Catéchèses Paul VI 7874

7 août 1974: AUX SOURCES DE LA TRADITION LA FORCE POUR LE RENOUVELLEMENT

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Chers Fils et Filles,



Ecoutez cette fois la parole du Christ qui peut, nous semble-t-il, s’appliquer à nous dans un des problèmes les plus courants et les plus graves de notre temps. Dans son Evangile, le Seigneur nous dit : « Tout vrai savant versé dans la science du royaume des cieux est semblable à un père de famille qui sort de son trésor du neuf comme du vieux » (
Mt 13,52). Il y aurait beaucoup à dire à propos de cette brève parabole qui fait de l’enseignement concernant les destins supérieurs de l’homme, synthétisés dans « le royaume des cieux », une pédagogie paternelle et familiale, définie « trésor inépuisable », comme l’est celui de la vérité religieuse que le Christ lui-même a ouvert pour nous et dont nous extrayons des enseignements neufs et anciens : Nova et Vetera : arrêtons-nous à cette expression bien connue, dans laquelle est condensée la solution du rapport entre notre conscience religieuse et l’histoire ; et la solution a un nom qui couvre un grand chapitre de notre foi et de notre culture religieuse ; ce nom est, vous le savez : la tradition.

Un nom qui, à première vue, ne sonne pas agréablement à l’oreille moderne, parce que c’est un nom qui oblige de recueillir un héritage du passé, lequel, selon l’opinion superficielle de nombreux fils de notre siècle, semble une chaîne aux pieds qui voudraient courir librement vers les nouveaux sentiers de l’avenir, sans se sentir liés à une tradition, réputée valeur sans valeur, archaïque, anachronique, dépassée.

Une orientation aussi marquée de l’esprit humain vers le neuf qui a sa patrie dans l’avenir, envahit non seulement la pensée philosophique et religieuse, dont nous allons nous occuper exclusivement, mais aussi toute la mentalité moderne, qui semble prise d’intolérance, parfois inquiète et même furieuse, révolutionnaire, pour tout ce qui lui vient du passé. C’est là, en grande partie, un phénomène instinctif dans la jeunesse qui prend conscience de soi et qui ne supporte qu’avec malaise ce qui lui est transmis et inculqué; bien souvent le jeune se démontre ingrat et rebelle, préférant l’aventure de l’avenir inconnu plutôt que la soumission à la prudence et à l’expérience de la génération précédente. De plus, dans l’histoire contemporaine, le neuf, c’est-à-dire le progrès, se manifeste avec de telles conquêtes et avec de telles promesses dans tous les domaines du savoir et de l’action qu’il est toujours vainqueur dans l’évaluation psychologique, même lorsque, par exemple, dans certaines expressions artistiques dégradées, et dans certaines moeurs licencieuses, le neuf n’est plus un progrès authentique, mais plus exactement un évident recul. C’est du neuf, et ça suffit ! C’est la voie vers le temps qui vient, ou, tout au moins, il est la forme, c’est-à-dire la mode pour le temps qui est, pour le présent. La mode extérieure est reine, nous le savons. L’orientation pragmatique et utilitaire de l’école d’aujourd’hui favorise cette mentalité au détriment d’autres valeurs qui paraissent résister à cette inquiète et incessante métamorphose de l’idée et de l’acte, et que l’histoire, mère du passé et du futur, conserve dans son patrimoine comme des valeurs éternelles, non pas qu’elle les ait engendrées, mais comme des valeurs qui l’ont engendrée elle-même. Du reste, ce processus a ses droits et ses avantages : c’est le temps, le temps mystérieux qui le dirige et qui, précisément par ce dynamisme inépuisable, nous enseigne l’insuffisance intrinsèque des choses, et les marque de leur définition fondamentale : « créature », qui, par contrecoup, inspire à l’esprit intelligent l’éternelle question : Où est le Créateur ? Ceci, est de la métaphysique, ceci est la porte de la religion.

