Pie XII 1946 - UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE MILAN


DISCOURS AUX PÈLERINS LORS DE LA BÉATIFICATION DE THÉRÈSE EUSTOCHIUM VERZERI

(28 octobre 1946) 1

Aux pèlerins du Nord de l'Italie, venus à Rome pour la béatification de la bienheureuse Verzeri, le Saint-Père a retracé rapidement la carrière douloureuse de la bienheureuse et a recommandé à ses compatriotes de l'imiter.

Etre et être uniquement un instrument de la Providence, instrument d'une aveugle docilité dans les mains de Dieu, et en même temps collaborer par l'impulsion personnelle la plus efficace à l'exécution de ses desseins, telle Nous paraît être, Vénérables Frères, chers fils et chères filles, la figure de la nouvelle bienheureuse Thérèse Eusto-chium Verzeri.

Quand, après les plus déconcertantes vicissitudes, elle passa définitivement du séjour de recueillement et de contemplation de Santa Grata à la ruche bourdonnante et frémissante de Gromo, la parole qui jaillit de son coeur fut : Allons ! C'est la parole que Jésus prononça en passant du Cénacle au jardin de Gethsemani et au Calvaire : « Afin que le monde sache que j'aime le Père, et comme le Père me l'a ordonné, ainsi je fais ; levons-nous, allons, debout, allons ! » (Jn 14,31).

Ainsi elle aussi va à la mission que le Père lui a donnée ; elle va dans la joie de l'amour, du sacrifice, du détachement total et absolu, vers les fatigues sans trêve, vers les soucis sans nombre et les épreuves pénibles de l'apostolat.

Il n'est pas rare que ce soit la voie que le Seigneur impose quand il choisit une âme pour l'accomplissement de quelque grande oeuvre.


BÉATIFICATION DE THÉRÈSE EUSTOCHIUM VERZERI 337

Auparavant il la prépare lui-même naturellement et surnaturellement, la rend visiblement apte et prête à bien remplir sa mission ; et puis il semble la dépouiller de tout, entrave son action, rend humainement impossible l'exécution de ses projets, jusqu'au jour où il lui donnera au centuple le fruit de ses larmes et de ses sueurs.

Quel peut être le secret et le motif de cette apparente contradiction ? Sinon que Dieu veut montrer en même temps dans la faiblesse et le néant de la créature, que l'oeuvre est toute de lui, par les dons et les aptitudes qu'il lui a prodigués largement et qu'il ne l'en appelle pas moins à une vraie collaboration personnelle ?

Toute la vie terrestre de la bienheureuse Verzeri n'est-elle pas une démonstration lumineuse de cette disposition divine ? Elle fait ressortir dans un relief bien net le caractère de stabilité et d'opportunité des oeuvres authentiquement divines, non point de cette opportunité éphémère, occasionnelle, moins durable que celle des feuilles du printemps que l'arrivée de l'automne emporte flétries et desséchées. Les événements passent et les géniales inventions humaines ont bien vite fait leur temps. L'opportunité des institutions que marque le sceau de Dieu n'est que l'infinie souplesse et capacité des principes et des moyens éternels à s'adapter aux besoins et aux aspirations de tous les temps.

Cela se révèle aussi dans la mission de notre bienheureuse. Dieu l'avait suscitée à une époque où toute la société humaine était bouleversée. Il s'agissait de la reconstruire et de la régénérer dans le Christ. Mais, mutilée et désorganisée qu'elle était, il fut nécessaire de la renouveler entièrement dans toutes les classes qui la composaient et d'opérer cette renaissance en commençant par la base, c'est-à-dire par l'enfance. Elle travailla à cette entreprise avec cet amour qu'avaient tué la froideur rigoriste du jansénisme et la fureur sauvage de la Révolution, et cet amour elle le puisa à sa source, le coeur de Jésus. Voilà pourquoi vous êtes, chères religieuses, en toute vérité non seulement par votre nom, mais par votre origine non moins que par votre esprit « Filles du Sacré Coeur de Jésus ».

C'est là votre honneur, votre programme, la condition et la garantie de votre travail apostolique ; soyez toujours plus fidèles à cet esprit ; Nous invoquons ardemment de Dieu sur vous cette grâce par l'intercession du Coeur Immaculé de Marie et de votre bienheureuse Mère.

