Augustin, Cité de Dieu 1639

1639

CHAPITRE XXXIX.

POURQUOI JACOB FUT APPELÉ ISRAËL.

Or, Jacob eut douze fils et une fille de quatre femmes. Ensuite, il vint en Egypte, à cause de son fils Joseph qui y avait été mené et y était devenu puissant, après avoir été vendu par la jalousie de ses frères. Jacob, comme je viens de le dire, s'appelait aussi Israël, d'où le peuple descendu de lui a pris son nom, et ce nom lui fut donné par l'ange qui lutta contre lui à son retour de Mésopotamie 4 et qui était la figure de Jésus-Christ. L'avantage qu'il voulut bien que Jacob remportât signifie le pouvoir que Jésus-Christ donna sur lui aux Juifs au temps de sa passion. Toutefois, il demanda la bénédiction de celui qu'il avait surmonté, et cette bénédiction fut l'imposition de ce nom même. Israël signifie voyant Dieu, ce qui marque la récompense de tous les saints à la fin du monde. L'ange le toucha à l'endroit le plus large de la caisse et le rendit boiteux. Ainsi le même Jacob fut béni et boiteux: béni

1. Jn 1,47 -2. Jn 1,51 –3. Gn 29,23 –4. Gn 32,28

(358)

en ceux du peuple juif qui ont cru en Jésus-Christ, et boiteux en ceux qui n'y ont pas cru, car l'endroit le plus large de la cuisse marque une postérité nombreuse. En effet, il y en a beaucoup plus parmi ses descendants en qui cette prophétie s'est accomplie: «Ils se sont égarés du droit chemin, et ont boité 1».

1640

CHAPITRE XL.

COMMENT ON DOIT ENTENDRE QUE JACOB ENTRA, LUI SOIXANTE-QUINZIÈME, EN ÉGYPTE.

L'Ecriture dit 2 que soixante-quinze personnes entrèrent en Egypte avec Jacob, en l'y comprenant avec ses enfants; et dans ce nombre elle ne fait mention que de deux femmes, l'une fille, et l'autre petite-fille de ce patriarche. Mais à considérer la chose exactement, elle ne veut point dire que la maison de Jacob fût si grande le jour ni l'année qu'il y entra, puisqu'elle compte parmi ceux qui y entrèrent des arrière-petits-fils de Joseph, qui ne pouvaient pas être encore au monde. Jacob avait alors cent trente ans, et son fils Joseph trente-neuf. Or, il est certain que Joseph n'avait que trente ans, ou un peu plus, quand il se maria. Comment donc aurait-il pu en l'espace de neuf ans avoir des arrière-petits-fils? Quand Jacob entra en Egypte, Ephraïm et Manassé, enfants de Joseph, n'avaient pas encore neuf ans. Or, dans le dénombrement que l'Ecriture fait de ceux qui y entrèrent avec lui, elle parle de Machir, fils de Manassé et petit-fils de Joseph, et de Galaad, fils de Machir, c'est-à-dire arrière-petit-fils de Joseph. Elle parle aussi de Utalaam, fils d'Ephraïm, et de Edem, fils de Utalaam, c'est-à-dire d'un autre petit-fils et arrière-petit-fils de ce patriarche ‘. L'Ecriture donc, par l'entrée de Jacob en Egypte, n'entend pas parler du jour ni de l'année qu'il y entra, mais de tout le temps que vécut Joseph qui fut cause de cette entrée. Voici comment elle parle de Joseph: «Joseph demeura en Egypte avec ses frères et toute la maison de son père, et il vécut cent dix ans, et il vit les enfants d'Ephraïm jusqu'à la troisième génération 4», c'est-à-dire Edem, son arrière-petit-fils du côté d'Ephraïm. C'est là, en effet, ce que l'Ecriture appelle troisième génération. Puis elle ajoute: «Et les enfants de Machir, fils de Manassé,

1. Ps 17,49 –2. Gn 46,17 -3. Gn 50,22 Nb 26,29 et seq. -4. Gn 50,22

naquirent sur les genoux de Joseph», c'est-à-dire Galaad, son arrière-petit-fils du côté de Manassé, dont l'Ecriture, suivant son usage, qui est aussi celui de la langue latine 1, parle comme s'il y en avait plusieurs, ainsi que de la fille unique de Jacob, qu'elle appelle les filles de Jacob. Il ne faut donc pas s'imaginer que ces enfants de Joseph fussent nés quand Jacob entra en Egypte, puisque l'Ecriture, pour relever la félicité de Joseph, dit qu'il les vit naître avant que de mourir; mais ce qui trompe ceux qui n'y regardent pas de si près, c'est que l'Ecriture dit: «Voici les noms des «enfants d'Israël qui entrèrent en Egypte «avec Jacob, leur père 2». Elle ne parle donc de la sorte que parce qu'elle compte aussi toute la famille de Joseph, et qu'elle prend cette entrée pour toute la vie de ce patriarche, parce que c'est lui qui en fut cause.

1641

CHAPITRE XLI.

BÉNÉDICTION DE JUDA.

Si donc, à cause du peuple chrétien, en qui la Cité de Dieu est étrangère ici-bas, nouscherchons Jésus-Christ selon la chair dans la postérité d'Abraham, laissant les enfants desconcubines, Isaac se présente à nous; dans celle d'Isaac, laissant Esaü ou Edom, se présente Jacob ou Israël; dans celle d'Israël, les autres mis à part, se présente Juda, parce queJésus-Christ est né de la tribu de Juda. Voyons pour cette raison la bénédiction prophétique que Jacob lui donna lorsque, près de mourir, il bénit tous ses enfants: «Juda, dit-il, vos frères vous loueront; vous emmènerez vos ennemis captifs; les enfants de votre père vous adoreront. Juda est un jeune lion; vous vous êtes élevé, mon fils, comme un arbre qui pousse avec vigueur; vous vous êtes couché pour dormir comme un lion et comme un lionceau: qui le réveillera? Le sceptre ne sera point ôté de la maison de Juda, et les princes ne manqueront point jusqu'à ce que tout ce qui lui a été promis soit accompli. Il sera l'attente des nations, et il attachera son poulain et l'ânon de son ânesse au cep de la vigne. Il lavera sa robe dans le vin, et son vêtement dans le sang de la grappe de raisin. Ses yeux sont

