Bernard sur Cant. 5

SERMON V. Il y a quatre sortes d'esprits; celui de Dieu, celui de l'ange, celui de l'homme et celui de la bête.

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1. Il y a quatre sortes d'esprits que vous connaissez, celui de la bête, celui de l'homme, celui de l'ange et l'esprit de celui qui les a créés tous. De tous ces esprits, il n'y en a pas un qui n'ait besoin d'un corps, ou de la ressemblance d'un corps, soit pour son usage particulier, ou pour celui des autres, soit encore pour tous les deux à la fois; si ce n'est seulement celui à qui tonte créature, tant spirituelle que corporelle, dit avec justice: «Vous êtes mon Dieu, parce que vous n'avez nul besoin de mes biens (
Ps 16,2).» Quant au premier de ces quatre esprits, il est certain que le corps lui est si nécessaire, qu'il ne peut en aucune façon subsister sans lui. Car il cesse de vivre aussi bien que de donner la vie au corps qu'il anime, aussitôt que la bête meurt. Pour ce qui est de nous, il est vrai que nous vivons après que notre corps est mort; mais nous ne possédons que: par le corps ce qui fait la vie bienheureuse. C'est ce qu'avait éprouvé celui qui disait: «Les grandeurs invisibles de Dieu se connaissent et se voient par les choses créées (Rm 1,20).» Car les choses créées, c'est-à-dire, les choses corporelles et visibles, ne viennent à notre connaissance que par l'entremise des sens. Les créatures spirituelles, telles que nous, ont donc besoin de corps, puisque, sans lui, elles ne peuvent acquérir la science des choses qui font la félicité. Si on me dit que les enfants régénérés par le baptême ne laissent pas de passer à la vie bienheureuse, ainsi que la foi nous l'enseigne, quoiqu'ils sortent du corps sans cette science des choses corporelles, je réponds, en un mot, que ce privilège est, en eux, un effet de la grâce, non de la nature, or, je ne parle pas ici des miracles de Dieu, mais des choses naturelles.

2. Pour ce qui est des esprits célestes, ils ont aussi besoin de corps, on n'en peut douter en entendant ces paroles vraies et vraiment divines «Tous les esprits bien heureux, dit l'Apôtre, ne sont-ils par les ministres des ordres de Dieu, et envoyés pour ceux qui sont destinés à l'héritage du salut, (He 1,14)?» Or, comment peuvent-ils accomplir leur ministère, sans se servir de corps, surtout auprès de ceux qui vivent dans un corps? Enfin, il n'appartient qu'aux corps de courir ça et là et de passer d'un lieu à un autre. Or, une autorité aussi connue qu'indubitable témoigne que les anges le font souvent. De là vient qu'ils ont apparu aux anciens; qu'ils se sont lavé les pieds. Ainsi les esprits du dernier ordre, et ceux du premier ont besoin d'un corps qui leur soit propre, non pas néanmoins pour s'en aider, mais pour aider les autres.

3. Les services que rendent les bêtes pour acquitter la dette de leur création ne se rapportent qu'au temps et au corps. C'est pourquoi elles passent avec le temps, et meurent avec leur corps; car un serviteur ne demeure pas toujours dans une maison, mais ceux qui en font bon usage rapportent tout le service qu'ils en tirent à un gain spirituel qui dure toujours. Quant à l'ange, il exerce des devoirs de piété dans une liberté tout entière, et sert les hommes avec promptitude et allégresse, pour leur procurer les biens futurs, parce qu'ils doivent être à jamais ses concitoyens, et les cohéritiers de son éternelle félicité. La bête donc a besoin d'un corps pour nous servir conformément à la condition de sa nature , et l'ange pour nous rendre de pieux et charitables devoirs. Quant à eux, je ne vois pas quel avantage ils en retirent, au moins pour l'éternité. Si l'esprit irraisonnable participe en quelque sorte à la connaissance des choses corporelles par le moyen du corps , son corps ne lui sert pas au point de l'élever peu à peu par l'entremise des choses sensibles, dont il lui fait part, jusqu'aux choses spirituelles et intelligibles. Et toutefois par les services passagers et corporels qu'il rend, il aide ceux qui font servir les choses temporelles au fruit des éternelles, parce qu'ils usent de ce monde, comme n'en usant pas.

