Pie XII 1947 - ALLOCUTION A DES ÉTUDIANTS FRANÇAIS


MOTU PROPRIO RÉTABLISSANT LE TRIBUNAL DE LA ROTE EN ESPAGNE

(7 avril 1947) i

1 D'après le texte latin des A. A. S., 39, 1947, p. 155 ; traduction française de la Documentation Catholique, t. XLIV, col. 836.

Lorsque Clément VII envoya à Tolède S. Exe. Mgr Girolamo Selede, en 1529, à titre de légat, il fut muni de pouvoirs extraordinaires qui, bientôt, à la demande de Charles-Quint devinrent permanents. Dès lors, il y eut un tribunal ecclésiastique spécial en Espagne. Lorsqu'en 1931 le gouvernement espagnol dénonça le concordat, la Rote espagnole cessait d'exister. Aussi le 21 juin 1932, Pie XI décida la suppression de celle-ci. Pie XII, répondant aux désirs de l'épiscopat et du gouvernement espagnols, érige à nouveau, par ce document, la Rote espagnole.


On sait que déjà au XVIe siècle, les Souverains Pontifes accordèrent au nonce apostolique d'Espagne le privilège particulier de connaître des causes ecclésiastiques et de les juger. Cet ancien tribunal, institué par la Constitution apostolique Administrandae jus-titiae en date du 6 mars 1771, émanée du pape Clément XIV, comprenait une organisation nouvelle et portait le nom nouveau de Rote de la nonciature.

Cette Rote de la nonciature, pleinement reconnue et subventionnée par l'Etat, composée de juges choisis également dans les diverses provinces de la nation espagnole, dont plusieurs jouirent d'une grande renommée, demeura longtemps vigoureuse et prospère.

Cependant, les lamentables troubles politiques au cours desquels il y a peu d'années, furent dénoncée la convention solennelle conclue avec le Saint-Siège, déniée au mariage la nature du sacrement et aboli tout ce qui avait un caractère sacré, entraînèrent la disparition de la Rote elle-même.

C'est pourquoi, Notre prédécesseur Pie XI, d'heureuse mémoire, en date du 21 juin 1932, supprima légalement la Rote de la nonciature apostolique en Espagne.

Mais à présent que ces conjonctures défavorables ont disparu, et que la nature de sacrement est de nouveau reconnue au mariage, désireux d'accéder aux voeux de nombreux évêques d'Espagne et des chefs du gouvernement, Nous avons songé à rétablir la Rote de la nonciature apostolique en tant que tribunal purement ecclésiastique chargé de juger les causes ecclésiastiques suivant la procédure du droit canonique, et par les présentes lettres, Nous la constituons et donnons, à cet effet, force de loi aux prescriptions suivantes, adaptées comme il convient aux conditions de notre temps.2

2 On trouvera le texte du règlement organisant la Rote espagnole dans les A. A. S. à la suite du Motu proprio, p. 156-163.




ALLOCUTION A DES SOLDATS BRITANNIQUES

(11 avril 1947) 1

Cent cinquante officiers et soldats de l'armée britannique sont venus, le 11 avril, présenter au Saint-Père leurs hommages et, en reconnaissance de sa bienveillance, lui offrir une petite statue en bois de la Vierge de Walsingham2 vénérée dès le moyen âge dans le sanctuaire mariai le plus connu d'Angleterre. Le Pape adressa, en cette occasion, quelques mots à la dite assemblée.

1 D'après le texte anglais de Discorsi e Radiotnessaggi, t. IX, p. 21.
2 Durant le règne du roi saint Edouard le Confesseur, en 1061, la Vierge apparut à une dame noble, Richildis de Faverches, et lui dit de construire à Walsingham dans le Norfolk, en l'honneur de l'Incarnation, une chapelle ressemblant à la sainte maison de Nazareth. Un flot de pèlerins ne cessa de s'y rendre jusqu'à la destruction de la chapelle par Henri VIII en 1538. Aujourd'hui, dans le voisinage de l'ancien haut-lieu, on a reconstruit une nouvelle chapelle où de nouveau les pèlerins se rendent en grand nombre.


