Pie XII 1952 - DISCOURS AU PEUPLE DE ROME


ALLOCUTION A LA FÉDÉRATION MONDIALE DES JEUNESSES FÉMININES CATHOLIQUES

(18 avril 1952) 1




De nombreuses délégations étaient venues de tous les pays assister au Congrès de cette Fédération, le Pape, lors de l'audience, adressa aux participantes le discours suivant :

Soyez les bienvenues, chères filles de la Fédération Mondiale des Jeunesses Féminines Catholiques. Nous vous saluons avec le même plaisir, la même joie et la même affection avec lesquels, il y a cinq ans, Nous vous avons reçues à Castel-Gan-dolfo à l'occasion de la grande rencontre internationale des Femmes catholiques.

Les impulsions et les conseils de sagesse que vous a donnés ce Congrès, comme les paroles que Nous vous avons alors adressées2, ne sont vraiment pas restés sans fruits. Nous savons combien dans cet intervalle votre effort s'est tendu pour réaliser les buts précis dont vous aviez la claire vision. C'est ce que Nous prouve aussi le mémoire imprimé que vous Nous avez remis lors de la préparation du Congrès d'aujourd'hui : « La Foi des Jeunes — Problème de notre temps. » Ses trente-deux pages ont le poids d'un gros volume, et Nous en avons pris connaissance avec grande attention, car il résume et synthétise les enseignements d'enquêtes nombreuses et variées sur l'état de la foi dans la jeunesse catholique d'Europe, et le résultat en est extrêmement instructif.

Toute une série de questions qui y sont touchées, Nous les avons Nous-même traitées dans Notre allocution du 11 septembre 1947, à laquelle vous assistiez, et dans beaucoup d'autres allocutions auparavant et depuis. Aujourd'hui, Nous voudrions prendre occasion de cette réunion avec vous, pour dire ce que Nous pensons de certain phénomène qui se manifeste un peu partout dans la vie de foi des catholiques, qui atteint un peu tout le monde, mais particulièrement la jeunesse et ses éducateurs, et dont votre mémoire aussi rapporte en divers endroits les traces, ainsi quand vous dites : « (page 10) Confondant le christianisme avec un code de préceptes et d'interdictions, les Jeunes ont le sentiment d'étouffer dans ce climat de „ morale impérative " et ce n'est pas une infime minorité qui jette pardessus bord „ le bagage gênant ". »

Nous pourrions nommer ce phénomène « une nouvelle conception de la vie morale », puisqu'il s'agit d'une tendance qui se manifeste dans le domaine de la moralité. Or c'est sur les vérités de foi que se basent les principes de la moralité ; et vous savez bien de quelle importance fondamentale il est pour la conservation et le développement de la foi, que la conscience du jeune homme et de la jeune fille soit très tôt formée et se développe selon des normes morales justes et saines. Ainsi la « nouvelle conception de la moralité chrétienne » touche-t-elle très directement au Problème de la foi des Jeunes.

Nous avons déjà parlé de la « nouvelle morale » dans Notre Message radiodiffusé du 23 mars dernier aux Educateurs chrétiens 3. Ce que Nous disons aujourd'hui n'est pas seulement une continuation de ce que Nous avons traité alors ; Nous voulons dévoiler les sources profondes de cette conception. On pourrait les qualifier d'« existentialisme éthique », d'« actualisme éthique », d'« individualisme éthique », entendus au sens restrictif que Nous allons dire, et tels qu'on les trouve dans ce qu'on a appelé ailleurs « Situationsethik » — « morale de situation ».



« morale de situation ». — Son signe distinctif.

Le signe distinctif de cette morale est qu'elle ne se base point, en effet, sur les lois morales universelles, comme par exemple les Dix Commandements, mais sur les conditions ou circonstances réelles et concrètes dans lesquelles on doit agir, et selon lesquelles la conscience individuelle a à juger et à choisir. Cet état de choses est unique et vaut une seule fois pour toute



Cf. p. 82.



action humaine. C'est pourquoi la décision de la conscience, affirment les tenants de cette éthique, ne peut être commandée par les idées, les principes et les lois universelles.