Et vous, chers fils et chères filles, pèlerins de l'antique Bergame et de Brescia la forte, régions bénies où la majestueuse hauteur des Alpes se marie à la fertile beauté de la plaine, terres d'antique et haute civilisation, avec son peuple laborieux et habile dans les oeuvres et dans les arts et, ce qui est mieux encore, inébranlable dans la fidélité au Christ, à Marie et au pape ! Les témoignages contemporains exaltent l'héroïsme dans le service de Dieu et de l'Eglise de la bienheureuse que Nous avons élevée hier aux honneurs des autels et qu'avec un saint orgueil vous appelez vôtre. Du feu de cet héroïsme, chacun et chacune de vous doit porter une étincelle dans son coeur.

Aujourd'hui, en Italie aussi il s'agit de voir et de déterminer si la foi en Dieu, la conception chrétienne du mariage et de la famille, de l'école et de l'éducation, des moeurs et du bonheur du peuple, la pensée et l'action chrétiennes auront encore leur valeur dans l'avenir pour la vie des individus et de la société. Il est donc nécessaire que les bons tiennent les yeux bien ouverts et fassent tous les efforts afin que les inestimables trésors de la foi catholique et de la morale chrétienne qui depuis bientôt deux millénaires ont constitué la dignité et le bien du peuple italien et dont la perte entraînerait la perte de tout, soient conservés intacts. Mais pour ce faire, il est nécessaire qu'il y ait des hommes et des femmes qui prient, qui demeurent par la fréquentation des sacrements en étroite, très étroite union avec le Christ et qui par l'aspiration quotidienne à la perfection sentent en eux toute la force de la foi ; des hommes et des femmes qui, en privé comme en public, dans les villes et dans les villages, dans toutes les professions et tous les métiers, luttent avec courage, avec fermeté, avec héroïsme, contre toutes les embûches ouvertes ou cachées, pour la cause du Christ et de l'Eglise.

C'est dans ces sentiments et avec ces voeux que Nous vous accordons de tout coeur Notre paternelle Bénédiction apostolique à vous, Nos Vénérables Frères ici présents, à vos collaborateurs clercs et laïcs, à tous Nos chers fils et filles qui Nous entourent dans cette pieuse assemblée, à leurs familles et aux personnes qui leur sont chères.


ALLOCUTION AUX EXPLORATEURS CATHOLIQUES HOLLANDAIS

; . (31 octobre 1946)1

Au message filial d'hommage qui lui avait été écrit en langue latine, sur parchemin, par les explorateurs catholiques de Hollande, et présenté par un groupe d'entre eux venus à pied jusqu'en Italie, le Saint-Père a répondu par cette allocution :

A Nos chers fils les explorateurs catholiques de Hollande qui ont voulu, dans un sentiment de piété filiale, exprimer et consacrer par un message de foi et d'amour leur dévouement à l'Eglise et au Vicaire du Christ, Nous manifestons bien volontiers, en présence de S. E. M. le représentant de leur héroïque pays auprès du Saint-Siège ainsi que d'autres illustres Hollandais, Notre vive reconnaissance et Notre paternelle affection.

Il Nous a été particulièrement agréable d'apprendre que des équipes de vaillants explorateurs voyageant à pied à travers la Hollande, la Belgique, le Luxembourg, la France, la Suisse et l'Italie se sont succédé dans la charge de porter au centre de la chrétienté, but de leurs coeurs, leur fervent et juvénile message et l'ont déposé respectueusement sur l'autel de la Confession dans 'la basilique du Prince des apôtres, en attendant le moment de le remettre entre Nos mains.

Comme les pieux pèlerins des siècles passés, ils ont ainsi porté à Rome, confirmée et rendue plus précieuse par un voyage qui n'était pas sans difficultés ni fatigues, la promesse solennelle de la jeunesse catholique de leurs nations de servir avec une ardeur renouvelée l'Eglise et le successeur de Pierre.

En se transmettant ainsi d'une frontière à l'autre cet affectueux message, ils ont donné aussi, par l'humilité de leur geste, un exemple de fidélité à 'l'épouse du Christ, exemple qui acquiert une beauté particulière et d'autant plus de prix par la collaboration fraternelle qu'elle crée entre les jeunes de pays divers.

Ainsi dans un monde bouleversé par de funestes rivalités, ils ont montré qu'ils comprenaient leur oeuvre commune, non comme une froide et mathématique somme d'efforts parallèles égoïstement calculés, mais comme le concours d'actions distinctes ou successives accomplies dans l'unité de l'amour.

C'est pourquoi, à vos frères de Hollande, initiateurs de ce très noble hommage, aux autres qui se le sont passé de main en main, comme les anciens coureurs grecs se passaient le flambeau ardent destiné à allumer le feu sur l'autel ; à vous enfin, explorateurs romains, messagers de la dernière étape, Nous accordons avec effusion de coeur Notre Bénédiction apostolique, en souhaitant aux activités de vos associations en Italie et en dehors les plus heureux succès et Nous prions le Seigneur qu'il vous rende toujours plus dignes de la sainte cause vers laquelle vous dirigez toutes les impulsions de votre pensée et tous les élans de votre coeur.


