Pie XII 1956 - FEDERATION DES HOMMES CATHOLIQUES


ALLOCUTION A LA COMMISSION NATIONALE ITALIENNE DE LA LIGUE POUR LA LUTTE CONTRE LE BRUIT

(11 décembre 1956) 1


Le 11 décembre, le Saint-Père a reçu les membres de la « Commission nationale italienne de la Ligue pour la lutte contre le bruit ». /7 a prononcé, en italien, le discours suivant dont nous publions la traduction :

Le IIe Congrès national tenu, l'an dernier, par la « Ligue italienne pour la lutte contre le bruit » vous a chargés d'élaborer les modalités d'une défense des maisons d'habitation contre un tel préjudice et c'est à ce titre que vous êtes actuellement à Rome. Nous avons accueilli bien volontiers vore désir de Nous faire part de vos travaux et Nous sommes heureux de vous en exprimer Nos plus vifs encouragements.

Nous avons parcouru avec intérêt le volume qui rassemble les conférences prononcées durant votre dernier congrès ; elles démontrent éloquemment le souci de ne négliger aucun des aspects de ce problème qui devient de jour en jour plus aigu. Les inconvénients s'en manifestent également à Rome où l'affluence croissante des véhicules de toutes sortes dans des rues étroites et encombrées et, bien souvent, l'inobservance des règlements de police, sont la cause d'un bruit intense, nuisible à la tranquillité des citadins. Que les bruits alimentés par le trafic automobile, les ateliers et les appareils domestiques aient une répercussion nuisible sur l'organisme humain et particulièrement sur le système nerveux, le fait est prouvé par l'expérience quotidienne. L'excitation continue et parfois violente, exercée sur les nerfs, provoque une fatigue plus rapide, des maux de tête, une diminution considérable des perceptions sensibles. Pendant longtemps, malheureusement, on a considéré comme normal de soumettre les ouvriers au fracas assourdissant des machines dans leurs ateliers et les employés au tourment incessant des sonneries, des appels et du crépitement des machines à écrire dans leurs bureaux. Actuellement, l'influence de l'état psychique du travailleur sur son rendement n'échappe plus au chef d'entreprise et l'on a commencé à y chercher une parade.

Mais les demeures privées sont entourées, elles aussi, d'un réseau de bruits sans cesse plus denses, qui proviennent de la rue ou du voisinage et qui réclament une action de défense organisée. Aussi, Nous félicitons-Nous de voir votre Ligue s'occuper sérieusement de ce problème ardu et d'abord du point de vue technique, par l'étude des causes de trouble et des procédés aptes à procurer un isolement acoustique efficace. Sans doute, l'utilisation de matériaux de construction insonorisés oblige-t-elle à de plus grandes dépenses, mais elles seront rapidement couvertes dans les édifices industriels par l'augmentation de la production, grâce à l'amélioration de la condition physique de la main-d'oeuvre ; de même, pour les habitations privées, la surcharge économique sera-t-elle largement compensée par un accroissement de tranquillité, de paix et de bien-être familial, avantages d'un prix inestimable.

La mécanisation de la vie moderne est cause de la plupart des perturbations sonores — que l'on pense, par exemple, aux tramways, aux métros et aux chemins de fer souterrains, aux gros camions, qui font vibrer le sol sur lequel ils passent - ; elle constitue pour les familles une véritable menace, en particulier pour l'intimité du foyer et pour l'atmosphère de joie sereine qui devrait y régner. Aussi souhaitons-Nous vivement que l'opinion publique, alertée par votre action, acquière une plus nette conscience de la nécessité d'une défense contre le bruit, surtout lorsqu'il est provoqué sans utilité. Il suffirait souvent d'un peu d'attention, d'un peu de courtoisie et d'égards pour les autres pour les éviter. Que chacun s'habitue donc à penser non pas seulement à sa propre commodité, mais aussi à celle d'autrui ; qu'on en tienne compte le plus possible et qu'on s'applique à ne pas troubler le voisinage par des bruits excessifs ou inutiles.

Nous voudrions également faire observer que le silence se révèle bénéfique non seulement pour la santé, l'équilibre nerveux et le travail intellectuel, mais surtout pour la vie humaine en profondeur et en hauteur. Le silence extérieur ne suffit certainement pas pour élever l'esprit jusqu'aux régions les plus élevées, mais il en prépare l'accès, il invite à un effort plus vif dans la vie intérieure, il dispose à écouter la voix mystérieuse de Dieu, présent dans l'âme de sa créature et désireux de lui communiquer ses biens.