La foi chrétienne base ses exigences morales sur la connaissance des vérités essentielles et de leurs relations ; ainsi fait S. Paul dans l'Epître aux Romains 4 pour la religion comme telle, soit chrétienne, soit antérieure au christianisme : à partir de la création, dit l'Apôtre, l'homme entrevoit et saisit en quelque sorte le Créateur, sa puissance éternelle et sa divinité, et cela avec une telle évidence qu'il se sait et se sent obligé à reconnaître Dieu et à lui rendre un culte, de sorte que négliger ce culte ou le pervertir dans l'idolâtrie est gravement coupable.

Ce n'est point ce que dit l'éthique dont Nous parlons. Elle ne nie pas, sans plus, les concepts et les principes moraux généraux (bien que parfois elle s'approche fort d'une semblable négation), mais elle les déplace du centre vers l'extrême périphérie. Il peut arriver que souvent la décision de la conscience leur corresponde. Mais ils ne sont pas, pour ainsi dire, une collection de prémisses desquelles la conscience tire les conséquences logiques dans le cas particulier, le cas d'« une fois ». Non pas ! Au centre se trouve le bien, qu'il faut actuer ou conserver, en sa valeur réelle et individuelle ; par exemple, dans le domaine de la foi, le rapport personnel qui nous lie à Dieu. Si la conscience sérieusement formée décidait que l'abandon de la foi catholique et l'adhésion à une autre confession mène plus près de Dieu, cette démarche se trouverait « justifiée », même si généralement elle est qualifiée de « défection dans la foi ». — Ou encore, dans le domaine de la moralité, le don de soi corporel et spirituel entre jeunes gens. Ici, la conscience sérieusement formée déciderait qu'à raison de la sincère inclination mutuelle conviennent les privautés du corps et des sens, et celles-ci, bien qu'admissibles seulement entre époux, deviendraient manifestations permises. — La conscience ouverte d'aujourd'hui déciderait ainsi, parce que de la hiérarchie des valeurs elle tire ce principe que les valeurs de la personnalité, étant les plus hautes, pourraient se servir des valeurs inférieures du corps et des sens ou bien les écarter, selon que le suggère chaque situation. — On a bien avec insistance prétendu que, justement d'après ce principe, en matière de droit des époux, il faudrait, en cas de conflit, laisser à la conscience sérieuse et droite des conjoints, selon les exigences des situations concrètes, la faculté de rendre directement impossible la réalisation des valeurs biologiques, au profit des valeurs de personnalité.

Des jugements de conscience de cette nature, si contraires qu'ils semblent au premier abord aux préceptes divins, vaudraient cependant devant Dieu, parce que, dit-on, la conscience sincère sérieusement formée prime, devant Dieu même, le « précepte » et la « loi ».

Une telle décision est donc « active » et « productrice », non « passive » et « réceptrice » de la décision de la loi que Dieu a écrite dans le coeur de chacun, et moins encore de celle du Décalogue que le doigt de Dieu a écrite sur des tables de pierre, à charge pour l'autorité humaine de la promulguer et de la conserver.



«morale nouvelle» éminemment «individuelle».

L'éthique nouvelle (adaptée aux circonstances), disent ses auteurs, est éminemment « individuelle ». Dans la détermination de conscience l'homme singulier se rencontre immédiatement avec Dieu et se décide devant Lui, sans l'intervention d'aucune loi, d'aucune autorité, d'aucune communauté, d'aucun culte ou confession, en rien et en aucune manière. Ici il y a seulement le je de l'homme et le Je du Dieu personnel ; non du Dieu de la loi, mais du Dieu Père, avec qui l'homme doit s'unir dans l'amour filial. Vue ainsi, la décision de conscience est donc un « risque » personnel, selon la connaissance et l'évaluation propres, en toute sincérité devant Dieu. Ces deux choses, l'intention droite et la réponse sincère, sont ce que Dieu considère ; l'action ne Lui importe pas. De sorte que la réponse peut être d'échanger la foi catholique contre d'autres principes, de divorcer, d'interrompre la gestation, de refuser l'obéissance à l'autorité compétente dans la famille, dans l'Eglise, dans l'Etat et ainsi de suite.

Tout cela conviendrait parfaitement à la condition de « majorité » de l'homme et, dans l'ordre chrétien, à la relation de filiation, qui, selon l'enseignement du Christ, nous fait prier « notre Père ». Cette vue personnelle épargne à l'homme de devoir, à chaque instant, mesurer si la décision à prendre correspond aux paragraphes de la loi ou aux canons des normes et règles abstraites ; elle le préserve de l'hypocrisie d'une fidélité pharisaïque aux lois ; elle le préserve du scrupule pathologique aussi bien que de la légèreté ou du manque de conscience, parce qu'elle fait reposer sur le chrétien personnellement l'entière responsabilité devant Dieu. Ainsi parlent ceux qui prônent la « nouvelle morale ».



