Pie XII 1944 - L'UNITÉ DE BUT ET D'ACTION CHEZ CHACUN DE CEUX QUI PARTICIPENT AUX PROCÈS MATRIMONIAUX


LES PROCÈS MATRIMONIAUX DANS LEUR ORDONNANCE ET LEUR SUBORDINATION A LA FIN UNIVERSELLE DE L'ÉGLISE : LE SALUT DES HOMMES

3. — Considérant maintenant en esprit ce qui a déjà été dit, Notre pensée voit clairement comment le procès matrimonial représente une unité de but et d'action dans laquelle chacun de ceux qui participent au procès doit remplir sa charge spéciale dans une entente mutuelle et dans une orientation commune vers un même but. Il y a là une ressemblance avec les membres du corps : quoique chaque membre ait sa fonction particulière et son activité propre, tous cependant sont coordonnés les uns aux autres, et ensemble il sont ordonnés au même but final qu'ils doivent atteindre qui est celui de l'organisme tout entier.

Néanmoins, ces considérations sur la nature intime du procès matrimonial demeureraient incomplètes, si l'on n'examinait pas aussi ses aspects extérieurs.

Le procès matrimonial au for ecclésiastique est une fonction de la vie juridique de l'Eglise. Dans Notre encyclique sur le Corps mystique du Christ, Nous avons exposé comment « l'Eglise juridique »9 est bien d'origine divine, mais n'est pas toute l'Eglise ; comment elle représente en quelque sorte uniquement le corps qui doit être vivifié par l'Esprit, c'est-à-dire par le Saint-Esprit et par sa grâce. Dans la même encyclique, Nous avons expliqué d'autre part comment toute l'Eglise, dans son corps et dans son âme, quant à la participation des biens et au profit qui en dérive, est établie exclusivement pour le salut des âmes, selon le mot de l'Apôtre : Omnia vestra sunt, « tout est vôtre » (1Co 3,22). Ainsi sont indiqués l'unité supérieure et le but suprême auxquels sont destinées et dirigées la vie juridique et toute fonction juridique dans l'Eglise. Il suit de là qu'également les pensées, les vouloirs, les actions personnels dans l'exercice de cette activité doivent tendre à la fin propre de l'Eglise : le salut des âmes. En d'autres termes, la fin dernière, le principe suprême, l'unité supérieure n'est rien d'autre que « la sollicitude des âmes », comme toute l'oeuvre du Christ sur la terre fut le soin des âmes, et que le soin des âmes fut et est toute l'action de l'Eglise.

Mais le juriste qui, comme tel, considère le droit pur et la stricte justice a coutume de se montrer, comme d'instinct, étranger aux idées et aux fins de la sollicitude pastorale des âmes ; il défend la séparation nette entre les deux fors, celui de la conscience et celui de l'ordonnance externe de la vie juridico-sociale. Cette tendance vers une nette division des deux domaines est, jusqu'à un certain degré, légitime, en tant que le juge et ses collaborateurs dans la procédure judiciaire n'ont pas pour office propre et direct la sollicitude des âmes. Mais ce serait d'autre part une funeste erreur d'affirmer qu'ils ne se trouvent pas eux aussi en dernière et définitive instance

Voir Documents Pontificaux 1943, p. 181.

au service des âmes. Cela reviendrait à les mettre, dans le jugement ecclésiastique, en dehors du but et de l'unité d'action propres à l'Eglise en vertu de l'institution divine ; ils seraient comme des membres d'un corps qui ne s'inséreraient plus dans l'ensemble et ne voudraient plus soumettre et ordonner leur action à la fin ou au but de tout l'organisme.


EFFICACITÉ DE CETTE ORDONNANCE ET SUBORDINATION SUR L'ACTIVITÉ JURIDIQUE

L'activité juridique et spécialement judiciaire n'a rien à craindre d'une telle ordonnance et subordination : elle y trouvera même fécondité et progrès. La largeur nécessaire des vues et des décisions y est assurée. En effet, tandis que l'activité juridique unilatérale contient toujours en soi le danger d'un formalisme exagéré et de l'attachement à la lettre, la sollicitude des âmes garantit un contrepoids en maintenant claire dans la conscience la maxime : Leges propter homines, et non homines propter leges. C'est pourquoi, dans une autre circonstance, Nous avons déjà fait remarquer que là où la lettre de la loi serait un obstacle à trouver la vérité et la justice, le recours au législateur devait toujours être possible.

La pensée d'appartenir au service qui travaille à la fin de l'Eglise confère en outre à tous ceux qui participent à son activité juridique l'indépendance nécessaire et l'autonomie à l'égard du pouvoir judiciaire civil. Entre l'Eglise et l'Etat, comme Nous le notions dans cette encyclique sur le Corps mystique du Christ, existe une profonde différence, bien qu'ils soient cependant tous deux, au sens plénier du mot, des sociétés parfaites. L'Eglise a un caractère propre et spécial, d'origine et d'empreinte divines. De là découle, même dans sa vie juridique, un trait qui lui est particulier, une orientation, jusque dans les ultimes conséquences, vers des pensées et des biens supérieurs, supraterrestres, éternels. Dès lors, ce n'est pas comme une opinion, mais bien plutôt pour divers motifs comme un jugement erroné qu'il faut considérer l'assertion de ceux qui estiment que l'idéal vers lequel doit tendre la pratique juridique ecclésiastique est la ressemblance la plus parfaite possible et la conformité avec l'organisation judiciaire civile. Ce qui n'exclut pas du tout qu'elle ne puisse avantageusement profiter du vrai progrès de la science du droit, même en ce domaine.