4. Et pour l'esprit angélique, sans le secours du corps, et sans voir les choses qui tombent sous les sens, par la seule vivacité de sa nature, et la proximité de Dieu, il est suffisant pour comprendre les choses les plus élevées, et pour pénétrer les plus secrètes. C'est ce que l'Apôtre avait compris, lorsque après avoir dit: «Les grandeurs invisibles de Dieu se voient par le moyen des choses créées, il ajoute aussitôt, par les créatures qui sont sur la terre, (Rm 1,2),» attendu qu'il n'en est pas ainsi des créatures du ciel. Cet habitant du ciel par sa subtilité et sa sublimité naturelles, arrive avec une promptitude et une facilité merveilleuses, sans s'aider du secours d'aucun sens, d'aucun membre, ni d'aucun objet corporel, là où cet esprit enveloppé de chair, et étranger ici-bas, s'efforce d'arriver peu à peu, et comme par degrés, en se servant de la considération des choses sensibles. En effet, pourquoi chercherait-il des sens spirituels dans la contemplation des créatures corporelles, puisqu'il les lit sans contradiction, et les entend sans difficulté, dans le livre de vie? Pourquoi tirerait-il à la sueur de son front, le grain de l'épi, le vin du raisin, l'huile de l'olive. puisqu'il a en main toutes choses en abondance? Qui voudrait aller mendier son pain chez les autres quand il a chez soi du pain en abondance? Qui se mettrait en peine de creuser un puits et de chercher de l'eau avec beaucoup de travail dans les entrailles de la terre, quand il a une source vive qui lui en fournit abondamment de très-belle et de très-claire? Ainsi donc, ni l'esprit des animaux irraisonnables, ni celui des anges, ne reçoivent aucune aide de leurs corps, pour posséder les choses qui rendent heureuse la créature spirituelle; l'un ne les comprend point à cause de sa stupidité naturelle, et l'autre n'en a pas besoin à causé de la gloire éminente dont il jouit.

5. Pour ce qui est de l'esprit de l'homme qui tient comme le milieu entre le plus élevé et le plus bas, il est évident qu'il a tellement besoin d'un corps, que, sans cela, il ne peut ni profiter lui-même, ni servir les autres. Car, sans parler des autres parties du corps et de leurs usages, comment, je vous prie, pourriez-vous, sans la langue, instruire celui qui vous écoute, ouïr sans oreilles celui qui vous instruit?

6. Puis donc que sans le secours du corps, l'esprit animal ne petit rendre les devoirs de sa condition servile, ni celui de l'ange accomplir son ministère de charité, ni l'âme raisonnable servir son prochain par soi-même, en ce qui regarde le salut, il parait, que tout esprit créé a absolument besoin de l'assistance du corps, ou pour l'utilité des autres, ou pour la sienne et pour celle des autres et la sienne en même temps. Il y a des animaux, direz-vous, qui sont incommodes, et dont on ne saurait tirer aucun avantage. Ils servent au moins pour la vue, s'ils n'ont point d'autre usage, et ils sont plus utiles à l'âme de ceux qui les regardent, qu'ils ne le pourraient être au corps de ceux qui s'en serviraient. Et, quand même ils seraient nuisibles et pernicieux à la vie temporelle des hommes, il y a toujours en eux des choses qui contribuent an bien de ceux qui, selon le décret éternel de Dieu, sont appelés à l'état de sainteté, sinon en servant d'aliment, ou en rendant quelque autre service, du moins en exerçant l'esprit par une voie facile, ouverte à tout homme raisonnable, et en le conduisant à la connaissance des grandeurs invisibles de Dieu, par la considération des choses créées et visibles. Car le diable et ses satellites dont l'intention est toujours mauvaise, désirent sans cesse nuire, mais à Dieu ne plaise que ce soit à ceux qui sont remplis de zèle et dont il est dit. «Qui vous pourra nuire, si vous êtes pleins d'un lion zèle, (1P 5,13)?». Au contraire, ils servent aux bons, quoique ce soit contre leur dessein, et ils contribuent à leur bien et à leur avantage.

7. Au reste, les corps des anges leur sont-ils naturels, comme ceux des hommes sont naturels aux hommes, sont-ce des animaux comme les hommes, mais immortels, ce que les hommes ne sont pas encore; changent-ils de corps et leur donnent-ils telle forme et telle figure qu'il leur plaît, lorsqu'ils veulent apparaître, les rendant épais et solides, autant qu'ils le veulent, quoique en réalité ils soient impalpables et invisibles, à cause de leur nature subtile et déliée? Ou bien, d'une substance simple et spirituelle (a) même, prennent-ils ce corps, lorsqu'il en est besoin, et après avoir fait ce qu'ils souhaitaient, le quittent-ils et le font-ils résoudre en la même matière dont ils l'ont tiré? Ce sont autant de questions que je vous prie de ne point faire. Les pères semblent partagés là dessus, et pour moi, je ne vois pas bien quelle est l'opinion vraie, j'avoue même que je ne le sais pas. De plus, je crois que la connaissance de ces choses serait assez inutile pour votre avancement spirituel.

a. Saint Bernard propose le même doute, dans le livre V de la Considération, chapitre iv0n pont voir sur ce point les notes de Horstius.