Elle est en dehors de la foi et des principes catholiques.

Sous cette forme expresse l'éthique nouvelle est tellement en dehors de la foi et des principes catholiques que, même un enfant, s'il sait son catéchisme, s'en rendra compte et le sentira. Il n'est pas difficile de reconnaître comment le nouveau système moral dérive de l'existentialisme qui, ou fait abstraction de Dieu, ou simplement le nie, et en tout cas remet l'homme à soi-même. Il peut se faire que les conditions présentes aient induit à tenter de transplanter cette « morale nouvelle » sur le terrain catholique, pour rendre plus supportables aux fidèles les difficultés de la vie chrétienne. De fait, à des millions d'entre eux sont demandés aujourd'hui, en un degré extraordinaire, fermeté, patience, constance et esprit de sacrifice, s'ils veulent demeurer intègres dans leur foi, soit sous les coups de la fortune, soit dans un milieu qui met à leur portée tout ce à quoi le coeur passionné aspire, tout ce qu'il désire. Or une telle aventure ne pourra jamais réussir.



Les obligations fondamentales de la loi morale.

On demandera comment la loi morale, qui est universelle, peut suffire, et même être contraignante dans un cas singulier, lequel en sa situation concrète est toujours unique et d'« une fois ». Elle le peut et elle le fait parce que justement à cause de son universalité la loi morale comprend nécessairement et « intentionnellement » tous les cas particuliers, dans lesquels ses concepts se vérifient. Et dans des cas très nombreux elle le fait avec une logique si concluante, que même la conscience du simple fidèle voit immédiatement et avec pleine certitude la décision à prendre.

Ceci vaut spécialement des obligations négatives de la loi morale, de celles qui exigent un ne-pas-faire, un laisser-de-côté. Mais nullement de celles-là seules. Les obligations fondamentales de la loi morale se basent sur l'essence, la nature de l'homme et sur ses rapports essentiels, et valent donc partout où se retrouve l'homme ; les obligations fondamentales de îa loi chrétienne, pour autant qu'elles excèdent celles de la loi naturelle, se basent sur l'essence de l'ordre surnaturel constitué par le divin Rédempteur. Des rapports essentiels entre l'homme et Dieu, entre l'homme et l'homme, entre les conjoints, entre les parents et les enfants, des rapports essentiels de communauté dans la famille, dans l'Eglise, dans l'Etat, il résulte, entre autres choses, que la haine de Dieu, le blasphème, l'idolâtrie, la défection de la vraie foi, la négation de la foi, le parjure, l'homicide, le faux témoignage, la calomnie, l'adultère et la fornication, l'abus du mariage, le péché solitaire, le vol et la rapine, la soustraction de ce qui est nécessaire à la vie, la frustration du juste salaire5, l'accaparement des vivres de première nécessité et l'augmentation injustifiée des prix, la banqueroute frauduleuse, les manoeuvres de spéculation injustes — tout cela est gravement interdit par le Législateur divin. Il n'y a pas à examiner. Quelle que soit la situation individuelle, il n'y a d'autre issue que d'obéir.

Du reste Nous opposons à 1'« éthique de situation » trois considérations ou maximes. La première : Nous concédons que Dieu veut premièrement et toujours l'intention droite ; mais cela ne suffit pas, Il veut aussi l'oeuvre bonne. Une autre : il n'est pas permis de faire le mal afin qu'il en résulte un bien 6. Mais cette éthique agit — peut-être sans s'en rendre compte — d'après le principe que la fin justifie les moyens. La troisième : il peut y avoir des situations dans lesquelles l'homme, et spécialement le chrétien, ne saurait ignorer qu'il doit sacrifier tout, même sa vie, pour sauver son âme. Tous les martyrs nous le rappellent. Et ceux-ci sont fort nombreux en notre temps même. Mais la mère des Macchabées et ses fils, les saintes Perpétue et Félicité malgré leurs nouveau-nés, Maria Goretti et des milliers d'autres, hommes et femmes que l'Eglise vénère, auraient-ils donc, contre la « situation », inutilement ou même à tort, encouru la mort sanglante ? Non certes, et ils sont dans leur sang, les témoins les plus exprès de la vérité, contre la « nouvelle loi ».

problème de la formation de la conscience.

