Pie XII 1958 - LETTRES AU T. R. P. GEMELLI POUR UN DOUBLE ANNIVERSAIRE


ALLOCUTION A DES HOTELIERS BAVAROIS

(6 janvier 1958) 1






Le Saint-Père a reçu un groupe de directeurs et employés d'hôtels de Munich et d'autres localités de Bavière, et à cette occasion leur a adressé la brève allocution que voici :

Soyez les bienvenus, chers fils et filles, qui travaillez dans l'industrie hôtelière bavaroise. Nous saisissons bien volontiers cette occasion pour vous adresser ainsi qu'à vos collègues une parole d'exhortation paternelle.

Votre activité s'exerce dans un milieu de vie sociale intense, qui cependant diffère souvent du milieu familial. Tous les hôtes n'ont pas pour vous les égards et le respect que l'on devrait manifester envers le prochain. Il vous appartient donc d'inspirer le juste respect par l'accomplissement précis et inlassable de vos devoirs professionnels et par un comportement irréprochable qui reflète la dignité de la personne humaine et du chrétien.

Votre activité appartient à la catégorie de celles qui rendent difficile à leurs membres de conformer en tout leur vie de chrétiens aux devoirs religieux. Cela ne revient pas pour vous à y renoncer pas plus que pour la soeur au chevet d'un malade auquel elle se sacrifie les jours de fête comme les jours ouvrables. Mais cela réclame la compensation d'une intense vie religieuse intérieure.

1 D'après le texte allemand de Discarsi e radiomessaggi, XIX ; traduction française de l'Osservatore Romano, du 24 janvier 1959.




En conséquence, dans votre profession, suivez cette règle : remplissez vos devoirs religieux le mieux que vous le pouvez. La messe du soir fut instituée précisément pour vous et pour tous ceux qui travaillent dans des professions semblables à la vôtre. En tout cas, élevez dans votre coeur un sanctuaire à Dieu.

Qu'il n'y ait pas de jour où vous ne pensiez à Lui ; qu'il n'y en ait pas un où vous ne Lui adressiez votre prière. Vous en avez besoin également dans les moments et les heures de péril auquel votre profession vous expose, malgré les dispositions que la direction de l'entreprise puisse prendre pour vous protéger.

Puissiez-vous ainsi croître dans la grâce et dans l'amour de Jésus, comme si vous habitiez dans sa maison. Que descendent sur vous avec abondance la grâce et l'amour du Christ. En gage de cela Nous vous donnons de tout coeur la Bénédiction apostolique.


DISCOURS AU PATRIARCAT ET A LA NOBLESSE

DE ROME



(g janvier 1958) 1





Le Saint-Père a reçu en audience traditionnelle les membres du patriarcat et de la noblesse de Rome, qui lui ont présenté leurs voeux filiaux pour la nouvelle année. Diverses familles étaient au complet, avec leurs enfants.

Répondant à l'adresse d'hommage, lue par le prince Colonna, le Souverain Pontife a prononcé le discours suivant :

Nous vous accueillons avec une vive satisfaction dans Notre demeure encore pénétrée des saints effluves des fêtes de Noël, chers fils et filles, venus confirmer votre pieuse fidélité à ce Siège apostolique. Comme un Père, ardemment désireux de s'entourer de l'affection de ses enfants, Nous accédons bien volontiers à votre désir d'entendre encore une fois quelque parole d'exhortation, en réponse aux souhaits qui viennent de Nous être présentés par votre digne et éloquent interprète.



Rappel des consignes données à la noblesse au cours de précédentes audiences.

1 D'après le texte italien de Discorsi e radiomessaggi, XIX ; traduction française de l'Osservatore Romano, du 24 janvier 195S.