Ce fut certainement une très heureuse et pieuse pensée qui vous a incités à Nous présenter cette statue de Notre-Dame de Walsingham. Nous pouvons difficilement exprimer combien Nous sommes charmé par ce don. Celui-ci Nous amène, ici-même, le Lorette d'Angleterre. Il ravive le souvenir des sentiments qui ont ému Marie « quand Gabriel la salua, de son Ave, dans le vieux Nazareth ». Nous le garderons près de Nous et quand Nos regards reposeront sur lui, une prière fervente surgira de Notre coeur afin que Notre sainte Mère obtienne les grâces de son divin Fils pour vous qui avez eu le bonheur de Nous faire ce présent et le privilège de Nous procurer une profonde et sainte joie. Nous prierons aussi pour ceux que vous représentez ici d'une manière toute particulière et pour tous les catholiques de votre pays ; car Notre-Dame de Walsingham appartient à l'Angleterre. Et c'est un poète du XVe siècle, lauréat de la célèbre chapelle, depuis lors détruite, qui chantait que l'Angleterre appartient à Marie :

O Angleterre ! Tu dois défendre les grandes causes Si on te compare à la Terre promise ;

Par la grâce, tu as mérité de te trouver élevée à cet honneur Par l'aide de cette Dame glorieuse,

D'être appelée, à travers tous les pays et toutes les régions,

La terre sainte, le fief de Notre-Dame,

Ainsi qu'on te nomme depuis les plus anciens temps. 3

On ne peut douter que Notre-Dame ne regarde encore avec un amour maternel cette île où, pendant des siècles, d'innombrables pèlerins vinrent pour déposer leurs fardeaux à son sanctuaire « où la grâce est quotidiennement déversée aux hommes de tous âges »4 et, en partant, emportèrent dans l'intime de leurs âmes la paix du ciel, jaillie de la foi de leur enfance, qui apaise le coeur et lève le voile qui cache la vision d'une joie pure et sans fin.

Comme gage de Notre sincère gratitude, avec Notre paternelle affection, Nous vous donnons, à vous et à tous ceux qui vous sont en quelque manière unis dans cet acte de dévotion filiale au Vicaire du Christ, et à tous ceux que vous avez dans l'esprit et dans le coeur, la Bénédiction apostolique.

Cf. Walsingham, the English Loreto, dans The Month, Londres, 1901, vol. XCVIII, p. 236. Ibid., p. 243.


DISCOURS A L'OCCASION DE LA BÉATIFICATION DE CONTARDO FERRINI

(14 avril 1947)

1 D'après le texte italien des A. A. S., 39, 1947, p. 343 ; traduction française de la Documentation Catholique, t. XLIV, col. 897.

Les cérémonies de la béatification de Contardo Ferrini ont rassemblé à Rome de nombreux pèlerinages de toutes les régions d'Italie et de Suisse, de nombreuses personnalités ecclésiastiques et diplomatiques, et plusieurs représentants de sociétés académiques. A l'imposante assemblée, le Saint-Père rappela les mérites scientifiques, les vertus et le bel exemple de vie chrétienne profonde du nouveau bienheureux.


Nous vous saluons, avec une satisfaction particulière, illustres professeurs et chers fils, qui êtes venus dans la Ville Eternelle, mère du droit, vénérer le nouveau bienheureux Contardo Ferrini, gloire des Universités italiennes et miroir de vie chrétienne, destiné à resplendir, comme un éclatant exemple de science et de vertu, dans les Athénées du savoir. Très opportune a donc été l'oeuvre de la bien méritante Université catholique du Sacré-Coeur, à Milan, qui nous est si chère, car la science et la foi ont rendu illustre notre Contardo ; cette science qui n'offense pas la foi, mais qui devient un moyen de s'élever plus haut vers Dieu et la religion de ses pères, embrassant comme dans une synthèse de sa vie la science humaine et la science religieuse pour atteindre enfin une autre science suréminente, la science de la charité du Christ : scire etiam supereminentem scientiae caritatem Christi (Ep 3,19). Science humaine, science religieuse et science de la charité du Christ, tels sont les degrés du génie, des vertus et de la sainteté de Contardo. Mais la sainteté a, elle aussi, un maître, ce Maître divin qui, jadis, a dit à ses apôtres : Magister vester unus est Christus (Mt 23,10) ; et, en effet, à l'école du Christ, Contardo apprit la valeur du monde et de l'âme et posa les fondements de cet intime édifice spirituel qu'il construisit durant les années de sa brève mais très active existence.

Il avait appris que l'homme est un ens finitum, quod tendit ad infinitum : « un être qui tend à l'infini » 2, qu'il a une âme immortelle, laquelle franchit l'abîme qui divise le monde matériel du spirituel, et en se séparant du corps vole se poser sur le rivage de l'éternité, sous le regard de Dieu, son juge. C'est vers ce terme élevé qu'il tint constamment tournés et fixés son oeil et sa pensée au cours de son pèlerinage terrestre, se nourrisant le long du chemin de l'aliment des connaissances et de la science humaine, historique et juridique, mais faisant l'aliment principal et substantiel de son esprit de la piété et des vertus basées sur la révélation divine afin de personnifier le Christ dans le feu de sa charité.