Là où il n'y a pas de normes absolument obligatoires, indépendantes de toute circonstance ou éventualité, la situation « d'une fois » en son unicité requiert, il est vrai, un examen attentif pour décider quelles sont les normes à appliquer et en quelle manière. La morale catholique a toujours abondamment traité ce problème de la formation de la propre conscience avec examen préalable des circonstances du cas à décider. Tout ce qu'elle enseigne offre une aide précieuse aux déterminations de conscience, tant théoriques que pratiques. Qu'il suffise de citer les exposés, non dépassés, de S. Thomas sur la vertu cardinale de prudence et les vertus qui s'y rattachent7. Son traité montre un sens de l'activité personnelle et de l'actualité qui contient tout ce qu'il y a de juste et de positif dans 1'« éthique selon la situation », tout en évitant ses confusions et déviations. Il suffira donc au moraliste moderne de continuer dans la même ligne, s'il veut approfondir de nouveaux problèmes.

L'éducation chrétienne de la conscience est bien loin de négliger la personnalité, même celle de la jeune fille et de l'enfant, et de juguler son initiative. Car toute saine éducation vise à rendre l'éducateur peu à peu inutile et l'éduqué indépendant entre les justes limites. Et cela vaut aussi dans l'éducation de la conscience par Dieu et l'Eglise : son but est, comme le dit l'Apôtre 8, « l'homme parfait, à la mesure de la plénitude d'âge du Christ », donc l'homme majeur, qui a aussi le courage de la responsabilité.

Il faut seulement que cette maturité se situe au juste plan ! Jésus-Christ reste le Seigneur, le Chef et le Maître de chaque homme individuel, de tout âge et de tout état, par le moyen de son Eglise en laquelle il continue d'agir. Le chrétien, pour sa part, doit assumer la grave et grande fonction de faire valoir dans sa vie personnelle, dans sa vie professionnelle et dans la vie sociale et publique, autant qu'il dépend de lui, la vérité, l'esprit et la loi du Christ. C'est cela la morale catholique, et elle laisse un vaste champ libre à l'initiative et à la responsabilité personnelle du chrétien.

Les dangers pour la foi de la jeunesse.

Voilà ce que Nous voulions vous dire. Les dangers pour la foi de notre jeunesse sont aujourd'hui extraordinairement nombreux. Chacun le savait et le sait, mais votre mémoire est particulièrement instructif à ce sujet. Toutefois, Nous pensons que peu de ces dangers sont aussi grands et aussi lourds de conséquences que ceux que la « nouvelle morale » fait courir à la foi. Les égarements où conduisent de telles déformations et de tels amollissements des devoirs moraux, lesquels découlent tout naturellement de la foi, mèneraient avec le temps à la corruption de la source même. Ainsi meurt la foi.



Deux conclusions.

De tout ce que Nous avons dit sur la foi, Nous tirerons donc deux conclusions, deux directives que Nous voulons vous laisser en terminant, pour qu'elles orientent et animent toute votre action et toute votre vie de chrétiennes vaillantes.

La première — la foi de la jeunesse doit être une foi priante. La jeunesse doit apprendre à prier. Que ce soit toujours dans la mesure et en la forme qui répondent à son âge. Mais toujours en ayant conscience que sans la prière il n'est pas possible de demeurer fidèle à la foi.

La seconde — la jeunesse doit être fière de sa foi et accepter qu'il lui en coûte quelque chose ; elle doit dès la première enfance s'accoutumer à faire des sacrifices pour sa foi, à marcher devant Dieu en droiture de conscience, à révérer ce qu'il ordonne. Alors elle croîtra comme d'elle-même dans l'amour de Dieu.

Que la charité de Dieu, la grâce de Jésus-Christ et la participation du Saint-Esprit8 soient avec vous toutes, Nous vous le souhaitons avec la plus paternelle affection. Et pour vous la témoigner, de tout Notre coeur Nous vous donnons, à chacune de vous et à vos familles, à votre mouvement, et à tous ses rameaux dans le monde entier, à toutes vos compagnes qui y adhèrent, la Bénédiction apostolique.







S. Th., 2a 2ae Q. 47-57. Eph., 4, 13 ; cf. IV, 14.



» Cf. z Cor., 13, 13.












