Bernard sur Cant.



Sermons sur le Cantique des Cantiques



PRÉFACE DE MABILLON

100 POUR LE TOME IV DE SON EDITION DES ŒUVRES DE SAINT BERNARD.

(éd. Vivès 1867 p. 127)


I. Si toutes les oeuvres de saint Bernard sont remplies du suc d'une piété solide et d'une science profonde, il y en a deux, dans le nombre, qui se recommandent plus particulièrement à l'attention de tous les lecteurs, ce sont ses cinq livres de la Considération et ses sermons sur le Cantique des cantiques. Les premiers offrent, en effet, sous une forme aussi élégante que concise, tout ce qui se lit de plus saint dans les livres sacrés et dans les actes des conciles, tout ce qu'il y a de plus salutaire dans les écrits des anciens pères et dans les décrets des pontifes sur le gouvernement de l'Église. Quant aux sermons, ils renferment tout ce que notre saint Docteur a mis dans le reste de ses ouvrages de plus propre à former les moeurs et à exciter la piété, ainsi que tout ce qu'il a écrit sur les vices, sur les vertus et sur la vie spirituelle. Tout cela se trouve de nouveau dans ces sermons; mais avec encore plus de solidité et d'élévation, il y dégage les sens mystiques et allégoriques des textes sacrés de leurs voiles et de leurs ombres, il y expose au grand jour tous les secrets de la perfection d'une manière non moins agréable et utile que sublime. Aussi peut-on dire que ces sermons sont une source de chastes délices pour les âmes pieuses. Nous n'hésitons point à dire qu'ils sont écrits d'une manière aussi agréable qu'utile. Car telle est, dit saint Bernard lui-même dans le sixième de ses sermons divers, (n. 1) , «la condition aussi misérable qu'admirable des âmes humaines que, bien que par la vivacité de leur génie, elles soient capables de percevoir tant de choses au dehors, elles ont pourtant besoin de figures corporelles et d'énigmes pour parvenir, de la connaissance des choses visibles et extérieures, à conjecturer un peu ce que sont les choses invisibles.» Or c'est à quoi saint Bernard réussit admirablement dans ses sermons.

II. Saint Bernard a commencé cette oeuvre importante après son retour d'Aquitaine en 1135, comme on le voit par le a second livre de sa vie, chapitre 6, où Ernalds'exprime ainsi: «L'homme de Dieu, après quelques jours de repos, s'occupa d'autres affaires, et, retiré dans une petite cabane faite des rinceaux de pois, il vaqua seul à la méditation et à la pensée de Dieu. Mais voilà que, tout à coup, son humble retraite, comme une autre étable du Seigneur, retentit de chants d'amour, et se remplit de festins de noces... Pendant longtemps il répandit son âme dans ces méditations. Il fit de nombreux commentaires sur ce sujet, et chacun peut voir bien clairement en les lisant, car il a rempli des corbeilles d'écritures, des restes de ces repas délicieux, quels progrès il faisait à cette table où il s'asseyait tous les jours et quels profits nous en tirions nous-mêmes.» Geoffroy s'exprime en ces termes au livre ni, chapitre vu de sa Vie de saint Bernard: «dans les sermons sur le Cantique des cantiques, il se montre aussi magnifique investigateur du sens mystique que remarquable édificateur du sens moral.»

On voit à l'exorde du deuxième de ses sermons que cette oeuvre importante a été commencée pendant l'Avent de cette même année 1135. Il s'exprime, en effet, ainsi: «Il y en a plusieurs à la vérité qui se réjouiront au jour de cette naissance que nous allons bientôt célébrer.»