Nous nous arrêtons ici, ou plutôt, nous passons de la religion purement rationnelle et naturelle à notre religion, la religion qui nous est offerte par la foi et qui, par son contenu objectif, vient à nous d’une histoire précise qui a sa place dans le temps, mieux, dans le temps passé, avec des indications précises de date et de lieu (cf. Lc 2,1 Lc 3,1 ss.). Nous connaissons l’Evangile. Il est incisé sur la trame de l’histoire. Et nous connaissons l’auteur de cette incision : elle fait autorité pour tout le temps qui précède, que l’on qualifie d’Ancien Testament ; elle fait autorité pour tout le temps qui suit, le Nouveau Testament ; et arrive jusqu’à nous, et arrivera jusqu’à l’ultime retour du Christ : donec veniat (Mt 10,23). C’est cette interprétation de la marche du temps qui donne à l’histoire un sens, une logique, une possibilité d’intelligence et de synthèse. Nous pouvons même citer les noms dont on se souvient généralement à ce propos : St Augustin, Bossuet, Vico. Vico disait par exemple que Dieu est l’architecte de l’histoire et que l’homme en est l’artisan.

Si bien que nous, les croyants, nous avons le regard fixé sur le passé, un passé déterminé, historique, ineffaçable. « L’économie chrétienne, dit le Concile (Dei Verbum, DV 4), du fait qu’elle est l’alliance nouvelle et définitive, ne passera donc jamais ; il n’y a plus à attendre de nouvelle révélation officielle avant l’apparition dans la gloire de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ » (cf. 1Tm 6,14 Tt 2,13). Nous sommes salutairement soutenus par une tradition.

Ici, il faudrait que nous expliquions ce que, dans ce milieu religieux, nous entendons par tradition, soit constitutive, avec les Saintes Ecritures, de la révélation, soit comme transmission authentique et déterminante, avec l’assistance de l’Esprit-Saint par le moyen du magistère de l’Eglise, de la révélation elle-même. Nous pensons que ces notions font normalement partie de la culture acquise et qu’elles ne se confondent pas avec celles que l’on appelle habituellement traditions et qui ne sont, plus exactement, que des coutumes, des moeurs, des styles, des formes passagères et variables de la vie humaine, dépourvues du charisme d’une vérité qui les rende immuables et obligatoires. Nous ajouterons même que ces traditions purement historiques et humaines non seulement comprennent de nombreux éléments contingents et caducs, envers lesquels la critique reste libre dans le jugement et dans la réforme, mais encore qui exigent souvent d’être critiqués et réformés à cause de la facilité avec laquelle les choses humaines vieillissent ou se déforment et ont besoin d’être amendées, et même remplacées. Ce n’est pas sans raison que l’on parle d’aggiornamento et de renouvellement, et vous savez avec quelle énergie et quelle ampleur d’application.

Et souvent, rechercher et promouvoir le neuf est en fait consentir un effort pour retourner aux origines et pouvoir puiser aux sources antiques et authentiques de la tradition, les forces et les programmes pour un avenir renaissant — un ressourcement, selon un heureux néologisme.

La tradition, la vraie, est une racine, non pas un lien ; elle est un patrimoine irremplaçable, un aliment, une ressource, une cohérence vitale.

Ce qu’est ce trésor dont le sage chrétien extrait l’ancien et le neuf, comme l’enseigne Nôtre-Seigneur, n’est pas facile à dire, surtout brièvement ; il faut un charisme spécial, adapté, le magistère ecclésiastique, précisément, auquel est assurée, particulièrement aux moments décisifs, l’assistance de l’« Esprit de vérité » (Jn 14,17 Jn 16,13) ; il aura la mission d’enseigner, de garder, d’interpréter la doctrine de la foi et d’en préciser les applications à la vie vécue (cf. denz.-sch. DS 1501 DS 3006 ; Dei Verbum, DV 8-10).

En ce domaine, il y a deux déviations principales possibles, comme on le sait : la première est celle qui restreint aux seules Ecritures Saintes le milieu de la foi, quand on sait que les Ecritures elles-mêmes sont nées de l’enseignement oral, de la Tradition de l’Eglise primitive ; la seconde est celle qui prétend donner à la foi chrétienne une interprétation propre, originale, arbitraire, un « libre examen » négligeant l’enseignement de celui qui a le devoir de « garder le dépôt » (1Tm 6,20), et d’éviter, comme le recommande Saint Paul « les vains discours profanes et les objections d’une science qui n’en mérite pas le nom » (1Tm 6,20 1Tm 1,6).

