Pie XII 1956 - DISCOURS AUX PRÊTRES ET RELIGIEUX CHARGÉS DE LA CRITIQUE DES LIVRES


I

Le critique doit posséder la confiance des lecteurs et ne pas se laisser intimider par l'opposition de certains d'entre eux aveuglés par des préjugés idéologiques.

Le rôle de guider et conseiller les autres dans le choix et l'appréciation des lectures n'aurait point de sens si l'on ne supposait chez les lecteurs la disposition d'esprit à accepter les suggestions d'autrui. Tout effort du critique se révélerait donc vain auprès de ceux qui, par parti pris, refuseraient de reconnaître sa science et sa compétence et, en conséquence, n'accorderaient aucune confiance à sa personne et à son jugement. Il est possible de trouver des lecteurs auprès desquels le critique n'a pas accès, car, par nature ou par éducation défectueuse, ils se laissent séduire par une appréciation supérieure absolue de leurs propres facultés et connaissances. Dominés par cet état subjectif de suffisance fallacieuse, ils n'attendent du critique que la confirmation de leur jugement, adopté comme sûr et immuable. Dans ces cas, souvent déterminés par des préjugés de faux ordre idéologique, le refus d'une critique objective ne doit pas décourager le critique, car il ne constitue que la preuve de la déformation psychologique de ces lecteurs. Si l'on présuppose donc la saine disposition du public, le critique atteindra son but d'autant plus efficacement qu'il saura davantage en gagner la confiance. Celle-ci est, en effet, pour ainsi dire, le point de départ et d'arrivée de toute critique, qu'elle soit effectuée par un écrivain particulier, ou par une revue qui se la propose comme but commun. Si le lecteur a recours au critique, c'est parce qu'il croit en sa science, son honnêteté et sa maturité, soit que celui-ci expose le contenu du livre, soit que, dans cet exposé, il insère un jugement motivé, qui, par conséquent, ne peut être rejeté. Mais comment le critique réussira-t-il à conquérir la confiance du lecteur ? Autrement dit quel est le rôle du critique et quelles sont les justes exigences du public ?



Pour gagner la confiance des lecteurs, le critique doit posséder des qualités indispensables :

a) la compétence.

La première exigence concerne la faculté de discernement du critique et, en premier lieu, son aptitude à lire et à comprendre justement le livre examiné. Rappeler cette règle pourrait sembler superflu ; cependant, il arrive plus d'une fois que l'on trouve des comptes rendus qui ne répondent même pas à cette première et élémentaire condition. Il est évident que la lecture attentive, souvent patiente et pénible, doit être conduite avec un esprit exempt de préjugés et avec la conscience de se trouver, en ce qui concerne le sujet, dans un domaine suffisamment connu. Une riche culture est donc nécessaire : la science spéciale dans la discipline à laquelle appartient la publication, et une large culture générale, qui permette au critique de situer l'oeuvre dans son époque et de la présenter en relation avec les courants de pensée qui y prévalent.



b) les dons de jugement et de discernement.

Mais la simple connaissance intellectuelle ne suffit pas, car le critique est quelque chose de plus qu'un simple rapporteur : il doit parvenir à donner un jugement, dont l'établissement exige des dons particuliers, naturels et acquis.

Le critique doit, en premier lieu, posséder la capacité de jugement et de discernement, c'est-à-dire être capable d'appliquer de manière pondérée la science spécialisée et la culture générale à l'objet examiné. Pour cette application, il doit avoir largeur de vues, souplesse d-'esprit, perception et compréhension des relations citées plus haut et habileté à relever erreurs, lacunes et contradictions. Cette considération impartiale du pour et du contre sera suivie, comme limitation et distinction, du oui ou du non, dans chaque cas. Ce sera seulement alors que la critique pourra recevoir sa forme définitive et être présentée pour la publication.

une grande objectivité.

Toutefois l'application des dons intellectuels mentionnés est soumise à l'influence de la volonté, de la sensibilité et du caractère, au sujet desquelles d'autres exigences importantes s'imposent au critique. Pour empêcher que la volonté et la sensibilité agissent négativement sur le jugement critique, il est nécessaire qu'il se propose, avant tout, la plus grande objectivité et, par conséquent, qu'il ouvre son esprit au sentiment de bienveillance et de confiance envers l'auteur, tant que des raisons positives, sûres et graves ne suggèrent pas une attitude différente. Un critique habituellement enclin à la passion ne devrait même pas prendre la plume. Noblesse de caractère et bonté de coeur sont toujours la meilleure armure dans toutes sortes de luttes, donc également dans la critique, où se trouvent en opposition des idées et opinions ; cependant la noblesse et la bonté ne doivent pas être confondues avec la naïveté et la crédulité de l'enfant, auquel la connaissance des hommes et l'expérience de la vie font défaut.



la probité, l'incorruptibilité et la fermeté de caractère.