2 Contardo Ferrini, Un po' d'infïnito.


FORMATION SCIENTIFIQUE DU NOUVEAU BIENHEUREUX

Cor sapientis quaerit doctrinam. L'esprit du sage recherche la science (Pr 15,14). Cette maxime de la Sainte Ecriture brille comme une étoile polaire au-dessus de la vie et de l'activité du jeune Ferrini, adonné à l'étude des sciences juridiques. A peine a-t-il terminé avec un très grand succès ses classes secondaires qu'il se consacre avec un zèle assidu à la science proprement dite. A l'âge où d'autres commencent bien souvent à mener une vie de dissipation et de débauche et à se livrer aux excès de la liberté universitaire, gaspillant ainsi leurs plus belles années et leurs meilleures forces, Ferrini se mit tout de suite à l'étude avec une ardeur exceptionnelle. Bien vite se manifeste en lui une nette tendance pour la recherche scientifique, même dans un domaine qui peut sembler, à quiconque n'en connaît pas la valeur, aride, étranger au monde et presque rebutant pour la jeunesse, et ne promet que de maigres avantages extérieurs à celui qui est obligé de compter avec une marche difficile dans la vie pratique, Nous voulons dire dans le domaine de la recherche des sources et de l'histoire du droit romain. Mais Ferrini possédait pour cette entreprise un riche patrimoine, c'est-à-dire non seulement une profonde connaissance des langues anciennes et une solide acquisition des plus importants idiomes modernes, mais encore un idéal pur et élevé qui lui révélait et lui montrait dans le droit romain un reflet de cette loi surnaturelle, considérée par la pensée païenne elle-même comme quelque chose d'éternel et de divin, suivant la solennelle attestation de Cicéron : Hanc igitur video sapientissimorum fuisse sententiam, legem neque hominum ingeniis excogitatam nec scitum aliquod esse populorum, sed aeternum quiddam, quod universum mundum regeret imperandi prohibendique sapientia 3.

Un magnifique diplôme de docteur à l'Université de Pavie, mère glorieuse de nombreux juristes, à la suite d'une thèse sur l'utilité que l'histoire du droit criminel peut retirer des poèmes d'Homère et d'Hésiode, fut le premier couronnement de son travail. Avec ce titre, le jeune docteur obtint aussi une bourse d'étude dans une université étrangère. Le sentiment et l'intérêt dont il était animé pour sa matière préférée le poussèrent à choisir l'Université de Berlin,

Le coeur plein d'espérance, mais pas cependant sans une certaine crainte, Ferrini franchit les Alpes au cours de l'automne 1880 et se dirigea vers l'Allemagne, pour atteindre la capitale, alors splendide, de l'empire des Hohenzollern, lequel depuis la victoire remportée dix ans auparavant s'était élevé au rang de puissance mondiale ; cette capitale était aussi le centre du protestantisme allemand et de la lutte que le chancelier von Bismarck avait engagée contre l'Eglise. Qui pourra dire quelles épreuves ce jeune homme, si attaché à sa foi ancestrale et résolu à conserver intact le lis de sa pureté, eut à surmonter en plein tourbillon d'une cité moderne, en grande majorité non catholique ? Nous savons cependant avec certitude qu'au terme de ses études, il retourna dans sa patrie, le coeur encore plus ferme et plus viril, sa foi plus éclairée, revigorée et plus affermie. Il avait pu observer de ses propres yeux la pauvreté spirituelle de ceux qui, en dehors de la véritable Eglise du Christ, devaient vivre sans le soutien des sacrements, sans le divin réconfort de la très sainte Eucharistie : « éloignés et privés de ce banquet du paradis » 4. Mais en même temps, il avait vu de près, avec tout l'enthousiasme de son âge de jeune homme, comment une minorité catholique, au milieu de l'ouragan du Kulturkampf, pouvait opposer, avec l'inébranlable certitude de la victoire, une héroïque et efficace résistance, défendre résolument le règne du Christ et son Vicaire sur terre, se maintenir dans une étroite et fraternelle concorde et organiser solidement, sans craindre aucune force ennemie, sa propre ligne de combat. Avec une particulière ferveur, son coeur se sentait attiré vers les grandes oeuvres catholiques de charité et d'action sociale, auxquelles il peut prendre part comme membre actif des Conférences de Saint-Vincent de Paul. Toutefois, sa principale occupation à Berlin fut l'étude : étude de perfectionnement, sous la conduite de maîtres illustres qui, dans le domaine des recherches historiques, et spécialement historico-juridiques, occupaient à cette époque le premier rang.