8. Sachez seulement, que nul esprit créé ne s'unit de lui-même au nôtre, en sorte que, sans le secours d'aucun corps, il se confonde tellement avec nous, que par cette communication ou cette infusion, il nous rende savants ou plus savants, bons ou meilleurs. Nul ange (a), nulle âme n'est capable de se joindre à moi de cette façon, ni moi de la recevoir. Les Anges même ne sauraient non plus se joindre les uns aux autres. Cette prérogative n'est réservée qu'à l'esprit souverain, à cet esprit sans bornes et sans limites, qui seul, lorsqu'il instruit les anges où les hommes, n'a que faire de nos oreilles pour se faire entendre, non plus que de bouche pour parler. Il se répand dans nos âmes par lui-même, il se fait connaître par lui-même. Être pur, il est compris par ceux qui sont purs. Seul il n'a besoin de personne, seul il suffit à lui-même et à toua par sa seule toute-puissante volonté.

a Saint Bernard traite admirablement bien ce sujet dans le livre V de la Considération, n. 12, où il s'exprime ainsi: .Les anges sont en nous par les bonnes pensées qu'ils nous suggèrent non par le bien qu'ils y opèrent; ils nous exhortent au bien, mais ne le créent pas en nous. Au contraire, Dieu est en nous de telle sorte qu'il affecte directement notre âme, qu'il y fait couler ses dons, ou plutôt, qu'il s'y répand lui-même et nous fait participer à la divinité, à ce point qu'un auteur n'a pas craint de dire qu'il ne fait plus qu'un avec nous... Le anges donc sont avec notre âme, Dieu est an dedans d'elle.» Voir les notes de Horstiussur ce sermon et sur le sermon 31, n. 6.

9. Ce n'est pas qu'il n'opère aussi un nombre infini de choses mer, veilleuses par les créatures corporelles ou spirituelles qui lui sont soumises; mais c'est en commandant, non pas en empruntant leur concours. Par exemple, de ce qu'il se sert maintenant de ma langue pour faire son oeuvre, c'est-à-dire pour vous instruire; c'est un effet de sa bonté, non de son indigence, puisque sans doute il le pourrait faire par lui-même, et avec beaucoup plus de grâce et de facilité. Ce n'est pas non plus pour se soulager qu'il le fait; mais pour que j'acquière des mérites à votre progrès dans la vertu. Il faut que tout homme qui fait du bien soit bien convaincu de cela, de peur qu'il ne se glorifie des biens de Dieu en lui-même, et non pas dans le Seigneur. Il y en a pourtant qui font le bien sans le vouloir, comme un homme méchant, ou un mauvais ange. Et, en ce cas, il est certain que le bien qui est fait par lui, n'est pas fait pour lui, puisque nul bien ne peut servir à celui qui le fait malgré soi. Il n'en est donc que le dispensateur, et je ne sais comment un bien qui est fait par un mauvais dispensateur nous en semble plus doux et plus agréable. Et c'est pour cela que Dieu fait aussi du bien aux bons par les méchants, car il n'a pas besoin de leur ministère pour atteindre ce but.

10. Quant aux êtres qui n'ont ni raison ni sentiment, il est constant que Dieu s'en sert beaucoup moins pour agir. Mais quand ils contribuent aussi à quelque bonne oeuvre, on voit bien que toutes choses obéissent à celui qui a droit de dire . «Toute la terre est à moi. (Ps 50,12).» Ou plutôt, parce qu'il sait parfaitement quels sont les moyens les plus convenables pour faire quelque chose, il ne cherche pas tant la vertu des créatures corporelles dont il se sert, que la convenance et le rapport quelles ont avec les effets pour lesquels il s'en sert. Supposant donc comme certain, qu'il se sert ordinairement fort à propos des corps pour accomplir ses ouvrages, comme, par exemple, des pluies pour faire germer les semences , pour multiplier les blés, et pour mûrir les fruits: dites-moi, je vous prie, s'il avait un corps, ce qu'il en ferait, lui à qui il est certain qu'au moindre signe, tous les corps obéissent indifféremment, tant célestes que terrestres? Il lui serait sans doute superflu d'en avoir un, puisqu'il n'en trouve point qui ne lui obéisse. Mais si nous voulions renfermer dans ce discours tout ce qui se présente à dire sur ce sujet, (a) il serait trop long et dépasserait peut-être les forces de plusieurs. C'est pourquoi remettons à une autre fois ce qui nous reste à dire.

