Pie XII 1944 - POPULATIONS SUD-AFRICAINES


PRISONNIERS ITALIENS

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Eloignés du pays natal et du foyer désolé, vous ressentez toute l'amertume de ce détachement, aggravée par la prolongation d'événements qui ont encore retardé le moment ardemment attendu du retour. Mais votre foi ancestrale vous enseigne comment vous devez mettre à profit une si dure épreuve pour devenir des chrétiens de plus en plus fervents et vous découvre les finalités sublimes et providentielles de la douleur ; à la lumière de la foi, celle-ci se présente comme l'alliée de Dieu. C'est qu'en effet elle nous forme, elle nous guérit, elle nous rachète, elle nous élève, parce qu'elle nous rapproche de plus en plus étroitement du Seigneur, et nous encourage à mériter notre éternel destin.

C'est pourquoi Nous vous exhortons à persévérer dans le bien et dans la fidèle observation des devoirs religieux, afin d'obtenir du Tout-Puissant qu'il daigne hâter l'heure de la libération, lorsque, de nouveau réunis â vos familles bien-aimées, dans les chères églises de chez vous, où vous avez prié enfants et vers lesquelles votre coeur se tourne avec un souvenir nostalgique, vous entonnerez l'hymne de l'action de grâces, en voyant se vérifier l'invocation pleine de confiance : « Sur nous, Yahvé, soit ton amour, ainsi qu'en toi fut notre espoir » (Ps 32,22). Et alors, ranimés et réconfortés au souffle de la foi, vous contribuerez à relever de ses ruines et à restaurer dans sa prospérité et dans sa grandeur, après tant d'infortunes, votre patrie, par le renforcement de ces principes moraux et religieux, desquels seuls dérivent la sainteté des familles et la collaboration cordiale au bien commun de tous les citoyens.

Après avoir formulé ce voeu, Nous vous donnons, dans la plénitude de Notre coeur paternel, à vous-mêmes, à tous ceux qui sont préoccupés à votre sujet, à tous les êtres chers qui sont éloignés de vous, Notre Bénédiction apostolique.


ALLOCUTION A L'AMBASSADEUR DE COLOMBIE

(13 août 1944) 1

Cette allocution a été prononcée par le Saint-Père en réponse à l'adresse d'hommage qui lui a été faite par M. Carlos Arango Vêlez, ambassadeur de Colombie, lors de la remise de ses lettres de créance :

Les paroles par lesquelles vous avez inauguré votre haute mission d'ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la République de Colombie sont pour Nous une éloquente preuve que la désignation de S. Exc. Monsieur le chef de l'Etat s'est portée sur une personnalité qui, ayant rendu d'insignes services à sa nation, a également une claire conscience de la hauteur de la charge qui lui a été confiée et ne connaît pas de fin plus honorable que celle de s'y consacrer, dans l'intention de servir le véritable intérêt de son peuple et de travailler au maintien des traditionnelles et solides relations entre l'Eglise et l'Etat colombien.

Votre Excellence, pénétrée de si nobles sentiments, a suscité en Nous le souvenir de deux de ses aïeux qui, dans l'histoire des relations entre le Saint-Siège et la Colombie, méritent une place et une mention toutes spéciales : le général Joachim Fernandez Vêlez, signataire du Concordat fondamental de 1887, et le défunt père de Votre Excellence, dont Nous évoquons en ce moment avec une reconnaissante considération la figure chevaleresque, comme au temps où Nous étions au service du Saint-Siège à la Secrétairerie d'Etat.

C'est donc avec une particulière cordialité que Nous souhaitons la bienvenue au fils, en évoquant le souvenir du père, et Nous nour-


AMBASSADEUR DE COLOMBIE

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rissons l'espoir qu'il lui sera donné, sur la base des accords existants entre les deux pouvoirs et dans la pleine compréhension de l'importance de leurs accords et de leurs relations mutuelles pour le progrès culturel et pour l'élévation morale de la vie de votre peuple, de contribuer à imprimer de nouvelles et durables impulsions à leur harmonieux développement.

