Catéchèses Paul VI 17768

17 juillet 1968 : HUMANISME VERITABLE ET NOUVEAU CONFORMISME

17768

Chers Fils et Filles,



A ceux qui se posent la question de savoir par quoi est guidée, en ce moment, Notre pensée, sur la perfection humaine, sur l'idéal qui doit orienter l'homme moderne, bien des idées viennent à l'esprit, qui constituent l'une des caractéristiques de la mentalité des hommes de notre temps. Ces pensées partent en général d'une évaluation négative des types d'hommes que nous proposait comme modèles la pédagogie des générations précédentes. Une critique effrontée et souvent acerbe démolit les hommes exemplaires qui nous ont précédés. La stature des héros du passé est rabaissée et réduite à des niveaux souvent au-dessous de la normale. Mais, surtout, les représentants des générations proches de la nôtre sont immanquablement rejetés comme inaptes à enseigner quoi que ce soit aux générations nouvelles, et sont même accusés d'être coupables des situations inadmissibles que la jeunesse moderne aurait héritées d'eux. Le bien que les anciens, ou les moins anciens, ont fait ou se sont efforcé de faire, tout doit être repensé et repris non seulement sans égard, mais en opposition aux données traditionnelles, que le temps et la maturité de la civilisation nous montrent comme le fruit d'immenses efforts, dignes d'honneur et de reconnaissance. Tout est faux, dit-on ; ou, du moins, tout est à abandonner et à refaire du type d'homme tenu jusqu'à hier pour exemplaire. On veut un humanisme nouveau. On le veut si nouveau que l'on rejette continuellement les formules d'humanisme admises jusqu'à hier, jusqu'aujourd'hui, par les différentes écoles de pensée ou par les divers mouvements sociaux. De la recherche d'un humanisme nouveau, on tombe ensuite facilement dans le conformisme avec quelque auteur à la mode, discutable, mais à la mode.


La foi et la grâce, vie du christianisme


Cependant, dans la recherche d'une humanité typique et idéale, il y a aussi des idées positives, spécialement dans le milieu privilégié de notre vie ecclésiale. Toute la doctrine sur la perfection de la vie religieuse et de la prédestination à la sainteté issue de la vocation chrétienne, l'affirmation des valeurs non seulement du domaine surnaturel de la grâce, mais aussi de l'ordre temporel et de l'activité naturelle, que le Concile a réitérée dans ses documents, nous poussent à croire que le disciple du Christ peut et doit, encore aujourd'hui, avoir sa grandeur morale propre. Grandeur héritée, il est vrai, mais vivante et durable ; et si le chrétien n'en atteint pas toujours la plus haute qualité, il n'en a pas moins le secret, la formule juste dans le domaine doctrinal. Le chrétien, s'il est vraiment tel, est l'homme qui se réalise lui-même librement et pleinement. Il le fait en s'inspirant d'un modèle d'infinie perfection et d'inégalable humanité : le Christ Nôtre-Seigneur, imitable en quelques formes nécessaires que réclament la foi et la grâce, et en beaucoup d'autres que lui suggèrent son sens chrétien et la conscience de son élection (cf. S. Th.
I-II 108,1).

Ici nous rencontrons une objection répandue, revenant sans cesse dans l'histoire et dans la littérature, et devenue classique pour l'écho qu'elle trouva chez des auteurs célèbres, tels Machiavel et Pascal (cf. Papini, Scrittori ed Artisti, 1959, p. 443). Formulée par Sismondi dans le dernier volume de son histoire des républiques italiennes au moyen âge, elle eut l'honneur d'une réfutation, aussi subtile que respectueuse, dans une oeuvre trop dépréciée même en Italie, et que nous, catholiques, avons aussi trop oubliée: Nous voulons dire ces « Osservazioni sulla Morale Cattolica » d'Alessandro Manzoni, qui méritent encore, à Notre avis, d'être étudiées et admirées non seulement des spécialistes de l'oeuvre littéraire du grand écrivain, mais des croyants, ceux d'hier comme ceux d'aujourd'hui (cf. la remarquable étude de Umberto Colombo, au III° volume des Opera omnia de Manzoni).


Comment l'homme peut être fort et devenir saint


Voici l'objection : la religion catholique, spécialement dans sa présentation des doctrines morales, abaisse le sens moral, place les enseignements dogmatiques au-dessus des impératifs de la conscience, préfère le piétisme et les vertus théologales aux principes de la justice, propres à la morale naturelle. Laissons l'étude de la question à ceux qu'elle intéresse.