1. Voyez Aulu-Gelle (Noct. att., lib. 2,cap. 13) et le Digeste (lib. 1,tit. 16,De verborum significatione, § 148)
2. Gn 46,8

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rouges de vin, et ses dents plus blanches que le lait 1». J'ai expliqué tout ceci contre Fauste le manichéen 2,et j'estime en avoir dit assez pour montrer la vérité de cette prophétie. La mort de Jésus-Christ y est prédite par le sommeil; et par le lion, le pouvoir qu'il avait de mourir ou de ne mourir pas. C'est ce pouvoir qu'il relève lui-même dans l'Evangile, quand il dit: «J'ai pouvoir de quitter mon âme, et j'ai pouvoir de la reprendre. Personne ne me la peut ôter; mais c'est de moi-même que je la quitte et que je la reprends 3». C'est ainsi que le lion a rugi et qu'il a accompli ce qu'il a dit. A cette même puissance encore se rapporte ce qui est dit de sa résurrection: «Qui le réveillera?» c'est-à-dire que nul homme ne le peut que lui-même, qui a dit aussi de son corps: «Détruisez ce temple, et je le relèverai en trois jours 4». Le genre de sa mort, c'est-à-dire son élévation sur la croix, est compris en cette seule parole: «Vous vous êtes élevé». Et ce que Jacob ajoute ensuite: «Vous vous êtes couché pour dormir», l'Evangéliste l'explique lorsqu'il dit: «Et penchant la tête, il rendit l'esprit 5»; si l'on n'aime mieux l'entendre de son tombeau, où il s'est reposé et a dormi, et d'où aucun homme ne l'a ressuscité, comme les prophètes ou lui-même en ont ressuscité quelques-uns, mais d'où il est sorti tout seul comme d'un doux sommeil. Pour sa robe qu'il lave dans le vin, c'est-à-dire qu'il purifie de tout péché dans son sang, qu'est-ce autre chose que l'Eglise? Les baptisés savent quel est le sacrement de ce sang, d'où vient que l'Ecriture ajoute: «Et son vêtement dans le sang de la grappe. Ses yeux sont rouges de vin» . Qu'est-ce que cela signifie, sinon les personnes spirituelles enivrées de ce divin breuvage dont le Psalmiste dit: «Que votre breuvage qui enivre est excellent!» - «Ses dents sont plus a blanches que le lait 6»; c'est ce lait que les petits boivent chez l'Apôtre 7,c'est-à-dire les paroles qui nourrissent ceux qui ne sont pas encore capables d'une viande solide. C'est donc en lui que résidaient les promesses faites à Juda, avant l'accomplissement desquelles les princes, c'est-à-dire les rois d'Israël, n'ont point manqué dans cette race. Lui seul était l'attente des nations, et ce que nous en voyons maintenant est plus clair que tout ce que nous en pouvons dire.

1. Gn 49,8 et seq
2. Cont. Faust, lib. 12,cap. 42
3. Jn 10,18 -4. Jn 2,19 –5. Jn 19,30 -6. Ps 22,5 -7. 1Co 3,2





1642

CHAPITRE XLII. BÉNÉDICTION DES DEUX FILS DE JOSEPH PAR JACOB.

Or, comme les deux fils d'Isaac, Esaü et Jacob, ont été la figuré de deux peuplés, des Juifs et des Chrétiens, quoique selon la chair les Juifs ne soient pas issus d'Esaü, mais bien les Iduméens, pas plus que les Chrétiens ne le sont de Jacob, mais bien les Juifs, tout le sens de la figure se résume en ceci: «L'aîné sera soumis au cadet»; il en est arrivé de même dans les deux fils de Joseph. L'aîné était la figure des Juifs, et le cadet celle des Chrétiens. Aussi Jacob, les bénissant, mit sa main droite sur le cadet qui était à sa gauche, et sa gauche sur l'aîné qui était à sa droite; et comme Joseph, leur père, fâché de cette méprise, voulut le faire changer, et lui montra l'aîné: «Je le sais bien, mon fils, répondit-il, je le sais bien. Celui-ci sera père d'un «peuple et deviendra très puissant; mais son «cadet sera plus grand que lui, et de lui sortiront plusieurs nations 1». Voilà deux promesses clairement distinctes. «L'un, dit l'Ecriture, sera père d'un peuple, et l'autre de plusieurs nations». N'est-il pas de la dernière évidence que ces deux promesses embrassent le peuple juif et tous les autres peuples de la terre qui devaient également sortir d'Abraham, le premier selon la chair, et le reste selon la foi?

1. Gn 48,19


1643

CHAPITRE XLIII. DES TEMPS DE MOÏSE, DE JÉSUS NAVÉ, DES JUGES ET DES ROIS JUSQU'À DAVID.