Enfin, la pensée de se rattacher à l'unité supérieure de l'Eglise et d'être subordonnée à son but suprême, qui est le salut des âmes, confère à l'activité juridique la fermeté pour s'avancer dans le chemin sûr de la vérité et du droit. Elle la préserve d'une part de toute molle condescendance aux exigences désordonnées des passions et, d'autre part, d'une inflexibilité rigide et injustifiée. Le salut des âmes a pour règle suprême absolument sûre la loi et la volonté de Dieu. Selon cette même loi et la volonté de Dieu, une activité juridique qui accepte et a conscience de n'avoir d'autre fin que celle de l'Eglise se dirigera avec fermeté dans la solution des cas particuliers qui lui sont soumis et verra confirmer dans un ordre supérieur ce qui était déjà dans son propre domaine sa règle fondamentale : service et affirmation de la vérité dans l'assurance donnée sur la véracité d'un fait et application à celui-ci de la loi et de la volonté de Dieu.

C'est pourquoi Nous éprouvons une satisfaction particulière en sachant que le sacré tribunal de la Rote est inébranlablement fidèle à une si haute règle et qu'il peut dès lors être donné en exemple aux tribunaux diocésains qui ont le regard fixé sur lui comme sur un modèle. Veuille le ciel que la nouvelle année judiciaire de la Rote romaine, qui s'inaugure aujourd'hui dans l'invocation de l'Esprit-Saint, soit également le présage de l'inauguration d'une nouvelle année juridique de paix et de justice dans le monde !

En proclamant ce souhait, Nous implorons sur vous et sur votre activité les lumières de la sagesse divine, pendant que de tout Notre coeur Nous donnons à tous et à chacun Notre paternelle Bénédiction apostolique.


TÉLÉGRAMME AU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE POLONAISE

(11 octobre 1944) 1

A la suite de l'audience accordée aux troupes polonaises, le 15 septembre (voir ci-dessus, p. 166), S. Exc. M. Wladislaw Raczkiewicz, président de la République polonaise, a remercié le Saint-Père par un télégramme en français envoyé le 5 octobre 1944 2. Pie XII a lui-même répondu à ce message par le télégramme suivant, également rédigé en français :

Les filiales expressions de Votre Excellence Nous touchent vivement et Nous l'en remercions en l'assurant que l'accueil que Nous réservons aux soldats polonais n'est que l'expression de Nos sentiments de paternelle affection pour 'leur chère patrie. Nous tenons à vous redire en ces heures où l'épreuve s'est faite plus lourde pour elle que Nos prières s'élèvent vers Dieu de façon plus particulière encore pour que l'abondance des divins secours soit proportionnée à la grandeur des souffrances endurées, tandis que de tout coeur Nous renouvelons à Votre Excellence et à tous Nos fils de Pologne la Bénédiction apostolique.

ALLOCUTION AU COLLÈGE PONTIFICAL GERMANICO-HONGROIS (12 octobre 1944)

1

A l'occasion de l'ouverture de l'année universitaire du Collège ger-manico-hongrois dans des nouveaux locaux construits sur la via S. Nicole da Tolentino, le pape a adressé cette allocution aux recteur, professeurs et élèves :

Vous êtes venus, chers fils, Nous faire participer à la joie que vous éprouvez pour l'heureux achèvement — bien qu'il ne soit pas encore tout à fait terminé — des nouveaux bâtiments de votre collège, et pour implorer sur toute la famille de votre collège Notre Bénédiction apostolique. Nous vous félicitons pour votre nouveau foyer, dont Nous recevons tant d'éloges, et Nous regrettons seulement de ne pouvoir souhaiter la bienvenue, à cause des difficultés de l'heure, à la génération actuelle au complet du Collège germanico-hongrois et à un groupe plus important de ses anciens.

Votre installation dans votre nouveau foyer invite à faire un retour en arrière en même temps qu'à regarder en avant. En se penchant sur son passé, le Collège germanico-hongrois peut contempler une longue et fière histoire. Le mérite de sa naissance et de son premier épanouissement revient à un saint, dont la figure tient une grande place dans le renouveau de l'Eglise au XVIe siècle, et à un pape, que saint Pierre Canisius appelait avec justesse le vere Germa-nicus Pontifex Maximus pour les mérites signalés qu'il a acquis dans le salut de l'Eglise en Allemagne 2. Votre collège fut le modèle des séminaires tridentins qui ont fortement marqué le clergé du siècle passé3. Les élèves de votre maison ont travaillé avec un succès extraordinaire à la conservation et au renouvellement du patrimoine resté à l'Eglise, comme aussi au recouvrement des terres catholiques perdues, de la Hollande à la Hongrie et à la Transylvanie, des Alpes à la mer Baltique. En feuilletant les annales de votre collège, on est étonné de voir combien des hommes d'Eglise éminents, évêques et chanoines, professeurs et éducateurs, et combien de prêtres vraiment zélés il a donnés à votre patrie.

Il est donc tout naturel que l'oeuvre de saint Ignace et de Grégoire XII ait rencontré au cours des siècles la bienveillance particulière de Nos prédécesseurs. Nous le comprenons d'autant plus que Nous-même, durant les longues années de Notre activité comme nonce apostolique en Allemagne, avons été étroitement familiarisé avec la vie et l'action des catholiques de l'autre côté des Alpes et que Nous avons appris à estimer hautement la contribution féconde de votre maison à la reconstruction religieuse là-bas. Soyez assurés que Nous accompagnons sa marche vers l'avenir avec un amour plein de sollicitude et qu'en cas de besoin Nous lui accorderons toujours Notre aide.

Si Nous considérons maintenant l'avenir, Nous croyons pouvoir vous dire que ce n'est pas seulement dans un nouveau foyer que vous entrez ; la guerre et la fin de la guerre marqueront certes une coupure bien plus sensible dans le développement de votre institution. Les conséquences des bouleversants événements actuels seront trop profondes pour tous les pays en cause et spécialement pour leur vie religieuse, pour qu'une institution ecclésiastique pour l'Europe centrale aussi centrale que la vôtre puisse ne pas en être touchée.