Le critique peut posséder, en plus ou moins grande abondance, les dons et dispositions indiquées, mais en aucune manière et en aucun cas la probité, l'incorruptibilité et la fermeté de caractère ne doivent lui manquer. Le critique ne peut, pour faire plaisir à l'auteur, pas plus qu'à l'éditeur ou au public — souvent sujet à d'éphémères sympathies et antipathies — ni même pour satisfaire une inclination personnelle, faire une fausse critique, contre sa propre science et conscience, contre la vérité objective : une critique fausse soit à cause d'une interprétation forcée de l'erreur et du danger que rprésente l'ouvrage, soit en raison de l'omission délibérée de remarques, qui, loyalement, ne peuvent être cachées. On devrait pouvoir appliquer à tout critique littéraire le témoignage que les ennemis jurés du Rédempteur lui donnèrent hypocritement, bien que conformément à la vérité, lorsqu'ils voulurent le prendre au mot avec la demande : « Est-il permis ou non de payer le tribut à César ?» : « Maître, dirent-ils, nous savons que tu es franc et que tu enseignes la voie de Dieu avec franchise sans te préoccuper de qui que ce soit, car tu ne regardes pas au rang des personnes » (Mt 22,16).

Un critique doit faire preuve de fermeté de caractère spécialement par la sérénité sans crainte avec laquelle il rend public son jugement et, ensuite par sa manière de le défendre s'il était attaqué, en se maintenant cependant toujours strictement sur le terrain de la justice. De même qu'un juge qui n'aurait pas le courage de défendre la loi devrait se démettre de sa charge, de même devrait agir le critique qui préfère la tranquillité à la vérité. Mais la fermeté doit toujours éviter les manières propres à l'arrogance, qui agit comme s'il existait déjà a priori une préemption de droit en faveur de la véracité du critique, contre l'auteur. L'un et l'autre sont soumis à la même loi du service de la vérité, auquel ils sont liés ; mais le critique assume, en outre, expressément, l'engagement de la servir avec la plus grande fidélité. De toute façon, le critique, aussi bien que l'auteur, devraient savoir qu'au-dessus d'eux il y a toujours la vérité. Une critique injuste, comme l'indique le nom même, n'est pas seulement une erreur de l'intelligence, mais elle cause aussi un tort réel à l'auteur, qui pourrait en demeurer atteint dans sa réputation et, souvent aussi, dans ses justes intérêts ; dans un tel cas, le critique a le devoir précis de se rétracter. Mais, d'autre part, une critique juste et justifiée ne devrait pas être retirée timidement, quelle que soit la violence des adversaires : cela signifierait un déplorable manque de caractère et de courage et saperait la confiance si nécessaire chez le public, qui exige à bon droit que le critique demeure ferme dans ce qu'il dit, lorsqu'il le fait conformément à la vérité.



il



Pie XII indique ensuite quelques règles usuelles pour une bonne critique.

Ces principes devraient être pour le critique et la critique, quelle que soit leur provenance, les principes fondamentaux les plus courants à considérer et respecter. Pour aider à les rappeler, quelques brèves règles usuelles, diversement formulées, mais concordant substantiellement entre elles, sont valables ; et il Nous semble utile de consacrer à certaines quelques paroles, car elles sont plus d'une fois citées comme preuve et justification d'une pensée ou d'une action déterminées.

L'absence de passion et de partialité.

a) La première est l'étonnante maxime de Tacite, placée au
début de ses célèbres Libri ab excessu Divi Augusti, et qui, par
la suite, fut largement employée : sine ira et studio, c'est-à-dire
sans passion ni partialité2. Justement entendue, cette maxime
n'exprime pas seulement le critère de conduite du juge, mais,
en général, elle doit être observée dans tous les rapports entre
les hommes. Comme avertissement, elle s'adresse particulière-
ment à l'historien ; toutefois la sagesse commune la trouve éga-
lement opportune pour le critique, qui, par conséquent, doit
écrire et juger sine ira et studio, sans préventions. Mais, à cause
de cela même, son devoir n'est pas de s'interdire la manifestation
de ses justes sentiments, et, encore moins, de renoncer à défen-
dre, à condition qu'il soit vrai, son monde idéologique. Il est
même permis à un critique serein et modéré d'exprimer, par
exemple, avec fermeté et vivacité son indignation contre une
littérature pornographique, qui corrompt la jeunesse et ne laisse
pas indemnes les adultes. On ne peut non plus accuser de partia-
lité le critique littéraire, comme aussi tout simple chrétien, qui
adopte comme critère de jugement la vérité chrétienne, son
intégrité et sa pureté. Du reste, Tacite lui-même, tout en sui-
vant la règle adoptée au début, décrit parfois avec des teintes
tragiques, le despotisme de certains empereurs et déplore la
corruption répandue jusque dans les milieux les plus élevés ;
il confie à ses pages son aspiration angoissée à la liberté perdue
et son regret pour la grandeur passée de l'ancien Sénat et pour
les temps heureux de la Rome austère des Pères.