Pour ce qui est de Notre humble dialogue, Nous Nous bornerons à quelques observations simples mais importantes. La première défendra le rapport entre la religion et la morale. Nous affirmons, avec toute la tradition théologique et pédagogique du christianisme, que la grâce perfectionne la nature : c'est-à-dire que la foi, la vie religieuse, la référence à Dieu de nos actes, comme à son principe et à sa fin, l'exemple et la vertu qui découlent de l'Evangile, l'enseignement que l'Eglise donne aux fidèles sur la connaissance de leurs devoirs et la manière de concevoir leur vie personnelle et la vie sociale, la pratique de la prière et de la crainte de Dieu, etc., ne déforment pas le caractère de l'homme, ne restreignent pas sa liberté, ne se substituent pas à l'intime procès de la conscience et, moins encore, n'autorisent le fidèle à éluder ses engagements dans le contexte naturel et civil ; elles n'en font pas un pharisien bigot et hypocrite. Au contraire, ces données fortifient dans l'homme le vrai sens de l'homme. Elles réveillent en lui non seulement la conscience du bien et du mal, l'affranchissent de l'indifférentisme moral selon lequel, d'après une mentalité répandue, le sens de Dieu étant éteint, le pourquoi et le comment de l'acte honnête s'efface ; mais elles lui confèrent une énergie spéciale pour être fort et droit, et une autre énergie mystérieuse : la grâce. L'une et l'autre portent l'homme à la réalisation de ce véritable surhomme qu'est le juste selon la foi, le héros simple et constant des grandes et quotidiennes épreuves de la vie, le saint enfin, entendu au sens primitif de la communauté chrétienne ou, en des cas particuliers, au sens de l'hagiographie moderne.

Le croyant n'a pas à craindre d'être dernier ni même second au niveau de l'idéal humain où se situe la mentalité contemporaine.


Sincérité, courage, honnêteté des moeurs


Ceci Nous amène à une autre observation. La conception du parfait chrétien doit faire grand cas des vertus morales propres à la nature humaine, considérée intégralement (cf. Décret De Instit. sacerdotali OT 11). Citons la première de ces vertus : la sincérité, la véracité « Que votre parole soit : oui, oui ; non, non » (Mt 5,37). Nous devons délivrer le chrétien de la fausse et déshonorante opinion qu'il lui est permis de jouer sur sa parole ; qu'il y a en lui duplicité entre la pensée et la parole ; qu'il peut, en vue d'un bien, tromper son prochain. Le manteau de la religion n'est pas pour protéger l'hypocrisie (cf. Bernanos, L'imposture). Il en est de même du sens de la justice. Et d'abord de la justice commutative, celle qui regarde le mien et le tien, c'est-à-dire l'honnêteté des rapports économiques, les affaires, la rectitude administrative, spécialement dans les offices publics. Ensuite, de la justice sociale (que les anciens appelaient légale, « dans ce sens que, par là, l'homme se conforme à la loi qui ordonne les actes de toute l'oeuvre humaine au bien commun » — cf. S. Th. II-II 58,6; c'est pourquoi saint Thomas l'appelle « vertu architectonique » — (cf. ibid. II-II 60,1 ad 4). Nous disons de même du sens du devoir, du courage, de la magnanimité, de l'honnêteté des moeurs, et ainsi de suite (cf. Gillet, La valeur éducative de la morale catholique). Nous devons hautement apprécier ces vertus naturelles, même si nous n'oublions pas qu'en dehors de l'ordre de la grâce elles sont incomplètes, et souvent associées aux faiblesses humaines les plus déplorables (cf. S. Aug., De civ. Dei, V, 19 ; P.M. 41, 166) ; et souvenons-nous combien elles sont stériles par elles-mêmes, en valeur surnaturelle (ibid. XX, 25 ; P.L. 41, 656 ; et XXI, 16 ; P.L. 41, 730).

Enseignements dépassés ? Non. Le Concile nous les rappelle lorsque, par exemple, il dit : « Un grand nombre de nos contemporains semblent redouter un lien trop étroit entre l'activité concrète et la religion : ils y voient un danger pour l'autonomie des hommes, des sociétés et des sciences ». Et il défend ainsi la légitime autonomie dans la gestion des réalités terrestres (Gaudium et Spes, GS 36).


Le devoir d'observer les obligations sociales est sacré


Il en est de même ailleurs. Par exemple : « Que tous prennent très à coeur de compter les solidarités sociales parmi les principaux devoirs de l'homme d'aujourd'hui, et de les respecter » (ibid. GS 30). Et partout le Concile propose au chrétien un sage humanisme, qui, sans oublier les grandes lois de la perfection évangélique, telles que les renoncements qui nous rendent meilleurs et plus spirituels, le sacrifice, qui imprime le signe rédempteur de la croix dans notre vie, élève le chrétien à la stature de l'homme intégral, à la plénitude des dons reçus de Dieu avec la vie, à l'équilibre hiérarchique de ses facultés, à l'utilisation inlassable et harmonieuse de ses forces, au sens communautaire de ses réalisations humaines concrètes, à la dignité de sa propre conscience, et cela non comme critère de vérité objective, mais comme principe d'une conduite morale libre et responsable.