Après la mort de Jacob et de Joseph, le peuple juif se multiplia prodigieusement pendant les cent quarante-quatre années qui restèrent jusqu'à la sortie d'Egypte, quoique les Egyptiens, effrayés de leur nombre, leur fissent subir des persécutions si cruelles que, même à la fin, ils tuèrent tous les enfants mâles qui venaient au monde. Alors (Ex 2,5) Moïse, choisi de Dieu pour exécuter de grandes (360) choses, fut dérobé à la fureur de ces meurtriers et porté dans la maison royale, où il fut nourri et adopté par la fille de Pharaon, nom qui était commun à tous les rois d'Egypte. Là il devint assez puissant pour affranchir ce peuple de la captivité où il gémissait depuis si longtemps, ou, pour mieux dire, Dieu, conformément à la promesse qu'il avait faite à Abraham, se servit du ministère de Moïse pour délivrer les Hébreux. Obligé d'abord de s'enfuir en Madian 1 pour avoir tué un Egyptien qui outrageait un Juif, revenu ensuite par un ordre exprès du ciel, il surmonta les mages de Pharaon 2 par la puissance de l'esprit de Dieu. Après ces prodiges, comme les Egyptiens refusaient encore de laisser sortir le peuple de Dieu, il les frappa de ces dix plaies si fameuses: l'eau changée en sang, les grenouilles, les moucherons, les mouches canines, la mort des bestiaux, les ulcères, la grêle, les sauterelles, les ténèbres et la mort de leurs aînés. Enfin, les Egyptiens, vaincus par tant de misères, furent, pour dernier malheur, engloutis sous les flots, tandis qu'ils poursuivaient les Juifs, après leur avoir permis de s'en aller. La mer, qui s'était ouverte pour donner passage aux Hébreux, submergea leurs ennemis par le retour de ses ondes. Depuis, ce peuple passa quarante ans dans le désert sous la conduite de Moïse, et c'est là que fut fait le tabernacle du témoignage, dans lequel Dieu était adoré par des sacrifices, figures des choses à venir. La loi y fut aussi donnée sur la montagne au milieu des foudres, des tempêtes et de voix éclatantes qui attestaient la présence de la divinité. Ceci arriva aussitôt que le peuple fut sorti d'Egypte et entré dans le désert, cinquante jours après la pâque et l'immolation de l'agneau, qui était si véritablement la figure de Jésus-Christ immolé sur la croix et passant de ce monde à son père (car Pâque en hébreu signifie passage 3), que lorsque le Nouveau Testament fut établi par le sacrifice de Jésus-Christ, qui est notre Pâque, cinquante jours après, le Saint-Esprit, appelé dans l'Evangile le doigt de Dieu (Lc 11,20), descendit du ciel afin de nous faire souvenir de l'ancienne figure, parce que la loi, au rapport de l'Ecriture, fut aussi écrite sur les tables par le doigt de Dieu.

1. Ex 2,15 –2. Ex 8,9-11 –3. Ex 12,11;

Après la mort de Moïse, Jésus, fils de Navé, prit la conduite du peuple et le fit entrer dans la terre promise qu'il partagea. Ces deux grands et admirables conducteurs achevèrent heureusement de grandes guerres, où Dieu montra que les victoires signalées qu'il fit remporter aux Hébreux sur leurs ennemis étaient plutôt pour châtier les crimes de ceux-ci que pour récompenser le mérite des autres. A ces deux chefs succédèrent les Juges, le peuple étant déjà établi dans la terre promise, afin que la première promesse faite à Abraham touchant un seul peuple et la terre de Chanaan commençât à s'accomplir, en attendant que l'avénement de Jésus-Christ accomplît celle de toutes les nations et de toute la terre. C'est en effet la foi de l'Evangile qui en devait faire l'accomplissement, et non les pratiques légales; et cette vérité est figurée d'avance, en ce que ce ne fut pas Moïse qui avait reçu pour te peuple la loi sur la montagne, mais Jésus, à qui Dieu même donna ce nom, qui fit entrer les Hébreux dans la terre promise. Sous les Juges, il y eut une vicissitude de prospérités et de malheurs, selon que la miséricorde de Dieu ou les péchés du peuple en décidaient.De là on passa au gouvernement des Rois, dont le premier fut Saül, qui, ayant été réprouvé avec toute sa race et tué dans une bataille, eut pour successeur David. C'est de ce roi que Jésus-Christ est surtout appelé fils par l'Ecriture. C'est par lui que commença en quelque sorte la jeunesse du peuple de Dieu, dont l'adolescence avait été depuis Abraham jusqu'à lui. L'évangéliste saint Matthieu n'a pas marqué sans intention mystérieuse, dans la généalogie de Jésus-Christ, quatorze générations depuis Abraham jusqu'à David 1. En effet, c'est depuis l'adolescence que l'homme commence à être capable d'engendrer; d'où vient que saint Matthieu commence cette généalogie à Abraham, qui fut père de plusieurs nations, quand son nom fut changé. Avant Abraham donc, c'était en quelque sorte l'âge qui suivit l'enfance du peuple de Dieu, depuis Noé jusqu'à ce patriarche; et ce fut pour cette raison qu'il commença en ce temps-là à parler la première langue, c'est-à-dire l'hébraïque. La vérité est que c'est au sortir de l'enfance (qui tire son nom 2 de l'impossibilité où sont les

1. Mt 1,17
2. Infantia, de fari, parler, et de la particule négative in


nouveau-nés de parler) que l'homme commence à user de la parole, et de même que ce premier âge est enseveli dans l'oubli, le premier âge du genre humain fut aboli par les eaux du déluge. Ainsi dans le progrès de la Cité de Dieu, comme le livre précédent contient le premier âge du monde, celui-ci contient le second et le troisième. En ce troisième âge fut imposé le joug de la loi, qui est figurée par la génisse, la chèvre et le bélier de trois ans 1; on y vit paraître une multitude effroyable de crimes, qui jetèrent les fondements du royaume de la terre, où néanmoins vécurent toujours des hommes spirituels figurés par la tourterelle et par la colombe.

1. Gn 15,9

(362)





17

LIVRE DIX-SEPTIÈME:

DE DAVID À JÉSUS-CHRIST

Saint Augustin suit le développement de la Cité de Dieu au temps des Rois et des Prophètes, depuis Samuel et David jusqu'à Jésus-Christ, et il indique dans les saintes Ecritures, particulièrement dans les livres des Rois, des Psaumes et de Salomon, les passages où Jésus-Christ et l'Eglise sont annoncés


1701

CHAPITRE PREMIER.

DU TEMPS DES PROPHÈTES.