III. Ce fut sur les instances du chartreux Bernard Desportes que saint Bernard entreprit la série de ses sermons, comme on le voit par la cent cinquante-troisième lettre de notre Saint; en effet, après avoir dit à son ami que s'il s'était refusé si longtemps à répondre à ses ardents désirs, en lui envoyant quelque écrit spirituel de sa main, c'est parce qu'il se sentait au dessous de cette tâche, il finit par lui annoncer qu'il cède à ses instances. Faut-il entendre seulement par-là qu'il se met à l'oeuvre, ou bien veut-il parler de la publication et de l'envoi de son oeuvre déjà commencée? Les termes de la lettre font pencher vers cette dernière opinion. En effet, voici comment il s'exprime: «Je cède à vos instances, afin de mettre fin à tous vos doutes; je mets de côté tout amour propre et ne veux pas même penser que je fais une véritable folie. Je donne donc à recopier quelques sermons que je viens de composer sur le commencement du Cantique des cantiques, et je vous les envoie avant même qu'ils aient paru. J'ai l'intention de continuer ce travail, si j'en ai le loisir et si Dieu me donne quelque relâche (Lettre CLIII, n. 2).» De tout cela, il résulte seulement que Bernard Desportes avait prié notre Saint de lui composer quelque écrit spirituel, et que saint Bernard lui envoya ses premiers sermons sur le Cantique des cantiques. Je ne sais si c'est à cet abbé Bernard que se rapporte ce passage du premier sermon, n. 3: «Or, je ne pense pas que l'ami qui nous viendra de dehors ait sujet de murmurer contre nous quand il aura mangé ce pain si excellent:» C'est ce que je laisse à d'autres le soin de décider. Quoi qu'il en soit, c'est à Bernard Desportes que les premiers sermons sur le Cantique des cantiques ont été adressés, en même temps que la lettre cent cinquante-quatre, où l'on lit ces mots: «Je vous envoie, ainsi que je vous l'avais promis, mes sermons sur les premiers chapitres du Cantique des cantiques; lisez-les, et veuillez me dire, aussitôt que vous le pourrez, si je dois les continuer ou non (Lettre CLIV).» Or, on ne peut entendre ces lignes que de l'annonce et de l'envoi. de cet ouvrage.

IV. Quoique saint Bernard eût l'habitude de prêcher presque tous les jours à ses religieux de Clairvaux, il ne put cependant point pendant les douze années qu'il vécut encore, terminer l'oeuvre qu'il avait entreprise; il se trouvait souvent distrait par les affaires de l'Église et par celle de l'État, de même que par le concours importun des visiteurs dont il se plaint en plusieurs endroits, et particulièrement à la fin de son troisième sermon, où il s'exprime ainsi: «Mes frères, il fait bon ici pour nous; mais voici que la malice du jour nous en retire. Car ceux dont on vient de m'annoncer l'arrivée, m'obligent d'interrompre plutôt que de finir un discours si agréable.» Dans le cinquante-deuxième, il dit encore: C'est à peine si les visiteurs qui nous arrivent me laissent le temps de respirer.» Quoi qu'il en soit, on ne saurait trop s'étonner que notre saint abbé, distrait comme il l'était par l'administration d'une nombreuse communauté et par le soin d'une multitude d'affaires qui reposaient sur lui, ait eu le loisir de méditer des sermons d'une si profonde sagesse et de les prononcer chaque jour. Car, il nous apprend lui-même qu'il en l'agissait ainsi, dans son vingt-deuxième sermon n. 2, où il s'exprime en ces termes: «Ce n'est pas sans peine que je vais tous les jours puiser dans les ruisseaux, même publics de l'Écriture pour donner à chacun selon ses besoins.»

Il prêchait, en effet, ces sermons les jours de fête, même quand il s'en trouvait plusieurs de suite, comme il nous l'apprend dans son sermon quatre-vingt-troisième, où il dit qu'il a dépensé toutes ses forces pendant trois jours de suite, à expliquer un seul passage du Cantique des cantiques. Or, c'était de vive voix qu'il faisait ces explications, non point par écrit seulement. Aussi, vers la fin de son quarante-deuxième sermon, dit-il: «Ma faiblesse, que vous connaissez tous, ne me permet pas d'aller plus loin.» A la fin de son quarante-quatrième, il dit encore: «En voilà assez comme cela, car ma faiblesse me force à m'arrêter, comme cela n'arrive que trop souvent.» Notre Saint unissait toujours la prière à la méditation pour préparer le sujet de ses sermons; néanmoins il en prononça plusieurs d'abondance avant de les avoir écrits, comme on le voit par plusieurs endroits. En effet, on trouve dans certains endroits de ses sermons, des passages qui sont évidemment improvisés; tel est, par exemple, l'endroit où, dans son sermon trente-sixième, il s'adresse en ces termes à ceux qui dormaient à ses sermons: «Je pensais pouvoir vous dire dans un seul sermon ce que je vous avais annoncé des deux ignorances; je l'aurais fait si ce discours ne semblait déjà trop long à ceux qu'il fatigue. Car j'en vois plusieurs qui baillent et quelques uns qui dorment; je ne m'en étonne pas d'ailleurs, et la veille de la nuit dernière, qui a été très-longue, fait leur excuse.»

