ne fût point survenu.Mais de quelque façon que l'on compte les générations de Caïn, ou par les aînés, ou par les rois, il me semble que je ne dois pas passer sous silence que Lamech, étant le septième en ordre depuis Adam, l'Ecriture, qui lui donne trois fils et une fille, parle d'autant de ses enfants qu'il en faut pour accomplir le nombre onze, qui signifie le péché. En effet, comme la loi est comprise en dix commandements, d'où vient le mot décalogue, il est hors de doute que le nombre onze, qui passe celui de dix, marque la transgression de la loi, et par conséquent le péché. C'est pour cela que Dieu commanda 1 de faire onze voiles de poil de chèvre dans le tabernacle du témoignage, qui était comme le temple portatif de son peuple pendant son voyage, attendu que cette étoffe fait penser aux péchés, à cause des boucs qui doivent être mis à la gauche. Aussi, lorsque nous faisons pénitence, nous nous prosternons devant Dieu couverts d'un cilice, comme pour dire avec le Psalmiste: «Mon péché est toujours présent devant moi 2» . La postérité d'Adam par le fratricide Caïn finit donc au nombre de onze, qui signifie le péché; et ce nombre est fermé par une femme, dont le sexe a donné commencement au péché par lequel nous avons tous été assujétis à la mort. Et ce péché a été suivi d'une volupté charnelle qui résiste à l'esprit; d'où vient que le nom de cette fille de Lamech signifie volupté. Mais le nombre dix termine les générations descendues d'Adam par Seth jusqu'à Noé. Ajoutez à ce nombre les trois fils de Noé, dont deux seulement furent bénis, et l'autre fut réprouvé à cause de ses crimes, vous aurez douze: nombre illustre dans les Patriarches et dans les Apôtres, et composé des parties du nombre sept multipliées l'une par l'autre, puisque trois fois quatre et quatre fois trois font douze. Dans cet état de choses, il nous reste à voir comment ces deux lignées, qui, par des générations distinctes, marquent les deux cités, l'une des hommes de la terre, et l'autre des élus, se sont ensuite tellement mêlées ensemble que tout le genre humain, à la réserve de huit personnes, a mérité de périr par le déluge.


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CHAPITRE XXI.

L'ÉCRITURE NE PARLE QU'EN PASSANT DE LA CITÉ DE LA TERRE, ET SEULEMENT EN VUE DE CELLE DU CIEL.

Il faut considérer d'abord pourquoi, dans le dénombrement des générations de Caïn, après que l'Ecriture a fait mention d'Enoch, qui donna son nom à la ville que son père -bâtit, elle les continue tout de suite jusqu'au

1. Ex 26,7 -2. Ps 50,5

(324)


déluge, où finit entièrement toute cette branche, au lieu qu'après avoir parlé d'Enos, fils de Seth, elle interrompt le fil de cette généalogie, en disant: «Voici la généalogie des hommes. Lorsque Dieu créa l'homme, il le créa à son image. Il les créa homme et femme, les bénit, et les appela Adam 1». Il me semble que cette interruption a eu pour objet de recommencer le dénombrement des temps par Adam; ce que l'Ecriture n'a pas voulu faire à l'égard de la cité de la terre, comme si Dieu en parlait en passant plutôt qu'il n'en tient compte. Mais d'où vient qu'après avoir déjà nommé le fils de Seth, cet homme qui mit sa confiance à invoquer le nom du Seigneur, elle y revient encore, sinon de ce qu'il fallait représenter ainsi ces deux cités, l'une descendant d'un homicide jusqu'à un homicide, car Lamech avoue à ses deux femmes qu'il a tué un homme 2,et l'autre, fondée par celui qui mit sa confiance à invoquer le nom de Dieu? Voilà, en effet, quelle doit être l'unique occupation de la Cité de Dieu, étrangère en ce monde pendant le cours de cette vie mortelle, et ce qu'il a fallu lui recommander par un homme engendré de celui en qui revivait Abel assassiné. Cet homme marque l'unité de toute la Cité céleste, qui recevra, un jour son accomplissement, après avoir été représentée ici-bas par cette figure prophétique. D'où le fils de Caïn, c'est-à-dire le fils de possession, pouvait-il prendre son nom, si ce n'est des biens de la terre dans la cité de la terre à qui il a donné le sien? Il est de ceux dont il est dit dans le psaume: «Ils ont donné leurs noms à leurs terres 3»; aussi tombent-ils dans le malheur dont il est parlé en un autre psaume: «Seigneur, vous anéantirez leur image dans votre cité 4». Pour le fils de Seth, c'est-à-dire le fils de la résurrection, qu'il mette sa confiance à invoquer le nom du Seigneur; c'est lui qui figure cette société d'hommes qui dit: «Je serai comme un olivier fertile en la maison du Seigneur, parce que j'ai espéré en sa miséricorde 5». Qu'il n'aspire point à la vaine gloire d'acquérir un nom célèbre sur la terre; car «heureux celui qui met son espérance au nom du Seigneur, et qui ne tourne point ses regards vers les vanités et les folies du monde 6». Après avoir proposé