En un sens, il est vrai, le chemin de l'avenir est clairement indiqué pour votre maison : son esprit sera le même que celui des siècles passés.

Nous sentons cet esprit avant tout dans l'atmosphère qui entoure votre vie quotidienne et qu'une des figures les plus nobles de l'Allemagne du XIXe siècle, Franz Hettinger, a pertinemment caractérisée par ces trois mots : reges wissenschaftliches Streben, echte Frômmig-keit, aufrichtige Bruderliebe, « recherche scientifique active, piété authentique, amour fraternel sincère »4. Cette triade est en fait - 91 - significative de l'attitude traditionnelle du jeune Allemand. Elle a conservé fraîche et saine la vie communautaire au collège. Elle a toujours été la terre nourricière féconde de laquelle sont sortis des prêtres nobles, capables et accomplis. La piété authentique : n'oubliez pas que la seule et vraie marque en est le renoncement à soi-même, le dépassement de soi-même. Nul maître de vie spirituelle ne l'a donné à entendre de façon aussi rigoureuse que le premier saint fondateur de votre maison dans ses Exercices spirituels 5. Les statuts, les règles et le régime de votre collège imposent donc au jeune homme les exigences importantes de la victoire sur soi-même. Mais vous avez très vivement conscience que c'est précisément en elle qu'a reposé et que reposera toujours la solidité de sa formation sacerdotale.

Nous retrouvons l'esprit de votre maison ensuite dans la fidélité à l'Eglise. Saint Pierre Canisius, qui s'est trouvé mêlé aux débuts de votre collège, attendait avant tout de lui des prêtres fermement attachés au roc de Pierre 6. Ce voeu du second apôtre de l'Allemagne a été accompli. Oui, on peut dire que le sentire cum Ecclesia a été l'épine dorsale, l'idée intime de votre institution. Les hommes qui sont sortis d'elle n'ont pas eu un mince mérite qui, malgré les assauts des innovations dans la foi, ont fait grandir de plus en plus dans votre patrie l'amour de l'Eglise et la fidélité au Vicaire du Christ, et ont donné finalement à la position catholique son caractère. Nous ne croyons pas Nous tromper en y découvrant le secret de la bénédiction particulière qui a reposé sur votre institution et dont elle peut aussi se montrer digne dans l'avenir.

Le serment par lequel vous vous obligez au début de vos études joint à la fidélité à l'Eglise encore une autre promesse de fidélité, qui en est comme le pendant et le complément : la fidélité à la patrie. Votre vie sacerdotale doit être vouée à la cause de Jésus-Christ et de l'Eglise dans votre patrie et au vrai bien de votre propre peuple. C'est un caractère de l'esprit de votre maison et c'en est une expression profonde, que l'amour de l'Eglise et l'amour de la patrie se rencontrent et s'unissent amicalement. Il n'y a aucun danger que votre séjour et votre formation sacerdotale à Rome ne vous rendent étrangers à votre patrie. Mais ils ouvrent vos esprits aux dimensions du monde et joignent à l'amour de la patrie un précieux élément de comparaison spirituelle.

L'histoire a aussi reconnu l'amour humain et sacerdotal de l'Allemand pour son propre peuple. Les annales de votre maison sont riches, oui, très riches, en noms que dans leur patrie on prononcera toujours avec respect, souvent même avec très grand respect.

Tout cela demeurera dans l'avenir, précisément parce que là est l'essence même, l'esprit, la bénédiction originelle de votre institution. A l'heure actuelle, votre amour de la patrie est même marqué d'une manière toute particulière : quand vous retournez à la maison, quel que soit le lieu de votre berceau, vous trouvez tous votre peuple dans une misère matérielle impressionnante et dans une misère morale plus grande encore. Dans ces conditions, seul un prêtre ayant au coeur un amour inépuisable peut trouver les mots simples et vrais et travailler avec fruit. Puisse cet amour se répandre en grande abondance du coeur du divin Bon Pasteur dans le vôtre !

Nous remettons avec confiance dans les mains de Dieu la destinée future de votre maison. Puisque sa bienveillante Providence a permis que vous puissiez mener à bonne fin la construction matérielle de votre nouveau collège malgré les circonstances défavorables que l'on imagine, Nous osons voir là un heureux présage de stabilité et de nouvelle prospérité dans l'édification matérielle et spirituelle de votre institut. Peut-être qu'à l'insécurité et à l'obscurité du moment présent correspond, dans votre maison, une force d'action d'autant plus sûre et radieuse, Nous voulons l'espérer pour l'avenir le plus proche.

En gage de quoi Nous accordons à votre recteur que Nous estimons beaucoup, à ses collaborateurs dans la formation de futurs prêtres et messagers de la foi, à vous tous ici présents, à vos frères disparus pour lesquels Nous prions chaque jour, ainsi qu'à toute la famille du Collège germanico-hongrois et à ses anciens élèves, à leurs parents et leurs pays, de la plénitude 'de Notre coeur la Bénédiction apostolique.


RADIOMESSAGE AU CONGRÈS EUCHARISTIQUE NATIONAL D'ARGENTINE

(15 octobre 1944)1

Le radiomessage adressé au Congrès eucharistique national de Buenos Aires donne l'occasion au Saint-Père de rappeler le rôle que joue l'Eucharistie dans la vie de l'humanité.

Vénérables Frères et chers fils qui, sous la présidence de Notre très digne cardinal légat, commémorez et renouvelez avec tant de ferveur, dans la splendide ville de Buenos Aires, les triomphes du Roi eucharistique, dont, il y a dix ans, la Providence voulut que Nous fussions acteur et témoin, comment pourrions-Nous, en ce moment, vous faire parvenir les vibrations de Notre voix si émue, portée sur les ondes prodigieuses, sans éprouver le sentiment qu'avec cette voix Notre âme voudrait elle aussi partir, en faisant reverdir à nouveau dans Notre esprit, avec une vigueur printanière, la joyeuse immortelle du souvenir ?