N'est-il pas beau qu'en notre temps, si troublé par les confusions idéologiques et sociales, l'Eglise de Dieu parle à tous et à chacun de perfection humaine, morale et vécue. Ecoutons-la ; et que Notre Bénédiction Apostolique renforce Notre invitation paternelle et généreuse.





24 juillet 1968 : ABNEGATION ET PENITENCE : VOIE OBLIGEE POUR L'HOMME EN RECHERCHE DE PERFECTION

24768

Chers Fils et Chères Filles,



Dans ces audiences hebdomadaires, Nous voudrions donner quelques aspects de la physionomie de l'homme, tel que l'Eglise le conçoit, en tenant compte des enseignements traditionnels du catholicisme, singulièrement de l'enseignement du récent Concile, en ayant présentes à l'esprit quelques-unes des réflexions que notre époque applique à l'homme.

L'homme est à la recherche de lui-même. Il veut prendre conscience de lui-même, veut donner à sa vie une expression propre, qu'il réclame toujours nouvelle, ou libre, complète, puissante, originale, personnelle, authentique... Certains ont parlé de surhomme et d'homme à la vie héroïque ; ils l'ont surtout défini sous son aspect biologique et zoologique (cf. Desmond Morris). L'anthropologie est en question à tous les niveaux. Elle constitue, aujourd'hui, le thème principal de la discussion scientifique, philosophique, sociale, politique et même religieuse (cf. Gaudium et spes
GS 14). Qui est l'homme ? Et quel est le type d'homme que nous pouvons considérer comme idéal ? Et c'est l'antique question socratique : « Je te le demande, qu'est-ce qu'un saint ? » (Platon, Euthypron).

C'est à peine si nous posons la question ; Nous n'entendons pas l'étudier et la traiter dans une simple conversation, comme celle-ci ; mais Nous voudrions attirer votre attention sur ce thème central de la problématique contemporaine, et mettre en évidence une difficulté provenant de notre qualité de chrétien.

Nous ne parlons pas de l'aspect bien connu du théocentrisme, par lequel Dieu occupe la place centrale dans la conception chrétienne, en opposition avec l'auto-idolâtrie moderne, l'anthropocentrisme : c'est-à-dire que Nous ne parlons pas d'une conception humaniste et profane, mettant Dieu au centre de tout.

Nous parlons plutôt de l'attitude pénitentielle qui se trouve au départ de la participation au « Royaume des Cieux » (Mt 3,2) et qui s'appelle « metanoia », conversion, changement profond et agissant de pensées, de sentiments, de conduite ; qui oblige à un certain renoncement de soi et accompagne aussi bien l'apprentissage que la pratique des normes chrétiennes. Cette attitude implique des sacrifices — parfois très importants — comme dans les voeux religieux ; elle inspire au fidèle le sens du péché, en raison de son caractère contraignant, mais salutaire ; elle suppose un esprit attentif aux dangers et aux tentations qui guettent chacun de nos pas ; elle trace à l'homme la voie étroite qui est la seule menant au salut (cf. Mt 7,13-14) ; elle réclame une imitation de l'exemple du Christ — rien moins que facile — et incite, jusqu'à l'exaltation de la croix, à une certaine participation à son sacrifice. La vie chrétienne considère comme très importantes la mortification, l'abnégation, la pénitence (cf. la sévérité demandée à l'homme, contre ce qui est peut-être, en lui-même, source de péché (Mt 5,29-30 Mt 18,8).


Caractéristiques de la vie chrétienne


Le christianisme n'a pas confiance dans l'humanisme naturaliste : il sait que l'homme est un être blessé depuis son origine et que dans la richesse complexe de ses facultés, il est porteur de déséquilibres extrêmement dangereux, qui nécessitent une discipline austère et permanente. Pour être bien vécu, le christianisme a besoin d'ajustements continuels, de réformes périodiques, de rénovations répétées. La vie chrétienne n'est ni molle ni facile, ni commode ni formaliste, ni aveuglément optimiste, ni moralement accommodante et aboulique. Elle est joyeuse mais opposée à l'esprit de jouissance.