Mais s'il est un passage qui prouve, jusqu'à l'évidence, qu'il se laissait aller quelquefois dans ses sermons à l'improvisation, c'est bien celui-ci du sermon neuvième, n. 6. «Il me vient encore dans l'esprit un autre sens auquel je n'avais pas pensé, mais que je ne veux pas passer sous silence.» Ajoutez à cela que notre Saint nous apprend lui-même que plusieurs de ses sermons ont été recueillis par ses disciples, pendant qu'il les prononçait. En effet, il dit dans son sermon cinquante-quatrième n. 1: «On l'a recueilli par écrit comme les autres sermons, afin de retrouver facilement, ce qui aurait peut-être pu se perdre.» Enfin on en trouve encore une preuve dans ces mots du soixante-dix-septième sermon n. 2. «Si par hasard on couche par écrit nos paroles, ils dédaigneront peut-être bien de les lire.»

VI. Saint Bernard prêchait ses sermons sur le Cantique des E cantiques dans l'auditoire des frères, et en présence des- novices, comme on le voit par le sermon soixante-troisième, n. 6; mais les religieux convers n'assistaient point à ces réunions. Il donne souvent à entendre que ses auditeurs sont instruits dans l'Écriture sainte, et même dans ses sermons quinzième, n. 2; seizième, n. 1, et trente-neuvième, n. 2, il dit que ses auditeurs devancent, par la pensée, ce qu'il se propose de leur dire. Quant à l'heure où il prêchait, c'était tantôt le matin avant la messe, comme nous l'avons déjà dit plus haut en parlant des autres sermons, tantôt le soir. On voit qu'il prêchait quelquefois le matin par deux passages de ses sermons où il dit, qu'il met fin à son discours, parce que le travail des mains et la célébration de l'office divin le pressent de terminer. Aussi, vers la fin de son premier sermon, il s'exprime ainsi: «Mais l'heure à laquelle la pauvreté de notre institut nous recommande de nous livrer au travail des mains se passe.» Il est plus explicite encore dans son quarante-septième sermon, qu'il se hâte de terminer parce que l'heure de l'office divin le presse. Quant à ses prédications de l'après-midi, on voit qu'il en faisait le soir par ce passage du soixante et onzième sermon n. 15: «Mais pendant que je prolonge cette dispute, le jour baisse.» Mais c'est assez de détails minutieux comme cela, bien qu'ils ne soient pas tout à fait hors de propos.

VII. Saint Bernard avait terminé son vingt-quatrième sermon en 1136; lorsqu'il partit pour l'Italie, afin de travailler à l'extinction du schisme qui désolait alors l'Église. Il n'en revint que l'année suivante, et reprit son oeuvre, un moment interrompue, en répétant son vingt-quatrième sermon, dont il changea l'exorde et la péroraison. C'est là ce qui explique la diversité de leçons que nous signalons en cet endroit. Quant aux soixante-cinquième et soixante-sixième sermons, qui commencent à l'explication de ces mots «prenez-nous des petits renards,» le Saint le composa contre les hérétiques de Cologne, à l'occasion d'une lettre que lui avait écrite Evervin,prévost de Stein, et qu'il nous a paru bien de placer en tête de ces deux sermons. Enfin le quatre-vingtième sermon fut prononcé au concile qui se tint à Reims en 114 8, sous la présidence du pape Eugène, et dans lequel fut condamné Gilbert de la Porrée, évêque de Poitiers, ainsi que saint Bernard le rappelle dans son sermon.