Souvenir ineffaçable du grandiose congrès de 1934.

Deux lustres déjà ont passé et Nous éprouvons presque la même émotion qu'au jour où, pour la première fois, d'un pas tremblant, Nous foulâmes la belle terre argentine ; deux lustres, et l'on dirait que résonnent encore à Nos oreilles vos vivats et vos ovations, la fervente rumeur de vos prières et les harmonies ardentes de vos hymnes ; deux lustres, et il semble que ne s'est pas effacée dans Nos yeux l'image de cette croix monumentale, blanche, imposante, harmonieuse, comme l'âme nationale argentine, et devant elle la

u foule candide, vaste comme la mer, des enfants innocents qui s'empressaient de recevoir le doux embrassement du Maître de Galilée ; les graves et viriles phalanges des hommes qui, en formations compactes et à la fois martiales et rythmiques, accouraient pour se nourrir — autorités et chefs à leur tête — du Pain des forts ; les nombreux choeurs, pleins de grâce et de dévotion, de vos jeunes filles, de vos femmes, qui allaient boire à la source du Coeur qui se plaît au milieu des lis. Partout grandeur et enthousiasme, partout magnificence et splendeur ! Et dans les airs, et dans les annonces lumineuses, sur les véhicules, sur les façades, sur les vêtements et dans les coeurs l'Hostie sainte, qui recevait ainsi l'un des plus grands hommages publics et sociaux dont l'histoire ait gardé jusqu'alors le souvenir. « A toi, Yahvé, la grandeur, la force, la splendeur, la durée et la gloire, car tout ce qui est au ciel et sur la terre est à toi » (1Ch 29,11).

Inoubliable spectacle et joie infinie de l'âme qui peut amplement goûter, durant quelques brèves journées, toute la suavité de ce grand don divin qui s'appelle la paix : « Vous apportez à tous les hommes, nous avait dit déjà dans le port votre illustre maire, un message de paix. » A quoi Nous avions répondu en toute sincérité : « Nous Nous considérons comme messager de la paix de Dieu. » Votre inoubliable congrès, attirant tout un peuple fondu en un seul amour devant un autel, et faisant fléchir les genoux, dans un même esprit aux représentants du monde presque tout entier, fut avant tout « le triomphe mondial de Jésus-Christ, Roi de la paix ».

Cependant, le temps devait venir où le nuage noir qui, de loin faisait déjà trembler les coeurs, allait s'avancer, tel un escadron de chevaux emballés, et enfin décharger sa fureur. Et tandis que Nous, chers fils de l'affectueuse République argentine, Nous vous parlions d'amour et de fraternité chrétienne, les cieux ont frémi au vrombissement sinistre de monstres d'acier qui font pleuvoir la mort ; sur la terre la mitraille crépite avec un horrible sifflement, le sol s'imbibe de sang et se couvre de ruines fumantes. Facta est terra eorum in desolationem... « leur pays a été converti en désert... par la terrible indignation du Seigneur » (Jr 25,38).

Ce que l'Hostie réalise dans l'humanité : la charité, l'union, la force, vie éternelle.

Laissez, très chers fils, en cette heure très solennelle, où l'aimable disposition de la divine Providence ne Nous permet d'être pré-

sent à la répétition et à l'évocation des merveilles d'il y a dix ans que par la parole, laissez Notre voix parler seulement d'amour, d'union et de paix. Permettez que Nous détournions Nos regards de . tant d'horreurs et que, rappelant ces heures de paradis, que vous revivez en ce moment, Nous évoquions les sentiments que Nous éprouvâmes alors, magnifique exemple de ce que maintenant aussi vous éprouvez vous-mêmes, en contemplant cette sainte Hostie, siège de la charité. Loin d'elle, l'homme donne la mort à l'homme ; en elle nous adorons le Prince des prêtres qui se sacrifie pour le monde : Vidimus principem sacerdotum ad nos venientem, vidimus et audivimus offerentem pro nobis sanguinem suum 2 ; loin d'elle, la division et la séparation violente ; en elle est l'aimant vainqueur des âmes qui unit à tous dans la foi et dans la participation d'elle-même et de ses dons, « racine et principe de l'unité catholique » 3 ; loin d'elle, la discorde fomentée par l'égoïsme et par la soif de la domination et des joies terrestres ; en elle se trouve l'aliment qui fortifie l'âme et l'éduque à l'école du désir des choses célestes, en lui enseignant la valeur du sacrifice, en lui montrant qu'en cette vie ne peuvent manquer les larmes ni la douleur, mais que c'est sur la souffrance et les larmes et sur le sacrifice que repose le grand mystère de la Rédemption ; loin d'elle, la tyrannie de la mort ; en elle, l'espérance de la vie ; car comment pourrait-on penser que va se corrompre et ne pas vivre une chair qui se nourrit du Corps et du Sang du Seigneur ? 4

Rappelez-vous tout cela une fois encore, les regards fixés sur cette Hostie, et que vos yeux ne la quittent jamais. Plût à Dieu que la triste humanité ne l'eût jamais perdue de vue ! Plût à Dieu qu'elle ait trouvé toujours dans « l'Eucharistie, sacrement et secours, le principe et le soutien de la vie chrétienne dans l'individu, dans la famille et dans la société » ! Plût à Dieu qu'elle eût accouru toujours avec plus de foi à ce céleste banquet d'amour ! Car, ainsi que le chante l'un des bardes de votre race :

L'Hostie étant un don d'amour, un pain d'amour, O homme, ta foi est bien faible, si en la consommant Des flammes ne jaillissent pas de ton coeur!5

Exhortation aux chrétiens d'Argentine.