Tel est l'aspect de la vie chrétienne le plus opposé à la mentalité moderne. Celle-ci aspire à une vie commode, spontanée, livrée au plaisir. Elle considère le chrétien comme un être refoulé et scrupuleux, étranger aux expériences fortes qui sont celles de la liberté des passions, étranger aussi aux courants irrésistibles de la mode sans préjugés, tant dans le domaine de la pensée que dans celui de la conduite. Selon cette conception si répandue, le christianisme peut être apprécié, seulement sous son aspect humain pour l'intensité de son dynamisme intérieur (cf. Croce) ou pour sa sympathie envers la souffrance désarmée et opprimée de l'homme, ou encore pour son esprit d'initiative en faveur de l'égalité et de la fraternité humaine, mais pas pour ses dogmes religieux et encore moins pour son caractère pénitentiel. L'homme moderne préfère s'orienter vers une vie sans renoncements ni souffrance, vers une vie saine, intense, consacrée au plaisir et heureuse.


Le Maître nous exhorte à la pénitence et à l'expiation


Chers Fils, acceptons ce contraste, spécialement dans l'irréductible opposition de ses principes. Nous ne pouvons oublier la parole du Maître, alors qu'il commentait une catastrophe qui venait de survenir, la chute de la tour de Siloé et la mort de 18 personnes : « Si vous ne faites pas pénitence, vous mourrez également tous » (Lc 13,4-5).

Ce rappel du retour en soi-même, de la contrition, de la correction de certaines tendances personnelles déréglées, de la pénitence et de l'expiation retentit dans tout l'Evangile ; il ouvre aux chrétiens ses premières conquêtes (cf. Ac 2,38 Ac 11,18 Ac 17,30 etc.) ; il résonne fortement et parfois de façon assez lugubre dans certaines expressions du christianisme médiéval ; il parvient jusqu'à nos jours, spécialement dans certaines observances comme le jeûne du carême ; le Concile lui fait écho (cf. Sacr. Conc. n. SC 9 SC 105 SC 109 SC 110) ; il finit par perdre ses aspects plus rigoureux et formels dans la récente constitution « Poenitemini », mais pour se renforcer dans des expressions, plus indulgentes et conformes aux conditions de la vie moderne, mais non moins exigeantes dans leur esprit ou dans certaines formes aujourd'hui plus pratiques mais toujours sensibles et sincères.

La nécessité d'orienter, avec résolution, sa propre vie vers Dieu et vers Sa volonté, la nécessité de se dominer et de purifier sa propre vie (cf. Gaudium et Spes GS 37), la raison d'un choix fondamental, qui donne un modèle et une valeur morale à la conduite de chacun, l'exigence intime et pressante de réparer ses fautes (cf. l'« Innominato » de Manzoni), l'attirance secrète d'approcher la croix du Christ et de compléter dans sa chair Ses souffrances (cf. Col 1,24), font, encore aujourd'hui, partout où l'Evangile est compris et vécu, une place à la pénitence. Et cette place ne peut être absente de l'image idéale de l'homme nouveau, de l'homme vrai, de l'homme à la recherche de la perfection.

Il n'est pas impossible, il n'est même pas difficile de faire comprendre cette nécessité à l'homme moderne. Le sportif, par exemple, offre à saint Paul un argument qu'il transpose du domaine physique au domaine spirituel et qui, du spirituel, peut rejaillir dans le domaine de la vie pratique, vécue : « Tous les athlètes s'imposent une rigoureuse abstinence » (1Co 9,24-27).

Tout ce qui, beau, grand, parfait, est difficile, exige renoncement, effort, engagement, patience et sacrifice. La pénitence est adaptée à l'homme nouveau et parfait, c'est-à-dire qu'elle est fonctionnelle. Elle ne constitue pas une fin par elle-même, elle ne diminue pas l'homme, elle est un art pour lui redonner sa physionomie primitive, celle qui reflète, l'image de Dieu, tel que Dieu avait conçu l'homme en le créant (Gn 1,26-27) ; elle est un art qui imprime sur le visage humain, après l'affliction de la pénitence, la splendeur pascale du Christ ressuscité. Tel est notre humanisme.

Ce peut sembler un paradoxe. Mais notre humanisme triomphe de la grotesque déformation de la beauté humaine, recherchée dans la « dolce vita » ; il cicatrise les blessures et essuie les larmes que la douleur a fait couler sur le visage de l'homme ; il redonne à notre vie la sécurité qu'elle réclame et qui lui manque le plus, celle de la perfection de l'immortalité.

« Que celui qui a des oreilles pour entendre, qu'il entende », dit le Seigneur (cf. Mt 19,12 Mc 4,23).

Et que vous y aide, Fils très chers, Notre Bénédiction Apostolique.