Cela ne signifie pas que les vérités de la foi ne peuvent ni ne doivent être objets d’étude, de recherche, d’approfondissement, et encore d’énonciations à des milieux culturels déterminés et à des moments spirituels donnés. La doctrine de la foi n’est pas privée de développement logique et cohérent ; au contraire elle obéit volontiers aux besoins de la pensée et aux devoirs de la contemplation, selon l’invitation de Saint Paul lui-même de « croître dans la connaissance de Dieu » (Col 1,10 cf. Ep 1,17 cf. Newman) ; mais elle reste univoque et fidèle a sa signification essentielle et originelle, égale à elle-même, telle que le Christ l’a annoncée, et telle qu’aujourd’hui encore, l’Eglise, sous les auspices de l’Esprit-Saint, la proclame, la défend et l’élargit vers la vision illimitée de la divine et ineffable réalité.

Nova et vetera ! Souvenez-vous-en ! Avec notre Bénédiction Apostolique !

***

Il y a trois ans, Nous avions déjà la joie d’accueillir un groupe de jeunes de Saint-Georges-de-Mons, dans la diocèse de Clermont.

Aujourd’hui, une autre délégation de cette paroisse très dynamique vient encore Nous saluer et Nous exprimer son filial attachement.

Merci, chers amis, de ce témoignage de votre fidélité et de votre prière. Nous demandons au Seigneur de faire grandir en vous la foi et le sens de l’Eglise. Nous souhaitons que vous compreniez toujours mieux votre responsabilité propre de laïcs en matière d’apostolat, car l’évangélisation d’une cité ou d’un secteur pastoral, pour affronter les problèmes nouveaux de notre époque, doit pouvoir s’appuyer sur la disponibilité de tous. Nous vous encourageons dans cette voie et Nous vous bénissons de tout coeur, avec vos familles et votre cher curé.

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Nous nous tournons maintenant vers les jeunes pèlerins de Pologne, que Nous sommes heureux de saluer si nombreux ce matin. Les uns, réunis en session d’étude religieuse tout près d’ici, à Marino, sont accompagnés par Mgr Wesoly, Auxiliaire du cher Cardinal Wyszynski; les autres ont tenu aussi à être presents aujourd’hui, malgré la brièveté de leur séjour.

Chers Fils, sachez approfondir votre foi et en vivre! Soyez fidèles aux profondes traditions religieuses de votre pays. De tout coeur, Nous vous bénissons ainsi que vos familles.




14 août 1974: LA VIE CHRÉTIENNE EST-ELLE FACILE ?

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Chers Fils et Filles,



Au cours de cette brève rencontre nous proposons une question à la réflexion de nos visiteurs : la vie chrétienne est-elle facile ? La demande paraît simple, mais nous remarquons aussitôt que pour être présentée correctement elle doit être exprimée sous forme déontologique : la vie chrétienne doit-elle être facile ou non ? Aujourd’hui les gens exigent que tout soit facile ; pourquoi la religion ne devrait-elle pas l’être ? Nous pensons évidemment à son expression authentique, à celle qui correspond à l’exigence propre d’un disciple du Christ, c’est-à-dire de celui qui, par le baptême, a accepté la fortune suprême de la nouvelle vie conférée par le Christ et promise par le Christ.

Si la question est simple, la réponse, elle, ne l’est pas. Pour deux genres de motifs : le premier est tout ce qu’il y a de plus théologique et riche de nombreuses significations : la vie chrétienne n’est-elle pas notre salut ? et le salut, n’est-ce pas un don immense et gratuit de Dieu le Père, moyennant le Christ Rédempteur, dans l’Esprit-Saint ? et ce don lui-même ne comporte-t-il pas la grâce pour correspondre aux conditions qui sont également requises afin que le salut nous soit attribué, comme la foi et les bonnes oeuvres ? Puis, le christianisme ne se présente-t-il pas à nous comme une libération de la lourde et difficile observance de la Loi antique, et comme un dessein de bonté et de miséricorde que les humbles, les faibles et les petits sont destinés à assumer en propre ? La vie chrétienne, par conséquent, n’est pas un programme difficile. Et même, la vie chrétienne n’est-elle pas imprégnée toute entière de charité, une charité qui rayonne sur chaque besoin humain et dont le résultat, toujours efficace, est de réparer tout mal humain, l’injustice, la douleur, l’insuffisance ? Elle doit donc supprimer les oppositions et les limites qui rendent l’existence humaine difficile et tourmentée, et étendre sur elle le baume du réconfort et de l’espérance. Le christianisme n’est-il pas une religion humaine, populaire, accessible à tous ? Puis encore : la ligne caractéristique de la vie chrétienne, indiquée par le récent Concile, n’est-elle pas orientée vers la compréhension des valeurs intérieures et spirituelles plutôt que vers les expressions extérieures et canoniques, même si celles-ci sont nécessaires ? (cf.
Mt 23).