Que la parole soit bien l'expression de la pensée.

b) Une autre maxime qui, malgré l'apparence, est quelque
peu difficile à comprendre et à pratiquer, est celle-ci : verbum
oris est verbum mentis, c'est-à-dire l'homme dit (ou écrit) ce
qu'il pense. Le sens le plus obvie est le suivant : la parole
extérieure reçoit son sens et son contenu de la pensée intérieure.
Aussi, celui qui veut connaître la pensée de l'auteur doit écouter
ses paroles, et, lorsqu'il n'y a pas de motifs positifs d'en douter,
il doit s'en tenir à celles-ci comme à des témoins naturels de
l'esprit intime. Sous cet aspect, ce ne sont pas la personne de



2 Tacite, Annales, 1, chap. 1.

l'auteur, sa vie et ses tendances qui doivent être le point de départ de l'enquête critique ; mais l'oeuvre et ce qu'elle exprime. Cependant la maxime citée avertit également l'auteur qu'il sera jugé à partir de ses paroles, qui, par conséquent, doivent refléter fidèlement ses idées et ses sentiments. Si ceux-ci sont justes, il fera tout son possible pour exprimer cette mentalité droite, en tenant compte d'autre part qu'il n'est pas toujours facile de penser d'une façon et d'écrire d'une autre ; c'est-à-dire qu'il est fort difficile de cacher la pensée intime, sans que, d'une manière ou d'une autre, elle ne soit dévoilée par telle ou telle nuance. La maxime est donc pour l'écrivain une exhortation à la sincérité. En revanche, elle fixe au critique les limites d'enquête et de jugement. Il doit s'en tenir à la claire signification objective de l'oeuvre, car sa tâche stricte est de juger l'oeuvre et non l'auteur. Ce qui peut donc être entendu dans un bon sens il doit l'interpréter de la sorte. C'est là une règle générale nécessaire pour une vie sociale pacifique et pour les rapports réciproques entre les hommes. En laissant de côté les cas douteux sur le sens objectif d'un texte, où il conviendra de pencher vers une interprétation favorable à la droiture de l'auteur, le critique doit partir de la présomption que les paroles dites ou écrites ont un sens en elles-mêmes et qu'elles ne sont présentées de prime abord au public que dans ce seul sens objectif. Or, c'est précisément celui-là que le critique a pour rôle de juger. S'il est juste, il le déclarera tel, même si d'ailleurs (et peut-être aussi de l'oeuvre même), il résultait que les idées personnelles de l'auteur ne sont pas conformes à ce sens. Si, en revanche, le sens objectif des mots contient une erreur ou une fausseté, le devoir du critique est de le faire remarquer, même s'il y a lieu de croire que le mode de penser subjectif de l'auteur est différent et correct. Une critique juste et bienveillante pourra, dans de tels cas, suggérer un correctif approprié des mots incriminés, en considération de la personne de l'auteur ; mais le sens objectif erroné ne se trouve pas pour cela annulé.



-dessus tout : la charité.

c) Nous voudrions mentionner aussi une troisième maxime : Super omnia autem caritas : mais par-dessus tout la charité. On a voulu l'attribuer à saint Augustin, toutefois il semble plus probable que ce soit à tort. Cependant, ce qu'elle veut désigner y est exactement exprimé, et elle entend résoudre sur le terrain pratique le doute qui, plus d'une fois, tourmente le critique honnête, c'est-à-dire s'il doit donner la priorité à la veritas ou à la caritas. Théoriquement, il est clair qu'il ne peut y avoir aucune opposition entre la veritas et la caritas, si l'on entend par ce terme le fait de réaliser le vrai bien du prochain et d'éviter de l'offenser injustement. Mais la question revient sur le terrain pratique dans les cas particuliers. Supposons que le critique littéraire se trouve devant le choix : ou dire toute la vérité, comme il serait nécessaire, mais une vérité qui cause à l'auteur une offense et même un dommage, au détriment, semblerait-il, de la charité ; ou bien obéir à ce qui paraît un devoir de charité, en taisant la vérité qui ne devrait pas être cachée et en ignorant une sérieuse erreur. Le critique se demande alors à laquelle des deux il doit donner la préférence. Son anxiété s'accroît s'il interroge les préceptes divins, où le respect de la vérité et de la charité est hautement et également recommandé.