Comment se sont accomplies et s'accomplissent encore les promesses de Dieu à Abraham à l'égard de sa double postérité, le peuple juif, selon la chair, et toutes les nations de la terre, selon la foi, c'est ce que le progrès de la Cité de Dieu, selon l'ordre des temps, va nous découvrir. Nous avons fini le livre précédent au règne de David; voyons maintenant ce qui s'est passé depuis ce règne, dans la mesure où peut nous le permettre le dessein que nous nous sommes proposé en cet ouvrage. Tout le temps écoulé depuis que Samuel commença à prophétiser jusqu'à la captivité de Babylone et au rétablissement du temple, qui arriva soixante-dix ans après, ainsi que Jérémie l'avait prédit 1, tout ce temps, dis-je, est le temps des Prophètes. Bien que nous puissions avec raison appeler prophètes Noé et quelques autres patriarches qui l'ont précédé ou suivi jusqu'aux Rois, à cause de certaines choses qu'ils ont faites ou dites en esprit de prophétie touchant la Cité de Dieu, d'autant plus qu'il y en a quelques-uns parmi eux à qui l'Ecriture sainte donne ce nom, comme Abraham 2 et Moïse 3,toutefois, à proprement parler, le temps des Prophètes ne commence que depuis Samuel, qui, par le commandement de Dieu, sacra d'abord roi Saül, et ensuite David, après la réprobation de Saül. Mais nous n'en finirions pas de rapporter tout ce que ces Prophètes ont prédit de Jésus-Christ, tandis que la Cité de Dieu se continuait dans le cours des siècles. Si l'on voulait surtout considérer attentivement l'Ecriture sainte, dans les choses même qu'elle semble ne rapporter qu'historiquement des Rois, on trouverait qu'elle n'est pas moins attentive, si elle ne l'est plus, à prédire l'avenir qu'à raconter le passé. Or, qui ne voit avec un peu de réflexion quel

1. Jr 20,11 -2. Gn 20,7 -3. Dt 34,10

travail ce serait d'entreprendre cette sorte de recherche, et combien il faudrait de volumes pour s'en acquitter comme il faut? En second lieu, les choses même qui ont indubitablement le caractère prophétique sont en si grand nombre touchant Jésus-Christ et le royaume des cieux, qui est la Cité de Dieu, que cette explication passerait de beaucoup les bornes de cet ouvrage. Je tâcherai donc, avec l'aide de Dieu, de m'y contenir de telle sorte, que, sans omettre le nécessaire, je ne dise rien de superflu.


1702

CHAPITRE II.

CE NE FUT PROPREMENT QUE SOUS LES ROIS, QUE LA PROMESSE DE DIEU TOUCHANT LA TERRE DE CHANAAN FUT ACCOMPLIE.

Nous avons dit au livre précédent que Dieu promit deux choses à Abraham: l'une, que sa postérité posséderait la terre de Chanaan, ce qui est signifié par ces paroles: «Allez en la terre que je vous montrerai, et je vous ferai Père d'un grand peuple»; et l'autre, beaucoup plus excellente et qui regarde une postérité, non pas charnelle, mais spirituelle, qui le rend père, non du seul peuple juif, mais de tous les peuples qui marchent sur les traces de sa foi. Celle-ci est exprimée en ces termes: «En vous seront bénies toutes les nations de la terre 1». Ces deux promesses lui ont été faites beaucoup d'autres fois, comme nous l'avons montré. La postérité charnelle d'Abraham, c'est-à-dire le peuple juif, était donc déjà établi dans la terre promise, et, maître des villes ennemies, il vivait sous la domination de ses rois. Ainsi, les promesses de Dieu commencèrent dès lors à être accomplies en grande partie, non-seulement celles qu'il avait faites aux trois patriarches, Abraham, Isaac et Jacob, mais encore celles qu'il fit à Moïse, par qui le peuple

1. Gn 41,1-3

(363)


hébreu fut délivré de la captivité d'Egypte et à qui toutes les choses passées furent révélées, lorsqu'il conduisait ce peuple dans le désert. Toutefois, ce ne fut ni sous Jésus fils de Navé 1, ce fameux capitaine qui fit entrer les Hébreux dans la terre promise, et qui la divisa, selon l'ordre de Dieu, entre les douze tribus, ni sous les Juges, que s'accomplit la promesse que Dieu avait faite de donner aux Israélites toute la terre de Chanaan, depuis le fleuve d'Egypte jusqu'au grand fleuve d'Euphrate 2. Elle ne le fut que sous David et sous son fils Salomon, dont le royaume et toute cette étendue. Ils subjuguèrent, en effet, tous ces peuples et en firent leurs tributaires. Ce fut donc sous ces princes que la postérité d'Abraham se trouva établie en la terre de Chanaan, de sorte qu'il ne manquait plus rien à l'entier accomplissement des promesses de Dieu à cet égard, sauf cet unique point que les Juifs la posséderaient jusqu'à la fin des siècles; mais il fallait pour cela qu'ils demeurassent fidèles à leur Dieu. Or, comme Dieu savait qu'ils ne le seraient pas, il. se servit des châtiments temporels dont il les affligea pour exercer le petit nombre des fidèles qui étaient parmi eux, afin qu'ils instruisissent à l'avenir les fidèles des autres nations en qui il voulait accomplir l'autre promesse par l'incarnation de Jésus-Christ et la publication du Nouveau Testament.


1703

CHAPITRE 3.

LES TROIS SORTES DE PROPHÉTIES DE L'ANCIEN TESTAMENT SE RAPPORTENT TANTÔT À LA JÉRUSALEM TERRESTRE, TANTÔT À LA JÉRUSALEM CÉLESTE, ET TANTÔT À L'UNE ET À L'AUTRE.

Ainsi toutes les prophéties, tant celles qui ont précédé l'époque des Rois que celles qui l'ont suivie, regardent en partie la postérité charnelle d'Abraham, et en partie cette autre postérité en qui sont bénis tous les peuples cohéritiers de Jésus-Christ par le Nouveau Testament, et appelés à posséder la vie éternelle et le royaume des cieux. Elles se rapportent moitié à la servante qui engendre des esclaves, c'est-à-dire à la Jérusalem terrestre, qui est esclave avec ses enfants, et moitié à la cité libre, qui est la vraie Jérusalem, étrangère