Tout cela est vrai. Et nous-mêmes, nous sommes heureux et désireux qu’il en soit ainsi, que cet aspect essentiel de la vie chrétienne soit apprécié aujourd’hui, en se souvenant de l’exquise parole de Jésus : « Mon joug est doux et son poids est léger ». Il faudra toutefois que nous la complétions pour que la facilité de la vie chrétienne elle-même ne soit pas mal entendue.

En effet, les motifs du deuxième genre qui tendent à la facilité de la religion, s’il faut, d’une part les accueillir et même les promouvoir, lorsqu’il coïncident, par exemple, avec le progrès moderne, ses prodigieux instruments, et les merveilleux services destinés à réduire l’effort et la fatigue de l’activité humaine jusqu’à les supprimer, il faut aussi, d’autre part, les considérer avec vigilance et un sage esprit critique quand ils peuvent faire oublier que la condition humaine n’est ni normale, ni saine, ni parfaite, à cause, disons-le tout de suite, du péché originel ; cet oubli risque d’éliminer de la formation de l’homme bon et juste et pieux, qu’il s’agisse d’un enfant ou d’un adulte formé, cette pédagogie morale et spirituelle que l’on appelle l’ascétisme.

Qu’est-ce que l’ascétisme ? c’est l’exercice ardu et persévérant de cette « maîtrise de soi » (l’encrateia de Socrate) qui freine la spontanéité et le penchant désordonné à vivre d’instinct et de passion (c’est-à-dire de manière « pseudo-libre »), que ce soit sur le plan de la vie animale, ou sur celui des facultés supérieures de la pensée et de la volonté. Il est l’effort vers la perfection personnelle ; et pour nous, chrétiens, cette perfection doit être conçue selon la foi : « les disciples du Christ Jésus, a écrit Saint Paul, ont crucifié (c’est-à-dire mortifié, dominé) la chair, ses passions et ses concupiscences » (Ga 5,24 Rm 11,20 Rm 12,3 etc.). En soi, l’ascétisme n’est pas contre l’homme, contre sa liberté, contre sa vitalité ; elle est orientée vers le développement de la personnalité de type chrétien. Certes, elle peut être difficile, comme une gymnastique (1Co 9,24), un combat (2Co 10,3), un sport (1Co 9,25), un entraînement à la vertu, à la grande vertu (cf. St. TH ., II-II 184,7, ad 1), afin de rendre l’homme fort, austère, tendu vers l’imitation du Christ, le service du prochain, l’union avec Dieu.

Nous n’ignorons pas que cette robustesse morale n’est pas de mode aujourd’hui. Le naturalisme spécieux de Rousseau fait de nouveau école, les philosophies amorales semblent l’emporter, la permissivité pénètre dans les moeurs publiques, la spontanéité des instincts prend l’apparence d’une plénitude de vie. Ce thème mériterait de plus amples commentaires. Mais qu’il suffise ici de rappeler que la vie chrétienne est exigeante ; et même parfois bien peu facile ! La parole du Christ nous poursuit : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se renonce soi-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Qui veut conserver la vie sauve, la perdra ; et qui perdra sa vie à cause de moi, la retrouvera » (Mt 16,24-25). Du programme de la vie chrétienne, on ne peut retirer ni le sacrifice, ni la croix.

Mais le devoir, comment peut-il, dans ce cas, être facile ?