VIII. Dans la plupart des manuscrits on ne trouve que quatre-vingt-six sermons, quelques-uns en ont quatre-vingt-sept; mais cela vient de ce que ces derniers ont répété le vingt-quatrième sermon, comme l'a fait celui de la Colbertine, ou bien ont fait deux serinons d'un seul, comme il est arrivé au manuscrit de saint Germain. Des cinq manuscrits du Vatican que notre Jean Durand a consultés à ma prière, un a quatre-vingt-six sermons, un autre, portant le n. 665, a une préface qu'on ne voit dans aucun autre manuscrit ni dans aucune édition. Elle commence ainsi: «Préface du bienheureux Bernard de Clairvaux au Cantique des cantiques. Le plus grand encouragement que Dieu ait proposé à la vertu, ce sont les délices de la vie future, de même que le plus puissant aiguillon de l'erreur qu'ait inventé le diable, c'est la délectation. Le chef du genre humain, Adam, nous fournit une preuve de ce que j'avance, puisqu'il a été placé par le Seigneur dans un paradis de. volupté pour y jouir d'une éternelle félicité, afin de provoquer la vertu dans les siècles futurs.» L'auteur de cette préface continue en disant que la perte de l'innocence par le péché a été la perte de la délectation que nous rendent la douceur et l'harmonie des Psaumes et du Cantique des cantiques. Il n'y a pas un mot dans cette préface qui sente le style et le génie de saint Bernard. Cette préface est suivie de quatre-vingt-trois sermons seulement, sous ce titre: «Exposition par le bienheureux Bernard, abbé de Clairvaux, du Cantique des cantiques». Un autre manuscrit porte:«Bernard, sur le Cantique des cantiques»; d'autres: «traité du bienheureux Bernard, abbé de Clairvaux, sur le Cantique des cantiques». Un manuscrit de la Colbertine porte pour titre, «traité» au lieu de «sermons», selon l'ancien usage. Mais toutes ces différences sont de peu d'importance. L'exposition de saint Bernard se termina au chapitre troisième du Cantique des cantiques, à ce verset: «J'ai cherché dans mon petit lit pendant la nuit», où Gilbert de l'île d'Hoy, de l'ordre de Cîteaux d'Irlande, commence la continuation qu'il a conduite jusqu'à ce verset du cinquième chapitre: «mon bien-aimé est blanc et rose», dans quarante-huit sermons. C'était un homme qui le cédait peu à saint Bernard par la gravité et la piété de son style. La mort le surprit avant qu'il eût conduit plus loin son entreprise, comme elle n'eût pu souffrir, si nous en croyons Sixte de Sienne, qu'il se remit une seconde fois à l'oeuvre pour continuer le travail de saint Bernard, qu'il avait déjà interrompu une première fois, et qu'il osât même vouloir le conduire à bonne fin. Sixte est dans l'erreur quand il dit que saint Bernard commença cette oeuvre sur la fin de sa vie. Les sermons de Gilbert sont placés au commencement du tome v de cette édition.

IX. Outre cette exposition, saint Bernard en dicta une autre plus courte à Guillaume, abbé de Saint-Thierry, ainsi que celui-ci l'atteste lui-même dans le livre I, de la Vie de notre Saint, chapitre XII. Mais il vaut mieux n'en parler que dans le tome cinquième où nous nous proposons de rapporter un commentaire abrégé du Cantique des cantiques de saint Bernard.

X. Dans son premier sermon de la grande exposition, saint Bernard semble faire entendre qu'il a fait d'autres commentaires sur les Paraboles de Salomon et sur l'Ecclésiaste. Voici, en effet, en quels termes il s'exprime au n.2: «Car, pour l'Ecclésiaste, je crois que, par la grâce de Dieu, vous êtes assez instruits dans la connaissance et dans le mépris de la vanité du monde qui est le sujet dont traite l'Ecclésiaste. Quant aux Proverbes, votre vie et votre conduite n'est-elle pas réglée et formée, sur les enseignements qu'ils contiennent? C'est pourquoi, après avoir commencé par goûter de ces deux pains qui ne laissent pas d'être tirés du coffre de l'Ami, approchez-vous pour goûter du troisième, pour voir s'il n'est pas meilleur encore.» Mais ces paroles semblent vouloir dire seulement que les religieux de Clairvaux s'étaient adonnés à la lecture des Paraboles et de l'Ecclésiaste et avaient réglé leurs moeurs sur des règles tracées dans ces livres. En effet, Geoffroy, qui nous a laissé un index assez soigné des Œuvres de saint Bernard, ni aucun ancien, que je sache, n'a jamais attribué de commentaires sur ces livres à saint Bernard. Peut-être par ce mot, «d'un ami,» saint Bernard veut-il parler de quelque auteur de son temps, tel que Hugues de Saint-Victor qui a écrit dix-neuf homélies sur l'Ecclésiaste.