1. Comp. saint Augustin, Quoest. in Jesum Nase, qu. 21, et saint Jérôme, Epist. CXX9,ad Dardanun,
2. Gn 15,18

ici-bas en quelques-uns de ses enfants et éternelle dans les cieux; mais il y en à qui se rapportent à l'une et à l'autre, proprement à la servante et figurativement à la femme libre.Il y a donc trois sortes de prophéties, les unes relatives à la Jérusalem terrestre, les autres à la céleste, et les autres à toutes les deux. Donnons-en des exemples. Le prophète Nathan 1 fut envoyé à David pour lui reprocher son crime et lui en annoncer le châtiment. Qui doute que ces avertissements du ciel et autres semblables, qui concernaient l'intérêt de tous ou celui de quelques particuliers, n'appartinssent à la cité de la terre? Mais lorsqu'on lit dans Jérémie: «Voici venir le temps, dit le Seigneur, que je ferai une nouvelle alliance qui ne sera pas semblable à celle que je fis avec leurs pères, lorsque je les pris par la main pour les tirer d'Egypte; car ils ne l'ont pas gardée, et c'est pourquoi je les ai abandonnés, dit le Seigneur. Mais voici l'alliance que je veux faire avec la maison d'Israël: «Après ce temps, dit le Seigneur, je déposerai mes lois dans leur esprit; je les écrirai dans leur coeur, et mes yeux les regarderont et je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple 2». Il est certain que c'est là une prophétie de cette Jérusalem céleste où Dieu même est la récompense des justes et où l'unique et souverain bien est de le posséder et d'être à lui. Mais lorsque l'Ecriture appelle Jérusalem la Cité de Dieu et annonce que la maison de Dieu s'élèvera dans son enceinte, cela se rapporte à l'une et l'autre cité: à la Jérusalem terrestre, parce que cela a été accompli, selon la vérité de l'histoire, dans le fameux temple de Salomon, et à la céleste, parce que ce temple en était la figure. Ce genre de prophétie mixte, dans les livres historiques de l'Ancien Testament, est fort considérable; il a exercé et exerce encore beaucoup de commentateurs de l'Ecriture qui cherchent la figure de ce qui doit s'accomplir en la postérité spirituelle d'Abraham dans ce qui a été prédit et accompli pour sa postérité charnelle. Quelques uns portent ce goût si loin qu'ils prétendent qu'il n'y a rien en ces livres de ce qui est arrivé après avoir été prédit, ou même sans l'avoir été, qui ne doive se rapporter allégoriquement à la Cité de Dieu et à ses enfants qui sont

1. 2S 12,1 Jr 30,31-33 He 8,8-10
2. Voyez l'écrit de saint Augustin coutre Fauste le manichéen, aux livres 11I et XVI

(364)

étrangers en cette vie. Si cela est, il n'y aura pins que deux sortes de prophéties dans tous les livres de l'Ancien Testament, les unes relatives à la Jérusalem céleste, et les autres aux deux Jérusalem, sans qu'aucune se rapporte seulement à la terrestre. Pour moi, comme il ma semble que ceux-là se trompent fort qui excluent toute allégorie des livres historiques de l'Ecriture, j'estime aussi que c'est beaucoup entreprendre que de vouloir en trouver partout. C'est pourquoi j'ai dit qu'il vaut mieux distinguer trois sortes de prophéties, sans blâmer toutefois ceux qui, conservant la vérité de l'histoire, cherchent à trouver partout quelque sens allégorique. Quant aux choses qui ne peuvent se rattacher ni à l'action des hommes ni à celle de Dieu, il est évident que l'Ecriture n'en parle pas sans dessein, et il faut conséquemment tâcher de les rappeler à un sens spirituel.

1704

CHAPITRE IV. FIGURE DU CHANGEMENT DE L'EMPIRE ET DU SACERDOCE D'ISRAËL, ET PROPHÉTIES D'ANNE, MÈRE DE SAMUEL, LAQUELLE FIGURAIT L'ÉGLISE.