A l'heure actuelle spécialement, où une guerre qui ébranle les bases mêmes du monde a rendu manifeste jusqu'à quel point est indispensable pour tout régime d'Etat et de société le respect des normes morales suprêmes de la communauté humaine et combien sont fragiles toutes les institutions juridiques qui font fi d'un tel fondement, il est doublement nécessaire et avantageux d'assurer la possibilité d'une expansion libre et sans contrainte à ces facteurs dont l'oeuvre éducatrice desquels la conscience de la responsabilité morale peut recevoir de nouveaux aliments et de saines directives. Parmi ces énergies salutaires, l'Eglise de Jésus-Christ possède dans votre catholique pays une situation éminente, officiellement reconnue par le Concordat. Favoriser et appuyer le bienfaisant effort de l'instruction et de l'éducation qu'elle réalise par l'entremise du vénérable épiscopat et d'un zélé clergé séculier et régulier équivaut à répandre une semence dont les fruits excellents ne pourront manquer de procurer un inestimable profit pour le bien public de la génération présente et des générations futures.

A ce propos, Monsieur l'ambassadeur, Nous avons éprouvé une singulière satisfaction, en entendant tomber de vos lèvres les paroles de sincère reconnaissance que le gouvernement et la nation de Colombie manifestent pour Notre sollicitude en faveur d'une juste paix qui garantisse à tous les peuples la possibilité de leur existence et de leur développement.

Votre pays, dont les côtes sont baignées par les eaux des deux océans Atlantique et Pacifique, est spécialement intéressé par sa position géopolitique à l'avènement d'une paix qui ne soit pas dictée par la passion, mais par la véritable sagesse politique et par la noble modération. Nous désirons voir convertie en réalité l'espérance exprimée il y a un moment par Votre Excellence, que ces efforts aboutiront dans un proche avenir au but ambitionné, non seulement pour le bien de la Colombie intimement unie par son affection et sa solidarité à d'autres puissants Etats, mais encore pour toute l'humanité, qui aspire à un nouvel et sûr ordre juridique et moral.

Aussi, en vous priant de transmettre à S. Exc. Monsieur le président de la République et aux membres du gouvernement Nos voeux de prospérité personnelle et d'abondants secours célestes, qui doivent les réconforter dans l'accomplissement de 'leurs fonctions, Nous appelons la bénédiction et la protection du Très-Haut sur la très aimée nation colombienne et Nous implorons en sa faveur, comme en faveur de tous les peuples, la prompte aurore du jour où l'humanité, si éprouvée et instruite par la douleur, pourra unanimement professer et proclamer la primauté et l'empire de la justice, de la charité et de la fraternité dans le monde.


ALLOCUTION AU MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DES PAYS-BAS

(16 août 1944) 1

Cette allocution a été prononcée par le Saint-Père en réponse à l'adresse d'hommage qui lui a été faite par M. Marc W. van Weede, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire des Pays-Bas, lors de la remise de ses lettres de créance :

La présence en ce lieu d'un envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de Sa Majesté la reine des Pays-Bas, renouvelée en un moment de telle importance pour les peuples de l'Europe et du monde, emprunte aux circonstances extérieures qui ont précédé le rétablissement de cette légation et aux transformations morales et spirituelles qui l'accompagnent une physionomie saisissante et caractéristique.

L'antique édifice de l'ordre juridique international pour 'la sauvegarde de la paix, construit au prix de tant de travaux et d'efforts, a subi, depuis l'éclatement de la guerre, une secousse sans exemple dans l'histoire.

Cet ébranlement a fait entendre aux esprits droits de tous les peuples comme un rappel impérieux aux éternels principes fondamentaux de tout statut juridique, ainsi qu'au rapprochement de tous ceux qui, par-dessus les multiples différences d'origine et de coutumes, se trouvent d'accord dans l'affirmation et la défense de ces mêmes principes.

Le sentiment commun des périls qui menacent le patrimoine des plus précieuses valeurs culturelles crée, entre les investigateurs et les penseurs les plus divers par leurs dénominations et leurs ten-

1 D'après le teïte français des A. A. S., 36, 1944, p. 264.

dances, des contacts d'où peuvent jaillir de nouvelles lumières et de nouvelles résolutions fécondes pour le progrès de l'humanité.

Parmi ces peuples, les Pays-Bas occupent une place spéciale et honorable, grâce à la noble tradition juridique qui a profondément enraciné dans les esprits la conviction de la primauté morale du droit.