Voici maintenant le secret évangélique: le devoir devient facile s’il coïncide avec l’amour, et spécialement avec l’amour surnaturel qui s’appelle charité : « L’amour du Christ nous presse » (2Co 5,14) ; « Je puis tout, conclut l’Apôtre, en celui qui me fortifie » (Ph 4,13) ; si bien que « je déborde de joie au milieu de toutes mes tribulations » (2Co 7,4).

Et ainsi, nous pouvons conclure, nous aussi : la vie chrétienne, si elle n’est pas toujours facile, peut toujours être heureuse.

Faites-en l’expérience, Frères et Fils bien-aimés, avec notre Bénédiction Apostolique.





21 août 1974: LE SENS DU NOM CHRÉTIEN

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Chers Fils et Filles,



Nous allons poursuivre notre recherche des signes de la vie religieuse authentique à l’intérieur et à l’extérieur du grand, de l’unique bercail du Christ, que nous appelons Eglise (Lumen gentium,
LG 6). Ce n’est certes pas par curiosité statistique, mais bien par affection pastorale et oecuménique que nous cherchons à attribuer à qui le mérite, à qui le revendique, à qui le réalise, le titre, toujours supérieur, toujours mystérieux de chrétien. Nous nous rappelons toujours avec profonde émotion les paroles des Actes des Apôtres, là où, au chapitre XI, il est raconté que Barnabé, envoyé à Antioche par l’Eglise de Jérusalem, voyant la multitude croissante de ceux qui adhéraient à la prédication sur Jésus, se rendit à Tarse où Paul s’était retiré après sa conversion (c’était sa patrie) et le convainquit de retourner à Antioche avec lui ; et là, pendant toute une année, ils unirent leurs efforts pour instruire cette communauté où des juifs d’origines variées, de Chypre et de Cyrène, mêlés à des Grecs, c’est-à-dire à des païens, formaient une Eglise locale de souche diverse, mais de foi homogène, si bien — comme l’écrit St Luc, l’auteur des Actes — que « c’est là, à Antioche, que pour la première fois, les disciples furent appelés chrétiens ». C’était probablement en 43.

Chrétien, un nom qui nous semble très commun ; un nom déprécié, compromettant, périlleux aux premiers temps de l’Eglise ; mais un nom attribué pour toujours aux fidèles, aux disciples, aux « saints » de la religion nouvelle (cf. 1P 4,16 cf. erik peterson, Christianus, dans Miscell. Giov. Mercate, 1, 355, ss.).

Faisons maintenant un bond par dessus les siècles et arrêtons-nous à notre époque, pour nous demander ce que signifie aujourd’hui pour notre monde ce qualificatif glorieux et combattu de « Chrétien » ? Qui est chrétien ?

Loin de nous la prétention d’épuiser une telle question en une dissertation, surtout en ce lieu, où un discours ne peut être qu’extrêmement simple et sommaire. Il ne nous paraît pas inutile toutefois de consacrer un instant à deux observations élémentaires. La première concerne la facilité avec laquelle, dans le langage courant, on attribue ce bienheureux titre de « chrétien » : qui donc voudrait ne pas être chrétien quand ce titre est également considéré comme synonyme d’humain ? Humain, dans le bon sens, le sens naturel et profond du terme. On applique le qualificatif de chrétien tant à un homme qu’à un fait, ou à un système philosophique quand ils se réfèrent à certains principes tirés de l’Evangile et aux moeurs qui s’en inspirent, qu’il engendre ou qu’il imprègne. Chrétien, cela se réfère à certaines valeurs qui donnent à la vie une plénitude, une dignité, une inviolabilité dignes d’être considérées comme sacrées. Chrétien est un titre plein d’exigences, au point de constituer la source de l’évolution progressive des droits les plus étendus, les plus incontestables ; et il est aussi tellement grave et tellement intérieur qu’il justifie l’attachement dévoué aux devoirs majeurs de la vie. Chrétien est un nom si personnel qu’il donne du relief à un être, en soi simplement humain, élevé au niveau de fils de Dieu. En fait, Chrétien est une formule mystérieuse au point d’inclure une relation vitale avec l’Etre premier, Créateur et Seigneur, toujours présent et ineffable, d’autant plus mystérieux qu’il nous est, en quelque mesure, rendu plus accessible, au point que nous pouvons, pour notre plus grand bonheur, l’appeler d’un terme amplifié jusqu’à l’infini : Père, Notre Père; où le mystère de l’Etre Infini, vivant sur tous et pour tous, s’ouvre en mystère d’amour pour chacun de nous, pour nous tous ensemble, sans limites. « Chrétien » est la définition morale et religieuse par excellence.