La suite des temps amène la Cité de Dieu jusqu'à l'époque des Rois, alors que, Saül ayant été réprouvé, David monta sur le trône, et que ses descendants régnèrent longtemps après lui dans la Jérusalem terrestre. Ce changement, qui arriva en la personne de Saül et de David, figurait le remplacement de l'Ancien Testament par le Nouveau, où le sacerdoce et la royauté ont été changés par le prêtre et le roi nouveau et immortel, qui est Jésus-Christ. Le grand-prêtre Héli réprouvé et Samuel mis en sa place et exerçant ensemble les fonctions de prêtre et de juge, et d'autre part, David sacré roi au lieu de Saül, figuraient cette révolution spirituelle. La mère de Samuel, Anne, stérile d'abord, et qui depuis eut tant de joie de sa fécondité, semble ne prophétiser autre chose, quand, ravie de son bonheur, elle rend grâces à Dieu et lui consacre son fils avec la même piété qu'elle le lui avait voué. Voici comme elle s'exprime: «Mon coeur a été affermi dans sa confiance au Seigneur, et mon Dieu a relevé ma force et ma gloire. Ma bouche a été ouverte contre mes ennemis, et je me suis réjouie de votre salut. Car il n'est point de saint comme le Seigneur, il n'est point de juste comme notre Dieu, il n'est de saint que vous. Ne vous glorifiez point, et ne parlez point autrement; qu'aucune parole fière et superbe ne sorte de votre bouche, puisque c'est Dieu qui est le maître des sciences, et qui forme et conduit ses desseins. Il a détendu l'arc des puissants, et les faibles ont été revêtus de force. Ceux qui ont du pain en abondance sont devenus languissants, et ceux qui étaient affamés se sont élevés au-dessus de la terre, parce que celle qui était stérile est devenue mère de sept enfants, et celle qui avait beaucoup d'enfants est demeurée sans vigueur. C'est Dieu qui donne la mort et qui redonne la vie; c'est lui qui mène aux enfers et qui en ramène. Le Seigneur rend pauvre ou riche, abaisse ou élève ceux qu'il lui plaît. Il élève de terre le pauvre, et tire le misérable du fumier, afin de le faire asseoir avec les princes de son peuple et de lui donner pour héritage un trône de gloire. Il donne à qui fait un voeu de quoi le faire, et il a béni les années du juste, parce que l'homme n'est pas fort par sa propre force. Le Seigneur désarmera son adversaire, le Seigneur qui est saint. Que le sage ne se glorifie point de sa sagesse, ni le puissant de sa puissance, ni le riche de ses richesses; mais que celui qui eut se glorifier se glorifie de connaître Dieu et de rendre justice au milieu de la terre. Le Seigneur est monté aux cieux et a tonné; il jugera les extrémités de la terre, parce qu'il est juste. C'est lui qui donne la vertu à nos rois, et il exaltera la gloire et la puissance de son Christ (1S 2,1-10 sec. LXX)».
Croira-t-on que c'est là le discours d'une simple femme qui se réjouit de la naissance de son fils, et sera-t-on assez aveugle pour ne pas voir qu'il est beaucoup au-dessus de sa portée? En un mot, quiconque fait attention à ce qui est déjà accompli de ces paroles, ne reconnaît-il pas clairement que le Saint- Esprit, par le ministère de cette femme (dont le nom même, en hébreu, signifie grâce), a prédit la religion chrétienne, la Cité de Dieu, dont Jésus-Christ est le roi et le fondateur, et enfin la grâce même de Dieu, dont les superbes s'éloignent pour tomber par terre et dont les humbles sont remplis pour se relever? Il ne resterait qu'à prétendre que cette femme n'a rien prédit, et que ce sont de simples actions de grâces qu'elle rend à Dieu pour lui avoir (365) donné un fils; mais que signifie en ce cas ce qu'elle dit: «Il a détendu l'arc des puissants, et les faibles ont été revêtus de force. Ceux qui ont du pain en abondance sont devenus languissants, et ceux qui étaient affamés se sont élevés au-dessus de la terre, parce que celle qui était stérile est devenue mère de sept enfants, et celle qui avait beaucoup d'enfants n'a plus de vigueur?» Est-ce qu'Anne a eu sept enfants? Elle n'en avait qu'un quand elle disait cela, et n'en eut en tout que cinq, trois garçons et deux filles 1S 2,20. Bien plus, comme il n'y avait point encore de rois parmi les Juifs, qui la porte à dire: «C'est lui qui donne la force à nos rois, et qui relèvera la gloire et la puissance de son Christ», si ce n'est pas là une prophétie?
Que l'Eglise de Jésus-Christ, la cité du grand roi, pleine de grâces, féconde en enfants, répète donc ce qu'elle reconnaît avoir prophétisé d'elle il y a si longtemps par la bouche de cette pieuse mère! qu'elle répète: «Mon coeur a été affermi dans sa confiance au Seigneur, et mon Dieu a relevé ma force et ma gloire». Son coeur a été vraiment affermi sa puissance a été vraiment augmentée, parce qu'elle ne l'a pas mise en elle-même, mais dans le Seigneur son Dieu. «Ma bouche a été ouverte contre mes ennemis»; et en effet, la parole de Dieu n'est point captive au milieu des chaînes et de la captivité. «Je me suis réjouie de votre salut». Ce salut, c'est Jésus-Christ lui-même, que le vieillard Siméon, selon le témoignage de l'Evangile, embrasse tout petit, mais dont il reconnaît la grandeur, quand il s'écrie: «Seigneur, vous laisserez aller votre serviteur en paix, parce que mes yeux ont vu votre salut Lc 2,29-30». Que l'Eglise répète donc: «Je me suis réjouie de votre salut; car il n'est point de saint comme le Seigneur, il n'est point de juste comme notre Dieu»; Dieu, en effet, n'est pas seulement saint et juste, mais la source de la sainteté et de la justice. «Il n'est de saint que vous»; car personne n'est saint que par lui. Ne vous glorifiez point, et ne parlez point hautement; qu'aucune parole fière et superbe ne sorte de votre bouche, puisque c'est Dieu qui est le maître des sciences, et personne ne sait ce qu'il sait». Entendez que celui qui n'étant rien se croit quelque chose, se trompe soi-même Ga 6,3»; car ceci s'adresse aux ennemis de la Cité de Dieu, qui appartiennent à Babylone, à ceux qui présument trop de leurs forces et se glorifient en eux-mêmes au lieu de se glorifier en Dieu. De ce nombre sont aussi les Israélites charnels, citoyens de la Jérusalem terrestre, qui, comme dit l'Apôtre, «ne connaissant point la justice de Dieu Rm 10,3», c'est-à-dire la justice que Dieu donne aux hommes, lui qui seul est juste et rend juste, «et voulant établir leur propre justice», c'est-à-dire prétendant qu'ils l'ont acquise par leurs propres