La présente audience réveille dans Notre esprit le souvenir de la première visite, déjà lointaine, que vous Nous avez rendue en 1940. Combien de douloureux vides, depuis lors, dans vos rangs ; mais aussi combien d'aimables nouvelles fleurs écloses parmi vous ! Le souvenir ému des uns et l'heureuse présence des autres semblent enfermer dans un ample cadre tout un tableau de vie qui, bien que passée, ne manque pas de donner des enseignements salutaires et d'irradier une lumière d'espérance sur votre présent et sur votre avenir. Tandis que ceux dont le « front est couronné de neige et d'argent » — ainsi que Nous Nous exprimions alors — sont passés à la paix des justes, ornés des nombreux mérites acquis dans le long accomplissement du devoir » ; d'autres, « avec déjà la hardiesse de la fleur de l'âge et la splendeur de la virilité » ont occupé ou occupent leur poste, poussés par la main irrésistible du temps, guidé lui-même par la sagesse prévoyante du Créateur. Entre temps sont venus prendre part au combat pour le « progrès et la défense de toute bonne cause » ceux qui étaient alors au nombre des petits ; Nous Nous penchions alors avec prédilection vers ce qu'ils représentaient « d'innocence sereine et souriante » et Nous aimions « la candeur ingénue, l'éclat vif et pur de leurs regards, reflet angélique de la limpidité de leurs âmes » 2. Eh bien ! à ces petits d'alors, devenus d'ardents jeunes gens ou des hommes mûrs, Nous désirons adresser quelques mots, comme pour entrouvrir l'intime de Notre coeur.

Vous qui, à chaque nouvelle année, tenez à Nous rendre visite, vous vous rappellerez certainement la sollicitude empressée avec laquelle Nous avons cherché à vous aplanir la voie vers l'avenir, qui dès ce moment s'annonçait difficile par suite des profonds bouleversements et transformations survenant dans le monde. Lorsque vos fronts aussi seront couronnés de neige et d'argent, vous rendrez témoignage, Nous en sommes certain, non seulement à l'estime et à l'affection que Nous avons pour vous, mais aussi à la vérité, à la justesse et à l'opportunité de Nos recommandations, comme aux fruits qui, Nous voulons l'espérer, en ont résulté pour vous et pour la société. Vous rappellerez en particulier à vos enfants et à vos petits-enfants que le Pape de votre enfance et de votre jeunesse voulut vous indiquer les nouvelles tâches qu'imposaient à la noblesse les conditions changées des temps ; vous leur direz que, plusieurs fois même, il vous expliqua que l'activité serait le titre le plus solide et le plus digne pour maintenir votre présence parmi les dirigeants de la société ; que les inégalités sociales, tout en vous plaçant en haut lieu, vous prescrivaient des devoirs particuliers à l'avantage du bien commun ; que de grands biens ou de grands maux pour le peuple pouvaient provenir des



Cf. Discorsi e radiomessaggi, 1, 1940, p. 472.

classes les plus élevées ; que les changements des genres de vie peuvent, lorsqu'on le veut, s'accorder harmonieusement avec les traditions, dont les familles patriciennes sont dépositaires. Nous Nous référions alors à la contingence du temps et des événements et Nous vous exhortions à prendre une part active à la guérison des plaies causées par la guerre, à la reconstruction de la paix, à la renaissance de la vie nationale, en vous refusant aux attitudes d'« émigrations », ou d'abstentions, parce qu'il restait toujours dans la nouvelle société, une large place pour vous, si vous vous démontriez vraiment des « élites » et « optimates », c'est-à-dire insignes par la sérénité de l'esprit, par la promptitude de l'action, par la généreuse adhésion. Vous vous rappellerez aussi Nos encouragements à bannir l'abattement et la pusillanimité devant l'évolution des temps et Nos exhortations à vous adapter courageusement aux nouvelles circonstances, en fixant le regard sur l'idéal chrétien, véritable et indélébile titre de pure noblesse.



La contribution efficace que les hautes classes peuvent toujours apporter à l'Eglise et au monde : conduite religieuse et morale irréprochable,...

Mais pourquoi, chers fils et filles, vous donnions-Nous et vous répétons-Nous maintenant ces avertissements et recommandations, si ce n'est pour vous prévenir contre d'amères déceptions, pour réserver à vos familles l'héritage des gloires ancestrales, pour assurer à la société à laquelle vous appartenez la contribution valable que vous êtes encore en mesure de lui apporter ?

— Toutefois — Nous demanderez-vous peut-être — que devons-nous faire de concret pour atteindre un but si élevé ?