En effet, le Seigneur a dit : Veritas liberavit vos (Jn 8,32) ; l'Apôtre des Gentils enseigne : Plenitudo legis est dilectio (Rm 13,10), et, dans un autre passage, selon le texte grec : àkySeùovreç ds èv àyâirfl aùÇrjocofiev ecç aùrov va Tzdvra (Ephes., 4, 15) : c'est-à-dire : En adhérant à la vérité, nous croissons dans la charité en lui dans tout. Jean, le disciple préféré, qui estimait n'en avoir jamais dit assez en ce qui concerne la charité proclamait : Deus caritas est. Dieu est charité (1Jn 4,16) ; et encore : In hoc cognovimus caritatem Dei, quoniam Me animam suam pro nobis posuit ; et nos debefhjis pro fratri-bus animas ponere (1Jn 3,16) : nous aussi, nous devons livrer notre vie pour nos frères ; mais' le même saint Jean formule au sujet d'un homme qui offense la vérité et l'intégrité de la doctrine la ferme injonction : nec Ave ei dixeritis, donc même pas un bref et rapide salut (II Jn 10).

Quelle règle de conduite devra donc suivre le critique littéraire conformément à ces préceptes de la Sainte Ecriture ? Comment réussira-t-il à en concilier dans sa pensée et dans sa conscience le conflit apparent de priorité ? Le « fondement » de tout est la veritas ; le « terme » et le « couronnement » de tout est la caritas. Le fondement doit demeurer intact, sinon tout s'écroule, même le « couronnement » et 1'« achèvement ». Mais le fondement de la vérité ne suffit pas, ni le fondement de la foi sans la charité, dont il est dit dans la lettre aux Corinthiens : major autem horum est caritas (1Co 13,13), texte dans lequel, avec un sens analogue, se reflète la maxime citée plus haut super omnia autem caritas. D'ailleurs, dans plus d'un cas, il ne sera pas difficile de trouver la juste voie si le critique demeure conscient de ce que le précepte de la charité est pour lui un devoir non seulement à l'égard de l'auteur, mais aussi à l'égard du lecteur. Il pourra donc toujours utiliser quelque occasion favorable pour éviter de dangereux malentendus chez le lecteur, tout en usant de formes délicates envers l'auteur.

Nous avons estimé utile de mentionner certaines de ces maximes secondaires, car il Nous semble qu'elles expriment, sous une forme plus concrète que les principes fondamentaux généraux, ce que l'on réclame chez le critique littéraire. Ceux-ci doivent constamment présider à son oeuvre délicate, trop souvent sujette à des égarements, à des excès et à des faiblesses ; ils sont la base pour mériter et accroître la confiance que le public place dans la critique et ils marquent la limite entre le juste et l'injuste dans l'accomplissement de son importante tâche.



Le Saint-Père réserve la seconde partie... « l'objet » pour une autre rencontre.

En réservant, comme Nous l'avons déjà annoncé au début, à une autre rencontre, s'il est possible, l'exposition de la seconde partie (l'objet) de Notre explication, Nous appelons, en attendant, sur vous et sur votre oeuvre l'abondance des lumières et des secours divins, en gage desquels Nous vous donnons de tout coeur Notre paternelle Bénédiction apostolique.


ALLOCUTION A DES SPORTIFS D'ORAN

(13 février 1956) 1






Le lundi 13 février, le Souverain Pontife reçut la société sportive d'Oran et lui adressa le discours suivant en français :

Nous sommes très touché, chers fils, du témoignage d'affection filiale et de confiance, que vous voulez Nous rendre à l'occasion de votre passage à Rome. Vous savez que les sportifs sont particulièrement assurés de trouver auprès de Nous un accueil empressé et chaleureux. Tant de fois déjà Nous avons reçu des représentants d'associations sportives, des équipes, des champions auxquels Nous avons dit Notre estime et Notre intérêt. Nous apprécions beaucoup leur souci de développer, avec la vigueur et la souplesse du corps, les qualités morales de courage et d'endurance, comme aussi de maîtrise de soi et de respect d'autrui, sans lesquelles les compétitions dégénèrent vite en luttes âpres et brutales.

Puisque vous attendez de Nous une parole d'encouragement et d'exhortation, Nous voudrions vous inciter à pratiquer votre sport favori avec ardeur sans doute, mais aussi avec un maximum de correction. Le désir de remporter la victoire n'autorise jamais la dureté, les méthodes de jeu dangereuses, et moins encore le mépris de l'adversaire. Et si celui-ci commet une faute et manque à l'honnêteté et à la correction, rappelez-vous alors le précepte évangélique ; ne rendez pas le mal pour le mal, mais restez patients et calmes, pleinement maîtres de vos sentiments.