31 juillet 1968 : RESPONSABILITE, CHARITE, ESPERANCE : LES TROIS SENTIMENTS QUI ONT INSPIRE LE PAPE DANS LA PREPARATION D' « HUMANAE VITAE »

31768


L'audience générale du 31 juillet était la première après la publication de l'Encyclique « Humanae Vitae ». Le Pape a consacré son allocution à exposer les sentiments qui l'ont animé et inspiré pendant la longue préparation de cet important document.



Chers Fils et Chères Filles,



Notre discours trouve aujourd'hui son thème obligé dans l'Encyclique « Humanae Vitae», sur la régulation des naissances, que Nous avons publiée cette semaine. Nous supposons que vous connaissez ce texte, ou du moins l'essentiel de son contenu.


Une présentation positive de la morale conjugale


Ce document pontifical n'est pas seulement la déclaration d'une loi morale négative — c'est-à-dire l'interdiction de tout acte se proposant de rendre impossible la procréation (
HV 14) — mais il est surtout la présentation positive de la moralité conjugale, par rapport à sa mission d'amour et de fécondité « dans la vision intégrale de l'homme et de sa vocation naturelle et terrestre, mais aussi surnaturelle et éternelle » (HV 7).

Ce document est encore la clarification d'un chapitre fondamental de la vie personnelle, conjugale, familiale et sociale de l'homme ; mais il n'est pas l'exposé complet de tout ce qui a trait à l'être humain dans le domaine du mariage, de la famille, de l'honnêteté des moeurs, domaine immense sur lequel le magistère de l'Eglise pourra et devra sans doute revenir, avec un dessein plus ample, organique et synthétique. Cette encyclique répond à des questions, à des doutes, à des tendances, au sujet desquelles — on le sait — la discussion a été assez large et vive, ces derniers temps, et à laquelle Nous Nous sommes fortement intéressé, de par Notre fonction pastorale et doctrinale. Nous ne vous parlerons pas maintenant de ce document, d'abord à cause de la délicatesse et de la gravité de son sujet, qui Nous semble dépasser la simplicité de ce discours hebdomadaire, ensuite parce qu'il ne manque et ne manquera pas de publications qui seront à la disposition de ceux qui s'intéressent au problème développé dans l'Encyclique (par exemple : G. Martelet, Amour conjugal et renouveau conciliaire).

Nous ne vous dirons que quelques paroles, non sur le document lui-même, mais sur les sentiments qui furent les Nôtres, durant cette longue période de sa préparation.


Sentiment de responsabilité pour dégager la vérité d'un problème complexe, difficile et grave


Notre premier sentiment fut celui de Notre grave responsabilité. Il Nous a fait entrer dans le vif du sujet et soutenu tout au long des quatre années nécessaires à l'étude et à l'élaboration de cette encyclique. Et Nous pouvons vous avouer que ce sentiment de Notre responsabilité ne Nous a pas fait peu souffrir spirituellement. Jamais comme en cette conjoncture, Nous n'avions senti le poids de Notre charge. Nous avons étudié, lu, discuté autant que Nous le pouvions, et Nous avons aussi beaucoup prié. Certaines circonstances relatives à ce problème vous sont connues : Nous devions répondre à l'Eglise, à l'humanité entière ; Nous devions évaluer, avec l'engagement — et en même temps la liberté — de Notre devoir apostolique, une tradition non seulement séculaire, mais récente, celle de Nos trois prédécesseurs immédiats ; Nous étions obligé de faire Nôtre l'enseignement du Concile que Nous avions, Nous-même, promulgué ; Nous étions enclin à accueillir, jusqu'à la limite où il Nous semblait pouvoir aller, les conclusions — bien que de caractère consultatif — de la commission instituée par le Pape Jean XXIII et élargie par Nous-même, sans perdre de vue notre devoir de prudence; Nous connaissions les controverses suscitées par ce problème si important, avec tant de passion mais aussi avec tant d'autorité ; Nous percevions les voix puissantes de l'opinion publique et de la presse ; Nous écoutions les voix plus faibles, mais plus pénétrantes pour Notre coeur de père et de pasteur, de tant de personnes, de femmes respectables spécialement, angoissées par ce problème difficile et par leur expérience encore plus difficile ; Nous lisions les rapports scientifiques sur les alarmantes questions démographiques du monde, étayées sur des études d'experts et des programmes gouvernementaux ; Nous recevions de toute part des publications, dont quelques-unes inspirées par l'examen de certains aspects scientifiques du problème, d'autres par des considérations réalistes de situations sociologiques nombreuses et graves, ou encore par celles, si impérieuses aujourd'hui, des mutations qui envahissent tous les secteurs de la vie moderne.