C'est sur le sol néerlandais que se sont élevés les premiers instituts et tenues les premières conférences internationales tendant à limiter, dans les conflits entre les Etats, l'usage de la force pour lui substituer progressivement les moyens pacifiques. Travaux et efforts dignes d'éloges, qui ne furent malheureusement pas couronnés d'un succès proportionné à l'importance des problèmes discutés et au vrai bien des peuples qui y ont pris part.

Aujourd'hui que les terribles vicissitudes de cinq années de guerre ont dessillé les yeux et remué les consciences des peuples, tous les esprits réfléchis savent quelles tragiques conséquences entraîne l'exaltation de l'idée que la force prime le droit.

Le peuple hollandais qui, malgré ses soins pour se tenir en dehors de la lutte, s'est trouvé emporté et précipité dans un abîme de douleurs, adhérera, par le fait, d'autant plus pleinement et chaleureusement à tout ce qui pourra contribuer à restaurer la prééminence du droit sur le génie de la violence, afin que, dans une nouvelle communauté des peuples, soit rendu, même aux Etats qui ne sont pas compris dans la catégorie des grandes puissances, le sentiment de la sécurité de droit et de fait devant les digues rompues par la véhémence des vagues de cette guerre dévastatrice.

Ce n'est que par une transformation profonde des esprits que les institutions destinées à l'établissement et à la garantie d'une paix véritable pourront acquérir, avec le prestige moral, la force intime, faute de laquelle tout effort, tout sacrifice demeurerait vain.

Frayer la voie à cette évolution des esprits et, par là, à l'avènement d'une paix qui réponde à toutes les aspirations de la conscience humaine et chrétienne, telle sera toujours Notre constante et attentive sollicitude.

Et Nous sommes sûr que, dans cette tâche, Nous trouverons la plus sincère adhésion auprès du peuple néerlandais qui a traversé avec un courage exemplaire ces dures années de sa vie, auprès de son gouvernement soucieux de consolider les relations cordiales avec le Saint-Siège, auprès de Sa Majesté la reine qui, par la fidélité à ses devoirs de souveraine, même au milieu des tribulations, s'est


MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DES PAYS-BAS

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acquis l'admiration respectueuse de quiconque sait apprécier la véritable grandeur.

Le rétablissement de la légation royale des Pays-Bas Nous cause une satisfaction d'autant plus grande qu'il est le fruit de l'esprit de concorde, mûri au sein du peuple néerlandais dans les heures des communes souffrances endurées pour la patrie, souffrances desquelles le très digne épiscopat, le clergé plein de zèle et les fidèles catholiques ont pris vaillamment leur large part avec tout l'ensemble de la nation.

C'est Notre ardent désir que l'effet d'une si noble inspiration rende toujours plus étroits et plus féconds les rapports entre le Saint-Siège et les Pays-Bas et en adressant de tout coeur à Votre Excellence Nos voeux de bienvenue et en implorant sur elle les bénédictions du ciel, Nous avons plaisir à lui donner l'assurance que, dans l'accomplissement de sa haute mission, ne lui feront jamais défaut Notre confiance, Notre efficace et bienveillant appui.

RADIOMESSAGE AU MONDE ENTIER A L'OCCASION DU Ve ANNIVERSAIRE


DU DÉBUT DE LA PRÉSENTE GUERRE MONDIALE

(1er septembre 1944)1

Le Saint-Père a consacré cet important radiomessage au monde entier, un des plus importants qu'il ait prononcés, aux principes qui doivent servir de base à la reconstruction économique et sociale du monde nouveau et à l'urgence de l'entraide entre les nations pour remédier aux misères de l'après-guerre.

I LA DÉFENSE DE LA CIVILISATION CHRÉTIENNE

Gravité de l'heure.

Aujourd'hui, au cinquième anniversaire du déchaînement de la guerre, l'humanité, se retournant en arrière pour regarder le chemin de larmes et de sang qu'elle a parcouru, haletante, durant ces cinq tristes années de son histoire, contemple avec effroi l'abîme de misère où l'esprit de violence et la primauté de la force l'a précipitée et sans se laisser abattre au souvenir du passé, recherche soigneusement les causes d'une si funeste catastrophe spirituelle et matérielle, résolue à prendre les remèdes les plus aptes à conjurer le retour, sous d'autres formes, de l'horrible tragédie.