DISCOURS AUX MEMBRES DU CONGRÈS DE LA CONFÉDÉRATION NATIONALE DES AGRICULTEURS ITALIENS

(15 novembre 1946) 1

Aux agriculteurs italiens, le Saint-Père a donné, dans son allocution, des conseils de vie chrétienne, morale et professionnelle et a exposé les raisons du conflit entre la ville et la campagne.

A la satisfaction particulière que Nous éprouvons chaque fois qu'il Nous est donné d'accueillir les représentants des diverses professions, dont les activités variées constituent dans leur ensemble la vie économique et sociale d'un peuple, s'ajoute en ce moment le plaisir pour Nous de saluer en vous, chers fils, les délégués d'une vaste confédération nationale, comprenant un grand nombre d'agriculteurs, lesquels cultivent eux-mêmes, avec leurs familles, les terres qui sont leur bien propre ou qui, en vertu d'un contrat, leur ont été confiées par les propriétaires. Ce sont les douces terres, dulcia arva, si chères au tendre Virgile 2, les terres d'Italie, dont Pline 3 exaltait la vitale et perpétuelle salubrité, les champs fertiles, les collines ensoleillées, les bois ombreux, la fertilité des vignes et des oliviers, les gras troupeaux. O fortunatus nimium, sua si bona norint, agricolas ! « Oh ! véritablement heureux les cultivateurs, s'écriait le grand poète des champs, s'ils connaissaient les biens dont ils sont comblés ! »4 Aussi, Nous ne voudrions pas laisser passer cette occasion sans vous adresser une parole d'encouragement et d'exhortation, d'autant plus que Nous savons combien la guérison morale de tout le peuple dépend d'une classe d'agriculteurs socialement intègres et religieusement inébranlables.

Conseils aux agriculteurs.

1. Plus que d'autres, vous vivez en contact permanent avec la nature ; contact matériel, du fait que votre vie se déroule dans des lieux encore éloignés des excès d'une civilisation artificielle et qu'elle est tout entière occupée à faire surgir des profondeurs du sol, sous le soleil du Père céleste, les richesses abondantes que sa main y a cachées ; contact aussi hautement social, parce que vos familles ne sont pas seulement une communauté de consommation de biens, mais encore et surtout une communauté de production.

C'est dans cet enracinement profond, général, complet et, partant, si conforme à la nature, de votre vie dans la famille, que consiste la force économique, de même que dans les temps critiques, la capacité de résistance dont vous êtes doués, comme d'ailleurs votre importance constatée dans le bon développement du droit et de l'ordre public et privé du peuple entier ; et, enfin, l'indispensable fonction que vous êtes appelés à exercer et qui doit être comme la source et la protection d'une vie pure, morale et religieuse, et faire de vous une sorte de pépinière d'hommes sains d'âme et de corps, pour toutes les professions, pour l'Eglise et pour l'Etat.

Vie chrétienne.

Il faut donc veiller avec d'autant plus de soin pour que les éléments essentiels de ce qu'on pourrait appeler la véritable civilisation rurale soient conservés à la nation : esprit de travail, simplicité et loyauté ; respect de l'autorité, avant tout, des parents ; amour de la patrie et fidélité aux traditions qui, au cours des siècles, se sont avérées fécondes en bien ; promptitude à l'assistance réciproque, non seulement dans le cercle de la propre famille, mais encore de famille en famille, de maison en maison ; enfin, cette valeur, sans laquelle toutes les valeurs énumérées n'auraient aucune consistance, perdraient tout leur prix, et se résoudraient à une avidité effrénée de gain : le véritable esprit religieux. La crainte de Dieu, la confiance en Dieu, une foi vive qui trouve son expression quotidienne dans la prière en commun de la famille doivent régir et guider la vie des travailleurs des champs ; l'église doit rester le coeur du village, le lieu sacré qui, suivant les saintes traditions des pères, de dimanche en dimanche,

y réunit les habitants, pour élever leurs âmes au-dessus des choses matérielles, dans la louange et le service de Dieu, pour demander la force de penser et de vivre chrétiennement tous les jours de la semaine qui vient.