DISCOURS

A L'OCCASION DU HUITIÈME CENTENAIRE DU DÉCRET DE GRATIEN

(22 avril 1952) 1




Recevant les juristes qui avaient tenu à Bologne un Congrès pour fêter le huitième centenaire du Décret de Gratien 2, Pie XII prononça le discours que voici :

1 D'après le texte latin de l'Osservatore Romano du 23 avril 1952

« Gratien (1050-1150) est un canoniste italien ; camaldule au monastère de Saint-Félix a Bologne; il composa, sous le titre de Decretum, le premier recueil des Décrétâtes des Papes.




Vous avez voulu, Messieurs, donner à la célébration du huitième centenaire du Décret de Gratien une solennité particulière : dessein plein de sagesse, et qui a été très heureusement réalisé. Il est bien vrai qu'en dehors du monde des érudits ou des cano-nistes et juristes de profession, la plupart des hommes, même s'ils sont instruits, même s'ils sont familiers des lettres, des arts, des récits et des grands événements de l'histoire, s'appliquent rarement à l'étude des oeuvres du genre de celle que vous venez de commémorer. Il est donc fort nécessaire que grâce à vous ils comprennent bien, ou du moins qu'ils entrevoient l'importance et l'intérêt de ce Décret. Aussi à l'expression du plaisir que Nous cause votre déférent hommage, désirons-Nous unir Nos félicitations pour vos travaux. L'estime publique ne peut d'ailleurs manquer de leur être assurée, soit qu'on considère l'effort grandiose et continu dont le Décret de Gratien fut l'heureux résultat, soit qu'on mette en lumière les services éminents qu'il a rendus, soit enfin qu'on fasse apparaître, voilées sous l'austère sécheresse des formules canoniques, la beauté, la sainteté, la charité maternelle de l'Eglise dans l'accomplissement de sa triple fonction législative, executive et judiciaire.

Gratien a mis en valeur l'unité du Droit Canon :

Pour apprécier à sa juste valeur l'immense travail que Gratien entreprit et — en dépit d'indéniables erreurs — réussit à mener à bien, il faut pénétrer dans la forêt inextricable des documents qui y sont rassemblés, et qui vont des origines de l'Eglise jusqu'au milieu du XIIe siècle. Il s'agit d'une multitude de textes empruntés à la Sainte Ecriture, aux Pères de l'Eglise et aux lois, tant canoniques que civiles. Un simple coup d'oeil sur les tables qui figurent dans les Prolégomènes de l'édition critique de Fried-berg fait apparaître l'ensemble des documents ecclésiastiques et juridiques — réseau presque indéfini d'artères et de veines — par lesquels la vie de l'Eglise s'est répandue dès l'âge apostolique et durant son premier millénaire, dans l'inépuisable variété de ses formes, en Orient comme en Occident, dans la gloire de ses luttes et de ses triomphes, dans son effort constant et assidu pour former aux moeurs chrétiennes toutes les nations, pour enrichir son patrimoine spirituel de l'héritage de l'antiquité orientale, romaine et germanique.

Gratien a fait pour la codification du Droit Canon une oeuvre analogue à celle de Justinien pour le Droit Romain ; et il s'est efforcé de façon remarquable de donner à son Décret un admirable caractère d'unité, de composition et de cohésion entre les parties, aussi nombreuses que variées, qui y sont rassemblées et ordonnées.

Unité, disons-Nous : un code de droit, en effet, exige avant tout cette qualité. Mais combien il était difficile, au temps de Gratien, de trouver un centre autour duquel ordonner cette unité, à travers la multitude et l'ampleur des lois dans lesquelles la discipline ecclésiastique avait pris forme ! Le titre lui-même Concordia discordantium Canonum, que l'auteur, un moine camaldule, donna très probablement lui-même à son oeuvre, mit en vive lumière, aux yeux étonnés de ceux qui s'étaient aventurés jusque là dans le labyrinthe de la discipline ecclésiastique, la grandeur du génial dessein par lequel il espérait remédier à un mal et éviter un obstacle auquel tant d'autres s'étaient heurtés avant lui.