a Voir sur ce sujet ce que Saint-Bernard a déjà dit dans son IX opuscule de la Grâce et du Libre Arbitre, chapitre 13, n. 44 et 45. Tome II.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. POUR LE Ve SERMON SUR LE CANTIQUE DES CANTIQUES, n. 9

283. Les corps des anges, etc. Les Pères et les principaux docteurs de l'Église ne sont point d'accord sur la question du corps des anges; les uns prétendent que les anges sont corporels, et les autres,mais en moins grand nombre, soutiennent le contraire. C'est ce qui fait que le Maître des sentences, en voyant cette divergence d'opinions, n'a point osé se prononcer lui-même sur ce point (Lib. 2, Dist. 8). Je vois que saint Augustin est indécis sur cette question, tout en inclinant pour l'opinion qui donne un corps aux anges. Imbu de la doctrine de Platon, il rapporte quelque part ce sentiment des Platoniciens sur la nature des anges, de manière à faire voir qu'il n'est pas loin de l'admettre pour son propre compte (Lib. 8, de Civil. Dei, cap. XIV, XV, XVI). Bien plus, en certains endroits, il dit que les anges sont des animaux, et qu'ils ont un corps. Toutefois dans un passage de ses ouvrages (Enchiri. LIX), il dit que la question des corps des anges est très-délicate. Il s'exprime en ce sens dans plusieurs autres lieux encore que nous nous dispensons de citer; mais Estiusen a noté plusieurs dans le livre II des Sentences, distinction 8.

Aujourd'hui c'est une doctrine aussi certaine que générale que les anges sont incorporels, c'est-à-dire n'ont point de corps par nature. Voir saint Thomas I. p. q. 4, art. 1, et p. LI, art. 1 et 2. Mais est-ce une vérité de foi, ou non? c'est ce dont tout le monde n'est pas d'accord. Voir Estius, loco citato. Sixte de Sienne loue saint Bernard d'avoir en la modestie de ne se point prononcer dans cette question et même d'avouer son ignorance (Lib. V, biblioth. sanctae annot. 8). (Note de Horstius).

SUR LE SERMON n. 10.

284. Que celle prérogative soit donc mise de côté. etc. Il s'agit ici de la prérogative par laquelle Dieu descend dans l'âme humaine, ce que d'autres auteurs expriment en d'autres termes de cette manière: Dieu ne peut descendre substantiellement dans l'âme humaine, ou l'esprit de l'homme, et la remplir. C'est la doctrine de Didyme, dans son livre du Saint Esprit, de Gennade, dans son livre des Dogmes de l'Église, chapitre LXXXIII, de Bède dans ses Commentaires sur les actes, cap, V; du Maître des sentences, dans la seconde partie de la huitième distinction. Estius cite plusieurs témoignages de cette doctrine dans la seconde partie de sa huitième distinction, paragraphe douzième. «Et d'abord, dit-il, il faut avouer que Dieu seul peut remplir l'âme de l'homme, selon sa substance; en d'autres termes, il n'y a que Dieu qui, par la présence de sa nature, soit intimement dans l'âme tout entière, en la contenant intérieurement, en la conservant, en la gouvernant et en opérant en elle; 2. quant à la capacité de son désir; 3. parla connaissance, attendu qu'il sonde et commit tous les replis et les secrets du coeur; 4. l'ai l'a manière toute particulière par laquelle Dieu entre dans l'âme de l'homme, quand il l'a sanctifiée par la présence de sa grâce, et en fait sa demeure et son temple.»

«D'un autre côté, lorsque quelqu'un cède aux suggestions du démon, on dit que le démon entre en lui, et le remplit de sa présence, noir point de la manière que nous avons dit plus haut, niais à cause de la suggestion extérieure et quant au pouvoir de le damner. Il faut entendre les choses de même pour ce qui est des bons anges qui entrent également dans le coeur de l'homme par leurs bonnes suggestions, et y font le bien, comme on dit avec raison, selon ce mot de Zacharie: Un ange parlait en moi. Saint Bernard se sert de ce passage, dans son cinquième livre de la Considération, chapitre cinquième, où il établit très-bien ce point touchant les anges, et où il explique très-clairement que cela se fait différemment par les anges et par Dieu.