forces sans la tenir de lui, «ne sont point soumis à la justice de Dieu», parce qu'ils sont superbes et qu'ils croient pouvoir plaire à Dieu par leur propre mérite, et non par la grâce de celui qui est le Dieu des sciences, et par conséquent l'arbitre des consciences, où il voit que toutes les pensées des hommes ne sont que vanité, à moins que lui-même ne les leur inspire, «Il forme et conduit ses desseins». Quels desseins, sinon ceux qui vont à terrasser les superbes et à relever les humbles? Ce sont ces desseins qu'il exécute lorsqu'il dit: «L'arc des puissants a été détendu, et les faibles ont été revêtus de force». L'arc a été détendu, c'est-à-dire que Dieu a confondu ceux qui se croyaient assez forts par eux-mêmes pour accomplir les commandements de Dieu, sans avoir besoin de son secours. Et ceux-là «sont revêtus de force» qui crient à Dieu dans le fond de leur coeur: «Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que je suis faible Ps 6,3». - «Ceux qui ont du pain en abondance sont devenus languissants, et ceux qui étaient affamés se sont élevés au-dessus de la terre». Qui sont ceux qui ont du pain en abondance, sinon ceux même qui se croient puissants, c'est-à-dire les Juifs, à qui les oracles de la parole de Dieu ont été confiés? Mais, parmi ce peuple, les enfants de la servante sont devenus languissants, parce que dans ces pains, c'est-à-dire dans la parole de Dieu, que la seule nation juive avait reçue alors, ils ne goûtent que ce qu'il y a de terrestre; au lieu que les Gentils, à qui ces pains n'avaient pas été donnés, n'en ont pas eu plutôt mangé que la faim dont ils étaient pressés les a fait élever au-dessus de la terre pour y savourer tout ce qu'ils renferment de céleste et de spirituel. Et comme si l'on demandait la cause d'un événement si étrange: «C'est, dit-elle, que (366) celle qui était stérile est devenue mère de sept enfants, et que celle qui avait beaucoup enfants est demeurée sans vigueur». Paroles qui montrent bien que tout ceci n'est qu'une prophétie à ceux qui savent que la perfection de toute l'Eglise est marquée dans l'Ecriture par le nombre sept. C'est pourquoi l'apôtre saint Jean écrit à sept Eglises Ap 1,4, c'est-à-dire à toute l'Eglise; et Salomon dit, dans les Proverbes, que «la Sagesse s'est bâti une maison et l'a appuyée sur sept colonnes Pr 9,1». La Cité de Dieu était réellement stérile chez toutes les nations, avant la naissance de ces enfants qui l'ont rendue féconde. Nous voyons, au contraire, que la Jérusalem terrestre, qui avait un si grand nombre d'enfants, est devenue sans vigueur, parce que les enfants de la femme libre, qui étaient dans son sein, faisaient toute sa force, et qu'elle n'a plus que la lettre sans l'esprit.
«C'est Dieu qui donne la mort et qui redonne la vie». Il a donné la mort à celle qui avait beaucoup d'enfants, et redonné la vie à celle qui était stérile et qui a engendré sept enfants. On peut l'entendre aussi, et mieux encore, en disant qu'il rend la vie à ceux même à qui il avait donné la mort, comme ces paroles qui suivent semblent le confirmer: «C'est lui qui mène aux enfers et qui en ramène». Ceux à qui l'Apôtre dit: «Si vous êtes morts avec Jésus-Christ, cherchez les choses du ciel où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu»Col 3,1; ceux-là, dis-je, sont tués par le Seigneur pour leur salut, et c'est pour eux que l'Apôtre ajoute: «Goûtez les choses du ciel, et non pas celles de la terre, afin qu'eux-mêmes soient ceux qui, pressés de la faim, se sont élevés au-dessus de la terre». Car saint Paul dit encore: «Vous êtes morts»; et voilà comment Dieu fait mourir ses fidèles pour leur salut: «Et votre vie, ajoute cet Apôtre, est cachée avec Jésus-Christ et Dieu». Et voilà comment il leur redonne la vie. Mais sont-ce les mêmes qu'il mène aux enfers et qu'il en ramène? Les deux choses sont indubitablement accomplies en celui qui est notre chef, avec qui l'Apôtre dit que notre vie est cachée en Dieu. Car «celui qui n'a pas épargné son propre fils, mais l'a livré à la mort pour tout le monde Rm 8,32», l'a certainement fait mourir de cette façon; et d'autre part, comme il l'a ressuscité, il lui a redonné la vie. Il l'a aussi mené aux enfers, et l'en a ramené, puisque c'est lui-même qui dit dans le Prophète: «Vous ne laisserez point mon âme dans les enfers 1». C'est cette pauvreté du Sauveur qui nous a enrichis. En effet, «c'est le Seigneur qui rend pauvre ou riche». La suite nous explique ce que cela signifie: «Il abaisse, est-il dit, et il élève». Il abaisse les superbes et élève les humbles. Tout le discours de cette sainte femme, dont le nom signifie grâce, ne respire autre chose que ce qui est dit dans cet autre endroit de l'Ecriture: «Dieu résiste aux superbes, et «donne sa grâce aux humbles».
L'Evangéliste ajoute: «Il relève le pauvre 2». Ces paroles ne peuvent s'entendre que de celui qui, étant riche, s'est rendu pauvre pour l'amour de nous, afin que sa pauvreté nous enrichît 3». Dieu ne l'a relevé sitôt de terre qu'afin de garantir son corps de corruption4. J'estime qu'on peut encore lui attribuer ce qui suit: «Et il tire l'indigent de son fumier».
En effet, ce fumier d'où il a été tiré s'entend fort bien des Juifs qui ont persécuté Jésus-Christ, au nombre desquels se range saint Paul lui-même, dans le temps où il persécutait l'Eglise. «Ce que je considérais alors comme un gain, dit-il, je l'ai regardé depuis comme une perte, à cause de Jésus-Christ, et non-seulement comme une perte, mais comme du fumier, pour gagner Jésus-Christ 5». Ce pauvre a donc été relevé de terre au-dessus de tous les riches, et ce misérable tiré du fumier au-dessus des plus opulents, afin de tenir rang parmi les puissants du peuple, à qui il dit: «Vous serez assis sur douze trônes 6», et à qui, selon l'expression de notre sainte prophétesse, «il donne pour héritage un trône de gloire». Ces puissants avaient dit: «Vous voyez que nous avons tout quitté pour vous suivre7». Il fallait qu'ils fussent bien puissants pour avoir fait un tel voeu; mais de qui avaient-ils reçu la force de le faire, sinon de celui dont il est dit ici: «Il donne de quoi vouer à celui qui fait un voeu?» Autrement, ils seraient de ces puissants dont l'arc a été détendu. «Il donne, dit l'Ecriture, à qui fait un voeu de quoi le faire», parce que personne ne pourrait rien vouer à Dieu comme il faut, s'il ne recevait