Avant tout, vous devez faire effort pour avoir une conduite religieuse et morale irréprochable, spécialement en famille, et pratiquer une saine austérité de vie. Faites que les autres classes sociales se rendent compte du patrimoine de vertus et de qualités qui vous sont propres, fruit de longues traditions familiales. Ce sont la fermeté d'esprit imperturbable, la fidélité et le dévouement aux causes les plus dignes, la tendre et généreuse pitié envers les faibles et les pauvres, l'attitude prudente et délicate dans les affaires difficiles et graves, ce prestige personnel, pour ainsi dire héréditaire dans les familles nobles, par lequel on réussit à persuader sans opprimer, à entraîner sans contraindre, à conquérir sans humilier les esprits des autres, même des adversaires et des rivaux. L'emploi de ces qualités et l'exercice des vertus religieuses et civiques sont la réponse la plus convaincante aux préjugés et aux doutes, parce qu'elles manifestent la vitalité intime de l'esprit, d'où proviennent toute force extérieure et la fécondité des oeuvres.



. vigueur et fécondité des oeuvres,...

Force et fécondité dans l'action ! Voilà deux caractéristiques de l'authentique noblesse, dont les insignes héraldiques, marqués dans le bronze et dans le marbre, sont un témoignage perpétuel, parce qu'ils représentent comme la trame visible de l'histoire politique et culturelle de plus d'une glorieuse cité européenne. Il est vrai que la société moderne n'a pas l'habitude d'attendre, par préférence, de votre classe le « la » pour entreprendre les oeuvres et affronter les événements ; toutefois, elle ne refuse pas la coopération des hautes intelligences qu'il y a parmi vous, car une sage partie conserve un juste respect pour les traditions et apprécie la haute dignité, lorsqu'elle est fondée ; tandis que l'autre partie de la société, qui manifeste l'indifférence et peut-être le mépris pour les antiques formes de vie, n'est pas, elle non plus, tout à fait exempte de la séduction du lustre ; c'est si vrai qu'elle s'efforce de créer de nouvelles formes d'aristocratie, certaines dignes d'estime, d'autres basées sur la vanité et les frivolités, se contentant seulement de s'approprier les éléments inférieurs des anciennes institutions.

Mais il est clair que la force et la fécondité dans l'action ne peuvent se manifester encore aujourd'hui sous des formes désormais dépassées. Cela ne signifie pas que le champ de votre activité soit restreint ; il se trouve au contraire élargi dans la totalité des professions et des charges. Tout le terrain professionnel vous est également ouvert ; dans tout secteur vous pouvez vous rendre utiles et vous distinguer : dans les fonctions de l'administration publique et du gouvernement, dans les activités scientifiques, culturelles, artistiques, industrielles, commerciales.

. lutte par l'exemple et la parole contre le relâchement des moeurs.

Nous voudrions enfin que votre influence dans la société lui épargnât un grave péril propre aux temps modernes. On sait que la société progresse et s'élève quand les vertus d'une classe se diffusent dans les autres ; elle déchoit au contraire lorsque les vices et les abus se transfèrent de l'une aux autres. En raison de la faiblesse de la nature humaine, on constate plus souvent la diffusion de ces derniers et, aujourd'hui, avec d'autant plus de célérité que sont plus faciles les moyens de communication, d'information et de contacts personnels, non seulement entre les nations, mais aussi entre les continents. Il se produit dans le domaine moral ce que l'on constate dans celui de la santé physique : ni les distances ni les frontières n'empêchent plus désormais que le germe d'une épidémie atteigne en peu de temps des régions lointaines. Or, les classes élevées, dont vous êtes, pourraient facilement devenir, à cause de leurs relations multiples et de fréquents séjours dans des pays de niveau moral différent et peut-être même inférieur, des porteurs de germes de dérèglement dans les moeurs. Nous faisons allusion en particulier à ces abus qui menacent la sainteté du mariage, l'éducation religieuse et morale de la jeunesse, la tempérance chrétienne dans les divertissements, le respect de la pudeur. Les traditions de votre patrie à l'égard de ces valeurs doivent être défendues et maintenues sacrées et inviolables ; elles doivent être protégées contre les menaces de germes dissolvants, de quelque côté qu'ils proviennent. Toute tentative pour rompre ces traditions marque non pas un progrès mais un signe de déchéance ; c'est même un attentat contre l'honneur et la dignité de la nation.