Puissent ces considérations vous inspirer dans votre bienfaisante activité et vous aider à la poursuivre avec une ardeur toujours plus grande. Avec ce souhait et en gage des faveurs célestes les plus abondantes, Nous vous donnons de tout coeur, à vous, à vos familles et à vos collaborateurs, Notre paternelle Bénédiction apostolique.


RADIOMESSAGE AU DEUXIÈME CONGRÈS EUCHARISTIQUE BOLIVARIEN

(16 décembre 1956) 1



Le 16 décembre, le Souverain Pontife a conclu le IIe congrès eucharistique des six pays bolivariens — tenu à Caracas sous la présidence du légat pontifical, le cardinal Antoine Caggiano, évèque de Rosario — par un radiomessage en espagnol, que nous traduisons ci-dessous :

Vénérables frères et chers fils, qui clôturez, dans la belle ville de Caracas, le second congrès eucharistique bolivarien : Quelle consolation, aussi profonde que surnaturelle, pour Nous, en ce moment, que d'accéder à vos désirs filiaux en Nous mettant en communication avec vous ! Votre magnifique assemblée Nous offre un merveilleux spectacle ; comme le rayon de soleil qui, dans le ciel le plus sombre et le plus menaçant, déchire les nuages à l'improviste et réjouit une terre silencieuse et apeurée, votre réunion annonce une pluie de paix, de douce fraternité et d'ineffable joie, au point de faire jaillir sur les lèvres les paroles du Psaume : Ecce quam bonum et quam Iucundum, habitare fratres in unum. Ah ! qu'il est bon, qu'il est doux pour des frères d'habiter ensemble (Ps 132,1).

Le Saint-Père fait remarquer que le congrès eucharistique de Cali, de 1949, dont le thème était la rechristianisation de la famille par l'Eucharistie, semble une introduction toute naturelle au problème étudié dans le présent congrès : les vocations sacerdotales.

Mais vous ne devez pas penser, chers fils, que Nous considérions votre congrès comme un événement surprenant parce qu'il serait inespéré. Les deux congrès eucharistiques nationaux vénézuéliens de 1907 et de 1925 et, surtout, le premier congrès eucharistique bolivarien de 1949 apparaissent à la lumière de cette heure, comme une préparation providentielle. La rechristia-nisation de la famille au moyen de l'Eucharistie, qui fut le thème d'études des inoubliables journées de Cali semble une introduction naturelle au problème que vous avez examiné ces jours-ci ; c'est, en effet, du tronc familial consolidé, vivifié et sanctifié par la vie eucharistique que devront jaillir ces rameaux, ces fleurs et ces fruits que sont les vocations ecclésiastiques.

2 S. Th., III 82,3 in c.


Il est certain que le sacrement de l'Autel est le principal moyen de connaître Jésus-Christ, de se pénétrer de la grandeur de sa mission et de s'offrir à la continuer par le sacerdoce ; il est vrai que l'intense vie de piété, soutenue et alimentée surtout par le pain du ciel, aboutira, comme conséquence naturelle, à l'augmentation des vocations ; il est hors de doute que devant l'Agneau, qui se sacrifie continuellement sur le saint autel, les âmes vouées à une immolation perpétuelle obtiendront, par leurs larmes et par leurs soupirs, les grâces nécessaires afin que la rosée descende finalement sur la terre desséchée et fasse s'épanouir la fleur des vocations. Mais, en s'en tenant à l'ordre pratique, ces dons divins ne descendront dans les âmes que par la voie d'un foyer chrétien et pur, d'une éducation familiale saine et religieuse, d'un esprit surnaturel toujours présent à l'intérieur des foyers domestiques ; cela est si vrai que, plus d'une fois, les efforts des meilleurs éducateurs échouent par manque de cette coopération familiale et, davantage encore, si son influence se manifeste dans un sens contraire. Quelle erreur ce serait là ; quel manque d'esprit de foi cela démontrerait ! Ce ne serait plus le moment, chers fils, d'exalter l'excellence du sacerdoce, spécialement devant ceux qui, comme vous, savent la valeur d'un choix et d'une institution parmi les hommes, pour traiter des choses qui se réfèrent à Dieu, en présentant des offrandes et sacrifices pour les péchés (He 5,1). En concluant un congrès eucharistique et les yeux fixés sur la sainte Hostie, qu'il Nous soit permis, du moins, de rappeler l'union intrinsèque qui existe entre le Sacerdoce et l'Eucharistie car ad sacerdotem pertinet dispensatio Corporis Christi il appartient au prêtre de distribuer le Corps de Notre-Seigneur2 ; si, dans l'Eglise, tous les ordres sacrés se rapportent principalement à l'Eucharistie3, à plus forte raison le sacerdoce, dont la principale charge consiste à consacrer le Pain des anges, à veiller amoureusement sur lui et à le distribuer à un peuple qui a besoin de cette manne venue du ciel pour ne pas mourir de faim dans le désert.