1. Gn 5,1-2 -2. Gn 4,23 -3. Ps 48,12 –4. Ps 72,20 –5. Ps 51,10 -6. Ps 39,5


ces deux cités, l'une établie dans la jouissance des biens du siècle, l'autre mettant son espérance en Dieu, mais toutes deux sorties d'Adam comme d'une même barrière pour fournir leur course et arriver chacune à sa fin, I'Ecriture commence le dénombrement des temps, auquel elle ajoute d'autres générations en reprenant depuis Adam, de la postérité de qui, comme d'une masse juste-ment réprouvée, Dieu a fait des vases de colère et d'ignominie, et des vases d'honneur et de miséricorde 1 traitant les uns avec justice et les autres avec bonté, afin que la Cité céleste, étrangère ici-bas, apprenne, aux dépens des vases de colère, à ne pas se fier en son libre arbitre, mais à mettre sa confiance à invoquer le nom du Seigneur. La volonté a été créée bonne, mais muable, parce qu'elle a été tirée du néant: ainsi, elle peut se détourner du bien et du mal; mais elle n'a besoin pour le niai que de son libre arbitre et ne saurait faire le bien sans le secours de la grâce.


1522

CHAPITRE XXII.

LE MÉLANGE DES ENFANTS DE DIEU AVEC LES FILLES DES HOMMES A CAUSÉ LE DÉLUGE QUI A ANÉANTI TOUT LE GENRE HUMAIN, A L'EXCEPTION DE HUIT PERSONNES.

Comme les hommes, en possession de ce libre arbitre, croissaient et s'augmentaient, il se fit une espèce de mélange et de confusion des deux cités par un commerce d'iniquité; et ce mal prit encore son origine de ha femme, quoique d'une autre manière qu'au commencement du monde. Dans le fait, les femmes de la cité de la terre ne portèrent pas les hommes au péché, après avoir été séduites elles-mêmes par l'artifice d'un autre; mais les enfants de Dieu, c'est-à-dire les citoyens de la cité étrangère sur la terre, commencèrent à les aimer pour leur beauté 2, laquelle véritablement est un don de Dieu, mais qu'il accorde aussi aux méchants, de peur que les bons ne l'estiment un grand bien. Aussi les enfants de Dieu ayant abandonné le bien souverain qui est propre aux bons, se portèrent vers un moindre bien commun aux bons et aux méchants, et épris d'amour pour les filles des hommes, ils abandonnèrent, afin de les épouser, la piété qu'ils gardaient dans la sainte société. Il est vrai, comme je viens de le dire,

1. Rm 9,23 -2. Gn 6,1 et seq

(325)

que la beauté du corps est un don de Dieu; mais comme c'est un bien misérable, charnel et périssable, on ne l'aime pas comme il faut quand on l'aime plus que Dieu, qui est un bien éternel, intérieur et immuable. Lorsqu'un avare aime plus son argent que la justice, ce n'est pas la faute de l'argent, mais celle de l'homme; il en est de même de toutes les autres créatures: comme elles sont bonnes, elles peuvent être bien ou mal aimées. On les aime bien quand on garde l'ordre, on les aime mal quand on le pervertit. C'est ce que j'ai exprimé en ces quelques vers dans un éloge du Cierge:

«Toutes ces choses, Seigneur, sont à vous et sont bonnes, parce qu'elles viennent de vous, qui êtes souverainement bon. Il n'y a rien de nous en elles que le péché, qui fait que, renversant l'ordre, nous aimons, au lieu de vous, ce qui vient de vous 1».