En ce qui vous concerne, soyez donc vigilants et faites en sorte que les théories pernicieuses et les exemples pervers n'obtiennent jamais de vous approbation et sympathie et surtout qu'ils ne trouvent pas en vous des porteurs de germes et des foyers favorables d'infection. Que le profond respect des traditions, que vous cultivez et par lequel vous entendez vous distinguer dans la société, vous soutienne pour conserver au milieu du peuple des trésors si précieux. C'est là peut-être la plus haute fonction sociale de la noblesse d'aujourd'hui ; c'est certainement le meilleur service que vous pouvez rendre à l'Eglise et à la patrie.

Aussi, exercer les vertus et employer à l'avantage commun les qualités propres à votre milieu, exceller dans les professions et activités embrassées avec empressement, préserver la nation des contaminations extérieures : voilà les recommandations que Nous pensons devoir vous présenter en ce début de nouvelle année.

Accueillez-les, chers fils et filles, de Nos mains paternelles, et traduisez-les par un acte généreux de volonté en un triple engagement que vous offrirez, à votre tour, comme des dons tout à fait personnels, au divin Enfant, qui les acceptera, au même titre que l'or, l'encens et la myrrhe, offerts jadis par les Mages d'Orient.

Afin que le Tout-Puissant confirme vos résolutions et réalise Nos voeux, en exauçant les prières que Nous lui adressons pour cela, Nous faisons descendre sur vous tous, sur vos familles — et particulièrement sur vos enfants, continuateurs dans le futur de vos traditions les plus dignes — Notre Bénédiction apostolique.


ALLOCUTION A DES CHEFS D'ENTREPRISES DE L'INDUSTRIE CHIMIQUE

(10 janvier 1958) 1






Lors d'une audience accordée aux membres de la Commission Consultative internationale des Chefs d'entreprises de l'Industrie chimique, le Souverain Pontife prononça en français le discours suivant :

Il Nous est agréable, Messieurs, de vous recevoir à l'occasion de la rencontre amicale que vous tenez à Rome ces jours-ci, et de saluer ainsi les représentants des groupes les plus importants d'industries chimiques en Europe occidentale et en Amérique du Nord. Vos réunions ont pour but d'examiner divers sujets de caractère social, en particulier la question des mesures adoptées dans les usines pour protéger la santé et assurer la sécurité des travailleurs, ainsi que le problème des relations professionnelles. Vous entendez ainsi préparer la discussion des thèmes figurant au programme de la Commission des Industries chimiques au Bureau International du Travail.



Les problèmes humains de sécurité et de salubrité dans l'industrie chimique.

1 D'après le texte français de l'Osservatore Romano, du il janvier 195g.




Nous ne pouvons que Nous réjouir de voir aborder ces sujets par les chefs responsables d'un secteur industriel encore jeune, et qui participe étroitement aux développements de la technique moderne. Vous vous élevez d'abord avec fermeté contre le préjugé courant, qui considère le personnel des usines de produits chimiques comme particulièrement exposé aux maladies professionnelles et aux accidents. Les épaisses traînées de fumée fuligineuse qui s'échappent des cheminées, les odeurs désagréables, l'apparence quelque peu mystérieuse des processus chimiques, suffisent à l'imagination pour édifier mille hypothèses gratuites et avancer que ce genre d'industrie exerce des effets particulièrement néfastes sur la santé de ceux qu'elle emploie.