Nous n’en finirions jamais si nous devions explorer la profondeur théologique de cette appellation. Qu’il nous suffise en ce moment d’observer son rayonnement dans notre culture, dans notre expérience, pour conclure par un hommage respectueux et sympathique à l’égard de toute expression même incomplète, et même inaperçue qui entoure cette présence, ne serait-ce que de nom, du Christ parmi nous. Une seconde observation nous est toutefois suggérée par la densité de la signification du nom chrétien. Celui-ci exige qu’on lui reconnaisse, au moins en puissance, cette plénitude, cette fécondité, cette dignité de contenu humain et religieux. Applicable à tout ce qui concerne nos destins présents et transcendants il ne saurait souffrir d’être exploité vulgairement. Il ne peut figurer comme opinion, idéologie ou hypothèse ; son équation est la vie, et quelle vie ! Il ne peut laisser indifférent, ou incohérent celui qui le porte : il est destiné à imprimer un sceau, un style, une forme à l’existence humaine et même un certain caractère merveilleux aux choses et aux activités marquées d’un si grand nom. Certes, il exige la foi, ce supplément de connaissance qui nous vient de la révélation ; puis, en vertu d’une cohérence stimulante et d’un afflux d’énergie divine, la grâce, qu’il apporte avec soi, le nom chrétien éduque à la foi, en fait goûter d’avance la transparence et la sagesse.

Dans la pratique et dans la culture moderne, il y a des phénomènes qui nient ce réalisme et préfèrent concéder à leur clientèle des manières de penser et de vivre sans obligations de ce genre, sans problèmes de spéculation et d’action ; au contraire ils veulent persuader que l’on vit mieux en limitant l’effort vital à la pratique concrète de l’expérience empirique. Le pragmatisme, savez-vous ce que c’est ? C’est le système philosophique qui concerne l’art de réussir. C’est une conception de la vie, qui a groupé des penseurs célèbres (cf. C. S. peirce, How to make...), même sur le plan religieux (cf. W. james, The varieties of religions expérience, et son principe : will to believe), et qui, in Italie, a eu un grand représentant et critique en Jean Papini, comme on le sait. C’est un système qui fait abstraction de la vérité objective, rationnellement conquise, et situe dans la volonté et l’expérience le point focal de la psychologie humaine. Pour nous, chrétiens, cela n’est pas suffisant. Nous avons nous aussi à être des volontaires et à mettre la charité à la première place (Jésus n’a-t-il pas dit : ce n’est pas celui qui dira..., mais celui qui fera. .., Mt 7,21 1Co 13,13) ; mais ceci doit être réalisé à l’école de la Parole de Dieu, du Verbe qui nous à été communiqué, et de l’Esprit-Saint qui doit nous enseigner toute chose pour notre salut (cf. Jn 14,26 Jn 16,13). Le chrétien ne saurait faire abstraction de l’exercice de l’intelligence et de la pensée ou négliger de mettre son esprit, son âme à la disposition de la doctrine de Dieu (Jn 6,45).

En disant ceci notre esprit et notre coeur se tournent, avec amitié pastorale, vers la foule des jeunes qui éprouvent une singulière attirance vers le nom de chrétien, comme s’il constituait l’heureux point d’aboutissement d’une lassitude déçue, mal supportée, et comme si lui seul possédait une vertu capable de régénérer les idéaux et les forces que la vie moderne, avec la pompe et la prétention à l’autarchie de son opulence provocante, n’a su ni conserver ni répandre.

A cette jeunesse, guidée par un mystérieux instinct spirituel de salut et intérieurement réconfortée par quelque prière renaissante et doucement modulée, nous souhaitons d’arriver au but : Chrétiens, soyez chrétiens !

Nous le souhaitons à vous tous, avec notre Bénédiction Apostolique.

***

Nous adressons maintenant un salut cordial à trois groupes venus du Liban.