XI. Pour en revenir aux sermons sur le Cantique des cantiques, on peut voir ce qu'en pensait Guerri, abbé d'Igny, très-pieux disciple de notre Saint, dans son troisième sermon pour le jour de la fête des saints apôtres Pierre et Paul, qu'on trouve avec d'autres dans le tome VI. Voici en quels termes il s'exprime: «Notre maître, cet interprète du Saint Esprit, a entrepris de nous expliquer ce chant nuptial tout entier, et il nous donne lieu d'espérer, parce qu'il en a déjà expliqué, que s'il parvient à cet endroit sur lequel vous me questionnez, «Avant que le jour commence à paraître et que les ombres se dissipent peu à peu, il changera les ténèbres mêmes en lumières pour l'intelligence. Il nous dira à la lumière du jour ce qui a été ou sera dit dans les ténèbres.» Voilà en quels termes s'expliquait Guerri.


SERMONS DE SAINT BERNARD

ABBÉ DE CLAIRVAUX

SUR LE CANTIQUE DES CANTIQUES.


SERMON I.

1
1. Il faut vous dire, mes frères, d'autres choses qu'aux gens du monde, ou au moins il faut vous les dire d'une autre manière. Pour eux, si on veut suivre la forme d'enseignement que l'Apôtre a prescrite (
2Co 3,2), on ne doit leur donner que du lait, non de la viande. Il nous apprend lui-même, par son propre exemple, à présenter une nourriture plus solide aux personnes spirituelles lorsqu'il dit: «Nous ne parlons pas un langage plein de la science et de la sagesse humaine; mais conforme à la doctrine de l'Esprit-Saint, réservant les choses spirituelles pour ceux qui sont spirituels (1Co 2,13). Et ailleurs Nous ne tenons des discours sublimes et élevés qu'avec les parfaits (1Co 2,13),» tels que vous êtes, mes frères, du moins j'aime à le croire, si ce n'est pas en vain que depuis si longtemps vous vous occupez à une étude toute céleste, vous vous exercez à connaître la vérité, et méditez jour et nuit, sur la loi de Dieu. Préparez-vous donc à être nourris, non de lait, mais de pain. Il y a dans Salomon un pain, mais un pain très-blanc et délicieux, je veux parler du livre qui a pour titre: le Cantique des cantiques. Qu'on le serve si vous le voulez bien, et qu'on le rompe.

2. Car pour l'Ecclésiaste, je crois que, par la grâce de Dieu, vous êtes assez instruits dans la connaissance et dans le mépris de la vanité du monde, qui est le sujet dont traite l'Ecclésiaste. Quant aux proverbes, votre vie et votre conduite n'est-elle pas réglée et formée sur les enseignements qu'ils contiennent? C'est pourquoi, après avoir commencé par goûter de ces deux pains, qui ne laissent pas d'être tirés du coffre de l'Ami (a), approchez-vous pour manger de ce troisième, afin de voir s'il n'est point meilleur encore. Car s'il y a deux vices qui font seuls, ou du moins qui font plus que les autres la guerre à l'âme, je veux parler du vain amour du monde, et de l'amour excessif de soi-même; ces deux premiers livres donnent des remèdes contre cette double peste; l'un, en retranchant, avec le sarcloir de la discipline, tout ce qu'il y a de corrompu dans les moeurs, et de superflu dans les désirs de la chair; et l'autre, en pénétrant par une vive lumière de la raison, l'éclat trompeur des choses du monde, et le distinguant fort bien d'avec ce qui est réel et solide. Enfin Salomon préfère la crainte de Dieu, et l'observation de ses commandements, à tous les autres biens que les hommes peuvent désirer. Et certes avec raison. Car la première de ces deux choses, est le commencement de la vraie sagesse et la seconde en est la perfection, si toutefois, pour vous, la véritable sagesse consiste à s'éloigner du mal et à faire le bien; et s'il est vrai que personne ne peut s'éloigner parfaitement du mal sans la crainte de Dieu, comme on ne saurait faire une bonne oeuvre, si on ne garde ses commandements.

(a) Saint Bernard fait allusion ici à ce passage de saint Lc 11,5, «mon ami prête-moi trois pains.» Veut-il nous faire entendre par sa manière de l'exprimer qu'il a fait des commentaires sur ces deux livres, c'est ce que nous avons examiné dans la préface qui précède.