Cette attitude si digne et si noble, inspirée de l'idéal chrétien, conservez-la dans vos rapports sociaux. Combien de fois les oppositions d'idées et d'intérêts, les revendications même légi

times, ne tendent-elles pas à dresser les hommes les uns contre les autres, à leur faire oublier les règles les plus élémentaires de la prudence et de l'humanité. Non, chers fils, ne perdez pas votre sang-froid ! Ecoutez plutôt la voix de l'Eglise, mère de tous les hommes : elle a su dans sa longue histoire apaiser bien des luttes fratricides, parce qu'elle demeure au-dessus de tous les partis et rappelle à tous l'existence d'un Dieu de justice, qui ne laissera impuni aucun crime, d'un Dieu de paix, qui exige le pardon fraternel, mais saura aussi récompenser les plus humbles services et jusqu'au verre d'eau donné en son nom (Mc 9,40).

Que chacun de vous soit dans son milieu social un agent de paix et de compréhension ! Qu'il combatte pour la justice, mais avec les armes de la douceur et de la charité ! C'est la grâce que Nous implorons du Seigneur pour vous, en même temps que Nous la demandons pour vos familles et votre chère patrie. De tout coeur, Nous vous accordons Notre paternelle Bénédiction apostolique.


ALLOCUTION AUX CURÉS ET PRÉDICATEURS DE CARÊME DE ROME

(14 février 1956) 1






Le mardi 14 février, le Souverain Pontife a reçu, en audience spéciale, les curés et prédicateurs de Carême. Il a prononcé un discours en italien dont nous donnons la traduction ci-dessous.

Le Saint-Père dit sa joie de se retrouver, chaque année, dans cette réunion.

Cette rencontre avec vous, chers fils, prédicateurs de carême et curés de la ville de Rome, est une bien douce habitude. Chaque année, vous vous réunissez autour de Nous pour examiner le travail accompli et surtout pour trouver un encouragement à travailler avec encore plus de zèle dans la partie choisie de la vigne qui vous a été confiée par la prévoyante bonté de Dieu.

Chaque année, vous venez renouveler la résolution de poursuivre vos efforts, afin que votre action de défense, de conquête, de construction positive devienne de plus en plus fervente et éclairée, de plus en plus hardie, harmonieuse et organique. Pour apporter, comme les autres fois, Notre contribution à votre travail, voici une parole que Nous voudrions voir demeurer imprimée dans votre coeur.



Son mot d'ordre, cette année, sera celui de l'apôtre bien-aimé : aimez-vous les uns les autres.

1 D'après le texte italien des A. A. S., XXXXVI1I, 1956, p. 135, traduction française de l'Osservatore Romano, du 24 février 1956.

2 Comm. in Epist. ad Calatas, 1. 3, cap. 6 ; Migne, P. L., t. XXVI, col. 462.




Vous vous rappelez tous, certainement, la scène émouvante racontée par saint Jérôme 2 ; sans doute, en avez-vous fait plus

d'une fois l'objet de votre méditation. A Ephèse, l'apôtre Jean l'Evangéliste, dans son extrême vieillesse, était péniblement porté à l'église par ses disciples ; mais, ne pouvant parler longtemps de sa voix fatiguée, il avait pris l'habitude de ne dire, à chaque réunion, qu'une seule phrase : Filioli, diligite alterutrum : mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres.

Etant donné leur extraordinaire dévotion pour le saint vieillard, les disciples et les frères, au début, écoutèrent attentifs et émus ; puis, ils commencèrent à s'étonner et, finalement, ils en arrivèrent à manifester leur ennui. Mais, ayant demandé à Jean le motif de sa monotone répétition, ils reçurent une réponse digne de l'apôtre : Quia proeceptum Domini est, et si solum fiât, sufficit : C'est le précepte du Seigneur, et si vous l'observez cela suffit.

C'est la même parole que Nous voulons vous adresser, chers fils, curés de Rome, en cette rencontre, à la fois solennelle et intime ; Nous sommes sûr, en la disant, d'interpréter le désir de Jésus, dont Nous voudrions être — aujourd'hui plus que jamais — un simple et fidèle porte-parole. Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres. C'est là le précepte du Seigneur : Quia prseceptum Domini est.



Le Saint-Père sait bien que les prêtres s'aiment les uns les autres.

1. - Diligite alterutrum : aimez-vous, avant tout, entre vous.