Le fait que l'exploitation agricole a un caractère éminemment familial, la rend très importante pour la prospérité sociale et économique de tout le peuple, et confère à l'agriculteur un titre spécial à retirer de son travail sa propre subsistance convenable. Assurément, quiconque ne verrait que le profit le plus élevé et le plus rapide pour l'économie nationale, l'approvisionnement le meilleur marché possible pour la nation en produits de la terre, pourrait être tenté, sous ce point de vue, de négliger plus ou moins l'exploitation agricole ; le siècle dernier et le temps présent nous en offrent maints exemples peu encourageants.

Eviter les gains illicites.

A vous donc il appartient de prouver que l'agriculture, précisément à cause de son caractère familial, n'exclut pas les réels avantages des autres formes d'exploitation et en évite les inconvénients. Montrez-vous donc des travailleurs soigneux, appliqués, actifs, de la glèbe natale, laquelle doit toujours être exploitée comme il convient, mais non épuisée. Montrez-vous des hommes réfléchis, économes, ouverts au progrès, qui emploient courageusement leur propre capital et celui d'autrui pour tout ce qui favorise le travail, sans porter préjudice à l'avenir de la famille. Montrez-vous d'honnêtes vendeurs, non de cupides calculateurs, au préjudice du peuple, et bons acheteurs au marché intérieur du pays.

Nous savons bien à quel point pareil idéal fait souvent défaut. Quelles que puissent être la droiture des intentions et la dignité de la conduite, orgueil de nombreux producteurs agricoles, il n'en est pas moins vrai qu'il faut aujourd'hui une grande fermeté de principes et d'énergie de volonté pour résister à la diabolique tentation de gain facile qui fait qu'on spécule honteusement sur les nécessités du prochain, au lieu de gagner sa vie à la sueur de son front.

Nécessité d'une instruction professionnelle.

Souvent, cette lacune provient aussi de la faute des parents qui font travailler leurs enfants trop tôt et négligent leur formation spirituelle et leur éducation, ou encore du manque d'instruction scolaire et surtout professionnelle. Il n'est pas, en effet, d'erreur plus préjudiciable que de croire que le cultivateur des champs n'a pas besoin d'une culture sérieuse et spéciale pour accomplir, au cours de l'année, les travaux infiniment variés de chaque saison.

Le péché a vraiment rendu pénible le travail de la terre, mais ce n'est pas lui-même qui l'a introduit dans le monde. Avant le péché, Dieu avait donné à l'homme la terre afin qu'il la cultivât, comme l'occupation la plus belle et la plus honorable dans l'ordre naturel. Continuant l'oeuvre du péché de nos premiers parents, les péchés actuels de l'humanité entière ont toujours fait peser la malédiction sur la terre. Frappé successivement par tous les fléaux : déluge, cataclysmes terrestres, miasmes pestilentiels, guerres dévastatrices, le sol, en certaines contrées désert, stérile, malsain, et maintenant recelant des engins meurtriers qui épient perfidement leurs victimes, s'est refusé à donner spontanément à l'homme ses trésors ; la terre est la grande blessée, la grande malade. Penché sur elle, non comme l'esclave sur la glèbe, mais comme le praticien sur le lit du patient, le cultivateur lui prodigue ses soins avec amour. Mais l'amour, si nécessaire qu'il soit, ne suffit pas. Pour connaître la nature et, pour ainsi dire, le tempérament de sa parcelle de terre, parfois si différente de celle de son voisin immédiat, pour découvrir les germes qui la gâtent, les rongeurs qui viendront la creuser, les vers dévorer son fruit et l'ivraie infester les blés mûrs, pour trouver les éléments qui lui manquant, pour choisir les cultures successives qui l'enrichiront dans son repos lui-même, pour tout cela et pour bien d'autres choses, il faut des connaissances vastes et variées.

En outre, le terrain a besoin, en de nombreuses régions — sans parler de la réparation des dommages de guerre — d'aménagements préliminaires délicats et attentifs, avant que l'on puisse réaliser la réforme des conditions de la propriété et des rapports contractuels. Sans cela, ainsi que l'expérience et l'histoire l'enseignent, pareille réforme improvisée se réduirait à n'être qu'une pure démagogie qui, par conséquent, loin d'être profitable, serait inutile et funeste, particulièrement aujourd'hui, où l'humanité doit encore trembler pour son pain quotidien. Déjà, à plusieurs reprises dans l'histoire, les clameurs insensées de meneurs ont rendu les populations des campagnes esclaves d'une domination qu'elles réprouvent intimement, et en ont fait un objet inconscient d'exploitation 8.

Véritable motif de l'opposition entre la ville et la campagne.