3. Ainsi, après avoir détruit ces deux vices, par la lecture de ces deux livres, on peut s'approcher pour entendre ce discours sacré et sublime, qui, étant comme le fruit de tous les deux, ne doit être entendu que par des esprits et des oreilles très-sages. Mais si on n'a point dompté sa chair, par les austérités, si on ne l'a point assujettie à l'esprit; si on ne méprise point les vanités du monde, si enfin on ne s'est point déchargé de tout l'attirail du siècle, comme d'un fardeau insupportable, on est impur et indigne d'une lecture si sainte. Car, comme c'est en vain que la lumière frappe des yeux aveuglés ou fermés, «de même l'homme animal ne comprend point ce qui est de l'esprit de Dieu (1Co 2,14), parce que le Saint-Esprit, qui est l'auteur de la sagesse, fuira l'hypocrite (Sg 1,15),» c'est-à-dire celui qui mène une vie déréglée. Jamais il n'aura plus de commerce avec la vanité du monde, parce qu'il est l'esprit de Vérité (Jn 14,17). Car quelle alliance peut-il y avoir entre la Sagesse d'en haut (1Co 2,19), et celle du monde qui est folie devant Dieu, et la sagesse de la chair, qui est aussi ennemie de Dieu (Rm 8,7)? Or, je ne pense pas que l'ami qui nous viendra de dehors, ait sujet de murmurer contre nous, lorsqu'il aura mangé ce pain si excellent.

4. Mais qui le rompra. Voici le père de famille, reconnaissez le Seigneur, à la fraction du pain; en effet, quel autre que lui est capable de le rompre? Pour moi, je ne suis pas assez téméraire pour l'entreprendre, et si vous jetez les yeux sur moi, n'attendez rien de moi; car je suis un de ceux qui attendent, et je mendie avec vous la nourriture de mon âme, l'aliment de mon esprit. Vraiment pauvre et indigent, je frappe à la porte de celui qui ouvre, et personne ne ferme (Ap 3,7), pour obtenir l'intelligence des profonds mystères qu'enferme ce discours. Les yeux de tout le monde sont tournés vers vous, Seigneur, unique objet de notre espérance. Les petits enfants ont demandé du pain, et il n'y a personne qui le leur rompe. Nous espérons cette faveur de votre bonté, ô Père si plein de miséricorde, rompez votre pain à ceux qui ont faim. Ce sera par mes mains, si vous daignez vous servir de moi, mais ce sera par le secours de votre grâce.

5. Dites-nous, je vous prie, qui est celui qui dit ces paroles: «Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche (Ct 1,1);» de qui elles sont dites, à qui elles s'adressent, et quel est cet exorde si prompt, dont le mouvement soudain semble plutôt le milieu que le commencement d'un discours. Car, à l'entendre parler de la sorte, on croirait que quelqu'un a parlé avant lui, et qu'il introduit une personne qui lui répond, et lui demande un baiser. De plus, si cette personne demande ou ordonne à quelqu'un, quel qu'il soit, de le baiser, pourquoi dire expressément que ce soit de la bouche, et même de sa propre bouche, comme si ceux qui se baisent avaient coutume de le faire autrement qu'avec la bouche, ou de se baiser avec la bouche d'un autre? Encore, ne dit-il pas qu'il me baise avec sa bouche, mais, par une façon de parler moins usitée, qu'il me baise d'un baiser de sa bouche. Certainement, un discours qui commence par un baiser est bien agréable. Ainsi en est-il de l'Écriture-sainte, elle a une face charmante, qui touche d'abord, et porte à la lire , en sorte que, bien qu'il y ait de la peine à découvrir les sens cachés qu'elle enferme, cette peine se change en délices; et la douceur du langage et de l'expression fait qu'on ne sent pas le travail qu'il y a à en pénétrer l'intelligence. Mais qui est celui, que ce commencement sans commencement, et cette façon de parler si nouvelle dans un livre si ancien, ne rendrait pas attentif? Ce début montre bien que cet ouvrage n'est pas une production de l'esprit humain, et qu'il a été composé par le Saint-Esprit même, puisqu'il est fait avec tant d'art, que, bien qu'il soit difficile à entendre, il y a néanmoins beaucoup de plaisir à en rechercher l'intelligence.