3 S. Th. Suppl. q. 37, a. 2 ad 311m.


Le Saint-Père exprime le souhait que ne fassent jamais défaut des mains consacrées pour prendre soin des nombreuses églises bolivariennes.

Parcourez vos villes grandes et petites, rendez-vous dans les campagnes sur les routes modernes ou les anciens sentiers, montez sur les montagnes les plus hautes, descendez sur les plages les plus longues, enfoncez-vous dans les vallées les plus sombres, n'est-il pas vrai que, dans ces lieux, il vous semble trouver une fenêtre ouverte sur le ciel, un coin pour reposer en paix, une source pour vous rafraîchir, en découvrant la tour élancée ou l'humble clocher qui nous annoncent la présence d'un temple sacré ? Que les églises ne manquent jamais parmi vous et, pour cela, que ne fassent jamais défaut les mains consacrées qui doivent en prendre soin, qui doivent les ouvrir et fermer, qui doivent administrer pour votre bien ce trésor eucharistique en comparaison duquel les autres richesses et merveilles de la terre ne valent rien.

Ce n'est pas un appel d'alarme, parce que Notre confiance en la divine miséricorde va bien au-delà de toutes les prévisions humaines ; ce n'est pas un cri d'angoisse parce que Notre espérance repose sur des motifs plus solides que ceux qui sont purement naturels ; c'est une parole de Père toujours désireux du bien de ses fils, de Père qui regarde l'avenir et qui attend tellement de ces fils pour leur propre bien et pour celui de la grande famille catholique ; elle veut être, en ces solennelles circonstances, une prière des plus ferventes : ô Seigneur, appelez au sacerdoce, grâce à l'Eucharistie, de nombreux fils de ces peuples bien-aimés, afin qu'il y ait, parmi eux, des missionnaires de votre parole, de votre pardon et de votre Corps, et qu'ainsi ne vienne jamais à leur manquer ce temple, où Vous veillez jour et nuit, pour les rendre heureux d'abord sur cette terre, puis dans l'éternité (Prière du Congrès).

En terminant, le Saint-Père rappelle que Caracas méritait à juste titre l'honneur d'être le siège du congrès.

Cette fois, l'honneur d'offrir un digne cadre à de si grandes solennités est revenu à Caracas. Située sur sa hauteur, gardant un air de vénérable noblesse, jouissant de son éternel printemps, celle qui fut autrefois le « coeur de l'Amérique naissante » pourrait impressionner aujourd'hui par son progrès vertigineux au point de faire presque oublier ses gloires passées. Mais Nous n'oublions pas que l'ancien « Santiago de Leôn de Caracas », la « Ville Mariale », méritait cet honneur comme cité eucharistique, où 1'« Adoration perpétuelle du Saint Sacrement » existe depuis 1882, et précisément dans cette sainte chapelle, édifiée sur la première petite église qu'y éleva autrefois Diego de Lo-sada. La petite semence, tombée en terre fertile, a produit aujourd'hui au centuple en ce merveilleux printemps !

Dans votre congrès se trouvent d'abord vos frères vénézuéliens, ceux des montagnes du nord aux cimes neigeuses, aux forêts denses et aux pâturages abondants, ceux qui dans les vastes régions littorales jouissent des mille avantages offerts par la mer, ceux des plaines que traverse et féconde le puissant Orénoque, ceux qui connaissent les secrets des mystérieuses forêts de la Guyane, qui perçoivent la voix de ses cascades et de ses torrents, bref, tous les fils d'un pays aux ressources inépuisables, à la jeunesse vigoureuse et au grand avenir ; ce futur dépendra beaucoup de l'importance qui, dans son organisation politique, intellectuelle, économique et sociale, sera accordée aux principes éternels de la vérité chrétienne, toujours présente dans tous les moments de votre histoire.

Et avec Nos chers fils vénézuéliens s'unissent, par un lieu commun, ceux de Colombie et du Pérou, de Bolivie, de l'Equateur et du Panama en une fraternité exemplaire ; avec vous, nations bolivariennes, s'empressent devant l'autel les représentants de nombreuses nations européennes et américaines, de la vieille Mère Patrie, comme si vous vouliez proclamer ainsi la seule et authentique fraternité, mère de la tranquillité et de la paix ; plus les âmes s'en éloignent et plus se ravivent, chez elles, les incompréhensions et les inimitiés, les jalousies et les orgueils, les haines et les avarices ; leur postérité naturelle, ce sont ces douloureuses catastrophes que Nous avons eu à déplorer, que Nous voyons à présent avec douleur et que, lorsque Nous considérons l'avenir, Nous redoutons sans cesse.