Cette unité n'est nullement l'effet d'un assemblage plus ou moins arbitraire ou artificiel. Il faut reconnaître au Maître le mérite d'avoir su l'établir dans l'harmonie d'un ordre méthodique qui laisse loin derrière lui les collections antérieures. C'est ce qui fait de Gratien, dans l'histoire du Droit, le coryphée d'une pléiade de disciples et de commentateurs. Devant la valeur universellement reconnue de son oeuvre, tous abandonnèrent les collections canoniques des époques précédentes pour étudier la Concordia et l'illustrer de commentaires. Ils y trouvaient un ordre lumineux, l'immense et confuse masse des lois en vigueur y était habilement disposée, divisée, réunie, soumise à un examen rationnel et critique qui mettait en lumière leur signification et leur importance. De là tirèrent leur origine les diverses écoles de « décrétistes », bolonaise, française, anglo-saxonne, espagnole, qui, avec une noble émulation, se disputaient la gloire d'exceller dans la finesse et la subtile pénétration du texte de Gratien, dans l'interprétation de pensée et de sens légal qu'il avait entendu donner à ses Auctoritates et à ses fameux Dicta. Toutes ces écoles offrirent un splendide spectacle de science juridique et canonique, qui apparaîtrait plus admirable encore si, comme il est à souhaiter, elle était rassemblée en un Corpus Decretistarum.

Ce n'est pas jeter une ombre sur la gloire de Gratien que de rappeler ce qu'il doit aux travaux de ses prédécesseurs, tant canonistes que théologiens, ainsi qu'aux juristes contemporains parmi lesquels brille Irnerius, lucerna juris, le prince du droit qui florissait dans les écoles de Bologne. Dieu seul a pour prérogative singulière et incommunicable de tirer les choses du néant. Les oeuvres des hommes au contraire, si hautes, si sublimes, si personnelles soient-elles, si profondes que soient les traces qu'elles laissent derrière elles dans la suite des événements humains, sont toujours liées à des antécédents qui les ont préparées et rendues possibles. Sans exclure l'hypothèse que de nouvelles découvertes d'érudits prouvent un jour que le Décret est l'oeuvre d'un collège de moines assemblés autour d'un grand et unique lutrin du monastère camaldule de saint Nabor et de saint Félix, il n'en reste pas moins que l'oeuvre du Maître a ouvert une ère nouvelle dans l'histoire du droit canon ; Sarti a pu, non sans raison, le désigner comme « celui qui fut tenu dans la suite pour le père et l'auteur du droit canon » 3. C'est par lui en effet que le droit canon a été élevé à une si haute dignité qu'on le considéra désormais comme un élément nécessaire de la science juridique, tant dans l'enseignement — si heureusement inauguré par Gratien lui-même à Bologne — que dans la doctrine et la législation. Dès qu'il parvint en France, en Espagne, en Angleterre, en Allemagne, où à la même époque les oeuvres d'Irnérius et des juristes bolonais répandaient et vulgarisaient la connaissance du droit romain dans sa nouvelle forme, le Décret de Gratien assura aussitôt sa place à la science du droit canon et donna naissance aux Proelectiones, aux Glossee et aux Apparatus, qui dans les écoles de droit et principalement à Bologne, à Paris et dans les autres Universités, annoncent l'avènement de 1'« âge classique » du Droit Canon, incomparable contribution à la science universelle du Droit.



Sans être officielle l'oeuvre de Gratien fouit d'une grande autorité.

Le Décret de Gratien ne reçut jamais, comme on le sait, de confirmation du Siège Apostolique. Personne ne s'en étonnera si l'on pense au but fixé par le Camaldule à son travail, à la méthode suivie par lui, aux résultats obtenus. Il y a évidemment une grande différence entre l'oeuvre de Gratien et la Collection des lois rassemblées sur l'ordre de l'Empereur Justi-nien par Tribonien et ses collaborateurs.

L'auteur même de la Concordia affirme dans une formule lapidaire : « Pour l'exécution des affaires juridiques la science ne suffit pas, il faut encore le pouvoir 4. »

Rien ne permet de voir un mandat de la Curie Romaine dans la rédaction du Décret par le moine de Bologne. A tort certains l'ont pensé, hypothèse caduque tirée du titre donné par l'auteur à son oeuvre : Concordia discordantium Canonum.

Mais rapidement le Décret jouit d'une haute réputation, à cause non seulement de la faveur signalée qu'il rencontrait auprès du Pape Alexandre III (Roland Bandinelli) commentateur et abréviateur de Gratien, mais aussi du vif désir des Curies et Ecoles de posséder une somme des Saints Canons dégagée des contradictions et des répétitions inutiles. De plus, les Auctoritates citées garantissaient généralement une doctrine sûre.