6. Mais quoi? Passerons-nous le titre sous silence? Non. Il ne faut pas laisser le moindre iota, puisque Jésus-Christ nous commande de recueillir les moindres fragments des paroles sacrées, pour empêcher qu'ils ne se perdent (Mt 6,18 Jn 6,12). Le titre est conçu en ces termes: Ici commence le Cantique des cantiques de Salomon.. Observez d'abord que le nom de Pacifique, qui est ce que signifie Salomon , convient fort bien en tête d'un livre qui commence par un signe de paix, c'est-à-dire par un baiser; et remarquez encore que ce début n'invite à l'intelligence (des parties de l'Écriture où il se trouve), que les âmes tranquilles et pacifiques, qui sont exemptes du trouble des passions, et du tumulte des soins de la terre.

7. Ne vous imaginez pas non plus, que ce soit sans raison, que l'inscription de ce livre ne porte pas simplement, le Cantique, mais le Cantique des cantiques. J'ai lu plusieurs cantiques dans l'Écriture, et je ne me souviens point, que ce nom soit donné à un autre. Israël chanta un cantique au Seigneur en action de grâces, de ce qu'il avait échappé à l'épée et à la servitude de Pharaon, et pour s'être vu délivré et vengé en même temps par le double miracle de la mer Rouge. Néanmoins ce cantique n'est point appelé le Cantique des cantiques, ôtais si j'ai bonne mémoire, l'Écriture dit: «Israël chanta ce cantique à la gloire du Seigneur (Ex 15,1).» Débbora (Jg 5,1) Judith (Jdt 16,1) et la mère de Samuel (1S 2,1) ont chanté des cantiques; quelques prophètes en ont pareillement chanté, mais on ne lit nulle part qu'aucun d'eux ait appelé son cantique, le Cantique des cantiques. D'ailleurs on voit, si je ne me trompe, que toutes ces person.nes ont chanté à cause de quelque avantage reçu par eux ou par les leurs, par exemple, pour avoir gagné une bataille, échappé à un péril, obtenu ce qu'ils souhaitaient, et pour d'autres sujets semblables , et chacun pour des causes particulières, et de peur de paraître ingrats pour les bienfaits de Dieu, suivant cette parole du prophète: «Le juste vous donnera des louanges, lorsque vous lui aurez fait quelque grâce (Ps 118,19).» Mais Salomon, ce roi, doué d'une sagesse admirable, élevé au comble de la gloire, comblé de biens, et jouissant d'une paix parfaite, n'avait besoin d'aucune des faveurs dont nous avons parlé, qui pût lui donner le sujet de chanter son divin Cantique. On ne trouve même en nul endroit de l'Écriture, rien qui semble marquer cela.

8. C'est donc par une inspiration divine, qu'il a chanté les louanges de Jésus-Christ. et de l'Église, la grâce d'un- amour sacré, et les mystères d'un mariage éternel, qu'il a exprimé les désirs d'une âme sainte, et que, dans les transports d'une allégresse toute spirituelle, il a composé un Épithalame dans un style agréable et figuré. Car, à l'exemple de Moïse, il voilait sa face, qui sans doute n'était pas moins resplendissante que la sienne à cet égard, parce que, en ce temps-là, il n'y avait personne, ou du moins, il y en avait très-peu qui fussent capables de soutenir cette gloire dans tout son éclat. Je crois donc que ce chant nuptial est nommé le Cantique des cantiques, à cause de son excellence, comme celui en l'honneur de qui il a été fait est appelé, par excellence, le Roi des rois, et le Dominateur des dominateurs (1Tm 6,15).