Ciceron, De legibus, lib. II, cap. 4. Lettre à Vittorio Mapelli, 8 mai 1881.


L'ÉTUDE DU DROIT ROMAIN VERS 1880

Vous savez très bien, illustres et savants auditeurs, qu'à la fin du XVIIIe siècle la science du droit romain s'était orientée vers les conceptions de l'école du droit naturel, pour s'adonner bientôt à la philosophie de l'illusionnisme. Sans doute la saine doctrine du droit naturel, telle qu'elle était enseignée au sein de l'Eglise par les représentants de la philosophia perennis, et qui avait atteint son apogée dans les oeuvres d'un Thomas d'Aquin et d'un Suarez, aurait pu exercer une féconde influence même sur l'étude du droit romain. Malheureusement, cette école s'était écartée toujours plus des hautes vérités de la pensée chrétienne, pour se tourner vers les insoutenables maximes des encyclopédistes et des philosophes épris d'illumi-nisme. Aussi, quoi d'étonnant si elle n'aboutit à rien de vraiment et solidement profitable ? Après un bref et prometteur élan, ce mouvement déclina rapidement et s'épuisa en controverses stériles et un dogmatisme juridique malsain.

La réaction ne tarda pas à se manifester. Déjà au début du XIXe siècle, s'était éveillée parmi la jeunesse studieuse une forte aspiration vers de nouvelles méthodes et de nouvelles formules. Détachée du culte aride et froid de la raison qu'avait prôné la philosophie de l'illusionnisme, et enflammée par l'enthousiasme national, la jeune génération cultivée se réfugia avec amour dans les recherches concernant l'histoire de la patrie, spécialement la culture médiévale qui, avec sa poésie et sa pensée religieuse, avec ses formes caractéristiques de vie et de droit, remplissait également de satisfaction et de joie l'esprit et le coeur. Ce fut le commencement de l'ère du romantisme et avec lui naquit aussi un nouveau sens pour l'histoire et la recherche historique dans tous les domaines.

C'est alors qu'en Allemagne les frères Grimm entreprirent leurs géniales études sur la langue et la littérature allemandes anciennes et sur les antiquités juridiques des peuples germains ; alors aussi débuta le grand ouvrage Monumenta Germaniae historica, destiné à rassembler tous les documents de l'histoire allemande, y compris les recueils des lois des diverses races germaniques, ouvrage qui rendit de précieux services, même pour la connaissance de l'histoire de l'Eglise et de la papauté au moyen âge.

De si remarquables travaux réalisés dans le domaine des sources du droit germanique influencèrent puissamment même ceux qui s'adonnaient à l'étude du droit romain, d'autant plus qu'après la célèbre réaction de 1495 le droit romain constitua la base du droit privé en vigueur en Allemagne. Il fut d'une souveraine importance qu'à la tête du nouveau mouvement se trouvât un homme de grande renommée, de grand savoir — égal à Niebuhr quant aux études et aux recherches sur l'histoire ancienne — un maître autorisé en droit romain qui donna à la nouvelle méthode historique une forme philosophique, pas toujours, il est vrai, irréprochable : nous voulons parler de Frédéric Charles von Savigny, considéré comme le fondateur de 1'« école historique » de la science juridique moderne.

Sur ces bases se développa parmi les fervents du droit romain en Allemagne une riche et multiple activité, que l'on peut résumer et classer dans les principaux groupes suivants, dont il faut donner un très court aperçu pour comprendre et pour ainsi dire encadrer l'oeuvre et la contribution scientifique du nouveau bienheureux.

Le premier groupe comprend les travaux relatifs aux éditions critiques des sources du droit romain. Après que Niebuhr eut, en 1816, découvert et publié les Institutes de Gaius, toute une série d'éditions critiques fut publiée, dues, entre autres, à la remarquable collaboration d'un Théodor Mommsen, d'un Paul Krùger, d'un Otto Lenel, d'un Emilius Seckel, d'un Wilhelm Stunde-mund. Cependant, Ferrini entra en relations personnelles plus étroites avec Alfred Pernice et Karl Eduard Zacharia von Lingen-thal, chercheurs et écrivains d'avant-garde dans le domaine des sources du droit romano-byzantin, qui accueillirent le jeune étudiant italien paternellement, s'intéressèrent à lui avec affection, l'encouragèrent et l'aidèrent à pénétrer et à approfondir cette vaste et difficile matière.