Combien de fois n'avons-Nous pas eu l'impression d'être submergé par cette accumulation de documents, et combien de fois — humainement parlant — n'avons-Nous pas compris l'inaptitude de Notre pauvre personne, devant la formidable obligation apostolique de devoir se prononcer sur ce problème ; combien de fois n'avons-nous pas tremblé en face de ce dilemme d'une condescendance facile aux opinions courantes, ou d'une sentence mal supportée par la société moderne, ou qui soit arbitrairement trop grave pour la vie conjugale.

Nous Nous sommes appuyé sur de nombreuses consultations particulières de personnes d'une haute valeur morale, scientifique et pastorale ; et invoquant le Saint-Esprit, Nous avons mis Notre conscience en état de pleine et libre disponibilité à la voix de la vérité, cherchant à interpréter la règle divine que Nous voyons se dégager de l'exigence intrinsèque de l'authentique amour humain, des structures essentielles de l'institution du mariage, de la dignité personnelle des époux, de leur mission au service de la vie, comme de la sainteté du mariage chrétien ; Nous avons réfléchi sur les éléments stables de la doctrine traditionnelle et actuelle de l'Eglise, ensuite spécialement sur les enseignements du Concile récent ; Nous avons pesé les conséquences de l'une ou de l'autre décision, et Nous n'avons pas eu de doute sur Notre devoir de prononcer Notre sentence dans les termes exprimés par la présente encyclique.


Sentiment de charité devant l'aspect humain du problème


La charité est également un des sentiments qui Nous a toujours guidé dans Notre Travail, comme aussi la sensibilité pastorale envers ceux qui sont appelés à intégrer leurs personnalités dans la vie conjugale et la famille ; et volontiers, Nous avons suivi une conception personnaliste, propre à la doctrine conciliaire sur la société conjugale, donnant ainsi à l'amour, qui l'engendre et la nourrit, la place qui lui revient dans l'évaluation subjective du mariage ; Nous avons accueilli alors toutes les suggestions formulées dans le domaine de la licéité, pour rendre plus aisée l'observance de la règle réaffirmée. Nous avons voulu joindre à l'exposé doctrinal quelques indications pratiques de caractère pastoral. Nous avons honoré le rôle des hommes de science dans la poursuite des études sur les processus biologiques de la natalité et l'application correcte des remèdes thérapeutiques et des normes morales qui y sont liées. Nous avons reconnu aux conjoints leur responsabilité et donc leur liberté, comme ministres du dessein de Dieu sur la vie humaine, interprété par le magistère de l'Eglise, pour leur bien personnel et celui de leurs enfants. Nous avons rappelé l'intention supérieure qui inspire la doctrine et la pratique de l'Eglise : servir les hommes, défendre leur dignité, les comprendre et les soutenir dans leurs difficultés, les éduquer à une notion attentive de leur responsabilité, à une maîtrise de soi forte et tranquille, à une conception courageuse des grands devoirs communs de la vie et des sacrifices inhérents à la pratique de la vertu et à la construction d'un foyer fécond et heureux.


Espérance d'être entendu, écouté et compris


Et c'est finalement un sentiment d'espérance qui a accompagné la laborieuse rédaction de ce document : l'espérance qu'il soit bien accueilli, tant par sa force propre que par sa vérité humaine, et ce malgré la diversité d'opinions déjà largement répandues, et malgré la difficulté que la voie tracée peut présenter à celui qui la veut parcourir fidèlement, et aussi à celui qui doit simplement l'enseigner, avec l'aide du Dieu de la vie, s'entend ; l'espérance aussi que les savants spécialement sauront découvrir dans le document lui-même le fil original qui le lie à la conception chrétienne de la vie, et qui Nous autorise à faire Nôtre la parole de l'Apôtre « nous avons, nous aussi, le sens du Christ » (1Co 2,16) ; l'espérance enfin que les époux chrétiens, eux-mêmes, comprendront comment Notre parole, même si elle semble sévère et difficile, veut être l'interprète de l'authenticité de leur amour, appelé à se transfigurer dans l'imitation de celui du Christ pour son Eglise, son épouse mystique. Nous espérons que les époux chrétiens seront les premiers à développer tout mouvement pratique chargé d'assister la famille dans ses nécessités, à la faire fleurir dans son intégrité, à diffuser dans la famille moderne sa spiritualité propre, source de perfection pour chacun de ses membres et de témoignage moral dans la société (cf. Ap. Ac. AA 11 (ou II); Gaudium et Spes GS 48).