Contemplez-la maintenant, mais faites que votre contemplation soit le gage de vos résolutions et l'inspiratrice de vos promesses. Offrez-lui vos désirs et vos espérances ; exposez-lui vos besoins et vos angoisses ; promettez au Christ fidélité à ses enseignements et à ses préceptes ; assurez-le que dans vos foyers il régnera lui seul, par la sainteté du mariage, le respect du lien conjugal et l'éducation chrétienne des enfants, qu'en votre compagnie on ne rendra jamais un culte à la recherche effrénée du plaisir, à la folie du luxe et de la mode indécente ni à la convoitise insatiable des richesses. Cependant, si vous voulez obtenir tous ces biens, donnez-vous rendez-vous avec lui, pour le recevoir fréquemment. « Je considère comme certain — dit la sainte mystique d'Avila et Nous la citons aujourd'hui avec une dévotion particulière, car c'est le jour de sa fête — que si nous allions au Très Saint Sacrement avec une grande foi et un grand amour, il suffirait d'une seule fois pour que nous devenions riches... Oh ! misérable monde qui tient les yeux fermés de ceux qui vivent dans ton sein, au point qu'ils ne voient pas les trésors avec lesquels ils pourraient constituer des richesses éternelles ! » 6

Puisse-t-elle être un gage de ces richesses la Bénédiction qu'en ce moment Nous vous donnons avec toute l'effusion de Notre coeur paternel. Si la charité divine, que la suave infusion de PEsprit-Saint a répandue dans Notre coeur de Père (cf. Rom. Rm 5,5), le fait vibrer jusque dans ses dernières fibres, lorsque Nous appelons la Bénédiction du ciel sur quelqu'un de Nos fils, quel sera en ce moment Notre sentiment, où Nous bénissons la splendide République argentine qui a si généreusement voulu contribuer en ces derniers jours à Nous procurer les moyens nécessaires pour réaliser Nos bienfaisantes initiatives, qui est, par ailleurs, la légitime héritière du véritable et très catholique esprit hispanique, l'une des plus inoubliables étapes que la Providence a voulu placer sur Notre chemin, pour Nous enseigner à connaître et à aimer l'humanité, avant de la confier à Notre sollicitude de Pasteur universel ?

Notre visite aux terres argentines, Nous voulons la clôturer en faisant un pèlerinage à Notre-Dame de Lujan. Puisse-t-elle, en ce mois du très saint Rosaire, Nous obtenir du ciel les meilleures bénédictions de son adorable Fils : bénédictions pour les présents et pour les absents ; bénédictions pour les autorités et pour le peuple, pour les individus et pour la société ; bénédictions, qui soient un soutien et une impulsion pour ceux qui sont encore pèlerins ici-bas, une consolation et un secours en faveur de ceux qui, témoins il y a dix ans du grandiose triomphe du Dieu de l'Eucharistie, espèrent peut-être aujourd'hui l'heureux moment où ils vont le voir, ayant quitté le voile des espèces sacramentelles, face à face, lorsqu'il se montrera tel qu'il est réellement (cf. 1Jn 3,2).


LETTRE A S. EM. LE CARDINAL MARCHETTI-SELVAGGIANI VICAIRE DU PAPE POUR LE DIOCÈSE DE ROME

(24 octobre 1944) 1

Dans cette lettre, le Saint-Père prescrit pour son diocèse de Rome des manifestations, des cérémonies publiques de prière et de pénitence, et des exercices de mission :

Tandis que le monde est tenu tristement en haleine par une guerre qui afflige et suspend la vie apeurée des peuples, Nous ne cessons pas de faire Nôtre l'angoisse de tant de Nos chers fils forcés de lutter contre le danger, contre la faim, contre la mort ; mais plus encore Notre coeur de Père doit gémir sur l'amas de ruines morales qu'une telle calamité accumule toujours plus au sein de la famille chrétienne, entraînant ceux qui sont faibles dans la foi à l'inconscience religieuse la plus déplorable accompagnée de l'oubli des devoirs les plus sacrés.

Si, d'un côté, la multitude même et la gravité des maux que la guerre produit en abondance, suscitent le spectacle émouvant d'actes de vertu et d'héroïsme, et mettent magnifiquement en évidence la vitalité inépuisable de l'Evangile, il Nous faut, d'autre part, observer avec amertume comment tombe dans le vide pour beaucoup la voix des malheurs publics qui invite au repentir et montre en Jésus-Christ et dans sa loi la voie unique du salut et de la paix, tant pour l'homme que pour les nations.

Profondément pénétré d'un état de choses qui pèse si lourdement sur Notre responsabilité à l'égard des âmes et Nous fait constater des ruines infiniment plus graves que les ruines matérielles et ter-


CARDINAL MARCHETTI-SELVAGGIANI, VICAIRE DU PAPE 199

restres, Nous considérons comme un devoir urgent de Notre paternité universelle de faire entendre à tous Nos fils la voix et l'avertissement du Pasteur qui rappelle les brebis errantes. Au milieu d'un bouleversement si déplorable des hommes et des choses, Nous sommes reconnaissant à Dieu du bien qu'il fait sortir du mal par l'oeuvre de ces fils qui se dépensent de mille manières sur le terrain de la charité et ne cessent d'atténuer des douleurs et de soulager des misères ; mais aussi Nous avons hâte de montrer à tous dans les maux présents la conséquence douloureuse des fautes commune: et, en les invitant à réfléchir, de les convaincre de la nécessité de revenir à résipiscence et de ne pas laisser passer en vain l'heure de Dieu.