Le second groupe concerne les exposés généraux et les monographies sur l'histoire du droit. Dans ce domaine, Savigny se distingue entre tous avec sa magistrale histoire : Gescbicbte des rômischen Rechts im Mittelalter, suivi par d'autres savants très nombreux, tels que Mommsen lui-même, Pauly, Voigt, Karlowa, Krûger, Conrat, Wissowa. En même temps, une longue série de revues contribuait à l'extension des recherches et des exposés sur des points particuliers ; la plus célèbre fut la Zeitschrift fiir geschichtliche Rechtswissen-schaft, fondée en 1815 par Savigny lui-même, dont la nouvelle revue, Zeitschrift der Savigny-Stiftung fur Rechtsgeschichte, avec ses trois sections : droit romain, droit germanique, droit canonique, est la continuation.

Enfin grâce à un si riche matériel historique, parurent les grands commentaires du droit romain : le System des heutigen rômischen Rechts de Savigny, les commentaires de Gluck, de Bethmann-Hollweg, de Puchta, de Windscheid, de Dernburg, et les ouvrages classiques de Mommsen, Rômisches Staatsrecht et Rômicbes Straf-recht. Ce dernier traité fut publié presque en même temps que l'ouvrage du même nom de notre Ferrini : Diritto pénale romano, qui, au jugement des juristes compétents et de Mommsen lui-même, n'était pas, à certains points de vue, de valeur inférieure à celui du grand maître de l'antiquité romaine.


LE SAVANT, LE CHERCHEUR ET LE MAITRE

Tel était, décrit en quelques traits rapides, le monde scientifique au milieu duquel se trouva notre bienheureux, lequel plein d'enthousiasme et d'amour pour les études, doué d'un esprit pénétrant et d'une volonté de fer, sut non seulement adapter à son esprit et rendre fécondes les puissantes impulsions au travail reçues de la vie intellectuelle en Allemagne, mais encore avancer et croître promptement et sûrement jusqu'à devenir un chercheur et un maître dans sa pleine maturité. Par ailleurs, ses fermes convictions religieuses et son esprit clairvoyant le préservèrent de ces opinions et exagérations qui, dès le début, cherchèrent à se frayer une place parmi les adeptes de l'école historique.

Depuis longtemps déjà, des juristes romains de grande renommée, comme Alibrandi, Serafini, Scialoia, regrettaient vivement que l'étude du droit romain eût, au pays même de toute haute science juridique, perdu en éclat et en puissance, et que le premier rang dans ce domaine fût conquis par d'autres peuples. L'âme jeune et forte de Ferrini brûlait du désir de travailler inlassablement jusqu'au jour où la fille émigrée en terre étrangère pût être dignement et honorablement ramenée auprès de sa glorieuse mère. Lorsqu'en 1882 il revint en Italie, il avait rassemblé tous les éléments pour une oeuvre si grandiose, et si aujourd'hui sa patrie est de nouveau à la tête des autres nations en ce qui concerne la science du droit romain, nous le devons, en même temps qu'à d'autres maîtres remarquables, à notre bienheureux.

Lui qui, suivant l'exhortation de la Sainte Ecriture, avait recherché la science, il accomplissait aussi l'autre parole des saints livres : Vir sapiens plebem suam erudit, et fructus sensus illius fideles sunt. L'homme savant instruit son peuple et les fruits de sa science sont durables (Si 37,26).

Plebem suam erudit : il devint le maître de la jeunesse de son peuple, auquel il transmit dans les Universités de Pavie, de Messine, de Modène, et puis de nouveau de sa chère Pavie, les fruits abondants de sa haute intelligence, de ses recherches diligentes, de son coeur généreux. Ses manières distinguées et réservées, la noblesse chrétienne de sa sainte vie, sa façon d'exposer claire et pénétrante, l'exemple constant qu'il donna d'un savant inlassable et inflexiblement droit, lui gagnèrent l'estime et l'admiration.