2. Une telle injustice apparaît d'autant plus grande que la vie du paysan a son fondement dans la famille et est, partant, proche de la nature. Elle trouve son expression franche dans l'opposition entre la ville et la campagne, qui est, hélas ! particulièrement caractéristique à notre époque. Quel en est le vrai motif ?

Les villes modernes, avec leur constant développement, leur agglomération d'habitants, sont le produit typique de la domination des intérêts du grand capitalisme sur la vie économique, et non seulement sur la vie économique, mais encore sur l'homme lui-même. En effet, ainsi que l'a efficacement montré Notre glorieux prédécesseur Pie XI, dans son encyclique Quadragesimo anno, il arrive trop souvent que ce ne sont plus les besoins humains qui règlent suivant leur importance naturelle et objective la vie économique et l'emploi du capital, mais au contraire le capital et ses visées de gain qui déterminent quels besoins il faut satisfaire et dans quelle mesure ils doivent l'être. Ce n'est donc pas le travail humain destiné au bien commun qui attire le capital à soi et le met à son service, mais, à l'opposé, le capital qui met en branle le travail ici ou là et déplace l'homme comme une balle à jouer.

Si déjà l'habitant de la ville souffre de cet état antinaturel, combien plus pareille situation est contraire à l'intime essence de la vie de l'agriculteur ! Car, malgré toutes les difficultés, le travailleur des champs représente encore l'ordre naturel voulu de Dieu, à savoir que l'homme doit, par son travail, dominer les choses matérielles et non les choses matérielles dominer l'homme.

Voilà donc la cause profonde du conflit actuel entre la ville et la campagne : il s'agit d'une formation d'hommes littéralement différents. Et ce contraste devient d'autant plus grand que le capital, abdiquant sa noble mission de promoteur du bien de la société dans chacune des familles qui la composent, pénètre dans le monde même des cultivateurs et lui inflige les mêmes maux. Il fait scintiller l'or et une vie de plaisir devant les yeux éblouis du travailleur des champs, pour l'inciter à abandonner la terre et à perdre dans la ville, qui ne lui réserve le plus souvent que des désillusions, les économies laborieusement amassées, et bien souvent la santé elle-même, les forces, la joie, l'honneur, l'âme elle-même. Cette terre ainsi abandonnée, le capital s'empresse de la faire sienne ; alors, elle n'est plus un objet d'amour, mais de froide exploitation. La terre, nourrice généreuse des villes non moins que des campagnes, ne produit plus que pour la spéculation, et tandis que le peuple souffre de la faim et que le cultivateur, accablé de dettes, va lentement vers la ruine, l'économie du pays s'épuise pour acquérir au prix élevé les approvisionnements qu'elle est forcée de faire venir de l'étranger.

Cette perversion de la propriété agricole privée est grandement préjudiciable. De même qu'il n'y a plus ni amour ni intérêt pour le champ que tant de générations avaient affectueusement cultivé, de même on est sans coeur pour les familles qui y travaillent et y demeurent. Cependant, cela ne dépend pas de l'institution de la propriété privée comme telle. Même là où l'Etat accapare entièrement le capital et les moyens de production, les intérêts de l'industrie et du commerce extérieur, propres aux villes, ont le dessus. Le véritable agriculteur souffre alors encore plus. De toute façon, est méconnue la vérité fondamentale constamment soutenue par la doctrine sociale de l'Eglise, à savoir que l'économie d'un peuple est un tout organique, dans lequel toutes les possibilités productives du territoire national doivent être développées dans une saine proportion réciproque. Jamais l'opposition entre la ville et la campagne ne serait devenue aussi grande si cette vérité fondamentale avait été respectée.

Pour vous, cultivateurs, vous ne voulez certainement pas un pareil conflit ; vous voulez que chaque département de l'économie nationale ait son dû ; mais vous voulez aussi conserver le vôtre. C'est pourquoi une politique économique raisonnable et une saine organisation juridique doivent vous prêter leur soutien. Mais l'aide principale doit venir de vous-mêmes, de votre union, coopérative, même et surtout en ce qui concerne les problèmes du crédit. Peut-être qu'alors, du secteur de l'agriculture, surgira l'assainissement de toute l'économie.

La communauté du travad.

3. Un mot, enfin, relatif à votre travail. Vous, cultivateurs, vous constituez avec vos familles une communauté de travail. Vous êtes aussi, vous et les vôtres, compagnons et associés d'une communauté de travail. Vous voulez finalement former avec tous les groupes professionnels du peuple une grande communauté de travail. Ceci est conforme à l'ordre naturel établi par Dieu ; c'est la vraie conception catholique du travail. Il unit les hommes dans un service commun pour les besoins du peuple, dans un même effort pour leur perfectionnement personnel, à la gloire de leur Créateur et Rédempteur.