Comme vous le voyez, Fils très chers, le sujet de cette encyclique est une question particulière qui considère un aspect extrêmement délicat et grave de l'existence humaine. De même que Nous avons cherché à l'étudier et à l'exposer avec la vérité et la charité qu'il réclamait de Notre magistère et de Notre ministère, de même, que vous soyez directement concernés ou non, Nous vous demandons de vouloir le considérer avec le respect qu'il mérite dans le vaste et lumineux panorama de la vie chrétienne.

Avec Notre Bénédiction Apostolique.




7 août 1968 : LA REFORME INTERIEURE BASE DE TOUTE PERFECTION

7868

Chers Fils et chères Filles,



Encore stimulés par le récent Concile, recherchons quelle est la conception de l'homme, tel qu'il se trouve modelé par la vie chrétienne.

La vie chrétienne peut se définir une continuelle recherche de perfection. Cette définition n'est pas complète, parce que purement subjective, et parce qu'elle n'englobe pas de multiples autres aspects de la vie chrétienne. Mais elle est exacte dans ce sens que le Règne de Dieu, c'est-à-dire l'économie du salut, la communion des rapports établis entre les limites humaines et la grandeur de Dieu, son ineffable transcendance, son infinie bonté, exigent et comportent une transformation, une purification, une élévation morale et spirituelle de l'homme appelé à tant de bonheur ; elles exigent, en conséquence, la recherche, l'effort vers un état de vie personnel ; un état intérieur de sentiments, de pensées, de mentalité ; un état extérieur de comportement. Cet ensemble crée une richesse de grâces et de dons que nous appelons perfection.

Que l'homme moderne soit lui aussi toujours à la recherche de quelque chose de nouveau et de différent de ce qu'il est, c'est l'évidence. Son inquiétude, son esprit critique, sa persuasion de pouvoir modifier sa propre existence, sa soif de plénitude, de plaisir et de bonheur, sa tension vers un humanisme nouveau, le prouvent sans discussion. Peut-être est-ce le christianisme qui a introduit une première partie de ce ferment dans l'humanité. Et c'est pourquoi, d'une certaine manière, le chrétien et l'homme moderne présentent les caractères d'une singulière ressemblance.


Deux conceptions opposées


La recherche de l'homme idéal, de l'homme parfait, est assez différente dans la conception chrétienne et dans la conception profane (la simplicité de ce discours nous permet une classification aussi empirique). La diversité de ces deux conceptions — tant du point de vue de la perfection humaine que de celui des moyens pour l'atteindre — apparaît spécialement dans le domaine pédagogique, c'est-à-dire dans ce domaine où l'on travaille à la formation de l'homme vrai, de l'homme complet et parfait.

Notons, en passant, que ces deux conceptions suivent, en sens inverse, le chemin de la vie humaine. La conception chrétienne part de prémisses toujours conscientes de la dignité et de la perfectibilité de l'homme, mais qui se fondent l'une et l'autre sur une double observation négative : l'une dérivant de l'hérédité du péché originel, qui a altéré la nature même de l'homme, donnant naissance à des déséquilibres, des déficiences et des faiblesses, dans la complexité de ses facultés ; l'autre mettant en relief l'incapacité des seules forces humaines pour atteindre la vraie perfection, celle qui est nécessaire à l'homme pour le salut, à savoir l'insertion de sa vie en celle de Dieu, par le canal de la grâce. A partir de quoi, cette grâce permet un patient apprentissage de vertus naturelles et surnaturelles ; la conception de la perfection chrétienne se développe alors avec succès ; la perfection devient possible, progressive et pleine de confiance dans l'accomplissement final.

L'autre conception, au contraire, celle que Nous appelons profane, part de prémisses optimistes : l'homme naît sans imperfections morales congénitales ; il est naturellement bon et saint; favorisé par une éducation qui lui consent un libre épanouissement, il possède des forces suffisantes pour atteindre, en plénitude, sa forme idéale, dans la mesure où le milieu ambiant n'attente pas à l'expression spontanée de ses facultés. Mais l'expérience dément trop souvent, en fait, cet optimisme, qui cède alors à une vision pessimiste, réaliste, comme on dit, dont la littérature et la psychologie contemporaines offrent de bien tristes exemples (cf. Gaudium et Spes
GS 10).


Se renouveler soi-même


La réforme que l'homme doit opérer sur lui-même Nous semble mériter une réflexion particulière. Nous en avions parlé dans Notre première encyclique « Ecclesiam suam ». Mais on n'a jamais fini de traiter ce thème, notamment parce que le mot « réforme » a eu diverses significations, parmi lesquelles la réforme protestante, cet événement historico-religieux de très grandes proportions, dont il n'est pas dans Notre intention de parler.