Quant au Créateur, si on l'aime véritablement, c'est-à-dire si on l'aime lui-même sans aimer autre chose à la place de lui, on ne le saurait mal aimer. Nous devons même aimer avec ordre l'amour qui fait qu'on aime comme il convient tout ce qu'il faut aimer, si nous voulons être bons et vertueux. D'où je conclus que la meilleure et la plus courte définition de la vertu est celle-ci: l'ordre de l'amour. L'épouse de Jésus-Christ, qui est la Cité de Dieu, chante pour cette raison dans le Cantique des cantiques: «Ordonnez en moi la charité 2». Pour avoir confondu l'ordre de cet amour 3, les enfants de Dieu méprisèrent Dieu et aimèrent les filles des hommes. Or, ces deux noms, enfants de Dieu, filles des hommes, distinguent assez l'une et l'autre cité. Bien que ceux-là fussent aussi enfants des hommes par nature, la grâce avait commencé à les rendre enfants de Dieu. En effet, l'Ecriture sainte, dans l'endroit où elle parle de leur amour pour les filles des hommes, les appelle aussi anges de Dieu; ce qui a fait croire à plusieurs que ce n'était pas des hommes, mais des anges.

1. C'est sans doute pour une cérémonie en l'honneur du Cierge pascal que saint Augustin avait composé ces vers. Il est à propos, de rappeler ici que parmi les écrits inédits de saint Augustin publiés par Michael Denis, à Vienne, en 1792, il s'en trouve un, le premier, qui a pour sujet le cierge pascal, ce qui fait que l'éditeur l'a intitulé: De Cereo paschali, au lieu des mots In sabbato sancto que porte le manuscrit. Au surplus, ce petit écrit, tout semé de comparaisons puériles, n'est probablement pas de saint Augustin
2. Ct 2,4
3. Sur l'amour bien ordonné, voyez saint Augustin, De doct. christ., n. 28


1523

CHAPITRE XXIII.

LES ENFANTS DE DIEU QUI, SUIVANT L'ÉCRITURE, ÉPOUSÈRENT, LES FILLES DES HOMMES, DONT NAQUIRENT LES GÉANTS, ÉTAIENT-ILS DES ANGES?

Nous avons touché, sans la résoudre, au troisième livre de cet ouvrage 1, la question de savoir si les anges, en tant qu'esprits, peuvent avoir commerce avec les femmes. Il est écrit en effet: «Il se sert d'esprits pour ses anges», c'est-à-dire que de ceux qui sont esprits par leur nature, il en a fait ses anges, ou, ce qui revient au même, ses messagers 2; mais il n'est pas aisé de décider si le Prophète parle de leurs corps, lorsqu'il ajoute: «Et d'un feu ardent pour ses ministres 3»; ou s'il veut faire entendre par là que ses ministres doivent être embrasés de charité comme d'un feu spirituel. Toutefois l'Ecriture témoigne que les anges ont apparu aux hommes dans des corps tels que non-seulement ils pouvaient être vus, mais touchés. Il y a plus: comme c'est un fait public et que plusieurs ont expérimenté ou appris de témoins non suspects que les Sylvains et les Faunes, appelés ordinairement incubes, ont souvent tourmenté les femmes et contenté leur passion avec elles, et comme beaucoup de gens d'honneur assurent que certains démons, à qui les Gaulois donnent le nom de Dusiens 4, tentent et exécutent journellement toutes ces impuretés 5,en sorte qu'il y aurait une sorte d'impudence à les nier, je n'oserais me déterminer là-dessus, ni dire s'il y a quelques esprits revêtus d'un corps aérien qui soient capables ou non (car l'air, simplement agité par un évantail, excite la sensibilité des organes) d'avoir eu un commerce sensible avec les femmes. Je ne pense pas néanmoins que les saints anges de Dieu aient pu alors tomber dans ces faiblesses, et que ce soit d'eux que parle saint Pierre, quand il dit: «Car Dieu n'a pas épargné les anges qui ont péché, mais il les a précipités dans les cachots obscurs de l'enfer, où il les réserve pour les peines du dernier