La composition du Décret avec l'explication des canons apparemment contradictoires donna à l'étude du Droit canonique un rang égal à celui du Droit civil que l'école d'Irnérius








3 De Claris Archigymnasii Bononiensis Professoribus a soec. XI, usque ad smc. XIV, Bononise, t. I, p. 344, n. XXVI.








avait mis à l'honneur. En même temps elle apporta dans la discipline commune de l'Eglise une vigueur nouvelle dont les siècles suivants montrèrent bientôt l'utilité. Théologiens et canonistes, dans leur mutuelle émulation pour apporter, interpréter, exposer et concilier les citations et les références contribuèrent heureusement à établir cette unité sur des bases théologiques et juridiques de la meilleure école, au grand profit, en même temps, de la doctrine et de la discipline. Les juges ecclésiastiques pouvaient désormais nettement et sûrement appliquer le droit.

Néanmoins Nous ne pouvons ni ne voulons taire les erreurs où tomba Gratien : citations fausses ou douteuses reçues dans la Concordia, usage, dans les citations des monuments juridiques de l'Antiquité, de versions de moindre valeur ; inexactitudes dans la citation de bien des inscriptions historiques, sans ajouter que certaines de ses thèses ne concordèrent pas avec les doctrines postérieures qui les rejetèrent ou les corrigèrent. Bien sûr, de semblables erreurs sont excusables dans une oeuvre aussi volumineuse ; mais elles appelèrent nécessairement une correction du Décret que certains Pontifes Romains et surtout Grégoire XIII confièrent à d'éminents ecclésiastiques et que d'autres grands savants continuèrent.

L'édition des Correcteurs Romains doit évidemment rester à sa place dans le grand Recueil formant le Corpus Juris Cano-nici. Mais rien n'empêche, et même il est souhaitable, selon une louable suggestion de certains, de préparer une nouvelle édition critique qui, au regard de l'Histoire, mette mieux en lumière les méthodes de travail, le sens des commentaires, le progrès et les mérites du grand cénobite camaldule. Ainsi seront résolues des questions confuses, comme il s'en présente parfois à ceux qui étudient l'histoire de la discipline humaine de l'Eglise.

Mais cette édition critique doit se faire selon les exigences de la science moderne, car l'édition de Friedberg, pourtant bien digne de louanges, ne satisfait plus les historiens du Droit canonique.



Le droit est basé sur la doctrine et la morale :

Trop souvent les profanes donnent à la science juridique, civile ou canonique, à ses textes, à ses canons, à ses codes, un visage austère et rébarbatif ; ils n'y voient qu'une nomenclature de fas et nefas. D'où il est clair qu'ils ne la connaissent pas à fond, et surtout qu'ils ne l'ont pas pénétrée jusqu'au coeur. Tout ensemble de lois humaines reflète le visage de son auteur, qu'il s'agisse d'un individu, d'un groupe ou d'un peuple. La grandeur et la dignité de l'Ancienne Rome illustrèrent ainsi de leur éclat la gravité des Lois des XII Tables qui, dès lors, étaient selon Tite-Live, « dans cet immense entassement de lois accumulées les unes sur les autres la source de tout droit public et privé 5 ».

Et la Loi divine — même celle de l'Ancienne Alliance qui n'est appelée loi de crainte que par comparaison à la Nouvelle — comment n'aurait-elle pas fait resplendir la majesté suprême et la clémence paternelle du Créateur et Maître Souverain ? Ceux qui la révèrent seulement dans un mouvement de crainte, comme ils sont loin de la contempler avec les yeux du Psal-miste : « Quam dulcis palato meo eloquia tua ! super mel sunt ori meo 6.' »

Et la loi du Christ, loi d'amour, pouvait-elle manquer des traits qui la rendent si aimable ? De la loi de son Eglise une bénignité maternelle pouvait-elle être absente ? Evidemment non. Pourtant cette douceur de sentiment paraissait comme étouffée sous l'amas des lois multiformes, particulières et successives que les âges avaient accumulées. Les travaux récents consacrés à l'oeuvre de Gratien ont montré qu'une note caractéristique de la législation canonique est son humanité, c'est-à-dire ce sens de la doctrine et de la conscience chrétiennes qui tourne le coeur de l'homme vers les « inscrutables richesses du Christ » 7 et élève cette législation au-dessus même de l'indéniable grandeur du Droit canonique : c'est-à-dire que celui-ci plonge ses racines dans les profondeurs de la révélation chrétienne, y puisant ces sucs vivifiants que sont la bénignité, la tempérance, l'humanité, l'adoucissement de la rigueur, la charité. Grâce à ces vertus, le Droit canonique revêtit dès le début une nuance originale ; il reçut comme le sceau de l'équité chrétienne qui se transforma en équité canonique. Dans quelques oeuvres antérieures au Décret de Gratien telles le Liber de misericordia et justifia d'Alger de Liège, le Liber de vita christiana de Boni