Consternés à la vue d'un tel amoncellement de ruines, nombre d'esprits honnêtes se réveillent comme d'un cauchemar, anxieux

1 D'après le texte italien des A. A. S., 36, 1944, p. 249 ; cf. la traduction française des Actes de S. S. Pie XII, t. VI, p. 188. Les titres des quatre parties de ce radiomessage sont du texte original.

de trouver, même dans les autres camps — jusqu'à présent mutuellement séparés et lointains — des collaborateurs, des compagnons de route et de lutte pour la grande oeuvre de reconstruction d'un monde ébranlé jusque dans ses fondements et dissocié dans sa plus intime constitution.

Rien de plus naturel, certes, rien de plus opportun et — sous la réserve des précautions qui s'imposent — rien de plus conforme au devoir.

Pour tous ceux qui, fiers du nom de chrétien, et professant la foi au Christ par une conduite de vie inviolablement conforme à ses lois, une telle disposition, une telle aspiration à travailler en commun dans un esprit de véritable solidarité fraternelle dépasse la simple obéissance à l'obligation morale des devoirs civiques ; elle ¦se hausse à la dignité d'un postulat de la conscience soutenue et guidée par l'amour de Dieu et du prochain, auquel les signes avertisseurs du moment présent et l'intensité de l'effort nécessaire au salut des peuples viennent ajouter une vigueur nouvelle.

La civilisation chrétienne, base d'un monde nouveau.

Le cadran de l'histoire marque aujourd'hui une heure grave, •décisive pour l'humanité tout entière.

Voir au plus tôt, des débris d'un monde vieilli et tombé en ruine, surgir un monde nouveau plus sain, juridiquement mieux ordonné, plus en harmonie avec les exigences de la nature humaine : telle est l'aspiration des peuples opprimés.

Quels seront les architectes qui dessineront les lignes essentielles de l'édifice nouveau ? Les penseurs qui lui imprimeront son cachet définitif ?

Faudra-t-il voir aux navrants et funestes errements du passé succéder de nouveaux errements tout aussi déplorables et le pauvre monde osciller indéfiniment d'un extrême à l'autre ? Ou bien le pendule s'arrêtera-t-il grâce à l'action de sages chefs des peuples sur des directions et des solutions qui ne soient pas contraires au droit divin, qui ne révoltent pas la conscience humaine et surtout chrétienne ?

De la réponse à cette question dépend le sort de la civilisation chrétienne en Europe et dans le monde. Loin de porter ombrage ou préjudice à toutes les formes particulières et si variées de la vie civile dans lesquelles se manifeste le caractère propre de chaque peuple, cette civilisation s'y insère, au contraire, et y sauve les

principes les plus élevés de l'éthique, à savoir : la loi morale inscrite par le Créateur au coeur de tous les hommes (cf. Rom. Rm 2,15), le droit naturel qui dérive de Dieu, les droits fondamentaux et l'intangible dignité de la personne humaine. Mais, en outre, pour mieux incliner les volontés à l'observance de ces principes moraux, la civilisation chrétienne infuse au coeur des individus, des peuples et de la communauté des nations, ces énergies supérieures qu'aucun pouvoir humain ne serait en mesure de conférer dans le moindre degré ; et, en même temps, semblable en cela aux forces de la nature, elle immunise contre les germes toxiques qui menacent l'ordre moral dont elle prévient ainsi la ruine.

D'où il s'ensuit que la civilisation chrétienne, sans étouffer ni étioler les éléments sains des cultures indigènes les plus variées, les harmonise sur les points essentiels, créant ainsi l'unité sur le large plan des sentiments et des règles morales — fondement très solide de véritable paix, de justice sociale et d'amour fraternel entre tous les membres de la grande famille humaine.

Les siècles passés ont vu, par une de ces évolutions pleines de contradictions dont l'histoire est jalonnée, la civilisation chrétienne tout à la fois systématiquement sapée à la base et, en même temps, son patrimoine diffusé comme jamais à travers tous les peuples. L'Europe et les autres continents vivent encore, à des degrés divers, des forces internes et des principes que l'hérédité de la pensée chrétienne leur a transmise comme par une spirituelle transfusion du sang.