Aussi avez-vous désiré que des enquêtes précises et objectives fixent le nombre et l'importance des accidents et des maladies encourus par vos ouvriers. Bien que cette enquête n'ait été entreprise en Italie que depuis 1955, elle démontre aisément — selon les renseignements, que vous avez bien voulu Nous transmettre — que la fréquence et la gravité de ces accidents et maladies sont notablement moindres dans l'industrie chimique que pour la moyenne de toutes les autres activités industrielles. Ainsi se trouve réfutée par les faits une généralisation dépourvue de fondement réel. Cette constatation rassurante ne peut cependant légitimer un relâchement de vigilance, ni faire reléguer au second plan les problèmes de sécurité et de salubrité. Peut-être certains établissements conservent-ils encore une proportion d'accidents plus élevée, par insuffisance des moyens de protection, ou par défaut de modernisation des installations ; il importe donc qu'ils appliquent sans retard les mesures opportunes pour y remédier. Mais sans aucun doute, devez-vous tendre pour l'ensemble de votre industrie à l'amélioration des conditions de travail, à la sécurité la plus grande possible de la main-d'oeuvre, à sa protection plus efficace contre les dangers inhérents au travail lui-même, ou contre ceux que provoque le manque de compétence ou la négligence. C'est là un devoir commun à tous les dirigeants d'industrie, mais Nous espérons que vous aurez à coeur de conserver et même d'accroître la marge d'écart, qui maintient vos statistiques des accidents et maladies professionnelles en dessous de la moyenne générale

La subordination des éléments purement économiques aux impératifs de la nature spirituelle de l'homme.

Le problème de la sécurité ne constitue d'ailleurs qu'un aspect de celui, plus large, des conditions humaines du travail en usine. La collaboration de l'employeur et de son personnel dans l'activité de production obéit à des mobiles apparemment divergents, mais dont les études sociales récentes découvrent mieux la coïncidence profonde. Le patron veut naturellement augmenter le rendement de la main-d'oeuvre par une meilleure



organisation de la production, tandis que l'ouvrier aspire à une participation plus large au fruit de ses efforts, matérialisé dans le salaire. Mais les chefs d'industrie, éclairés par une connaissance plus exacte des exigences réelles du travail humain, de ses facteurs psychologiques individuels et sociaux, en viennent de plus en plus, à subordonner les éléments purement économiques de la production aux impératifs issus de la nature spirituelle de l'homme, des légitimes aspirations de son esprit et de ses dispositions affectives. Les gens compétents reconnaissent que devant un travail inadapté, qui méconnaît ou avilit sa personnalité au lieu de l'épanouir, le travailleur ralentit son effort productif et réduit ainsi considérablement les avantages obtenus depuis vingt-cinq ans par la mécanisation. Des psychologues ont essayé de classer les influences nombreuses, qui déterminent le comportement de l'ouvrier devant son travail ; il semble que la plus notable soit l'intérêt actif, qui fixe l'homme à sa tâche et lui donne l'impression de mettre en oeuvre ses ressources personnelles et de les développer. L'ouvrier sent alors qu'il engage non seulement ses forces musculaires, mais aussi son âme et que ses peines sont récompensées d'abord par la fierté de l'oeuvre accomplie, qui le grandit lui-même. Au lieu de voir uniquement dans son travail le moyen de gagner un salaire, il y découvre le sens de sa vie, la valeur de son être personnel et social.

Si déjà au simple point de vue de la productivité, cet élément mérite la sérieuse attention des chefs d'entreprises, il s'impose bien davantage à qui s'élève jusqu'au plan de la conscience humaine et de ses responsabilités absolues. Celles-ci, le Christ les a nettement exprimées, quand il déclarait, en sa qualité de Souverain Juge, que tout ce qu'on ferait au moindre des siens, c'est à lui-même qu'on le ferait (Mt 25,40). Respectueux des personnes et de leurs droits inaliénables, conscient de la solidarité profonde qui le relie au plus humble de ses semblables, l'homme de coeur, le chrétien surtout, ne permet pas qu'on juge les faits économiques et les situations sociales à la lumière du déterminisme de lois aveugles ou d'une évolution historique inexorable. Il souffre profondément de voir que l'ouvrier d'aujourd'hui reste trop souvent étranger à son travail, enchaîné à un labeur qui l'enserre comme un carcan, au lieu de lui donner, si modeste soit-elle, une possibilité d'épanouissement.