De toute façon, persévérez à considérer votre travail suivant sa valeur profonde, comme votre contribution personnelle et celle de vos familles à l'économie publique. Grâce à lui, s'établit votre droit légitime à un revenu suffisant pour assurer le maintien de votre dignité d'hommes et aussi pour satisfaire vos besoins culturels ; mais il importe également que vous reconnaissiez la nécessité de votre union avec tous les autres groupes professionnels qui travaillent pour les divers besoins du peuple ; il importe en outre que vous apportiez ainsi votre adhésion au principe de la paix sociale.

Nous appelons de tout coeur les plus précieuses faveurs célestes sur vous, chers fils, et sur vos familles, à l'exemple de l'Eglise qui vous a toujours spécialement bénis et a introduit de bien des manières votre année de labeur dans son année liturgique ; Nous les appelons sur le travail de vos mains, desquelles le saint autel de Dieu reçoit le pain et le vin. Que le Seigneur vous donne à vous, pour emprunter les paroles des Saints Livres, « la rosée du ciel et les gras terroirs, froment et moût en abondance » (Gn 27,28). Puissent vos terres, comme jadis les fertiles champs étrusques que Tite-Live admirait entre Fiesole et Arezzo, « être riches en blé et en bétail, et abonder en tous les produits », frumenti ac pecoris et omnium copia rerum opulenti e. En vous exprimant ces sentiments et ces voeux, Nous vous accordons, ainsi qu'à toutes les personnes qui vous sont chères, Notre paternelle Bénédiction apostolique.

« Ab Urbe condita, 1. XXII, cap. 3.


DISCOURS

AUX MEMBRES DU CONGRÈS INTERNATIONAL DE PHILOSOPHIE

(21 novembre 1946) 1

Aux philosophes du Congrès international de philosophie, le Saint-Père a comparé sa propre mission à leur travail, précisé le rôle qu'ils doivent jouer, montré les insuffisances des philosophies contemporaines et rappelé la nécessité de la philosophie chrétienne.

Notre âme éprouve une satisfaction particulière, illustres professeurs et artisans éminents de la plus noble et de la plus haute science humaine, à vous voir rassemblés autour de Nous, après être venus de pays voisins et lointains dans la Ville éternelle, pour vous consacrer, durant votre Congrès international de philosophie, à la discussion de quelques grands problèmes qui préoccupent actuellement la pensée humaine.

Rapprochement entre la mission du pape et le travail des philosophes.

Une affinité spéciale Nous semble exister entre votre labeur assidu et Notre mission apostolique, affinité qui vous rapproche davantage de Nous et rend pour Nous plus agréable cet accueil et Notre entretien avec vous.

Si Nous avons reçu du Christ la mission d'annoncer au monde la vérité, d'apprendre aux peuples à la connaître, à l'aimer et à la mettre en pratique, et d'en favoriser la pacifique diffusion dans tous les coins de la terre, par-delà toute frontière nationale, vous, par une libre décision, animés de l'amour qui s'est allumé dans vos coeurs pour la connaissance de la vérité que la nature renferme, vous vous êtes appliqués à scruter, dans le domaine propre de la raison, les principes


CONGRÈS INTERNATIONAL DE PHILOSOPHIE

suprêmes du vrai, non pas tant pour un stérile exercice de votre esprit que poussés par l'urgente nécessité que vous avez profondément ressentie de vous expliquer à vous-mêmes et d'expliquer aux autres les lois suprêmes qui régissent l'univers visible, dominent la matière et fournissent un fondement stable à la vie.

C'est pourquoi le fait de vous être rassemblés en cette Rome revêt aujourd'hui une signification particulière : c'est de Rome que depuis près de deux mille ans se répand le message nouveau que le Christ, héraut divin, apporta sur la terre ; c'est de Rome que partent, comme d'un foyer lumineux, les rayons de la vérité naturelle et surnaturelle, rationnelle et révélée. Votre présence dans la ville et dans ce Palais apostolique montre combien vous avez conscience de la nécessité de dégager les préoccupations humaines des contingences fugaces du monde et d'élever l'esprit au-dessus des sollicitudes matérielles, qui menacent de l'engourdir et d'empêcher son vol vers des sphères plus hautes, là où chaque chose se colore des reflets de l'éternité et où, vigoureux et puissant, passe un souffle qui vous emporte vers une vision plus intégrale, plus harmonieuse et plus unitaire de la vie individuelle et sociale. Pour promouvoir cette élévation graduelle des âmes et des consciences vers des idéals sublimes, n'est-elle pas souverainement apte la science que vous cultivez et à laquelle vous consacrez les meilleures activités de votre intelligence et les dons les plus sagaces de votre esprit ? Déjà, suivant le témoignage d'Elie Aristide 2, Platon définissait les philosophes comme des êtres qui, en abstrayant des choses matérielles, s'élèvent jusqu'à la contemplation des idées : oi ne.pi ras idéas npayp.axeub\izvoi xat zwv aop.azoev ÔTtepopâivres, « ceux qui se préoccupent des idées et font fi des corps ».