Certains ont beau en arriver à oublier ce précieux patrimoine, à le dédaigner, voire même à le répudier ; le fait de cette succession héréditaire demeure. Un fils peut bien renier sa mère, il ne cesse pas pour autant de lui être biologiquement et spirituellement uni. Ainsi, loin de la maison paternelle et devenus pour elle comme des étrangers, les fils entendent encore, toujours, parfois sans s'en rendre compte, comme la voix du sang, l'écho de cette hérédité chrétienne qui, bien souvent, dans leurs résolutions et dans leurs actions, les préserve de se laisser complètement dominer et guider par les idées fausses auxquelles, cependant, de propos délibéré ou dans la pratique, ils adhèrent.

La responsabilité des chrétiens.

C'est la clairvoyance, le dévouement, le courage, le génie inventif, le sentiment de charité fraternelle de tous les coeurs droits et honnêtes qui détermineront en quelle mesure et jusqu'à quel point l'esprit chrétien réussira à maintenir et à consolider l'oeuvre gigantesque de la restauration de la vie sociale, économique et internationale sur un plan conciliable avec le contenu religieux et moral de la civilisation chrétienne.

C'est pourquoi, à tous Nos fils et filles qui vivent dans le vaste monde, à ceux aussi qui, sans appartenir à l'Eglise, se sentent unis à Nous à cette heure de décisions peut-être irrévocables, Nous adressons une pressante exhortation. Qu'ils considèrent comment, pardessus toute collaboration avec d'autres tendances idéologiques et d'autres forces sociales divergentes, suggérée en certains cas par des motifs purement contingents, la fidélité au patrimoine de la civilisation chrétienne et sa défense intrépide contre tous les courants athées ou antichrétiens sont la clé de voûte qui ne peut jamais être sacrifiée à aucun avantage passager, à aucune combinaison sujette au changement.

Cet appel qui éveillera, Nous en avons l'intime confiance, un écho favorable dans des millions d'âmes sur la terre, vise avant tout à une loyale et efficace collaboration dans tous les domaines où la création d'un ordre juridique plus sain se manifeste comme particulièrement réclamée par l'idée chrétienne elle-même. Et ceci vaut d'une manière toute spéciale pour cet ensemble de problèmes formidables qui regardent la constitution d'un ordre économique et social qui réponde mieux à l'éternelle loi divine et à la dignité humaine. Dans cet ordre, la pensée chrétienne envisage comme un élément essentiel le relèvement du prolétariat, relèvement dont la réalisation énergique et généreuse apparaît à tout vrai disciple du Christ non seulement comme un progrès temporel, mais comme l'accomplissement d'un devoir moral.


II

QUELQUES ASPECTS DE LA QUESTION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE

Après les pénibles années de misère, de restrictions et surtout d'incertitudes et d'angoisses, les hommes attendent, à l'issue de la guerre, une amélioration profonde et définitive de si tristes conditions d'existence.

Les promesses des hommes d'Etat, les multiples conceptions et les projets des savants et des techniciens ont suscité, parmi les victimes d'un régime économique et social malsain, l'attente chimérique d'une refonte totale du monde dans l'espérance fiévreuse d'un règne millénaire d'universelle félicité.

Pareil sentiment offre un terrain favorable à la propagande des programmes les plus radicaux, dispose les esprits à une impatience bien compréhensible mais déraisonnable et injustifiable qui n'attend rien de réformes organiques et attend tout des bouleversements et de la violence.

En face de ces tendances extrémistes, le chrétien qui réfléchit sérieusement sur les besoins et les misères de son temps reste fidèle dans le choix des remèdes aux normes que l'expérience, la saine raison, la morale sociale chrétienne lui indiquent comme les fondements et les principes de toute saine réforme.

La propriété privée.

Déjà, dans sa fameuse encyclique Rerum novarum, Notre prédécesseur Léon XIII, d'immortelle mémoire, énonçait le principe que tout ordre économique et social normal doit « s'appuyer sur la base solide du droit à la propriété privée ».