1. Ps 15,10 –2. Jc 4,6 –3. 2Co 8,9 -4. Ps 15,10 –5. Ph 3,7-8 –6. Mt 19,28 –7. Mt 27 (367)

de lui ce qu'il lui voue. «Et il a béni les années du juste», afin, sans doute, qu'il vive sans fin avec celui à qui il est dit: «Vos années ne finiront point 1». Là, les années demeurent fixes, au lieu qu'ici elles passent, ou plutôt elles périssent. Elles ne sont pas avant qu'elles viennent, et quand elles sont venues, elles ne sont plus, parce qu'elles viennent en s'écoulant. Des deux choses exprimées en ces paroles: «Il donne à qui fait un voeu de quoi le faire, et il a béni les années du juste», nous faisons l'une et nous recevons l'autre; mais on ne reçoit celle-ci de sa bonté que lorsqu'on a fait la première par sa grâce, «attendu que l'homme n'est pas fort par sa propre force» . «Le Seigneur désarmera son adversaire», c'est-à-dire l'envieux qui veut empêcher un homme d'accomplir son voeu. Comme l'expression est équivoque, l'on pourrait entendre par son adversaire l'adversaire de Dieu. Véritablement, lorsque Dieu commence à nous posséder, notre adversaire devient le sien, et nous le surmontons, mais non pas par nos propres forces, car ce que l'homme a de forces ne vient pas de lui «Le Seigneur donc désarmera son adversaire, le Seigneur qui est saint», afin que cet adversaire soit vaincu par les saints que le Seigneur, qui est le saint des saints, a faits saints.
Ainsi, «que le sage ne se glorifie point de sa sagesse, ni le puissant de sa puissance, ni le riche de ses richesses; mais que celui qui veut se glorifier se glorifie de connaître Dieu et de faire justice au milieu de la terre». Ce n'est pas peu connaître Dieu, que de savoir que la connaissance qu'on en a est un don de sa grâce. Aussi bien, «qu'avez-vous, dit l'Apôtre, que vous n'ayez point reçu? Et si vous l'avez reçu, pourquoi .vous glorifiez-vous, comme si l'on ne vous l'eût point donné 2?» c'est-à-dire comme si vous le teniez de vous-même. Or, celui-là pratique la justice qui vit bien, et celui-là vit bien qui observe les commandements de Dieu, «qui ont pour fin la charité qui naît d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère 3». Cette charité vient de Dieu, comme le témoigne l'apôtre saint Jean 4; et par conséquent le pouvoir de pratiquer la justice vient aussi de lui. Mais qu'est-ce que

1. Ps 101,28 –2. 1Co 4,7 –3. 1Tm 1,5 –4. 1Jn 4,7

ceci veut dire: Au milieu de la terre? Est-ce que ceux qui habitent les extrémités de la terre ne doivent point pratiquer la justice? J'estime que par ces mots: au milieu de la terre, l'Ecriture veut dire: tant que nous vivons dans ce corps, afin que personne ne s'imagine qu'après cette vie il reste encore du temps pour accomplir la justice qu'on n'a pas pratiquée ici-bas, et pour éviter le jugement de Dieu. Chacun, dans cette vie, porte sa terre avec soi; et la terre commune reçoit cette terre particulière à la mort de chaque homme, pour la lui rendre au jour de la résurrection. Il faut donc pratiquer la vertu et la justice au milieu de la terre, c'est-à-dire tandis que notre âme est enfermée dans ce corps de terre, afin que cela nous serve pour l'avenir, «lorsque chacun recevra la récompense du bien et du mal qu'il aura fait par le corps 1». Par le corps, dit l'Apôtre, c'est-à-dire pendant le temps qu'il a vécu dans le corps; car les pensées de blasphème auxquelles on consent ne sont produites par aucun membre du corps; et cependant on ne laisse pas d'en être coupable. Nous pouvons fort bien entendre de la même sode cette parole du psaume: «Dieu, qui est notre roi avant tous les siècles, a accompli l'oeuvre de notre salut au milieu de la terre 2», attendu que le Seigneur Jésus est notre Dieu, et il est avant les siècles, parce que les siècles ont été faits par lui. Il a accompli l'oeuvre de notre salut au milieu de la terre, lorsque le Verbe s'est fait chair 3 et qu'il a habité dans un corps de terre.«Le Seigneur est monté aux cieux, et il a tonné; il jugera les extrémités de la terre, parce qu'il est juste». Cette sainte femme observe dans ces paroles l'ordre de la profession de foi des fidèles. Notre-Seigneur Jésus. Christ est monté au ciel, et il viendra de là juger les vivants et les morts. En effet, comme dit l'Apôtre: «Qui est monté, si ce n'est celui qui est descendu jusqu'aux plus basses parties de la terre? Celui qui est descendu est le même que celui qui est monté au-dessus de tous les cieux, afin de remplir toutes choses de la présence de sa majesté4». Il à donc tonné par ses nuées qu'il à remplies du Saint. Esprit, quand il est monté aux cieux. Et c'est de ces nuées qu'il parle dans le prophète Isaïe 5,quand il menace la Jérusalem esclave, c'est

1. 2Co 5,10 –2. Ps 72,12 –3. Jn 1,14 –4. Ep 4,9 –5. Is 5,6

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à-dire la vigne ingrate, d'empêcher qu'elles ne versent la pluie sur elle. «Il jugera les extrémités de la terre», c'est-à-dire même les extrémités de la terre. Et ne jugera-t-il point aussi les autres parties de la terre, lui qui indubitablement doit juger tous les hommes? Mais peut-être il vaut mieux entendre par les extrémités de la terre l'extrémité de la vie de l'homme. L'homme en effet ne sera pas jugé sur l'état où il aura été au commencement ou au milieu de sa vie, mais sur celui où il se trouvera vers le temps de sa mort; d'où vient cette parole de l'Evangile, «qu'il n'y aura de sauvé que celui qui persévérera jusqu'à la fin 1». Celui donc qui persévère jusqu'à la fin à pratiquer la justice au milieu de la terre ne sera pas condamné, quand Dieu jugera les extrémités de la terre. «C'est lui qui donne la force à nos rois», afin de ne les pas condamner dans son jugement. Il leur donne la force de gouverner leur corps en rois, et de vaincre le monde par la grâce de celui qui a répandu son sang pour eux. «Et il relèvera la gloire et la puissance de son Christ». Comment le Christ relèvera-t-il la gloire et la puissance de son Christ? car celui dont il est dit auparavant: «Le Seigneur est monté aux cieux et a tonné», est celui-là même dont il est, dit ici qu'il relèvera la gloire et la puissance de son Christ. Quel est donc le Christ de son Christ? Est-ce qu'il relèvera la gloire et la puissance de chaque fidèle, comme notre sainte prophétesse le dit elle-même au commencement de ce cantique: «Mon Dieu a relevé ma force et ma gloire?» Dans le fait, nous pouvons fort bien appeler des Christs tous ceux qui ont été oints du saint chrême, qui tous, néanmoins, avec leur chef, ne sont qu'un même Christ. Voilà la prophétie d'Anne, mère du grand et illustre Samuel; en lui était figuré alors le changement de l'ancien sacerdoce, qui est accompli aujourd'hui; car elle qui avait beaucoup d'enfants est devenue sans vigueur, afin que celle qui était stérile et qui est devenue mère de sept enfants eût un nouveau sacerdoce en Jésus-Christ.

1. Mt 10,22


Augustin, Cité de Dieu 1639