Levez les yeux, chers fils ! N'est-il pas vrai que cet autel que vous contemplez donne l'impression d'être le toit d'une maison grandiose, ouverte de tous côtés, comme si elle voulait inviter tous les peuples à venir habiter à l'ombre de la Croix, dans cette paix, dans cette félicité que l'on y respire à genoux devant Dieu fait homme, caché sous les espèces sacramentelles ? Demandez vous-mêmes qu'il en soit ainsi, par l'intercession toute spéciale de votre Mère, la Vierge de Coromoto, aux puissantes prières de laquelle Nous voulons confier toutes vos intentions et, en particulier, celle qui a été le thème central de votre congrès : Mitte, quoesumus, (Domine), operarios in messem tuam, Seigneur, envoyez des ouvriers à votre vigne !

Avec ces voeux et ces sentiments, Nous bénissons tous ceux qui sont présents à ce congrès : vous, très cher fils, Notre légat, qui Nous avez si bien représenté, tous Nos Frères dans l'épisco-pat avec leur clergé, les religieux et les religieuses, les autorités civiles et militaires, spécialement celles qui ont contribué à l'organisation et au succès du congrès, tous ceux qui se sont sacrifiés pour la préparation de cette imposante assemblée, tous ceux qui ont pris part aux réunions de l'Union catholique internationale de service social et aux journées préparatoires du second congrès mondial de l'Apostolat des laïcs, les personnalités des diverses nations qui ont contribué à rehausser ce congrès par leur présence, tous les fidèles enfin et tous ceux qui écoutent Notre voix annonciatrice de paix.

MESSAGE DE NOËL

(23 décembre 1956) 1



Voeux de Noël.

L'inépuisable mystère de Noël, une fois encore, va être annoncé aux hommes de cette terre, assoiffés, aujourd'hui plus que jamais peut-être, de vérité et de sécurité. La mystérieuse lumière qui rayonna, pendant la Nuit sainte, de l'humble berceau du Fils de Marie et les choeurs angéliques annonciateurs de la paix vont revivre dans les coeurs grâce aux splendeurs des rites sacrés et à leurs mélodies, renouvelant à l'humanité d'aujourd'hui, tant de fois déçue par la ruine de ses espérances l'invitation divine à chercher dans le mystère de Dieu la lumière, et dans l'amour de Dieu la vie. Puissent tous les hommes accueillir l'invitation d'En-Haut, et, avec la simplicité confiante des bergers qui furent les premiers à recevoir la révélation du mystère de Noël, se dire les uns aux autres : « Allons jusqu'à Bethléem voir cet événement que le Seigneur nous a fait connaître » (Lc 2,15). Cette génération comme celles qui l'ont précédée et à qui n'ont manqué ni le tourment de l'ignorance ni les angoisses des terribles événements, s'en reviendrait de la crèche du Rédempteur en glorifiant et en louant Dieu, car pour elle aussi le Christ est l'unique Sauveur.

Tel sera donc, cher fils et chères filles, le voeu de Noël que Notre coeur de Père, plein de tristesse mais non point de découragement, désire vous exprimer cette année, tandis que de menaçantes tempêtes recommencent à bouleverser les horizons de la paix. Aux hommes à nouveau effrayés et qui cherchent dans la nuit un peu de ciel lumineux et serein qui puisse apaiser les angoisses de leur intelligence devant les profondes contradictions de l'heure présente, Nous montrons du doigt le divin berceau de Bethléem, où résonne encore l'écho de la prophétie annonciatrice d'espoir et de certitude : « Erunt prava in directa, et aspera in vias planas », « les chemins tortueux deviendront droits, et les chemins raboteux deviendront unis » (Lc 3,5).


La contradiction qui pèse sur l'humanité d'aujourd'hui.

Sans aucun doute possible le poids d'une contradiction flagrante pèse sur l'humanité du XXe siècle, comme une sorte de blessure pour son orgueil : d'une part il y a cette confiance de l'homme moderne, auteur et témoin de la « seconde révolution technique », qui s'attend à pouvoir créer un monde regorgeant de richesses, affranchi de la pauvreté et de l'insécurité ; de l'autre il y a l'amère réalité des longues années de guerres et de ruines, avec la peur qui en découle, une peur aggravée ces derniers mois, de ne pas même réussir à fonder ne serait-ce qu'un modeste début de concorde durable et de paix. Il y a donc quelque chose qui ne marche pas bien dans l'organisation de la vie moderne ; une erreur capitale doit en vicier les fondements. Mais où se cache cette erreur ? Comment et par qui peut-elle être corrigée ? En un mot, l'homme moderne réussira-t-il à surmonter, et tout d'abord au fond de lui-même, l'angoissante contradiction dont il est à la fois l'auteur et la victime.