Oh ! Nous le savons bien, que les prêtres s'aiment ! Nous savons qu'ils s'aiment, grâce à Dieu, plus qu'il ne saurait apparaître à un observateur superficiel et distrait. Quand le rythme et l'intensité de votre travail vous prennent et, parfois même, vous accablent ; quand ils occupent entièrement vos journées et vous obligent, quelquefois, à passer des nuits sans sommeil ; votre action apostolique, qui n'admet ni pauses ni retards, peut alors même donner l'impression que certains d'entre vous ne pensent qu'à eux, ignorant les autres ; qu'il y ait donc peu d'amour entre vous. En réalité, il n'en est pas ainsi. Celui qui vous observe mieux, qui vous connaît intimement, sait que dès qu'un besoin matériel et moral afflige un de vos confrères, vous ne tardez pas à accourir à son aide. Certains états d'âme qui semblaient inexistants non seulement aux autres, mais jusqu'à vous-mêmes, se manifestent alors : d'où ces anxiétés et ces sollicitudes affectueuses, bien naturelles sans doute, mais qui sem-



blaient toutefois inimaginables. Vous vous aimez déjà, chers fils ; mais vous devez vous aimer encore davantage : car c'est là le précepte du Seigneur.

En vérité, Il n'a prêché aucun précepte autant que le commandement de l'amour ; en conséquence, nous trouvons peu d'attitudes aussi réprouvées par Lui que la froideur ou, pis encore, la haine envers ses semblables. Il a fait de l'amour son commandement, en le présentant comme le résumé de tous ses préceptes et en proclamant que c'est sur lui, à la fin, que tout le monde serait jugé. A la dernière Cène, après la disparition de Judas dans les ténèbres de la nuit, Jésus prit le ton de quelqu'un qui demande un recueillement particulier et une attention spéciale, parce qu'il voulait résumer tout son enseignement, et Il murmura : Filioli, adhuc modicum vobiscum sum : mes fils, je suis avec vous pour peu de temps encore. Et II continua en disant : mandatum novum do vobis : je vous donne un commandement nouveau : ut diligatis invicem, sicut dilexi vos : aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés. In hoc cognoscent homines quia discipuli mei estis, si dilectionem ha-bueritis ad invicem (Jn 13,30-35) : C'est précisément à cela que tout le monde reconnaîtra que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres. Il dit ces paroles avec une tendresse infinie, comme en scandant chaque syllabe, afin qu'elles s'imprimassent bien dans leurs pensées et se gravassent dans leurs coeurs.



Il leur rappelle que les paroles de Notre-Seigneur s'adressent plus particulièrement aux prêtres.

Ces paroles du divin Maître, adressées à tous les chrétiens, se référaient certainement, de façon particulière, aux prêtres. Comme Nous l'avons plusieurs fois recommandé, ceux-ci doivent posséder toutes les qualités, dont dépend en grande partie l'efficacité de leur ministère ; mais, chers fils, si à côté de la foi, de l'espérance, de l'humilité, de la pureté, vous n'aviez pas l'amour ardent et concret que Jésus prescrit, les autres vertus vous serviraient-elles donc ? Certainement pas. En effet, parler les langues des hommes et des anges, faire des prophéties et accomplir des miracles, sans avoir la charité, ne sert à rien ; c'est même comme si l'on n'était rien : nihil sum, déclare l'apôtre (1Co 13,1-3).

Les prêtres doivent se soutenir mutuellement.

a) Cet amour réciproque vous fera non seulement éviter tout
acte discourtois (n'en parlons même pas !), mais aussi toute
parole désagréable et même toute pensée volontairement mal-
veillante. Souvent les prêtres sont l'objet d'attaques plus ou
moins hostiles, qui en arrivent parfois jusqu'à la calomnie, à
l'interprétation maligne de leurs paroles, à la dénaturation de
leurs gestes. Quelquefois, les fidèles eux-mêmes, voire sans
mauvais esprit, contribuent à rendre amère la vie du prêtre, qui,
à la ressemblance de Jésus au jardin des oliviers, est assailli
par la tristesse, par la lassitude, par la crainte.

Vous voyez donc, chers fils, combien est nécessaire avant tout l'amour entre vous ; combien sont indispensables la compréhension réciproque et la profonde estime, qui non seulement vous empêcheront de dénaturer les paroles et les actes de vos confrères, mais vous disposeront à les interpréter avec une bienveillance fraternelle et à les défendre contre des attaques de tout genre.



... s'entraider ;

b) L'amour vous fera également prévoir ce dont vos con-
frères pourraient avoir besoin : vous serez empressés à satisfaire,
appliqués à prévenir même leurs désirs.