1. Au chap. 5
2. Le mot grec angelos, remarque saint Augustin, signifie messager
3. Ps 103,5
4. Ces Dusiens, des Gaulois font penser aux Dievs, divinités malfaisantes de la mythologie persane. - Sur les Faunes, comp. Servius (ad, Aeneid., lib. 6,V. 776), Isidore (Orig., lib. 8,cap. 11,§ 103) et Cassien (Collat., 7,cap. 32)
5. Sur les démons mâles et femelles, incubes et succubes, voyez le commentaire de Vivès sur la Cité de Dieu (tome 2,page 157) et le livre de Psellus, De natura daemonum

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jugement 1»; je crois plutôt que cet apôtre parle ici de ceux qui, après s'être révoltés au commencement contre Dieu, tombèrent du ciel avec le diable, leur prince, dont la jalousie déçut le premier homme sous la forme d'un serpent. D'ailleurs, l'Ecriture sainte appelle aussi quelquefois anges les hommes de bien 2,comme quand il dit de saint Jean: «Voilà que j'envoie mon ange devant vous, pour vous préparer le chemin 3». Et le prophète Malachie est appelé ange par une grâce particulière 4.Ce qui fait croire à quelques-uns que les anges, dont l'Ecriture dit qu'ils épousèrent les filles des hommes, étaient de véritables anges, c'est qu'elle ajoute que de ces mariages sortirent des géants; comme si dans tous les temps il n'y avait pas eu des hommes d'une stature extraordinaire 5! Quelques années avant le sac de Rome par les Goths, n'y vit-on pas une femme d'une grandeur démesurée? et ce qui est plus merveilleux, c'est que le père et la mère n'étaient pas d'une taille égale à celle que nous voyons aux hommes très grands. Il a donc fort bien pu y avoir des géants, même avant que les enfants de Dieu, que l'Ecriture appelle aussi des anges, se fussent mêlés avec les filles des hommes, c'est-à-dire avec les filles de ceux qui vivaient selon l'homme, et que les enfants de Seth eussent épousé les filles de Caïn 6. Voici le texte même de l'Ecriture: « Comme les hommes se furent multipliés sur la terre et qu'ils eurent engendré des filles, les anges de Dieu 7,voyant que les filles des hommes étaient bonnes, choisirent pour femmes celles qui leur plaisaient. Alors Dieu dit: Mon esprit ne demeurera plus dans ces hommes; car ils ne sont que chair, et ils ne vivront plus que cent vingt ans. Or, en ce temps-là, il y avait des géants sur la terre. Et depuis, les enfants de Dieu ayant commerce avec les filles des hommes. Ils engendraient pour eux-mêmes, et ceux qu'ils engendraient étaient ces géants si renommés 8» - Ces paroles marquent assez

1. 1P 2,42. Même remarque dans Tertullien (Contra . Jud, lib. 2,cap. 9) et dans saint Jean Chrysostome (Hom. 21 in Genes.)3. Mc 1,2 -4. Ml 2,75. Voyez plus haut, ch. 9.6. Comp. Quoest. in Gn qu. 3.7. Lactance, Sulpice Sévère et beaucoup d'autres ont cru, d'après ces paroles de l'Ecriture, à un commerce entre les anges proprement dits et les filles des hommes, opinion qu'on trouve fort répandue pendant les premiers siècles de l'Eglise, Voyez Lactance ( Inst. lib. 2,cap. 15) et Sulpice Sévère ( Hist. sacr., lib. 1,cap. 1).8. Gn 6,1-4