Attitude des chrétiens... réévaluer les valeurs en cause.

Les chrétiens sont sûrs de pouvoir remporter cette victoire, en se maintenant fermement sur le terrain de la nature et de la foi, grâce à une courageuse mais prudente réévaluation des valeurs en cause, et premièrement des valeurs qui sont intérieures à l'homme. Leur réalisme, qui embrasse l'univers entier sans perdre de vue les expériences du passé, leur montre que la situation où ils se trouvent n'est pas pire que celle de leurs aînés, lesquels, eux aussi, grâce à la foi ont réussi à surmonter les contradictions de leurs temps. Ils sont sûrs que la contradiction même dont ils souffrent aujourd'hui constitue la preuve d'une grave rupture entre la vie et la foi chrétienne et que c'est ce mal qu'il faut avant tout guérir.

. et des hommes sans religion.

Bien différente, par contre, est l'opinion d'un bon nombre qui, exaspérés par cette contradiction mais refusant de renoncer au rêve de la toute-puissance de l'homme, voudraient soumettre à révision même les valeurs qui ne sont pas en leur pouvoir, qui échappent à la compétence de l'humaine liberté, celles de la religion et des droits naturels. En somme ils estiment et ils enseignent que la contradiction fondamentale de notre temps peut être résolue par l'homme lui-même sans le secours de Dieu et de la religion. Cette contradiction — disent-ils — ne pourra être éliminée tant que l'homme moderne, à la fois créateur et produit de l'ère technique, n'aura pas été jusqu'au bout sur sa nouvelle voie. Et — ajoutent-ils — il devra persévérer dans son entreprise d'étendre son pouvoir sur l'être sans se fixer de limites et sans égard à la religion et à l'idée qu'elle donne de l'homme et du monde. S'arrêter en quelque manière à mi-route ou chercher un compromis quelconque entre religion et mentalité technique, voilà, disent-ils, l'erreur de base et la racine de l'actuelle contradiction. En d'autres termes ils déclinent l'invitation qui leur vient du ciel de se rendre à Bethléem alors que c'est là, et seulement là, que l'homme peut apprendre « cet événement qui est arrivé et ce que le Seigneur nous a fait connaître », autrement dit, notre réalité totale et objective.

Mais l'homme de la « seconde révolution technique » ne peut repousser l'appel de Dieu sans aggraver la contradiction dont il souffre et ses conséquences. L'invitation à la vérité et la promesse de « la paix sur terre » est valable pour lui aussi. Prosterné en adoration devant le berceau de l'Homme-Dieu, il verra la vérité totale et, à partir de là, l'harmonie de son univers. Dans le Fils de Dieu fait homme il reconnaîtra certes la dignité de la nature humaine, mais aussi ses limites ; il reconnaîtra que le sens profond de la vie humaine ne repose pas sur des formules bien calculées et sur des lois, mais sur le libre fait du Créateur ; il se persuadera que « lumière » et « vie » ne seront vraiment en sa possession que le jour où il s'attachera à la vérité comme à quelque chose d'absolu dont le rayonnement s'est produit dans sa plénitude pour la première fois à Bethléem. C'est de cette triple constatation que nous avons l'intention de vous entretenir.

I. DIGNITE ET LIMITES DE LA NATURE HUMAINE

Connaissance et acceptation de la réalité humaine.

Le premier pas à accomplir pour surmonter intérieurement l'actuelle contradiction consiste à connaître et accepter la réalité humaine dans toute sa dimension. Sur la route qui mène à la conquête de la vérité, et où la pensée antique s'est risquée non sans mal, le croyant s'avance d'un pas plus dégagé parce que la foi lui aplanit le terrain, écartant les préjugés et les obstacles que constituent la méfiance du sceptique ou l'essoufflement du rationaliste et qui empêchent d'avancer vers la lumière. L'esprit libre et ouvert à toutes les grandeurs possibles, le chrétien n'a qu'à se prosterner devant le berceau de Bethléem pour apprendre la vérité sur la nature humaine, résumée, comme en une synthèse devenue visible, dans le Fils de Dieu nouveau-né. L'origine, la nature, la destinée et l'histoire de l'homme sont liées à cet Enfant, au fait même de sa naissance au milieu de nous. A travers ses vagissements nous entendons comme le récit de notre histoire, et si nous ne connaissons pas cette histoire, la nature de l'homme demeure pour nous une énigme indéchiffrable.