Et fructus sensus illius fideles : riche fut la moisson que notre bienheureux produisit et recueillit comme fruits de son zèle et de son labeur. En vingt années à peine, il fit paraître plus de deux cents publications de caractère scientifique, parmi lesquelles des ouvrages de haute et durable importance ; toutes portent le sceau de son esprit clair, de sa très vaste culture, de son infatigable application. Vous trouvez là, à côté d'articles sur des manuscrits inédits et sur des questions particulières de droit civil, d'amples traités sur les sources et l'histoire du droit romain, des commentaires relatifs aux pandectes et au droit pénal romain, et surtout ces éditions critiques des sources du droit romano-byzantin, qui rendirent le nom de Ferrini célèbre dans le monde scientifique, à commencer par la Paraphrase de Théophile, continuée par le Digeste, et sa contribution à la reconstitution des Basiliques, jusqu'aux éditions, parues après sa mort prématurée, du Livre syro-romain et du manuscrit Tipucitus, en collaboration avec Giovanni Mercati, aujourd'hui honneur et gloire du Sacré Collège des cardinaux 5.

On sait aussi qu'il écrivait rapidement et presque à la hâte (hâte dont se ressentait parfois l'exactitude des citations) ; mais cela n'empêche pas que les fruits de ses ouvrages, tels qu'ils furent préparés et composés par un travail persévérant et fidèle, sont et restent pour son auteur un monument éternel de sa véritable et solide valeur scientifique, contribution impérissable à l'histoire de ce droit qui resplendira toujours parmi les titres indélébiles de gloire de son peuple et de sa patrie : Sunt iusti atque sapientes, et opera eorum in manu Dei, « Les justes et les savants ainsi que leurs oeuvres sont dans les mains de Dieu » (Qo 9,1).

5 Contardo Ferrini avait commencé à Berlin l'édition critique et la traduction en latin de la Paraphrase grecque des lnstitutes de l'empereur Justinien. L'auteur de cette Paraphrase est le jurisconsulte grec Théophile, mort à Constantinople vers 536. Professeur de droit, conseiller d'Etat, il fit partie des diverses commissions nommées par Justinien pour élaborer les recueils de lois publiés sous son règne, le premier Code, le Digeste et les lnstitutes.


L'HOMME D'ÉTUDE ET LE SAINT

En Contardo Ferrini, comme dans tous les hommes vraiment grands, le travail professionnel et la vie intime formaient une indissoluble unité ; c'est pourquoi sa figure d'homme d'étude n'est visible dans toute sa plénitude qu'à la lumière du saint. Sa conscience professionnelle était, jusque dans ses fibres les plus intimes, éclairée et guidée par une foi pure et par une ferme détermination de servir la vérité dans toutes ses manifestations, en cherchant Dieu en toutes choses et en faisant tout converger vers le Créateur et Seigneur, suivant sa très sainte et divine volonté.


De 535 à 536, dans son explication des lnstitutes à ses élèves, il commença à faire une paraphrase en grec des lnstitutes, laquelle pendant plusieurs siècles servit dans l'empire byzantin de texte légal des lnstitutes et de manuel pour les étudiants en droit de première année. Il laissa à ses disciples le soin de publier cette Paraphrase : inévitablement, il s'en répandit des textes qui ne concordaient pas, qui furent altérés par les copistes, etc. Cette Paraphrase a été traduite en latin, en allemand, en français ; mais une revision critique du texte s'imposait, et c'est à ce travail que Contardo Ferrini s'adonna vers 1880.

Le jurisconsulte Théophile donna aussi dans ses leçons un commentaire en grec sur les trois premières parties du Digeste. Des fragments en ont été conservés dans les scholies des Basiliques (compilation législative de l'empereur byzantin Léon le Philosophe, publiée vers 888). C'est parce qu'elle renferme l'ensemble des lois impériales à observer que la compilation éditée ou rééditée par l'empereur Léon le Philosophe, fils de Basile Ier le Macédonien, est connue sous le nom de Basiliques (Ta Basilica nomica, en grec). Elle a connu en Orient, surtout aux Xe-XÏIe siècles, une grande autorité ; elle reste encore de nos jours une source du droit de l'Eglise grecque. La meilleure édition des Basiliques (inconnues en Occident avant le XVIe siècle) est celle de Heïmbach (1833 à 1870, EN 6 tomes). Un répertoire et un sommaire des matières contenues dans chaque livre des Basiliques sont parvenus jusqu'à nous grâce au manuscrit appelé Tipucitus découvert par Mgr Mercati, déchiffré, interprété par ce même savant (devenu cardinal, EN 1936) avec la collaboration de Contardo Ferrini. La mort de Ferrini a interrompu un autre travail, celui de la traduction latine et de la publication critique du Livre syro-romain, adaptation préjustinienne du droit romain aux besoins particuliers des provinces orientales de l'empire.