9. Si vous consultez votre propre expérience (a), après la victoire que votre foi a remportée sur le monde, et quand vous vous êtes vus hors de l'abîme de misère, et du fond du bourbier, n'avez-vous pas aussi chanté au Seigneur un cantique nouveau en reconnaissance des merveilles qu'il a opérées? et lorsqu'il a commencé à affermir vos pieds sur la pierre, et. à conduire vos pas, je ne doute point que, pour le remercier de ce renouvellement de vie, vous n'ayez encore chanté un autre cantique à la gloire de notre Dieu. Mais lorsque, après votre repentir, non-seulement il vous remit vos péchés, mais vous promit même des récompenses, la joie dont vous a comblés l'espérance des biens futurs ne vous a-t-elle pas animés encore davantage à chanter dans les voies du Seigneur, combien sa gloire est grande? Et quand l'un de vous, trouvant quelque obscurité dans l'Écriture, vient à en avoir l'éclaircissement, il n'y a point de doute qu'en actions de grâce de ce qu'il a reçu la nourriture de ce pain céleste, il ne fasse retentir un chant d'allégresse et de louanges, comme ceux qu'on entend dans un festin délicieux. Enfin, dans vos exercices et vos combats de chaque jour, car il n'y a pas de trêve pour ceux qui vivent avec piété en Jésus-Christ, de la part, soit de la chair, soit du monde et du diable (Jb 7,1). La vie de l'homme sur la terre est une guerre continuelle comme vous l'éprouvez sans cesse en vous-mêmes, en sorte que chaque jour vous devez chanter de nouveaux cantiques pour les victoires que vous remportez. Toutes les fois qu'on surmonte une tentation, qu'on dompte un vice, qu'on évite un péril imminent, ou qu'on découvre le filet de celui qui tendait des piéges, qu'on est parfaitement guéri d'une passion ancienne et invétérée de l'âme, que par une faveur particulière de Dieu on acquiert quelque vertu longtemps désirée et souvent demandée, n'entendons pas, selon le Prophète, retentir des actions de grâce et des paroles de louanges (Is 52,3), à chacun de ses bienfaits, Dieu n'est-il pas béni dans ses dons? S'il en était autrement, celui-là serait estimé ingrat au jour du jugement qui ne pourrait dire à Dieu: «Vos bienfaits étaient le sujet de mes cantiques dans le lieu de mon exil (Ps 119,54).»

a Le manuscrit de Cîteaux ajoute ces mots: «Les cantiques que nous devons chanter à chaque progrès,» mais c'est une faute.

10. Je crois que vous reconnaissez déjà dans vous mêmes, ce que, dans le psautier, on appelle non pas Cantiques des cantiques, mais cantiques graduels; parce que à mesure que vous faites quelques progrès, selon les degrés que chacun a disposés dans son coeur, vous devez chanter un cantique à la louange et à la gloire de celui qui est la cause de cet avancement. Sans cela, je ne vois pas comment ce verset du psaume peut être accompli; «on entend dans la tente des justes une action de grâce d'un succès si favorable (Ps 118,15),» ou du moins cette belle et salutaire exhortation de l'Apôtre: «Chantez dans votre coeur des psaumes, des hymnes et des cantiques spirituels à la gloire de Dieu (Col 3 Ep 5).»

11. Mais il y a un cantique qui, par son excellence et sa douceur incomparable, surpasse tous ceux dont nous avons parlé; et quelque autre que ce puisse être. On l'appelle, avec raison, le Cantique des cantiques, attendu que c'est le fruit de tous les autres. Il n'y a que la seule onction de la grâce qui l'enseigne, et la seule expérience qui l'apprenne, que ceux qui l'ont éprouvé le reconnaissent; que ceux qui n'ont pas encore cette expérience brûlent du désir, non de le connaître, mais de l'éprouver. Car ce n'est pas un bruit de la bouche, mais une allégresse du coeur; ce n'est pas un son des lèvres mais un mouvement de joie; c'est un concert non de voix, mais de volontés. On ne l'entend point au dehors, et il ne retentit pas en public. Il n'y a que celle qui le chante et celui en l'honneur de qui elle le chante, c'est-à- dire l'Époux et l'Epouse qui l'entendent. Car c'est un chant nuptial qui exprime de chastes et doux embrassements d'esprit, une union parfaite de volontés, et une liaison d'affection et d'inclinations réciproques.

12. Au reste, il n'appartient pas de le chanter ou de l'entendre à une âme qui est encore dans l'enfance de la vertu et nouvellement sortie du siècle; mais à une âme avancée et instruite qui, par les progrès que la grâce de Dieu lui a fait faire, a tellement grandi, sinon en âge, du moins en mérite,, qu'elle est arrivée à l'âge parfait et nubile, si je puis parler ainsi, et qu'elle est devenue capable de contracter mariage avec l'Époux céleste, telle enfin que nous la dépeindrons plus amplement en son lieu. Mais l'heure à laquelle la pauvreté de notre institut nous commande de nous occuper au travail des mains se passe. Demain nous continuerons au nom de Dieu, ce que nous avons commencé sur le baiser; puisque aujourd'hui nous avons achevé l'explication du titre.



Bernard sur Cant.