Nous savons, Messieurs, que vous êtes conscients de cette difficulté et soucieux d'échanger vos expériences et vos idées, pour améliorer progressivement une situation, que vous n'avez pas créée vous-mêmes. N'ayez de cesse que vos entreprises puissent assurer à tout leur personnel les moyens de s'épanouir comme travailleurs et comme hommes, dans un effort productif sans doute, mais aussi profondément éducatif, qui leur donne la conscience de leur rôle social, de leur importance, de l'efficacité de leur collaboration à l'oeuvre commune. Ainsi vous approcherez-vous davantage de l'idéal proposé par l'Evangile à ceux qui sont investis d'une responsabilité sociale, l'idéal de la charité qui n'est point condescendance occasionnelle, mais souci constant du bien d'autrui et de son accomplissement personnel et social dans l'ordre voulu par Dieu.

En souhaitant de tout coeur que vos travaux obtiennent tous les résultats féconds que vous en attendez, et comme gage des faveurs célestes, Nous vous accordons bien volontiers Notre Bénédiction apostolique.


ALLOCUTION AUX PROFESSEURS ET ÉLÈVES DE LATHÉNÉE PONTIFICAL «ANGELICUM»

(14 janvier 1958) 1






Recevant en audience les supérieurs, professeurs et élèves de l'Athénée Pontifical « Angelicum », le Saint-Père leur adressa en latin le discours que voici :

De vous voir ici assemblés, supérieurs, professeurs, étudiants de l'Athénée Pontifical « Angelicum », cela Nous procure une joie singulière ; joie d'autant plus grande en ce moment que, donnant suite à Notre désir et au vôtre, il Nous est enfin loisible de vous accueillir ce matin, de vous voir en Notre présence, de vous adresser la parole.

Mais avant de vous dire certaines choses qui vous seront utiles — Nous espérons que, la grâce aidant, il en sera ainsi — Nous vous félicitons volontiers et sans réserve des développements de votre Athénée. Aux facultés de théologie, de droit canon, de philosophie se sont ajoutés deux Instituts, l'un d'ascétique et de mystique, l'autre de sciences sociales ; le nombre des professeurs a augmenté ; la doctrine et les écrits de saint Thomas d'Aquin sont plus profondément explorés et plus largement diffusés. Tout cela, Nous le constatons, Nous l'approuvons et le louons, comme il se doit.

Votre Athénée Pontifical — dont Nous sommes heureux de saluer le Grand Chancelier, Notre cher fils Michel Browne, votre Maître Général ici présent — a été créé dans le but de répandre dans le monde entier, tel un phare très brillant, l'éclat de la sagesse thomiste.

1 D'après le texte latin des A. A. S., 50, 1958, p. ï50 ; traduction française de l'Osservatore Romano, du 24 janvier 1958.




Vous fêterez bientôt le cinquantenaire de votre Institution, et déjà Nous aimons à Nous représenter la joie que vous procurera ce mémorable événement. A juste titre du reste, car ce qui en ce temps-là était espoir mêlé d'inquiétude et simple début d'une entreprise, connaît à présent des résultats extrêmement favorables, et ce grâce à la très puissante protection de votre céleste Patron et au labeur du si nombreux et eminent corps académique de votre Institution. Sans nul doute, si celle-ci s'est acquis une renommée illustre « dans la maison de Dieu, qui est l'Eglise du Dieu vivant, colonne et fondement de la vérité » (1Tm 3,15), c'est avant tout parce que 1'« Angelicum » pénètre avec soin et diffuse largement les enseignements de saint Thomas d'Aquin. Il est bon le chemin que vous poursuivez dans le sillage lumineux de ce Guide supérieur, tout orné d'éminentes vertus.

Dans les prières liturgiques adressées à Dieu le jour de la fête de saint Thomas d'Aquin, l'on implore ces deux importants et augustes bienfaits : ... de bien comprendre ce qu'il a enseigné et de l'imiter, en accomplissant ce qu'il a fait (Oraison de la fête).



Docilité et respect dus à l'autorité de l'Eglise catholique.

Eh bien ! Nous posons la question : qu'est-ce donc que l'Aquinate a surtout enseigné ? Où donc se trouve résumé son enseignement spécifique, comme en une première ébauche apte à nous instruire ? C'est l'évidence même, par la parole et par les exemples de sa vie il a enseigné à ceux surtout qui cultivent les sciences sacrées, mais aussi à ceux qui s'adonnent aux recherches rationnelles de la philosophie, qu'ils doivent à l'autorité de l'Eglise catholique soumission entière et respect souverain 2.