Force et faiblesse de la nature humaine.

En effet, face au berceau du Rédempteur, le croyant apprend à connaître la bonté originelle et la force qui avaient été données à l'homme par grâce et non point comme un dû, au paradis terrestre ; mais il médite aussi sur sa faiblesse, manifestée tout d'abord par la chute de nos premiers parents et devenue depuis lors cette douloureuse hérédité qui ne le quitte plus, ce fleuve intarissable de nouvelles fautes tout au long du chemin qu'il doit parcourir désormais sur une terre devenue quasi hostile.


La faute originelle.

S'il s'arrête à réfléchir à son pouvoir, le chrétien sait que l'empire de l'homme sur les choses et sur les forces de la nature aurait dû s'exercer par un nouvel effet de la grâce divine au bénéfice, et non pas aux dépens, de la société humaine ; et que l'histoire, toujours par l'effet de la grâce, au lieu de s'ouvrir dans l'angoisse et la misère aurait connu le libre épanouissement des forces, dans des conditions favorables aux progrès les plus étendus et les plus élevés. Et cependant l'adorateur du Fils de Dieu nouveau-né sait aussi que la faute originelle et ses conséquences ont privé l'homme, non pas de son empire sur la terre, mais bien de la sécurité dans l'exercice de cet empire ; il sait aussi que malgré la déchéance consécutive à la première faute, l'homme demeure capable, selon sa destinée, de créer l'histoire, mais qu'il lui faudra avancer péniblement à travers un enchevêtrement d'espérances et de doutes, de richesses et de misères, de hauts et de bas, de vie et de mort, de sécurité et d'incertitude jusqu'à l'ultime décision aux portes de l'éternité.


L'oeuvre de la Rédemption.

Près du berceau du Fils de Dieu nouveau-né le croyant ne déchiffre pas seulement son passé et les conditions actuelles de sa nature, il apprend aussi à connaître son nouveau destin, oeuvre d'un amour infini, et le moyen pour lui de regagner les sommets d'où il est tombé. Il sait, en effet, que dans ce berceau repose le Sauveur homme et Dieu, son Rédempteur venu parmi les hommes pour guérir les blessures mortelles portées par le péché à leurs âmes, pour restaurer leur dignité d'enfants de Dieu et donner les forces de la grâce, afin de leur permettre de triompher, sinon toujours extérieurement, du moins intérieurement, du désordre général causé par le péché originel et aggravé par les fautes personnelles.


La dignité de la nature humaine et ses limites.

Ce triomphe intérieur lui-même, qui n'est pas possible sans la grâce divine, le chrétien y parvient grâce à la connaissance de la véritable nature humaine rachetée par le Christ, de sa dignité et de ses limites.

Voyez-le à l'oeuvre, et voyez comment il sait utiliser cette connaissance, y trouver la « vérité qui fait libres les hommes » (Jn 8,32) et le soutien de sa vie, alors même que des situations difficiles ou même des périls de mort empêchent un triomphe extérieur. Un chrétien placé en de telles circonstances, où d'autres trouvent souvent l'occasion de se révolter contre la vie elle-même, ne présentera à Dieu nulle requête, nul désir qu'il ne subordonne à l'absolue sagesse et bonté du vouloir divin. Et, tandis qu'il trouve raisonnable et juste que Dieu ne soit pas obligé de créer le meilleur de tous les mondes possibles, il tire son réconfort de cette pensée que Dieu, comme un Père aimant ne se laisse dicter la mesure de la grâce et des autres secours qu'il envoie aux hommes que par l'infinie sainteté et justice de sa volonté toujours bienveillante, laquelle vise à ce que tous les hommes puissent librement atteindre leur fin éternelle.

Comment donc devra se comporter le croyant en face de la douloureuse contradiction qui pèse sur le monde moderne et dont Nous parlions tout à l'heure ? Bien qu'il soit l'heureux possesseur de toutes les données qui lui permettent d'en triompher au fond de son âme, il ne peut pas et ne doit pas se dispenser de concourir également à la recherche d'une solution sur le plan de la vie publique. Par conséquent, le premier devoir du chrétien sera d'amener l'homme moderne à n'envisager la nature humaine ni avec un pessimisme systématique ni avec un optimisme gratuit, mais bien à reconnaître les dimensions réelles de son pouvoir. Il s'ingéniera, en outre, à faire comprendre aux hommes de la « seconde révolution technique » qu'ils n'ont pas besoin de se libérer du poids de la religion pour dépasser cette contradiction et ne plus l'éprouver aucunement. Au contraire, c'est précisément la religion chrétienne qui place la contradiction sous la seule lumière qui soit capable, en séparant le vrai du faux, d'offrir, à ceux qui en ressentent le tourment, l'unique passage qui permette d'en sortir sans bouleversements et sans ruines.