A cette fin, et pour que la divine Justice soit apaisée, pour que la clémence et la bonté de Dieu abrègent les jours de l'épreuve et sauvent de ruines et de douleurs nouvelles tout ce qui dans le monde est exposé au tourment d'une si grande guerre, Nous avons décidé que particulièrement à Rome, qui est le terrain le plus rapproché de Notre ministère pastoral et le centre de la catholicité, devront se succéder, durant une période que vous fixerez vous-même comme la plus favorable pour cela, des supplications publiques de pénitence et des exercices réguliers de mission, avec la possibilité pour tous d'y participer en toute sincérité de l'esprit et humilité du coeur. Ce sera comme un bain mystique général offert à toutes les bonnes volontés et à tous ceux qui, assagis par les malheurs et les coups de la grâce, voudront durant ce temps revenir au Seigneur pour cheminer dans une vie renouvelée sur les sentiers de sa justice et de sa paix.

Présent Nous-même, en esprit, à cette manifestation solennelle de repentir et de prière, Nous avons en outre l'intention d'y participer en personne de la manière la plus opportune que les circonstances suggéreront. En attendant, Nous vous confions, Monsieur le cardinal, le soin de réaliser au mieux Notre dessein. Nous ne doutons pas qu'il ne recueille les adhésions chaleureuses de tous Nos fils de Rome et de beaucoup d'autres encore ; dès maintenant Nous le confions et le recommandons à Dieu lui-même et à la Mère du ciel, pour lui obtenir le plus heureux succès. Avec une pleine confiance de voir la clémence divine se montrer pour nous tous généreuse en pardon et en grâces, comme elle le fut déjà en des temps aussi périlleux pour nos pères humiliés dans la contrition et la cendre de la pénitence, Nous vous accordons à vous-même, ainsi qu'au clergé de Rome et à tous les fidèles de la Ville éternelle, le réconfort de la Bénédiction apostolique.


DISCOURS AUX MEMBRES DE L'UNION MÉDICO-BIOLOGIQUE SAINT-LUC

D'ITALIE

(12 novembre 1944) 1

Ce discours à l'Union médico-biologique Saint-Luc d'Italie donne au Saint-Père l'occasion de rappeler les grands principes qui doivent diriger l'activité des médecins chrétiens dans la pratique et l'enseignement de la médecine.

Votre présence, chers fils, rappelle à Notre esprit le souvenir d'une scène qui se déroula à Paris en décembre 1804. Dans le grand salon du Louvre, où de nombreuses délégations accouraient rendre hommage au Vicaire du Christ et recevoir sa bénédiction, on présenta au Souverain Pontife Pie VII cinq jeunes médecins — parmi lesquels le célèbre Laè'nnec — membres de la Congrégation Auxilium christianorum fondée peu d'années auparavant dans cette métropole. Le pape ne put retenir un premier mouvement de surprise : « Oh ! dit-il en souriant, medicus pius, res miranda ! »

Importance et utilité de l'Union médico-biologique.

Dans la lourde atmosphère d'une éducation intellectuelle matérialiste, une association comme la vôtre, l'Union italienne médico-biologique Saint-Luc, contribue à faire circuler une sorte de courant d'air pur et salubre ; avant tout, en dirigeant les esprits vers les vérités fondamentales de la saine raison et de la foi dans lesquelles les grandes questions de l'éthique médicale trouvent leurs solutions ; en second lieu, en affirmant et en pratiquant les principes chrétiens dans l'exercice effectif de la médecine et dans la formation des jeunes étudiants.


I LES GRANDS PRINCIPES DIRECTIFS DE L'ACTIVITÉ DU MÉDECIN CHRÉTIEN

Bien différent de ses confrères en habits de fête qui dans la fameuse Leçon d'anatomie de Rembrandt semblent par-dessus tout soucieux de transmettre leurs traits à la postérité, un de ces personnages attire, au contraire, l'attention de ceux qui le contemplent par la vivacité et la profondeur de son expression. Le visage tendu, retenant sa respiration, il plonge son regard dans l'entaille ouverte, anxieux de lire le secret de ces entrailles, avide d'arracher à la mort les mystères de la vie. Science admirable déjà dans son domaine propre pour tout ce qu'elle révèle, l'anatomie a la vertu d'introduire l'esprit dans des régions encore plus vastes et plus élevées. Il le savait bien, il le sentait bien le grand Morgagni, quand, durant une dissection, laissant tomber de ses mains le bistouri, il s'écria : « Ah ! si je pouvais aimer Dieu comme je le connais ! » Si l'anatomie manifeste la puissance du Créateur dans le travail de la matière, la physiologie pénètre dans les fonctions du magnifique organisme, la biologie y découvre les lois de la vie, ses conditions, ses exigences et ses généreuses libéralités. Arts providentiels, la médecine et la chirurgie appliquent toutes ces sciences à défendre le corps humain, aussi fragile que parfait, à réparer ses pertes, à guérir ses infirmités. En outre, le médecin, plus que les autres, intervient partout, non moins avec son coeur qu'avec son intelligence ; il ne traite pas une matière inerte, si précieuse qu'elle soit ; un homme comme lui, son semblable, son frère, souffre entre ses mains. Bien plus, ce patient n'est pas une créature isolée, c'est une personne qui a sa place et sa fonction dans la famille, sa mission, si humble soit-elle, dans la société. Plus encore, le médecin chrétien ne perd jamais de vue que son malade, son blessé, qui, grâce à ses soins, continuera de vivre un temps plus ou moins long, ou bien en dépit de son dévouement mourra, est en marche vers une vie immortelle et que des dispositions du malade au moment du passage définitif dépend son malheur ou son bonheur éternel.

Règles concernant l'homme considéré isolément.

Composé de matière et d'esprit, élément lui-même de l'ordre universel des êtres, l'homme est, en effet, dirigé dans sa course ici-bas vers un terme qui est au-delà du temps, vers une fin qui est au-dessus de la nature. De cette compénétration de la matière et de l'esprit dans la parfaite unité du composé humain, de cette participation à toute la création visible, il découle que le médecin est souvent appelé à donner des conseils, à prendre des décisions, à formuler les principes qui, tout en visant directement au soin du corps, de ses membres et de ses organes, intéressent cependant l'âme et ses facultés, la destinée surnaturelle de l'homme et sa mission sociale.