Nous voulons féliciter d’abord les jeunes artistes, lauréats d’un important concours de dessin, ainsi que leurs professeurs présents.

La véritable beauté contribue toujours à élever l’âme, car elle est vraiment un reflet, dans notre monde, du Créateur de toutes choses.

Que Dieu vous donne, chers amis, de trouver dans la recherche du beau et dans ce pouvoir d’admiration qui est au coeur de tout homme, un chemin pour le rencontrer.

Nous accueillons aussi avec affection aujourd’hui deux autres groupes: les membres du pèlerinage maronite et les jeunes étudiants venus approfondir à Rome la signification de l’Année Sainte. Nous le souhaitons de tout coeur, chers Fils, sachez renouveler auprès du tombeau des Apôtres, votre foi et votre sens de l’Eglise. Demandez leur cette profonde conversion du coeur qui, seule, peut faire saisir dans toute leur ampleur les exigences de paix et de reconciliation qui se trouvent au coeur du message évangélique.

Sur vous tous, chers Fils et Amis, Nous demandons au Dieu Tout-Puissant de répandre l’abondance de ses bénédictions.





28 août 1974: VRAI ET FAUX PLURALISME

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Chers Fils et Filles,



Cette fois encore nous nous en tiendrons à ce langage simple et familier que nous réservons aux Audiences générales, même s’il nous faut proposer à votre réflexion un terme quelque peu hermétique qui depuis peu, s’emploie avec succès dans l’analyse doctrinale, même catholique, car on en parle souvent comme d’une formule libératrice et moderne ; ce terme résonne comme ceci : « pluralisme ». En ce moment nous n’avons pas l’intention de vous parler du pluralisme des systèmes philosophiques ou politiques; et moins encore du pluralisme religieux extérieur à la sphère chrétienne.

Pluralisme : un terme équivoque, c’est-à-dire un mot à double sens ; sa première signification est très belle et se réfère à la fécondité de notre doctrine catholique qui, tout en conservant une sincère et profonde identité de contenu et en restant donc étroitement adhérente à sa propre réalité univoque, à l’una fides dont parle avec tant de clarté et d’autorité l’Apôtre Paul (
Ep 4,3-6 Ph 2,2 Rm 15,5 Rm 12,16 cf. Jn 10,16 etc.), possède une grande richesse d’expressions, pour chaque langue (rappelons, par exemple, le miracle des langues le jour de la Pentecôte, Ac 2,4-8), pour chaque période de l’histoire (cf. newman, An essay of the development of Christian doctrine, 1845), pour tout âges et niveaux de la vie humaine (cf. le Kerigma, ou annonce primitive, la didaché, ou doctrine apostolique, les premiers symboles, ou les synthèses doctrinales, comme règles de la doctrine qui prirent le nom de credo, puis les catéchismes et les oeuvres doctrinales de toutes formes, comme les Summae théologiques du moyen-âge et les oeuvres les plus récentes, exposés plus amples et systématiques du dogme catholique) ; et nous ne saurions omettre les nombreuses et pour ainsi dire allégeantes voix de la liturgie qui rivalisent avec les voix doctrinales, offrant ainsi l’équation bien connue entre la lex orandi et la lex credendi ; puis, comment pourrions nous oublier l’inépuisable production littéraire qui documente de par elle-même le fait que la rigoureuse observance de la norme doctrinale, loin de faire obstacle à l’épanouissement du génie spirituel de la fantaisie et de la poésie, la provoque plutôt et la féconde en une merveilleuse et toujours nouvelle pluralité de formes et de paroles ?

Voilà le pluralisme de l’Eglise catholique auquel nous pouvons intégrer celui qui découle des explorations, des recherches personnelles et des expressions particulières auxquelles la doctrine catholique invite tant le mystique que le théologien et même l’artiste, étant toujours bien entendu que ces contemplatifs, ces savants et ces prophètes sémantiques aient comme règle ancrée dans leur âme le respect de la Vérité ; cette Vérité dont le Saint-Esprit, certes, est le Maître (Jn 14,26 Jn 16,23), mais toujours selon l’interprétation garante de ce Magistère de l’Eglise auquel le Christ a confié le ministère de la lumière (Mt 5,14), de la parole (Lc 10,16), de l’authenticité de la foi et de la communion (cf. denz.-sch. DS 3050 ss. ; Lumen Gentium, LG 18 Dei Verbum, DV 12,23 Unitatis Redintegratio, UR 21).