Fausse conception du péché et ses conséquences.

Pour accomplir ce devoir avec une charité éclairée, le chrétien doit connaître d'une manière très concrète l'idée, si peu réaliste, que l'homme dit moderne se fait du péché. En effet, ceux qui n'admettent pas, dans la vision qu'ils se donnent du monde, la notion de la faute originelle et celle des péchés personnels qui en sont la conséquence, et qui ne peuvent pas cependant méconnaître ce fait d'expérience que l'homme est exposé à tomber dans des fautes morales, ceux-là mettent les inclinations perverses de l'homme sur le compte de la seule morbidité, d'une débilité fonctionnelle qui sont susceptibles d'être soignées et guéries. Et ils affirment que, sitôt que seront entièrement dégagées les lois auxquelles l'homme est soumis dans ses rapports avec le monde qui l'entoure et jusque dans la profondeur de son âme, on arrivera à guérir parfaitement ses déficiences. Il faut donc, ajoutent-ils, attendre le jour où la pleine connaissance du mécanisme intérieur de l'homme donnera naissance à une thérapeutique qui saura guérir ses dispositions morales malsaines. De même que le pouvoir que l'homme moderne a acquis sur la nature extérieure, fruit d'une connaissance approfondie des lois qui la commandent, rend possibles toutes sortes de réalisations techniques, ainsi il n'y a pas de raison de douter qu'un succès comparable ne doive être obtenu dans la mise en ordre du complexe moral de l'homme. Pourquoi donc — se demandent-ils — l'homme devrait-il rester la seule machine irrémédiablement faussée et incorrigible ?


. dans la notion du délit et de la peine...

Cette manière de fausser les données de la réalité, nous en recueillons dès à présent les funestes conséquences. La mollesse partout déplorée en matière d'éducation : l'indulgence excessive devant la faute, le silence sur l'idée de culpabilité et la répugnance à l'idée d'un châtiment même juste sont les conséquences immédiates d'une conception de l'homme suivant laquelle tout est foncièrement bon en lui, alors que tous les déficits proviennent — assure-t-on — de ce qu'on ne sait pas encore faire entrer correctement l'homme dans cet engrenage de fonctions auquel il est soumis ainsi que le monde qui l'entoure.


. dans les questions de la vie sociale et de l'Etat...

Un schéma identique est appliqué par les mêmes auteurs aux autres aspects de la vie sociale. Dans les problèmes angoissants que pose la démocratie moderne il ne faut pas — à leur avis — incriminer la conscience et le sens moral des hommes, mais bien leur impuissance temporelle à construire ; cette impuissance est à son tour, disent-ils, le résultat de l'ignorance et de ce qu'on refuse de faire suffisamment confiance à la bonté humaine qui se retrouve en fin de compte chez tous. C'est pourquoi — ajoutent-ils — en approfondissant toujours plus la connaissance des normes naturelles qui régissent l'homme et le monde, on parviendra à mettre réellement en valeur les qualités de tous, et à répartir autorité et responsabilité sur un grand nombre, et même finalement sur tous les hommes. En attendant, comment se comporter en face des déficiences de la vie sociale et civique, telles que l'irresponsabilité du pouvoir, l'absorption de l'individu dans la masse, l'équilibre instable des forces qui sont en jeu dans la société ? Les partisans du prétendu réalisme affirment que, pour éliminer ces inconvénients, il suffira d'intégrer le principe de la responsabilité personnelle et celui de l'équilibre des énergies dans cet ensemble en quelque sorte mécanique et purement fonctionnel que constitue la vie en société. Et ils le répètent : de même qu'une connaissance plus étendue des lois et des fonctions naturelles a permis les réalisations techniques les plus audacieuses, ainsi dans le domaine des structures sociales, il suffira d'une connaissance plus complète des lois qui commandent leur mécanisme, pour mettre debout une société parfaite.


Le vrai réalisme chrétien.