S'il est vrai que l'Eglise a toujours reconnu « le droit naturel de propriété et de transmission héréditaire des biens propres » 2, il n'est pas moins vrai que cette propriété privée est d'une façon toute spéciale le fruit naturel du travail, le produit d'une intense activité de l'homme, qui l'acquiert grâce à son énergique volonté d'assurer et de développer par ses efforts son existence personnelle et celle de sa famille, de se créer à lui-même et aux siens un domaine de juste liberté, non seulement économique, mais aussi politique, culturelle, religieuse.

La conscience chrétienne ne peut admettre comme juste un ordre social qui nie en principe ou qui rend pratiquement impossible ou vain le droit naturel de propriété, aussi bien sur les biens d'usage que sur les moyens de production.

Mais elle ne peut pas davantage s'accommoder de ces systèmes qui, admettant le droit de la propriété privée suivant un concept absolument faux, se mettent en contradiction avec un ordre social véritable et sain. Et c'est pourquoi, là où, par exemple, le « capitalisme » se fonde sur ces conceptions erronées et s'arroge un droit illimité sur la propriété en dehors de toute subordination au bien

2 Encycl. Quadragesimo anno.

commun, l'Eglise l'a toujours réprouvé comme contraire au droit naturel.

Nous voyons de fait l'armée toujours grandissante des travailleurs se heurter souvent à ces accumulations exagérées de biens économiques qui, souvent sous le couvert de l'anonymat, réussissent à déserter leurs devoirs sociaux et mettent l'ouvrier à peu près hors d'état de se constituer une propriété effective.

Nous voyons la petite et moyenne propriété s'effriter et s'affaiblir dans la vie sociale, réduite qu'elle est à une lutte défensive toujours plus dure et sans espoir de réussite.

Nous voyons, d'une part, les puissances financières dominer route l'économie privée et publique, souvent même l'activité civique ; et, d'autre part, la foule innombrable de ceux qui, privés de toute sécurité de vie directe ou indirecte se désintéressent des véritables et hautes valeurs spirituelles, se ferment aux aspirations à une liberté digne de ce nom, se jettent tête baissée au service 'de n'importe quel parti politique, esclaves de quiconque leur promet de quelque manière le pain quotidien et la tranquillité. Et l'expérience a montré de quelle tyrannie l'humanité, dans de telles conditions, est capable même à notre époque.

L'Eglise défend les travailleurs.

En défendant le principe de la propriété privée, l'Eglise poursuit donc un objectif tout à la fois moral et social. Ce n'est pas qu'elle prétende soutenir purement et simplement l'état actuel des choses comme si elle y voyait l'expression de la volonté divine, ni protéger par principe le riche et le ploutocrate contre le pauvre et le prolétaire ; tant s'en faut ! Dès l'origine, elle s'est toujours posée en tutrice du faible opprimé contre la tyrannie des puissants, elle a toujours appuyé les justes revendications de tous les groupements de travailleurs contre n'importe quelle iniquité. Mais l'Eglise vise plutôt à faire en sorte que l'institution de la propriété privée soit ce qu'elle doit être, selon les plans de la sagesse divine et selon le voeu de la nature : un élément de l'ordre social, un présupposé nécessaire des initiatives humaines, un stimulant au travail au profit des fins temporelles et transcendantes de la vie, et par conséquent de la liberté et de la dignité de l'homme créé à l'image de Dieu qui, dès le principe, lui a assigné pour son utilité un domaine sur les créatures matérielles.

Rôle social de la propriété privée.

Si vous ôtez au travailleur l'espoir d'acquérir quelque bien en propriété personnelle, quel autre stimulant naturel lui offrirez-vous pour l'encourager à un travail intense, à l'épargne, à la sobriété, quand tant d'hommes et de peuples, ayant tout perdu, n'ont plus, aujourd'hui, d'autres ressources que leur capacité de travail ? Ou voudra-t-on peut-être maintenir l'économie de guerre suivant laquelle en certains pays les pouvoirs publics concentrent dans leurs mains tous les moyens de production et, armés du fouet d'une rigoureuse discipline, se chargent de pourvoir à tous et en tout ? Ou bien encore préférera-t-on se courber sous la dictature d'un groupe politique qui, en tant que classe prépondérante, disposera des moyens de production, donc aussi du pain et, en fin de compte, de la volonté de travail des individus ?