qu'il y avait déjà des géants sur la terre, quand les enfants de Dieu épousèrent les filles des hommes et qu'ils les aimèrent parce qu'elles étaient bonnes, c'est-à-dire belles; car c'est la coutume de l'Ecriture d'appeler bon ce qui est beau. Quant à ce qu'elle ajoute, qu'ils engendraient pour eux-mêmes, cela montre qu'auparavant ils engendraient pour Dieu, ou, en d'autres termes, qu'ils n'engendraient pas par volupté, mais pour avoir des enfants, et qu'ils n'avaient pas pour but l'agrandissement fastueux de leur famille, mais le nombre des citoyens de la Cité de Dieu, à qui, comme des anges de Dieu, ils recommandaient de mettre leur espérance en lui1 et d'être semblables à ce fils de Seth, à cet enfant de résurrection qui mit sa confiance à invoquer le nom du Seigneur, afin de devenir tous ensemble avec leur postérité les héritiers des biens éternels.Mais il ne faut pas s'imaginer qu'ils aient tellement été anges de Dieu, qu'ils n'aient point été hommes, puisque l'Ecriture déclare nettement qu'ils l'ont été. Après avoir dit que les anges de Dieu, épris de la beauté des filles des hommes, choisirent pour femmes celles qui leur plaisaient le plus, elle ajoute aussitôt ci Alors le Seigneur dit: «Mon esprit ne demeurera plus dans ces hommes, car ils ci ne sont que chair». L'esprit de Dieu les avait rendus anges de Dieu et enfants de Dieu; mais, comme ils s'étaient portés vers les choses basses et terrestres, l'Ecriture les appelle hommes, qui est un nom de nature, et non de grâce; elle les appelle aussi chair, parce qu'ils avaient abandonné l'esprit, et mérité par là d'en être abandonnés. Entre les exemplaires des Septante, les uns les nomment anges et enfants de Dieu, et les autres ne leur donnent que cette dernière qualité 2; et Aquila 3,que les Juifs préfèrent à tous les autres interprètes, n'a traduit ni anges de Dieu, ni enfants de Dieu, mais enfants des dieux. Or, toutes ces versions sont acceptables. Ils étaient enfants de Dieu et frères de leurs pères, qui avaient comme eux Dieu pour père; et ils étaient enfants

1. Ps 127,7
2. C'est ce qu'on peut vérifier encore aujourd'hui: le manuscrit du Vatican porte uioi tou Theou, enfants de Dieu; le manuscrit Alexandrin porte oi angeloi tou Theou, les anges de Dieu, leçon qui a été suivie par Philon le Juif dans son traité Des Géants
3. Aquila vivait sous l'empereur Adrien. D'abord chrétien, il s'adonna aux recherches de l'astrologie et de la magie, ce qui le fit excommunier. Il embrassa le culte israélite, et devenu grand hébraïsant, il s'appliqua, selon le témoignage d'Epiphane, à combattre la version des Septante et à effacer dans l'Ecriture les traces des prophéties qui annoncent le Christ