Nous pourrions comparer le pluralisme doctrinal de l’Eglise catholique à celui d’un Orchestre musical, dans lequel la pluralité des instruments et la diversité de leurs parties respectives concourent à produire une seule et admirable harmonie.

Et à tous ceux qui se représentent le dogme catholique, c’est-à-dire une doctrine religieuse révélée par Dieu et déclarée telle par le magistère de l’Eglise, comme s’il était une prison de la pensée théologique ou scientifique, nous voudrions rappeler quelle sécurité et quelle amplitude de vérité, et quelle variété d’expression, lui, le dogme catholique, offre à l’esprit humain, comme matière de réflexion et comme joie de l’esprit introduit dans les sentiers de la science surnaturelle de Dieu et de l’homme. Les théologiens, humbles et savants, connaissent bien la valeur précieuse de cette expérience supérieure (cf. denz.-sch. DS 3016 DS 3020 DS 3044 ; etc.). Nous leur adressons notre salut respectueux et encourageant.

Si bien qu’en professant ce pluralisme didactique dans l’unité dogmatique de la doctrine chrétienne les catholiques se trouvent toujours devant la formule des Réformateurs anciens et modernes : sola Scriptura, comme s’ils étaient les vrais fidèles de l’unité religieuse et comme si les Saintes Ecritures ne dérivaient pas elles-mêmes de la Tradition apostolique (cf. Dei Verbum, DV 7-10) et comme si, détachée de l’enseignement apostolique, elle n’était pas exposée au péril, plus réel que jamais, d’être abandonnée à l’interprétation individuelle, indéfiniment centrifuge et pluraliste, c’est-à-dire à ce libre examen qui a pulvérisé l’unité de la foi en une innombrable multiplicité d’opinions personnelles, inutilement ou arbitrairement, contenue par une « norme régularisée », c’est-à-dire par une interprétation obligeante émanant de la communauté, dépassée elle aussi par l’inspiration subjective, que l’Esprit-Saint suggérerait directement à l’âme. De sorte que « la doctrine protestante du libre examen, ou de l’unique autorité de l’Esprit-Saint, en tant qu’interprète authentique des Ecritures, ouvre la voie au subjectivisme philosophico-religieux le plus radical » (Prof. Siro Offelli). De la polyphonie unifiante et célébrante de la Pentecôte devrait-on rétrocéder à la « confusion des langues » dont la Bible nous rapporte la mystérieuse aventure (Gn 11,1-9) ? Quel oecuménisme pourrait-on édifier ainsi ? Quelle unité de l’Eglise pourrait-on recomposer sans l’unité de la foi ? Où irait finir le christianisme, et plus encore le catholicisme si encore aujourd’hui, sous la pression d’un spécieux mais inadmissible pluralisme, on acceptait comme légitime la désagrégation doctrinale et donc également la désagrégation ecclésiale qu’elle peut entraîner avec soi ?

La vraie religion, celle que nous savons être la nôtre, ne peut se dire ni légitime ni efficace si elle n’est pas orthodoxe, c’est-à-dire dérivée d’un authentique et unique rapport avec Dieu. Ni un vague sentiment religieux, fut-il même ému et sincère, ni une libre idéologie spirituelle construite selon une élaboration personnelle autonome, ni un effort d’élever au plan de religion, fussent-elles même nobles et passionnées, les expressions de sociologie lyriques et morales de peuples entiers, ni les élucubrations herméneutiques destinées à attribuer au christianisme une origine naturelle et mythique, ni aucune autre théorie ou observance qui fasse abstraction de la voix infiniment mystérieuse et extrêmement claire qui s’est fait entendre sur le Mont de la transfiguration et qui se référait à Jésus : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui je prends mes complaisances. Ecoutez-le » (Mt 17,5), ne saurait apaiser notre soif de vérité et de vie.

Bienheureux ceux d’entre nous qui se rangeront parmi les petits, capables d’écouter une telle voix et de goûter d’avance la félicité de la certitude immortelle. Avec notre Bénédiction Apostolique.






Catéchèses Paul VI 7874