La politique sociale et économique de l'avenir, l'activité organisatrice de l'Etat, des communes, des associations professionnelles ne pourront poursuivre régulièrement leur noble fin, qui est la vraie fécondité de la vie sociale et le rendement normal de l'économie nationale qu'en respectant et protégeant la fonction vitale de la propriété privée dans son rôle personnel et social. S'il arrive que la distribution de la propriété soit un obstacle à cette fin — et cela ne résulte pas nécessairement ni toujours de l'extension du patrimoine privé — l'Etat peut, dans l'intérêt commun, intervenir pour en régler l'usage, ou même, à défaut de toute autre solution équitable, décréter l'expropriation moyennant une juste indemnité. Dans le même ordre d'idées, la petite et moyenne propriété agricole, artisanale, professionnelle, commerciale, industrielle, doit être garantie et favorisée ; les unions coopératives devront leur assurer les avantages de la grande exploitation. Et, là où la grande exploitation continue de se montrer plus heureusement productive, elle doit offrir la possibilité de tempérer le contrat de travail par un contrat de société3.

Qu'on ne dise pas que le progrès technique condamne ce régime et qu'il emporte dans son courant irrésistible toute l'activité vers les entreprises et organisations gigantesques devant lesquelles tout système social fondé sur la propriété privée des individus doit inéluctablement s'effondrer. Non ! le progrès technique ne détermine

3 Cf. encycl. Quadragesimo anno.

pas, comme une loi fatale et nécessaire, la vie économique. Il s'est trop souvent plié docilement devant les exigences des calculs égoïstes avides de grossir indéfiniment les capitaux, pourquoi ne se pliera-t-il donc pas aussi devant la nécessité de maintenir et d'assurer la propriété privée de tous, pierre angulaire de l'ordre social ? D'ailleurs, le progrès technique en tant que fait social ne doit pas prévaloir sur le bien général, mais, au contraire, lui être ordonné et subordonné.

Au terme de cette guerre qui a bouleversé toutes les activités de la vie humaine et les a lancées sur de nouveaux sentiers, le problème de la physionomie future de l'ordre social va opposer les unes aux autres les tendances diverses dans une lutte ardente. Engagée dans la mêlée, la doctrine sociale chrétienne y a la rude mais noble mission de mettre en évidence, de montrer théoriquement et pratiquement aux tenants des autres doctrines comment, en ce domaine si important pour le développement pacifique de la communauté humaine, les postulats de la véritable équité et les principes chrétiens peuvent s'allier en un étroit mariage, générateur de salut et de bien pour tous ceux qui savent imposer silence à leurs préjugés et à leurs passions et prêter l'oreille aux enseignements de la vérité.

Nous avons confiance que Nos fidèles enfants, tous Nos chers fils et toutes Nos chères filles du monde catholique, hérauts de l'idéal social chrétien, contribueront — fût-ce au prix de durs sacrifices — à entraîner les autres vers cette justice sociale dont doivent avoir faim et soif tous les vrais disciples du Christ.


III

PENSÉES DE CHARITÉ

L'urgence des secours.

L'exhortation à la vigilance et à l'empressement de tous les chrétiens dans l'accomplissement des graves devoirs d'un avenir qui semble désormais tout proche, ne doit pas Nous faire perdre de vue les douloureuses détresses du présent. Et personne ne pourra s'étonner si, dans Notre égal amour pour tous les peuples de la terre, Notre sollicitude, sur ce point et en ce moment, se porte d'une manière spéciale vers l'Italie et vers Rome.

Sans doute, les opérations de guerre qui ont ravagé une grande partie du sol italien, se développent maintenant loin de la Ville éternelle. Mais les conséquences directes et indirectes du conflit n'en continuent pas moins à se faire sentir. Rome, que Marie, « Salut du peuple romain », Mère du divin Amour, a protégée à l'heure du danger, ne retentit plus du grondement des batailles, mais la lutte contre la misère, la faim, le chômage, la gêne économique a atteint, en maintes régions d'Italie, une telle extension, qu'elle appelle, surtout en vue de l'hiver, un prompt et efficace remède.