On peut bien trouver des savants qui ont surpassé Ferrini quant à la généralité de l'esprit ; on en vit d'autres aussi qui furent plus que lui favorisés par le sort dans leurs recherches. Mais il compte certainement parmi les meilleurs de ceux qui ont réalisé le vrai type pur du savant dans sa perfection et sa noble pureté : homme sans agitation ni violence, reposant dans la ferme et stable harmonie de toutes ses forces spirituelles, résultat d'une vie de vertus et de prière. En lui, tout était diaphane clarté, sûre tranquillité, joie sereine de l'esprit, dévouement sincère et inaltérable amour de la vérité. Extérieurement sobre et réservé, son activité irradiait la flamme interne, contenue, de l'homme qui a consacré sa vie à la recherche du vrai et qui, à travers le noble visage de toute science, est toujours en quête de l'éternelle vérité divine.

Cet amour de la vérité, véritable marque distinctive de l'homme d'étude et du savant, constituait l'attrait et l'impulsion dominante de son travail ; il s'attachait à elle, comme à une grande dame, avec l'affection et le dévouement d'un fidèle serviteur. Aussi, dans ses études, remontait-il bien volontiers et constamment aux sources mêmes ; il les examinait, les scrutait avec une sage attention, afin que les faits historiques pussent lui parler le plus possible sans erreur.

A cela Ferrini joignait une humilité saine, objective, pourrions-Nous dire, car en face de la sainteté de la vérité, il se comportait non comme un savant vaniteux, mais seulement comme un modeste écolier, lui qui pourtant, par sa singulière connaissance des sources et de la littérature, son exactitude et sa fidélité dans les recherches, son intelligence pénétrante et prompte, était passé patron et maître en sa matière. Sa nature intime se reflète et se manifeste encore aujourd'hui, comme en un miroir, dans son style viril, clair et limpide, calme et objectif, simple et net, mais animé par la force entraînante et irrésistible d'un fervent chercheur du vrai et d'un infatigable travailleur.

Oui, notre bienheureux fut un infatigable travailleur. Il n'avait aucun égard pour son corps délicat ; il ne connaissait ni pause ni repos ; jamais il ne se laissa vaincre par la fatigue ou le découragement au cours du minutieux et pénible travail que nécessitait l'étude de difficiles manuscrits ; bien plus, même alors il s'astreignait à une rigoureuse discipline. Rien d'étonnant s'il émanait de sa personne sur tous ceux qui l'entouraient une puissante force morale, la force de ceux qui ont le coeur pur et qui se sentent portés, soutenus et mus par l'esprit de Dieu, la force qu'ils reçoivent du divin Rédempteur dans la très sainte Eucharistie.

Contardo Ferrini était, en effet, — et c'est là une qualité essentielle de son âme — un saint. Saint, non comme souvent se le figure le monde : un homme étranger à la vie terrestre, incapable, inexpérimenté, timide, gauche. Non. Ferrini était un saint de son temps, du siècle du travail vertigineux, du siècle où l'esprit et la main de l'homme aspirent à subjuguer techniquement et scientifiquement la force active de tout l'univers sensible.


VIE RÉELLE ET FOI SURNATURELLE

Notre âge, qui s'appelle volontiers l'âge du fait réel, croit, à ce titre, devoir se passer de la piété et du sentiment religieux profond, que l'on voudrait exclure de la vie, comme un ornement irréel, sans fondement, superflu. Certains n'arrivent pas à comprendre comment un homme peut vivre dans le monde d'aujourd'hui, travailler efficacement et avec fruit pour la société humaine et en même temps être un saint. D'autres pensent que la vie intérieure et la prière étant un « fait mystique » sont en opposition ouverte avec la dure lutte pour la vie et avec le travail absorbant de l'homme moderne, qui n'admet ni mystères, ni foi, ni crainte d'une vie future. Pour la raison froide et aiguë d'un savant, pour l'esprit d'un technicien qui vainc et domine les lois de la nature, peut-il exister, par hasard, un monde surnaturel et les mystères de la Révélation ? Telle est la question que bien peu se posent à eux-mêmes.

A ce sujet, notre bienheureux va de l'avant et répond clairement et résolument : oui. Il prononce hautement et pleinement ce oui qui est sa ferme profession de foi en la vie surnaturelle, en la Révélation, en la sainte Eglise ; par ailleurs, il a confiance dans les efforts de la science vers une connaissance toujours plus vaste de la vérité. Il est l'homme de la réalité moderne, mais aussi le saint de l'heure présente, le mystique de l'union avec Dieu dans lequel il était plongé, et en même temps pour ainsi dire, le mystique du fait et de l'action, non pas de cette activité qui, méconnaissant l'ordre divin, est sa propre fin, ou prétend se substituer en quelque sorte à la religion, mais de cette activité qui reçoit son stimulant et sa force, sa dignité et son efficacité du Créateur et du Maître de toute vérité, et ne connaît qu'une seule fin très élevée : la gloire de Dieu et le vrai bien de l'humanité.