Or, faute d'avoir toujours présente à la pensée cette composition de l'homme, sa place et sa fonction dans l'ordre universel des êtres, sa destinée spirituelle et surnaturelle, le médecin encourra facilement le danger de s'embarrasser dans des préjugés plus ou moins matérialistes, d'en suivre les conséquences fatales d'utilitarisme, d'hédonisme, d'indépendance absolue vis-à-vis de la loi morale.

Un capitaine peut fort bien savoir donner des instructions précises sur la façon de manoeuvrer les machines et de disposer les voiles pour la navigation ; mais s'il ne connaît pas le but et s'il ne sait pas demander à ses instruments ou aux étoiles qui resplendissent au-dessus de sa tête la position et la route de son navire, où donc le conduira sa course folle ?

Cependant, cette conception de l'être et de sa fin ouvre la voie à de plus hautes considérations.

La complexité de ce composé de matière et d'esprit, comme aussi de cet ordre universel, est telle que l'homme ne peut se diriger vers la fin totale et unique de son être et de sa personnalité que grâce à l'action harmonieuse de ses multiples facultés corporelles et spirituelles, et qu'il ne peut non plus occuper sa place normale ni en s'isolant du reste du monde ni en s'y perdant, comme se perdent dans une agglomération amorphe des myriades de molécules identiques. Or, cette complexité réelle, cette harmonie nécessaire présentent leurs difficultés, dictent au médecin son devoir.

En formant l'homme, Dieu a réglé chacune de ses fonctions ; il les a distribuées parmi les divers organes ; par là même, il a déterminé la distinction entre celles qui sont essentielles à la vie et celles qui n'intéressent que l'intégrité du corps, quelque précieux que puissent être son activité, son bien-être, sa beauté ; en même temps, il a fixé, prescrit et limité l'usage de chaque organe ; il ne peut donc permettre à l'homme de régler la vie et les fonctions de ses organes suivant son bon plaisir, d'une façon contraire aux buts internes et constants qui leur ont été assignés. L'homme, d'autre part, n'est pas le propriétaire, le maître absolu de son corps, il en est seulement l'usufruitier. De là dérivent toute une série de principes et de normes qui règlent l'usage et le droit de disposer des organes et des membres du corps, et qui s'imposent également à l'intéressé et au médecin appelé à le conseiller.

Règles pour la solution des conflits d'intérêt.

Les mêmes règles doivent, en outre, être appliquées pour la solution des conflits entre des intérêts divergents, suivant l'échelle des valeurs, en respectant toujours les commandements de Dieu. C'est pourquoi il ne sera jamais permis de sacrifier les intérêts éternels aux biens temporels, même les plus estimables, de même aussi qu'il ne sera pas permis de faire passer ces derniers après les vulgaires caprices et les exigences des passions. En de telles crises, parfois tragiques, le médecin se trouve être bien souvent le conseiller et, pour ainsi dire, l'arbitre qualifié.

Même circonscrits et restreints à la personne elle-même, si complexe dans son unité, les conflits inévitables entre des intérêts divergents font surgir des problèmes assez délicats. Combien plus ardus sont ensuite ceux que la société soulève, quand elle fait valoir des droits sur le corps, sur son intégrité, sur la vie même de l'homme ! Or, il est parfois bien difficile de déterminer en théorie les limites ; dans la pratique, le médecin et toute personne directement intéressée peuvent se voir dans la nécessité d'examiner et d'analyser ces exigences et ces prétentions, de mesurer et d'évaluer leur moralité et la force morale de leur caractère obligatoire.

Société et individu, et leur position juridique différente.

Ici également, la raison et la foi tracent les limites entre les droits respectifs de la société et de l'individu. Sans doute, l'homme est, par sa nature, destiné à vivre en société, mais, ainsi que l'enseigne la seule raison, en principe, la société est faite pour l'homme et non l'homme pour la société. Ce n'est pas d'elle mais du Créateur qu'il détient le droit sur son propre corps et sur sa vie, et c'est au Créateur qu'il répond de l'usage qu'il en fait. Il s'ensuit que la société ne peut directement le priver de ce droit, aussi longtemps qu'il n'aura pas encouru une telle punition, comme sanction d'un crime grave et proportionné à cette peine.

En ce qui concerne le corps, la vie et l'intégrité corporelle de chaque homme, la position juridique de la société est essentiellement différente de celle des individus eux-mêmes. Bien que limité, le pouvoir de l'homme sur ses membres et sur ses organes est un pouvoir direct, parce qu'ils sont partie constitutive de son être physique. Il est clair, en effet, que leur différenciation dans une parfaite unité n'ayant pas d'autre but que le bien de l'organisme physique tout entier, chacun de ces organes et de ces membres peut être sacrifié, s'il met le tout en un péril qu'on ne pourrait conjurer autrement. Bien différent est le cas de la société qui n'est pas un être physique dont les parties seraient les individus, mais une simple communauté de fin et d'action ; à ce titre, elle peut exiger de ceux qui la composent et sont appelés ses membres tous les services qu'exige le véritable bien commun.

Telles sont les bases sur lesquelles doit être fondé tout jugement concernant la valeur morale des actes et des interventions, permis ou imposés par les pouvoirs publics sur le corps humain, sur la vie et l'intégrité de la personne.

La douleur et la mort.

Les vérités exposées jusqu'ici peuvent être connues à la seule lumière de la raison. Mais il est une loi fondamentale qui s'offre au regard du médecin plus que des autres, dont le sens intégral et la fin ne peuvent être éclairés et expliqués qu'à la lumière de la Révélation : nous voulons parler de la douleur et de la mort.