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des dieux, parce qu'ils étaient nés de dieux avec qui ils étaient aussi des dieux, suivant cette parole du psaume: « Je l'ai dit, vous êtes des dieux, vous êtes tous des enfants du Très-Haut 1». Aussi bien, on pense avec raison que les Septante ont été animés d'un esprit prophétique, et on ne doute point que ce qu'ils ont changé dans la version, ils ne l'aient fait par une inspiration du ciel, encore qu'ici l'on reconnaisse que le mot hébreu est équivoque, et qu'il peut aussi bien signifier enfants de Dieu comme enfants des dieux.Laissons donc les fables de ces écritures qu'on nomine apocryphes, parce que l'origine en a été inconnue à nos pères, qui nous ont transmis les véritables par une succession très connue et très assurée. Bien qu'il se trouve quelque vérité dans ces écritures apocryphes, elles ne sont d'aucune autorité, à cause des diverses faussetés qu'elles contiennent. Nous ne pouvons nier qu'Enoch, qui est Le septième depuis Adam, n'ait écrit quelque chose; car l'apôtre saint Jude le témoigne dans son Epître canonique 2; mais ce n'est pas sans raison que ces écrits mie se trouvent point dans le catalogue des Ecritures, qui était conservé dans le temple des Juifs par le soin des prêtres, attendu que ces prétendus livres d'Enoch ont été jugés suspects, à cause de leur trop grande antiquité, et parce qu'on ne pouvait justifier que ce fussent les mêmes qu'Enoch avait écrits, dès lors qu'ils n'étaient pas produits par ceux à qui la garde de ces sortes de livres était confiée. De là vient que les écrits allégués sous son nom, qui portent que les géants n'ont pas eu des hommes pour pères, sont justement rejetés parles chrétiens sages, ainsi que beaucoup d'autres que les hérétiques produisent sous le nom d'autres anciens prophètes, ou même sous celui des Apôtres, et qui sont tous mis par l'Eglise au rang des livres apocryphes. Il est donc certain, selon les Ecritures canoniques, soit juives, soit chrétiennes, qu'il y a eu avant le déluge beaucoup de géants citoyens de la cité de la terre, et que les enfants de Seth, qui étaient enfants de Dieu par la grâce, s'unirent à eux après s'être écartés de la voie de la justice. On ne doit pas s'étonner qu'il ait pu sortir aussi d'eux des géants. A coup sûr, ils n'étaient pas tous géants; mais il y en avait plus alors que dans

1. Ps 81,6 –2. Jud 14

toute la suite des temps qui se sont écoulés depuis; et il a plu au Créateur de les produire, pour apprendre aux sages à ne faire pas grand cas, non-seulement de la beauté, mais même de la grandeur et de la force du corps, et à mettre plutôt leur bonheur en des biens spirituels et immortels, comme beaucoup plus durables et propres aux seuls gens de bien. C'est ce qu'un autre prophète déclare en ces termes: «Alors étaient ces géants si fameux, hommes d'une haute stature et qui étaient habiles à la guerre. Le Seigneur ne les a pas choisis et ne leur a pas donné la science véritable; mais ils ont péri et se sont perdus par leur imprudence, parce qu'ils ne possédaient pas la sagesse 1».


1524

CHAPITRE XXIV.

COMMENT IL FAUT ENTENDRE CE QUE DIEU DIT A CEUX QUI DEVAIENT PÉRIR PAR LE DÉLUGE «: ILS NE VIVRONT PLUS QUE CENT VINGT ANS».


Quand Dieu dit: « Ils ne vivront plus que cent vingt ans 2», il ne faut pas entendre que les hommes ne devaient pas passer cet âge après le déluge, puisque quelques-uns ont vécu depuis plus de cinq cents ans; mais cela signifie que Dieu ne leur donnait plus que ce temps-là jusqu'au déluge. Noé avait alors quatre cent quatre-vingts ans; ce que l'Ecriture, selon sa coutume, appelle cinq cents ans pour faire le compte rond. Or, le déluge arriva l'an six cent de la vie de Noé 3,en sorte qu'il y avait encore, au moment de la menace divine, cent vingt ans à écouler jusqu'au déluge. On croit avec raison que, lorsqu'il arriva, il n'y avait plus sur la terre que des gens dignes d'être exterminés par ce fléau: car, bien que ce genre de mort n'eût pu nuire en aucune façon aux gens de bien, qui seraient toujours morts sans cela, toutefois il est vraisemblable que le déluge ne fit périr aucun des descendants de Seth. Voici quelle fut la cause du déluge, au rapport de l'Ecriture sainte: «Comme Dieu, dit-elle, eût vu que les hommes devenaient de jour en jour plus méchants et que toutes leurs pensées étaient sans cesse tournées au mal, il se mit à penser et à réfléchir que c'était lui qui les avait créés, et il dit: J'exterminerai l'homme que ci j'ai créé, et depuis l'homme jusqu'à la bête,

1. Ba 3,26-28 -2. Gn 6,3 -3. Gn 7,11

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depuis les serpents jusqu'aux oiseaux; car «j'ai de la colère de les avoir créés 1».



Augustin, Cité de Dieu 1518