Mais que valent, en toute vérité, ces espérances fondées sur une théorie qui, bien qu'elle se vante de son réalisme, ignore manifestement la véritable nature de l'homme ? Est-il vrai que la prédisposition de l'homme au mal ne soit que la déviation parfaitement guérissable d'une tendance normale, qu'il n'y ait là que de simples ratés mécaniques auxquels on peut remédier par une connaissance technique supérieure ? Même en admettant, car c'est vrai, qu'il ressent en soi l'impulsion de développements naturels et de complexes fonctionnels nombreux, l'homme n'en demeure pas moins, tout autrement que la matière inanimée, la plante ou l'animal, au-dessus de ces impulsions, et, tout en se rendant compte de leur force et de leur direction, il restera toujours leur maître et saura, d'une façon ou de l'autre, suivant une causalité libre les intégrer dans le cours des événements. L'homme domine ces développements et ces complexes parce qu'il est avant tout une substance spirituelle, une personne libre d'agir, ou de ne pas agir, et pas seulement la résultante d'un déroulement des processus naturels.

C'est en cela que consiste sa dignité, mais c'est aussi cela qui fixe ses limites. C'est pour cela qu'il est capable de faire le bien mais aussi le mal, capable de réaliser toutes les possibilités et les virtualités de son être, mais aussi de les mettre en danger. Et, c'est précisément ce risque-là qui, ayant pris au XXe siècle, à cause des grandes valeurs en jeu, des proportions considérables, fait naître et explique l'angoissante contradiction ressentie par nos contemporains. Il n'y a pas d'autre remède pour en triompher que le retour au vrai réalisme, au réalisme chrétien, qui détermine avec la même certitude la dignité de l'homme mais aussi ses limites, sa capacité de dépassement mais aussi la réalité du péché.


Le faux réalisme et ses applications : dans la moralité privée et publique, dans le domaine de l'éducation...

Il n'en va pas de même de ce faux réalisme dont nous voudrions dénoncer quelques-unes des malheureuses applications. Il est clair que ce faux réalisme mine les fondements de la moralité privée et de la moralité publique, en vidant de tout ce qu'ils ont de valeur positive les concepts de conscience et de responsabilité, et en affaiblissant celui de libre arbitre. Ses conséquences en matière d'éducation sont pareillement nuisibles, comme on peut déjà s'en rendre compte là où s'est exercée, plus ou moins ouvertement, l'influence du faux réalisme : écoles qui ne se proposent plus du tout, ou ne se proposent qu'accessoirement, un but éducatif ; parents devenus moralement incapables de donner à leurs enfants une éducation correcte par leurs exemples et leur direction ; c'est là qu'il faut voir avant tout la cause de la faillite aujourd'hui universellement admise et déplorée de l'éducation, plus encore que dans les fautes et les erreurs, également condamnables, des enfants eux-mêmes. Tout comme l'homme adulte, les éducateurs et les enfants, dans leur tâche de préparation à la vie, devraient en revenir à la double réalité du péché et de la grâce et refuser d'écouter tous ceux qui parlent de simples penchants guérissables par la médecine et la psychologie.


. . . dans la structure démocratique d'aujourd'hui...

Le faux réalisme est appliqué aussi d'une façon plus large, à l'actuelle structure démocratique : ses insuffisances seraient dues à de simples défauts des institutions, et ceux-ci, à leur tour, à une connaissance encore défectueuse des processus naturels du fonctionnement complexe de la machine sociale.

En fait, l'Etat lui aussi, et sa forme dépendent de la valeur morale des citoyens, et cela plus que jamais à une époque où l'Etat moderne, pleinement conscient de toutes les possibilités de la technique et de l'organisation, n'a que trop tendance à retirer à l'individu, pour les transférer à des institutions publiques, le souci et la responsabilité de sa propre vie. Une démocratie moderne ainsi constituée devra échouer dans la mesure où elle ne peut plus s'adresser à la responsabilité morale individuelle des citoyens. Mais même si elle voulait le faire, elle ne pourrait plus y réussir parce qu'elle ne trouverait plus chez eux d'écho, dans la mesure du moins où le sens de la véritable réalité de l'homme, la conscience de la dignité de la nature humaine et de ses limites, ont cessé d'être sentis dans le peuple. On cherche à remédier à cet état de chose en mettant sur le chantier de grandes réformes institutionnelles, démesurées parfois ou basées sur des fondements erronés ; mais la réforme des institutions n'est pas aussi urgente que celle des moeurs. Et celle-ci, à son tour, ne peut être accomplie que sur la base de la véritable réalité de l'homme, celle qu'on vient apprendre avec une religieuse humilité devant le berceau de Bethléem. Dans la vie des Etats eux-mêmes, la force et la faiblesse des hommes, le péché et la grâce, jouent un rôle capital. La politique du XXe siècle ne peut l'ignorer, ni admettre qu'on persiste dans l'erreur de vouloir séparer l'Etat de la religion au nom d'un laïcisme que les faits n'ont pas pu justifier.




Pie XII 1956 - FEDERATION DES HOMMES CATHOLIQUES