Le rôle et le travail des philosophes et de la philosophie.

Depuis la première aube de la spéculation rationnelle, depuis le moment où l'homme commença à réfléchir sur l'univers extérieur et sur son propre intérieur, le philosophe ne s'est jamais contenté d'observer la surface visible des choses qui tombent immédiatement sous les sens, mais il s'est constamment efforcé d'en briser l'enveloppe externe, d'en pénétrer l'âme, d'en découvrir l'essence, d'en deviner la nature et la constitution intime, pour s'en former un concept abstrait tiré des particularités contingentes et leur donner ainsi une existence spirituelle dans sa pensée, C'est ainsi que la philosophie, en spiritualisant et ennoblissant le réel, découvre, par ailleurs, ce qu'il

Orat. 46, éd. Dindorf, Leipzig 1829, vol. II, p. 408.

y a de plus rationnel dans le réel lui-même et ce qui demeure caché et comme inaccessible à l'appréhension des sens, pour s'arrêter à l'objet qui convient le mieux à l'esprit qui, lui, est apte à l'embrasser dans une vision large et compréhensive.

Et non seulement elle dépouille, pour ainsi dire, toutes les choses de leur aspect concret et matériel, mais encore elle les inonde de la lumière de son universalité. Et de même que l'esprit humain ne se contente pas des apparences, ne s'arrête pas aux phénomènes, de même aussi il ne se repose pas dans la contemplation morcelée et fragmentaire des éléments de l'univers, tant qu'il n'en a pas vu les relations, trouvé les causes et les effets, découvert les principes qui les gouvernent, les lient entre eux, les subordonnent et les coordonnent dans le cadre parfait d'une unité harmonique. Personne ne songe à méconnaître ou à mettre en doute la valeur de l'analyse à laquelle le progrès moderne doit tant. Mais n'est-il pas vrai que la synthèse est la nécessité de l'heure présente ? Ne perçoit-on pas déjà le danger pour la science d'aujourd'hui, en tant qu'elle est et doit être animatrice et protectrice de la civilisation, de déchoir et de se perdre dans l'émietrement, le rétrécissement, la prédominance absolue de la spécialisation ?

Observez, ô maîtres de la pensée, la jeunesse actuelle. Elle tourne avec anxiété son regard vers vous, car elle sent qu'elle est en droit d'attendre de vous plus que de beaucoup d'autres. Elle aspire à de grandes pensées, à une synthèse intellectuelle qui donne un sens et une orientation à toute sa vie. Après les effroyables horreurs que cette jeunesse a dû subir en ces dernières années, elle éprouve l'intense besoin d'une conception et d'une doctrine claires, fortes, solidement enracinées dans le spirituel, afin de ne pas tomber dans un matérialisme étroit ou dans la recherche d'un succès purement mécanique ou encore dans l'abattement et dans l'inaction.

Insuffisance des philosopbies existentialiste, matérialiste ou déterministe.

L'homme qui vit dans l'inquiétude et l'angoisse peut être momentanément distrait par la vue et l'étude de théories savantes et ingénieuses ; diversion d'un instant, tel un rêve dans un sommeil agité, si la construction, aussi habile et apparemment équilibrée soit-elle, ne repose pas sur le roc. Aussi longtemps qu'il n'aura pas une réponse définitive et satisfaisante à ces questions : quel est le sens de la vie, le sens de la souffrance, le sens de la mort, il conservera l'impression, malheureusement réelle, que le sol lui manque sous les pieds. Mais

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CONGRÈS INTERNATIONAL DE PHILOSOPHIE 351

quelle réponse peut bien donner la philosophie si elle n'est pas fondée elle-même sur l'absolu, sur un Dieu personnel, principe et fin de toutes choses ?

Une explication purement déterministe et matérialiste de l'être et de l'histoire, inconciliable avec les plus élémentaires vérités de la psychologie, de la morale et de l'histoire, ne saurait satisfaire l'homme ni lui donner le bonheur et la paix.