DROIT ET LOI SÉPARÉS DE DIEU VESTIGIA TERRENT

Dieu et le bien de l'humanité ! Pour Ferrini, le droit avec son histoire et son développement ne formait pas l'objet isolé d'une recherche scientifique qui trouve en elle-même sa satisfaction, mais plutôt l'application de la loi éternelle, de la loi morale divine à la réalité de la vie humaine, comme l'une des puissantes colonnes qui, fondées sur Dieu lui-même, concourent à l'édification de la société, au bien universel des peuples.

Comment aurait-il pu en être autrement pour notre bienheureux ? Il ne pouvait concevoir que la législation, l'histoire et l'évolution du droit fussent comme ces fresques et ces mosaïques détachées de l'autel qu'elles ornaient en même temps qu'elles instruisaient les fidèles, pour aller perdre, parmi les toiles profanes d'un musée, leur beauté, leur lumière et presque leur propre signification. Pareillement, droit et loi, séparés de Dieu, sont comme chose morte, comme un rameau sec détaché du cep vivant et vivifiant, comme une terre aride qui ne produit aucun fruit. De quelle fécondité, de quel profit pour le vrai bonheur d'un peuple pourrait être une législation qui ne repose pas sur la foi en Dieu, qui affecte de l'ignorer comme n'aboutissant à rien et superflue, ou même qui a honte de prononcer seulement le saint nom du Seigneur ? Eloignés de Dieu, les corps sociaux et les institutions juridiques finissent tôt ou tard dans le despotisme et dans la tyrannie. Vestigia terrent ! Voici, s'écrie le psalmiste, que ceux qui s'éloignent de toi périront (Ps. LXXII, 27). Heureux, au contraire, le peuple qui a pour Dieu le Seigneur (Ps., CXLIII, 15).

A une époque où le monde, séparé de Dieu, semble devenu comme imperméable à toute influence divine ; à une époque où quelques systèmes philosophiques s'efforcent délibérément de construire sur le sable une morale et un droit sans Dieu, c'est pour Nous un très grand réconfort de voir que Dieu a donné à l'Eglise un bieuheureux, lequel fut un maître, un grand dans le domaine du droit, mais en même temps un homme de Dieu, un modèle admirable par l'élévation surnaturelle de son esprit et la sainteté de sa vie.

LA SCIENCE DE LA CHARITÉ DU CHRIST

Inclinez donc le front, illustres professeurs et chers fils, devant l'image de Contardo Ferrini élevé aux honneurs des autels. Pendant sa vie, il n'opéra ni miracles ni prodiges ; le miracle, le prodige, c'est lui-même qui resplendit, exemple de toutes les vertus, objet de la vénération du peuple. Inclinez le front et méditez. Méditez la façon dont il s'est fait saint, en un siècle où la charité du Christ semble bannie de la société humaine ; en un siècle où la doctrine du Christ et son Evangile sont souvent dépréciés et amoindris dans la pratique de la vie et au sein de la famille ; en un siècle où assurément a progressé la science de la nature et du monde, mais aussi celle qui tire, en les multipliant, de la nature et des entrailles de la terre, les armes et les inventions pour les luttes, les destructions et les massacres.

Considérez qu'avec tout le progrès qui accompagne le cours de la vie humaine, l'homme n'a pas ici-bas de demeure stable, parce qu'il est créé pour un autre monde, pour un monde spirituel, auquel tous sont destinés mais dont si peu se préoccupent. Les saints sont les héros qui ont les pieds sur la terre et l'âme dans le ciel : Contardo Ferrini fut un de ceux-là dès sa jeunesse. Apprenez de lui et à son exemple à croître dans la science qui de la terre s'élève vers le ciel et vers Dieu et transforme les actes de la vie d'ici-bas en une somme de mérites pour la vie qui, après celle-ci, n'a plus de fin. Que la science profane ne vous enorgueillisse pas; que la connaissance des vérités de la foi profondément méditées et pratiquées vous guide vers les hauteurs ; que la science de la charité du Christ vous exalte dans le Christ.


Pie XII 1947 - ALLOCUTION A DES ÉTUDIANTS FRANÇAIS