La fidélité de cette soumission à l'autorité de l'Eglise se fondait sur la persuasion absolue du saint Docteur que le magistère vivant et infaillible de l'Eglise est la règle immédiate et universelle de la vérité catholique.

2 S. Th., 3 p. Suppl. q. 29, a. j, Sed contra 2 ; et 2a 2ae p., q. io, a. 12 in c.




Suivant l'exemple de saint Thomas d'Aquin et des membres éminents de l'Ordre dominicain, qui brillèrent par leur piété et la sainteté de leur vie, dès que se fait entendre la voix du magistère de l'Eglise, tant ordinaire qu'extraordinaire, recueillez-la, cette voie, d'une oreille attentive et d'un esprit docile. Vous surtout, chers fils, qui par un singulier bienfait de Dieu vous adonnez aux études sacrées en cette Ville auguste, auprès de la « Chaire de Pierre et l'église principale, d'où l'unité sacerdotale a tiré son origine » 3. Et il ne vous faut pas seulement donner votre adhésion exacte et prompte aux règles et décrets du Magistère sacré qui se rapportent aux vérités divinement révélées — car l'Eglise catholique et elle seule, Epouse du Christ, est la gardienne fidèle de ce dépôt sacré et son interprète infaillible ; mais l'on doit recevoir aussi dans une humble soumission d'esprit les enseignements ayant trait aux questions de l'ordre naturel et humain ; car il y a là aussi, pour ceux qui font profession de foi catholique et — c'est évident —, surtout pour les théologiens et les philosophes, des vérités qu'ils doivent estimer grandement, lorsque, du moins, ces éléments d'un ordre inférieur sont proposés comme connexes et unis aux vérités de la foi chrétienne et à la fin surnaturelle de l'homme.



La méditation des saintes Ecritures, base indispensable des études théologiques.

3 S. Cypr. Epist. 55, c. 14.

t S. Th., 1 p., q. 1, a. S ad. 2.




Que le théologien, suivant en cela l'exemple de l'Aquinate, se fasse aussi une loi de compulser et de scruter avec grand soin et persévérance les saintes Ecritures, qui sont d'une importance incomparable pour ceux qui s'appliquent à l'étude des sciences religieuses : car au témoignage même du saint Docteur, « ses arguments (de la doctrine sacrée) propres et certains lui viennent des documents de l'Ecriture canonique... car notre foi repose sur la révélation faite aux apôtres et aux prophètes, qui ont écrit les livres canoniques, non sur quelque autre révélation, s'il en existe, faite à des docteurs privés » 4. Lui-même conforma toujours sa conduite à ses enseignements. En effet, ses Commentaires sur les livres de l'Ancien et du Nouveau Testaments, et en tout premier lieu des Epîtres de saint Paul, au dire des meilleurs juges en la matière, se distinguent par tant de profondeur, de finesse et de discernement, qu'ils peuvent être comptés parmi les plus grandes oeuvres théologiques du Saint et sont estimés comme fournissant à ces oeuvres mêmes un complément biblique important. C'est pourquoi si quelqu'un les négligeait, on ne pourrait dire de lui qu'il fréquente le Docteur angélique de façon intime et parfaite. Que l'étude et l'habitude des saintes Ecritures, qui furent sans cesse mêlées aux approfondissements théologiques de l'Aquinate et consolèrent ses derniers moments ne soient donc jamais absentes de vos activités intellectuelles ni du comportement coutumier de votre vie intérieure. En outre Nous estimons digne de spéciale recommandation l'étude spéculative de la théologie thomiste, laquelle vous doit être fort à coeur, de par le précepte même de votre dernier Chapitre d'élections : « La Théologie Thomiste spéculative fut toujours le singulier patrimoine de votre Ordre » 5. Qu'en votre Athénée la théologie soit donc florissante, toujours en faveur et en parfaite estime, cette théologie pour laquelle le très illustre Aquinate revendiqua justement, en son temps, les prérogatives d'une vraie science et d'une vraie sagesse, et à laquelle il attribua la primauté sur toutes les doctrines et tous les arts 8.