Au cours de votre congrès, on a parlé de l'existentialisme comme de la « philosophie du désastre » et de ses deux répercussions : une « opposition à l'intellectualisme par un irrationalisme pessimiste » et, d"autre part, un « volontarisme religieux ». Philosophie du désastre, c'est-à-dire livrée au « délaissement » 3 du « Geworfensein » (le fait d'être rejeté), l'abandon de l'homme dans le tourbillon cosmique, après que la raison a failli à sa tâche, après qu'elle a cherché en vain la vérité absolue, le fondement sur lequel elle puisse édifier solidement la vie. Nous n'avons pas l'intention d'aborder ici une étude sur l'existentialisme. Mais Nous demandons : reste-t-il à la philosophie une autre issue que le désespoir si elle ne trouve pas les solutions de ses problèmes en affirmant Dieu, l'éternité et l'immortalité personnelle ? Quant à Nous, Nous pensons que les fautes des dix dernières années ont donné une réponse succincte aux questions dont Nous venons de parler. La philosophie immortelle (philosophia perennis) ne court aucun danger de sombrer dans un « irrationalisme pessimiste », pas plus que dans un « volontarisme religieux » qui serait comme une réaction contre un intellectualisme unilatéral. Elle ne peut être ni l'un ni l'autre, ni volontarisme ni intellectualisme unilatéral, parce que, ayant Dieu comme clé de voûte de sa pensée, elle réalise nécessairement l'union de ce qui est sain dans toutes ces deux attitudes, à savoir l'union d'une claire connaissance et d'une forte volonté qui en dérive.

La philosophie chrétienne dans sa double tâche d'enseignement et de formation morale de l'homme.

Mais l'on ne peut concevoir une volonté ferme dans toutes les conditions de la vie, si elle ne provient pas d'une profonde conviction intellectuelle. Même le précieux capital des vénérables traditions, dont la Rome classique et surtout la Rome chrétienne sont plus riches que tout autre centre de civilisation dans le monde entier, perd toute sa valeur si son fondement intellectuel, à savoir les doctrines

religieuses et morales d'où proviennent ces traditions, s'évanouit misérablement. Dans l'affirmation inconditionnée d'un Dieu personnel — affirmation qui appartient en propre à la vraie philosophie — toutes les choses trouvent leur explication et leur consistance.

Car cette philosophie n'est pas seulement science de la pensée, elle est encore science de vie. C'est une maîtresse qui enseigne à l'homme quels sont les principes d'action les plus conformes à sa nature spirituelle et rationnelle, quels sont les devoirs qui découlent pour lui de sa position spéciale et privilégiée au milieu des autres êtres inférieurs à lui, quelle mission il est appelé à accomplir et à laquelle il est obligé de subordonner toute son activité concrète. Et elle-même, elle remplit cette haute tâche moralisatrice aussi bien dans la vie intellectuelle que dans la vie sociale, en jetant partout la féconde semence de l'idée qui attire les esprits, corrige les erreurs et guide dans le chemin pas toujours facile du progrès personnel et collectif, progrès qui n'est pas le vain éclat d'une avance technique, mais la substantielle amélioration morale et juridique de l'humanité.

Illustres Messieurs, votre congrès, qui se termine aujourd'hui et auquel ont pris part d'éminents savants de langues et nations nombreuses 4, est une preuve que les représentants de la pensée philosophique sont mus par une généreuse volonté de collaborer par la parole et par la plume à l'extinction des haines, à la réconciliation des peuples, à la consolidation de la paix. Infusez aux nouvelles générations les sentiments d'une véritable humanité. Que tout ce qui a visage humain soit sacré pour les jeunes ; sacrée la famille, sacré tout peuple, sacrée toute nation, comme leur sont sacrés leur propre peuple et leur propre patrie. Que leur esprit se fixe en Dieu, Père commun de tous, dans lequel la philosophie trouve son but sublime et sa plus haute signification.

Heureux de votre présence, Nous suivons vos travaux avec confiance dans la vérité et dans le bien ; et sur vos labeurs, sur les travaux intérieurs de votre esprit, sur vos projets et résolutions, sur vos familles, sur tous ceux qui écouteront votre parole, fruit de recherches sincères et sévères, Nous appelons les faveurs célestes pour qu'elles dirigent votre pensée et votre vie vers les buts assignés dans le secret conseil de la vérité et de l'amour divin, et Nous vous donnons de grand coeur, en gage des plus abondantes grâces, à vous et à toutes les personnes qui vous sont chères, Notre Bénédiction apostolique.

* Quatorze nations y étaient représentées.


Pie XII 1946 - UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE MILAN