Voici : un de vos confrères a besoin d'un conseil, demande un encouragement et peut-être attend un secours urgent. Allez au-devant de lui, en lui offrant généreusement tout ce qui est en votre pouvoir, certains que le fait d'aider un prêtre, de le soutenir et de le réconforter, de l'encourager et même de lui donner d'affectueux avis, est parmi les oeuvres divines la plus divine, la plus agréable à Jésus, prêtre suprême et éternel.

Quelquefois, sans l'intervention opportune de l'un de vous, quelque esprit sacerdotal demeurerait peut-être égaré, quelque enthousiasme brisé, quelques ardeurs apostoliques s'éteindraient tristement. Aussi bénissons-Nous, avec toute l'effusion de Notre esprit, tous les prêtres, qui se prodiguent en faveur de leurs confrères : spécialement lorsqu'avec une tendresse paternelle, ils soutiennent les plus jeunes plantes, fragiles, contraintes, en raison de l'urgence de l'oeuvre apostolique, à affronter trop tôt la violence des vents et les tempêtes du monde. C'est seulement au ciel que cette oeuvre de salut et de sanctification pourra être dignement appréciée.



travailler en équipes ;

c) Nous voudrions vous indiquer un moyen particulièrement approprié pour manifester votre amour fraternel. Vous savez, chers fils, combien il est difficile de faire beaucoup tout seul et que, souvent même, il est pratiquement impossible de tout faire. Soyez donc et déclarez-vous prêts à réunir vos forces, en répondant généreusement aux appels de vos confrères, s'ils vous demandent une aide pour leur ministère apostolique.

Naturellement les lois normales de l'apostolat et les prescriptions canoniques elles-mêmes (can. 465) réclament que chacun de vous demeure habituellement à son poste de travail ; mais quand l'autorité légitime permet ou même suggère de vous aider réciproquement, surmontez par amour tout obstacle ; ainsi se réaliseront non seulement la somme des forces, mais aussi, pour ainsi dire, leur multiplication.



aimer plus particulièrement les âmes qui leur sont confiées.

2. - Diligite alterum : aimez-vous les uns les autres ; aimez particulièrement ceux qui sont confiés à vos soins.

Sans aucun doute, l'amour doit être universel, doit embrasser tous les hommes. Tous sont, en effet, des créatures de Dieu, ses images, appelées à la béatitude céleste.

Mais le juste ordre dans l'amour peut admettre — prescrit même, en réalité — certains degrés. Il n'y a donc rien de contraire, si votre temps et vos forces sont consacrés principalement aux âmes qui vous appartiennent davantage, parce que c'est à vous que l'Eglise les a confiées. Vous devez leur consacrer vos sollicitudes particulières ; votre fervent dévouement doit être pour elles.

a) Avant tout, dévouement continu.

Donc, tout en respectant l'ordre nécessaire — par exemple, certains qui sont à la fois un effet et un instrument efficace de cet ordre —, les prêtres ont le devoir sacré de faire tout leur possible afin que les fidèles aient la possibilité de s'adresser facilement à eux pour les nécessités spirituelles. Cela vaut en particulier pour l'administration des sacrements, qui, lorsqu'ils sont légitimement réclamés, même seulement par dévotion, ne peuvent être refusés. Nous recommandons spécialement de rendre possible et facile la communion quotidienne, si désirée par l'Eglise, qui, par les récents amendements à la loi du jeûne eucharistique, a voulu ouvrir encore davantage aux fidèles les portes du Tabernacle.

b) Votre dévouement doit être joyeux.

Nous savons bien, — Nous le rappelions au commencement —, tout ce qu'il en coûte au prêtre pour être prêt à répondre à tous les besoins (spirituels et, parfois, aussi temporels, spécialement en des moments difficiles comme à présent) et à tous les appels. Nous éprouvons Nous-même souvent une grande peine en apprenant que beaucoup d'entre vous, chers fils, sont surchargés par tant de fatigues ; mais cette compréhension paternelle ne Nous dispense pas de vous mettre en garde contre un danger qui pourrait venir précisément de votre excès de travail ; en effet, celui-ci pourrait non seulement vous indisposer, mais, parfois même vous irriter, vous rendre moins aimables, moins courtois, en somme moins charitables. Il est facile d'imaginer le grave détriment qui en résulterait pour les âmes. Elles viennent à vous comme à des pères, presque toujours avec l'inquiétude dans le coeur, avec le doute dans l'esprit. Comme la charité est patiente et bienfaisante (1Co 13,4), comme « l'amour ne sent pas de poids et ne connaît pas de fatigue » 3, ils peuvent accomplir le miracle de rendre permanent le sourire sur vos lèvres. Qui pourra imaginer le bien que les âmes reçoivent de la joie du prêtre, lorsqu'il répond empressé et joyeux à tout appel, comme s'il était appelé par Dieu ?