Sans doute, la douleur physique a, elle aussi, une fonction naturelle et salutaire : elle est un signal d'alarme qui révèle la naissance et le développement, souvent insidieux, d'un mal occulte et incite à s'en procurer le remède. Mais le médecin rencontre inévitablement la douleur et la mort au cours de ses recherches scientifiques comme un problème dont son esprit ne possède pas la clé, et dans l'exercice de sa profession comme une loi inéluctable et mystérieuse en face de laquelle souvent son art demeure impuissant et sa compassion stérile. Il peut bien établir son diagnostic d'après tous les éléments du laboratoire et de la clinique, formuler son pronostic suivant toutes les exigences de la science ; mais au fond de sa conscience, dans son coeur d'homme et de savant, il sent que l'explication de cette énigme s'obstine à le fuir. Il en souffre ; l'angoisse le tenaille inexorablement, aussi longtemps qu'il- ne demande pas à la foi une réponse qui, bien qu'incomplète, telle qu'elle est dans le mystère des desseins de Dieu et se manifestera dans l'éternité, est capable cependant de tranquilliser son âme.

Voici cette réponse. Dieu, en créant l'homme, l'avait par un don de sa grâce exempté de la loi naturelle à laquelle est soumis tout être vivant corporel et sensible ; il n'avait pas voulu mettre dans son destin la douleur et la mort. C'est le péché qui les y a introduits. Mais lui, le Père des miséricordes, les a pris dans ses mains, il les a fait passer par le corps, les veines, le coeur de son Fils bien-aimé, Dieu comme lui, fait homme pour être le Sauveur du monde. Ainsi la douleur et la mort sont devenues pour chaque homme qui ne repousse pas le Christ des moyens de rédemption et de sanctification. Ainsi, le chemin du genre humain qui se déroule dans toute sa longueur sous le signe de la croix et sous la loi de la douleur et de la mort, en mûrissant et en purifiant l'âme ici-bas, la conduit au bonheur sans limites d'une vie qui n'a pas de fin.

Souffrir, mourir : c'est, pour adopter l'expression hardie de l'Apôtre des gentils, la « folie de Dieu », folie plus sage que toute la sagesse des hommes (cf. 1Co 1,21 s.). A la pâle lueur de sa faible foi, le pauvre poète a pu chanter :

L'homme est un apprenti, la douleur est son maître, Et nul ne se connaît tant qu'il n'a pas souffert 2.

A la lumière de la Révélation, le pieux auteur de l'Imitation de Jésus-Christ a pu écrire le sublime chapitre XII de son second livre : De regia via sanctae crucis, tout resplendissant de la plus admirable compréhension et de la plus haute sagesse chrétienne de la vie.

En face donc de l'impérieux problème de la douleur, quelle réponse le médecin pourra-t-il se donner à lui-même, donner au malheureux que la maladie abat dans une sombre torpeur ou qui s'insurge dans une vaine rébellion contre la souffrance et la mort ? Seul, un coeur pénétré d'une foi vive et profonde saura trouver des accents d'intime sincérité et conviction, capables de faire accepter la réponse du divin Maître lui-même : « Il est nécessaire de souffrir et de mourir pour entrer ainsi dans la gloire » (cf. Luc, Lc 24, 26, 46). Il luttera en employant tous les moyens et tous les expédients de sa science et de son habileté contre la maladie et la mort ; non avec la résignation d'un pessimisme découragé ni avec la résolution désespérée, qu'une philosophie moderne croit devoir exalter, mais avec la calme sérénité de celui qui voit et qui sait ce que la douleur et la mort représentent dans les desseins salutaires du Sauveur omniscient et infiniment bon et miséricordieux.

La science médicale chrétienne.

Il est donc manifeste que la personne du médecin comme toute son activité se meuvent constamment dans l'ambiance de l'ordre moral et sous l'empire de ses lois. Dans aucune déclaration, dans aucun conseil, dans aucune ordonnance, dans aucune intervention, le médecin ne peut se trouver en dehors du terrain de la morale, libéré et indépendant des principes fondamentaux de l'éthique et de la religion ; il n'y a, non plus, aucun acte ni aucune parole dont il ne soit pas responsable devant Dieu et sa propre conscience.

Il est vrai que certains repoussent comme une absurdité et une chimère, en théorie et en pratique, l'idée de science médicale chrétienne. A leur avis, il ne peut pas plus y avoir de médecine chrétienne qu'il n'y a de physique ou de chimie chrétiennes, théoriques ou appliquées : le domaine des sciences exactes et expérimentales — disent-ils — s'étend en dehors du terrain religieux et moral, et c'est pour cela qu'elles ne connaissent ni ne reconnaissent que leurs propres lois constantes. Etrange et injustifié rétrécissement du champ visuel du problème ! Ne voient-ils pas que les objets de ces sciences ne sont pas isolés dans le vide, mais qu'ils font partie du monde universel des êtres ? que ces objets ont dans l'ordre des biens et des valeurs une place et un rang déterminés ? qu'ils sont en contact permanent avec les objets des autres sciences, en particulier qu'ils sont soumis à la loi de la perpétuelle et transcendante finalité qui les relie à un tout ordonné ?

Nous admettons cependant que lorsqu'on parle d'orientation chrétienne de la science, on a en vue non pas tant la science en elle-même que ses représentants et disciples, dans lesquels elle s'épanouit et se manifeste. La physique et la chimie elles-mêmes, que les savants et les professionnels consciencieux font servir au profit et au bénéfice de chaque individu et de la société, peuvent, par contre, devenir entre les mains d'hommes pervers des agents et des instruments de corruption et de ruine. Il est donc d'autant plus clair qu'en médecine l'intérêt suprême de la vérité et du bien s'opposent à une prétendue libération objective ou subjective des multiples rapports et liens qui la maintiennent dans l'ordre général.


Pie XII 1944 - L'UNITÉ DE BUT ET D'ACTION CHEZ CHACUN DE CEUX QUI PARTICIPENT AUX PROCÈS MATRIMONIAUX