tius, évêque de Sutri, la Panormia d'Yves de Chartres, brille d'une nouvelle splendeur l'esprit de charité qui anime la vie intérieure de l'Eglise.

Dans Gratien, la doctrine catholique ne se départit jamais de ce temperamentum qui mitigé la rigueur du droit par la charité maternelle et compréhensive dont les Pontifes Romains et les Saints Pères ont imprégné toutes les prescriptions ecclésiastiques. Il faudrait citer ici toute la Cause XXIII de la seconde partie du Décret, et les premières Distinctions de la Cause XXXIII (quest. III) qui constituent le si célèbre traité de Pceni-tentia.

Comment les pasteurs de l'Eglise du Christ auraient-ils pu rester sourds aux appels incessants et suppliants que la charité adresse à leurs coeurs paternels ? « L'expérience de maladies multiples presse en effet de trouver de multiples remèdes. Mais en des causes de cet ordre, où de graves dissensions entraînent non pas le péril de tel ou tel homme, mais la ruine des peuples, il convient de se relâcher en quelque mesure de la sévérité pour permettre à une charité sincère de remédier à de plus grands maux » 8. Grand avertissement, toujours actuel, pour tous ceux qui exercent quelque charge dans le gouvernement des hommes, législateurs et juges ! Où trouver meilleur commentaire des qualités que saint Paul, en ses Epîtres Pastorales, réclame des Supérieurs, sinon dans les Distinctions de la première partie du Décret9 ?

La défense du Pontife Romain, son action de gouvernement et d'unification, la vie ecclésiastique libérée de la simonie et de l'intrusion des laïcs, la réglementation des patrimoines, la vie spirituelle des fidèles alimentée par la fréquentation des sacrements, la vie sociale et domestique dans le mariage, la vie liturgique, l'ordre judiciaire et pénal — et tout ceci avec un large exposé des sources du droit — : telle est en résumé l'oeuvre immense qu'écrivit le Magister Gratianus, divins paginas doctor egregius 10.

Le Décret de Gratien a orienté l'Histoire de l'Eglise :

Des collections canoniques du haut moyen âge, on a pu dire que la meilleure connaissance qu'on a acquise dans les temps modernes, manifeste de plus en plus la part importante qu'elles ont eue dans l'histoire des idées et des doctrines, et aussi pour la vie de l'Eglise, ses institutions et son gouvernement u. Combien c'est plus vrai encore du Décret de Gratien, témoignage vivant de l'influence exercée par la discipline de l'Eglise, le gouvernement de ses Pontifes, l'action pastorale de ses Prélats pour refréner les vices et les désordres des peuples, et établir le règne de la loi morale parmi les individus et parmi les sociétés.

A l'illustre Université de Bologne, fière de compter Gratien au nombre de ses gloires, et qui s'est honorée en célébrant solennellement le huitième centenaire de l'immortel Décret, avec la participation de tant d'éminents canonistes et juristes, du monde entier, Nous adressons en ce jour Nos félicitations et Nos voeux : qu'il lui soit donné encore à l'avenir de former des savants, dignes héritiers des générations qui les ont précédés, et de contribuer ainsi efficacement à la défense du patrimoine de la civilisation chrétienne, qui seule peut empêcher le genre humain de retomber dans les funestes erreurs de la barbarie et la corruption des moeurs, et le rendre apte à de plus hautes et heureuses ascensions dans les voies de la vérité et du bien.

Sur vous enfin qui, par vos travaux érudits et par une habile organisation, avez su donner à cette commémoration un éclat égal à son importance, Nous invoquons l'abondance des célestes faveurs, en gage desquelles Nous vous accordons de tout coeur la Bénédiction apostolique 12.



























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Pie XII 1952 - DISCOURS AU PEUPLE DE ROME