Le Souverain Pontife termine en assurant les prêtres âe toute son aide et en leur demandant de s'unir tous sans soucis d'intérêts personnels.

3. - Nous désirons, chers fils, vous dire une dernière parole.

3 Imitation de lésus-Christ, liv. Ill, chap. V, no 4.




Nous avons consacré, ces jours-ci, une particulière attention aux réponses que vous avez fait parvenir au questionnaire envoyé par le Vicariat de Rome. Il est inutile de vous dire combien de motifs de consolation paternelle Nous y avons trouvés, en constatant tant de rayonnement, tant de vitalité, une telle ferveur d'oeuvres apostoliques dans de nombreuses paroisses des quartiers urbains, de la banlieue et de la campagne romaine. Tout cela est dû à votre esprit, héroïque voudrions-Nous dire, d'abnégation et au zèle avec lequel vous vous prodiguez, atteignant un rythme et une intensité de travail supérieurs, semblerait-il, aux forces dont vous pouvez disposer effectivement.

Mais cette même méditation attentive Nous a révélé certaines ombres, que vous avez loyalement tenu à mettre en évidence. Pour vous aider à les dissiper, Nous ferons tout ce qui est en Notre pouvoir, afin qu'à votre volonté de vous prodiguer sans répit et sans réserve répondent une aide opportune et des directives précises et afin que votre oeuvre devienne de plus en plus coordonnée, organique et efficace.

Mais il est nécessaire de réaliser de votre côté cette complète fusion de pensées et de coeurs, qui est le plus noble effet de l'amour. Comme nombreuses et importantes sont les batailles à vaincre pour la sanctification des âmes, pour le salut des familles, pour que la ville de Rome conserve son visage chrétien, vous devez unir vos efforts pour une action commune, sans soucis d'intérêts personnels, de jalousies, de rancoeurs, mais qui consume tout au feu d'une vivante charité efficiente. Cette action concordante, vous devez l'inculquer à tous vos militants, qu'ils soient organisés dans l'Action catholique ou réunis sous d'autres drapeaux bénits par l'Eglise ou même qu'ils agissent en dehors de toute association. Multitudinis . . . credentium erat cor unum et anima una (Ac 4,32). C'est là, vous le savez bien, ce que racontent les Actes des Apôtres en parlant des premiers chrétiens : c'est ce qui doit être dit de vous tous, de tous vos fidèles.



Enfin il exhorte les fidèles engagés sur le terrain politique et social à ne pas se servir de la religion pour satisfaire des ambitions personnelles.

Il est une observation particulière que Nous entendons adresser paternellement aux chrétiens qui opèrent dans le domaine civique et sur le terrain politique. Là aussi, on doit servir le Christ par les paroles et les actions, individuelles et collectives. Si quelqu'un était tenté d'utiliser le christianisme comme instrument d'élévation sur le mont perfide des ambitions personnelles, il devrait être franchement rappelé à l'ordre, surtout s'il était induit par des motifs sans noblesse à attenter à la concorde et à l'union des chrétiens. Le péril continue à être trop sérieux et l'oeuvre à laquelle vous êtes tous appelés trop gigantesque. Il faut savoir encore résister et renoncer, non seulement, comme c'est évident, à des velléités personnelles, mais aussi à des idées qui pourraient apparaître, et même être réellement, justes et géniales. L'union que Nous recommandons est un fruit de l'amour, et l'amour est toujours un sacrifice, partiel ou complet, mais doux et fécond, de ce que nous avons, de ce que nous sommes.

Filioli, diligite alterutrum. Aimez-vous les uns les autres. C'est le souvenir de votre Père ; c'est la parole que Nous vous répétons avec une immense tendresse.

Et, maintenant, chers fils prédicateurs de carême et curés, Nous vous donnons de grand coeur la Bénédiction apostolique à vous ainsi qu'à tout ce que vous accomplissez avec zèle. Et Nous voudrions en même temps exprimer le souhait que le nouvel Ordo de la Semaine sainte, appliqué cette année pour la première fois, permette à un plus grand nombre de fidèles d'assister à ces grands et vénérables rites liturgiques : il produira ainsi les fruits spirituels qu'on en attend et contribuera à l'accroissement de la piété et de la vie chrétienne, dans la méditation de la passion, de la mort et de la résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à Qui soient rendus honneur et gloire dans les siècles. Ainsi soit-il !


Pie XII 1956 - DISCOURS AUX PRÊTRES ET RELIGIEUX CHARGÉS DE LA CRITIQUE DES LIVRES