De cette théologie, Nous avons Nous-même, dans l'encyclique Humani generis, soutenu ouvertement les principaux mérites, contre certains sectateurs de nouveautés 7. En ce qui concerne les diverses questions théologiques à traiter, s'il est juste de ne point sous-estimer les progrès réalisés par les sciences historiques et par les sciences expérimentales, il faut néanmoins maintenir avec soin les principes et les points capitaux de la doctrine de saint Thomas.

Nous estimons devoir en dire autant, toutes proportions gardées, pour ce qui a trait aux études de philosophie.



Cultiver, à l'exemple de saint Thomas, l'amour de la vérité et la vérité de l'amour.

5 Acta Capit. Gêner, elect. 1955, n. 113.

6 S. Th., 1 p., q. 1, a. 6.

7 Cf. A. A. S., XXXXII, 1950, p. 573 ; Documents Pontificaux 1950, p. 295.




Après avoir admiré, des yeux de l'esprit, la sagesse quasi angélique de votre Guide et Maître, méditez maintenant avec Nous ses vertus, afin de vous appliquer dans un effort continu à les traduire dans votre conduite. Lui-même, à n'en pas douter, ordonna à son progrès spirituel ces maximes de l'apôtre saint Paul : « Si j'avais le don de prophétie, et que je connaisse tous les mystères et toute la science..., mais que je n'aie pas la charité, je ne suis rien » (1Co 13,2) et « La science enfle, mais la charité édifie » (1Co 8,2). Bien que saint Thomas cultivât de tout son coeur les doctrines d'ordre spéculatif, il reconnut cependant que la primauté revient à la charité, que les autres vertus servent comme une reine au diadème plus étince-lant : c'est d'elle en effet que la foi reçoit sa vitalité, et les dons de l'Esprit-Saint leur force ; d'elle encore que vient à la contemplation des mystères de Dieu la flamme secrète qui l'alimente. Cultivez donc, vous aussi, la charité avec un grand zèle et un effort constant, et avec elle les sentiments d'une piété vivante ainsi que les autres vertus, exigées par votre condition et votre état, afin que les études austères où vous vous plongez, bien loin de vous nuire, vous aident à gravir les degrés de la perfection évangélique. En même temps que les vertus surnaturelles, gardez avec un soin vigilant vos voeux de religion et les règles de votre Institut particulier ; que la sainte liturgie vous tienne à coeur et soit votre joie ; que de vos lèvres, bien mieux, de votre coeur, jaillissent fréquemment, ainsi que d'une riche veine, de fervents entretiens sur les choses de Dieu ; que vous ayez enfin tout ensemble pour fidèle compagnon et éveilleur de pensées élevées l'amour de la vérité et la vérité de l'amour.

Avant de clore Notre discours, Nous voulons proposer à vos réflexions et résolutions quelques très belles paroles de saint Bonaventure, qui était uni à saint Thomas d'Aquin par les liens d'une bienveillante amitié : « Que personne ne croie que puissent suffire la lecture sans l'onction, la spéculation sans la dévotion, la recherche sans l'admiration, l'effort de l'esprit sans les transports du coeur, la science sans la charité, l'intelligence sans l'humilité, l'étude sans la grâce divine, l'image reflétée sans la sagesse communiquée par Dieu... Exerce-toi donc, homme de Dieu, à stimuler en toi le tourment de la connaissance avant que de porter ton regard sur les rayons de la sagesse, réfléchis en son miroir, de peur que, par le réfléchissement même des rayons, tu ne tombes dans un plus profond abîme de ténèbres » 8.

8 S. Bonaventure, Itineriarum mentis in Deum, Prol. n. 4.




Enfin, comme gage du secours de Dieu, de qui vient la charité et qui est charité, que vous soit de bon augure la Bénédiction apostolique que très volontiers et affectueusement Nous donnons à vous tous, à ce que vous avez entrepris et à vos projets les plus chers.


Pie XII 1958 - LETTRES AU T. R. P. GEMELLI POUR UN DOUBLE ANNIVERSAIRE