Ce mot de « réforme » revient à la mode aujourd'hui et domine les processus d'évolution et d'innovation de la vie moderne. Et c'est dans ce sens, surtout extérieur, qu'il revient à chaque instant dans les discussions sur l'Eglise, comme s'il était lié à cet autre mot, qui a eu tant de succès, celui de « aggiornamento », de renouveau. De ce dernier Nous ne voulons pas, non plus, parler, en ce moment. Qu'il Nous suffise de noter combien beaucoup appliquent leur attention et mettent leur confiance dans une transformation extérieure et juridique de l'Eglise, dans un changement des « structures », comme on dit, et cela pour donner au christianisme une expression vivante et moderne ; cette réforme complaisante consiste souvent dans le conformisme à la mentalité et aux moeurs de notre époque. A certains égards, il peut y avoir une exigence de mutations organiques et pastorales dans l'ordonnance canonique de l'Eglise ; la révision en cours de toute la législation canonique veut justement répondre à cette exigence. Mais pour le sujet qui nous occupe, ce serait une vision insuffisante que celle qui se limiterait à cette réforme extérieure, si nécessaire et légitime soit-elle. Elle serait illusoire si elle exigeait l'édification d'une Eglise sans cohérence avec la tradition éprouvée, dessinée selon des structures arbitraires, imaginée par des réformateurs improvisés et non autorisés, comme s'il était possible de faire abstraction de l'Eglise telle qu'elle est, dérivant des principes constitutifs établis par le Christ lui-même ; cette réforme serait encore illusoire si elle se laissait modeler par la vie séculière, sans souci des exigences propres de la foi et de l'adhésion à la croix du Seigneur même si elle était voulue par un spiritualisme sincère. Les avertissements de Saint-Paul retentissent à nos oreilles : « Nolite conformari huic saeculo », « ne prenez pas les allures de ce siècle » (Rm 12,2), « ut non evacuatur crux Christi », « pour que ne soit pas rendue vaine la croix du Christ » (1Co 1,17).


Nous sommes tous appelés à la Sainteté


C'est justement de cette réforme intérieure, à laquelle Saint-Paul fait allusion, que Nous voulons parler : « Reformamini in novitate sensus vestri », « transformez-vous, en prenant un esprit nouveau » (Rm 12,2). Cette réforme est la plus nécessaire et la plus difficile. Changer ses propres pensées, ses propres goûts selon la volonté de Dieu, corriger ses propres défauts, que souvent nous exaltons comme nos principes et nos vertus, chercher une continuelle rectitude intérieure de sentiments et de propos, se laisser guider vraiment par l'amour de Dieu et donc par l'amour du prochain, écouter vraiment la parole du Seigneur et s'habituer à écouter avec humilité et silence intérieur la voix de l'Esprit-Saint, alimenter ce « sens de l'Eglise » qui nous rend facile la compréhension de ce qu'il y a de divin et d'humain en elle, se rendre disponible dans la simplicité et les renonciations qui nous portent à la charité et à la suite généreuse et logique du Christ : tout cela est la réforme qui nous est demandée avant toute autre. C'est celle que prêche le Concile, dans un contexte différent, celui de l'oecuménisme : « Toute rénovation de l'Eglise consistant essentiellement dans une fidélité plus grande à sa vocation, c'est dans cette rénovation que se trouve certainement le ressort du mouvement vers l'unité. L'Eglise, au cours de son pèlerinage est appelée par le Christ à cette réforme permanente... Il n'y a pas de véritable oecuménisme sans conversion intérieure » (Unit. Red. UR 6 UR 7). Deux concepts précieux dans le domaine de la perfection chrétienne: la conversion (la célèbre « metanoia ») et sa progression continue : il faut se convertir, c'est-à-dire se modifier continuellement.

Ces concepts, on les peut retrouver dans d'autres documents conciliaires, spécialement dans celui qui s'occupe de la perfection religieuse qui, pour être telle, s'est liée, non par des résolutions occasionnelles ou éphémères, mais par des voeux d'engagement, durables et finalement perpétuels.

Fils très chers, si nous-mêmes demandions au Seigneur ce que nous devons faire pour être fidèles, en nous rappelant que tous, parce que baptisés et membres de l'Eglise, sommes appelés de diverses manières à la sainteté, Sa réponse finirait par étreindre chacun de nous : « Si tu veux être parfait...» (Mt 19,20). Que chacun de nous écoute la voix mystérieuse et divine dans la profondeur de sa propre conscience.

Et que vous y aide, Fils et Filles très chers, Notre Bénédiction Apostolique.






Catéchèses Paul VI 17768