Nul n'ignore qu'en fait dans les grandes guerres, les dures nécessités de caractère militaire ont, d'ordinaire, le pas sur tout autre souci ou considération. D'autre part, à moins de se laisser mener par l'esprit de parti, quiconque réfléchit sur l'impérieuse obligation de pourvoir en même temps aux besoins essentiels de la vie civile devra bien constater et reconnaître les funestes influences et les dommages que la réquisition systématique, la confiscation et la destruction de précieux moyens de transport ont porté au ravitaillement en quantité suffisante et à des prix raisonnables. Et chacun comprend aussi que cette situation anormale, jointe à la vaste destruction, à la réquisition, à la confiscation de puissants moyens de production, a provoqué dans la vie économique une paralysie dont les répercussions matérielles et spirituelles sur la population deviennent de jour en jour plus symptomatiques et plus menaçantes.

Appel à l'entraide entre les nations.

Ce ne sont pas des accusations stériles qui apporteront le remède à tant de maux, mais bien la sincère et généreuse collaboration de tous ceux qui ont le pouvoir et l'autorité pour servir les intérêts du pays. N'est-il donc pas désirable de voir coopérer au bien commun des personnes probes, honnêtes, expérimentées, droites et exemptes de toute tare de délits ou d'abus réels, même si dans le passé elles se sont trouvées dans un autre camp politique, et de frayer ainsi les voies à l'union des esprits ?

Aucun peuple, écrasé sous le poids des infortunes physiques et morales, ne réussira jamais à se relever tout seul, abandonné à ses propres forces.

En revanche, aucun peuple, justement jaloux de son honneur, ne se résoudrait à attendre son relèvement uniquement du secours des autres, sans joindre en même temps tout l'effort de sa propre volonté et de ses propres énergies.

C'est pourquoi, connaissant la misère profonde où sont tombées des régions considérables de l'Italie, Nous rappelons avant tout à

ceux qui, dans le pays même, possèdent d'amples provisions et d'abondantes réserves de vivres, le devoir de ne pas en priver, retenus par l'appât de plus gros gains, ceux qui meurent de faim ; qu'ils se souviennent des terribles châtiments dont le Juge éternel menace ceux qui sont sans pitié pour leur frère souffrant. Nous supplions ensuite les peuples dont la capacité économique n'a pas été substantiellement atteinte par la guerre de prêter aux populations d'Italie, dans la mesure permise par la possibilité et par le devoir de venir en aide à d'autres nations également indigentes, les secours dont celle-ci a spécialement besoin dans la période initiale de son relèvement.

De bon coeur Nous reconnaissons ce qu'ont déjà fait en ce sens les nations alliées — et Nous savons leur intention de faire plus encore — de même que Nous Nous plaisons à apprécier les efforts accomplis par les autorités italiennes. Nul plus que Nous, que Notre ministère apostolique n'est à même de mieux connaître les douleurs des pauvres et des opprimés, nul plus que Nous ne sent au coeur une intime gratitude envers tous ceux qui, en Italie et au-dehors, gouvernements, épiscopat, clergé, laïques, ont coopéré et coopèrent à une oeuvre si noble. Il ne Nous a malheureusement pas été possible, jusqu'à présent, d'obtenir l'usage de motovoiliers ou d'autres navires pour le transport des denrées alimentaires et le rapatriement des réfugiés ; du moins avons-Nous l'espoir de Nous procurer bientôt d'autres moyens de soulager de nombreuses infortunes. Pour l'avenir comme par le passé, Nous garderons une profonde reconnaissance envers tous ceux qui Nous mettront en mesure d'atténuer la navrante disproportion entre la modicité de Nos propres ressources et l'ampleur incommensurable des besoins les plus urgents.

Dans cet échange mutuel de secours de peuple à peuple, échange déjà commencé pendant la guerre dans les étroites limites que celle-ci permettait, Nous saluons le réveil d'un sens de générosité non moins élevé humainement que politiquement sage ; sans qui, dans l'ardeur de la lutte et dans l'affirmation passionnée des intérêts en conflit, peut bien s'obscurcir sans pourtant jamais s'éteindre complètement, et qui, fondé comme il est sur la nature même et sur la conception chrétienne de la vie, devra redevenir pleinement en honneur une fois que l'épée aura accompli sa dure tâche.

u IV


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