«Tel est le langage d'Estius à l'endroit cité. Cassius établit sur des raisons graves et solides la même doctrine, dans sa septième collat. chap. XIII (Note de Horstius.)


SERMON VI. L'esprit suprême et incirconscrit est Dieu: en quel sens on dit que les pieds de Dieu, sont la miséricorde et le jugement.

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1. Afin de relier ce discours au précédent, souvenez-vous que nous disions, que seul, l'Esprit souverain et sans bornes, n'a besoin du secours d'aucun corps, pour tout ce qu'il veut faire. Ne faisons donc point de difficulté de dire que Dieu seul:est vraiment incorporel, comme nous reconnaissons que lui seul est vraiment immortel; parce qu'il n'y a que lui entre les esprits, qui soit tellement élevé au dessus de tous les corps, qu'il n'a. nul besoin de leur ministère dans aucun de ses ouvrages, et, lorsqu'il lui plaît, se contente, pour agir, du seul mouvement de sa volonté. Il n'y a que cette suprême majesté qui n'ait pas besoin d'un corps, ni pour soi, ni pour d'autres; parce qu'à son seul commandement, toutes choses se font sans délai; tout ce qu'il y a de grand fléchit sous elle , tout ce qui lui est opposé lui cède sans résistance; tout être créé lui obéit, et cela sans l'entremise et l'assistance d'aucune créature corporelle ni spirituelle. il enseigne ou avertit sans le secours d'une langue; il donne ou tient sans avoir de mains; sans pieds il court, et secourt ceux qui périssent.

2. Il en agissait souvent ainsi avec nos pères dans les premiers siècles. Les hommes ressentaient des bienfaits continuels; mais ils ne savaient pas qui était leur bienfaiteur. Sa puissance s'étendait avec force depuis le haut des cieux jusqu'au fond des abîmes (
Sg 8,1); mais comme il disposait toutes choses avec douceur, les hommes ne le connaissaient point. Ils se réjouissaient des biens qu'ils recevaient du Seigneur, mais le Seigneur des armées leur était inconnu, parce que tous. ses jugements étaient doux et tranquilles. Ils venaient de lui, mais ils n'étaient pas avec lui. Ils vivaient par lui, et ne vivaient pas pour lui. C'était de lui qu'ils tenaient leur sagesse, mais ils ne l'employaient pas à l'aimer, tant ils étaient éloignés de lui, ingrats et insensés. Cela les porta enfin à ne plus attribuer leur être, leur vie et leur sagesse à celui qui en était l'auteur , mais à la nature, ou, ce qui est plus extravagant encore, à la fortune. Plusieurs attribuaient ainsi une quantité de choses à leurs propres forces et à leur industrie. Que d'hommages les esprits de séduction usurpaient-ils ainsi? Combien le soleil et la lune en recevaient-ils? Combien en rendait-on à la terre et à l'eau? Combien même à des ouvrages faits de la main dés hommes, à des herbes, à des arbres, à de viles semences, comme si t'eût été autant de divinités?

3. Hélas! c'est ainsi que les hommes ont perverti et changé les sujets de leurs adorations en la figure de bêtes brutes qui mangent du foin et de l'herbe (Ps 105,20). Mais Dieu ayant compassion de leur égarement, a daigné sortir de la montagne obscure et ténébreuse, et placer sa tente sous le soleil (Ps 18,6). Il a offert sa chair aux hommes qui ne connaissaient que la chair, afin que, par sa chair, ils apprissent à goûter aussi l'esprit. Car pendant que dans la chair et par la chair, il faisait les oeuvres nos de la chair, mais d'un Dieu, en commandant à la nature, en surmontant la fortune, en rendant folle la sagesse des hommes, et en domptant la tyrannie des démons, il fit connaître clairement qu'il était celui-là même par qui toutes ces merveilles s'opéraient autrefois quand elles s'opéraient. Il fit donc avec force dans la chair et par la chair des actions miraculeuses, il donna des enseignements salutaires, souffrit des tourments indignes, et montra évidemment qu'il était celui qui a créé le monde par un pouvoir aussi souverain qu'invisible; qui le gouverne avec sagesse, et le maintient avec bonté. Enfin, en prêchant la vie éternelle à des ingrats, en faisant des miracles sous les yeux des infidèles, en priant pour ceux qui le crucifiaient, ne déclarait-il pas manifestement qu'il était celui qui, avec son père, fait tous les jours lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et tomber sa pluie sur les justes et sur les injustes (Mt 5,45)? Comme il le disait lui-même: «Si je ne fais pas les oeuvres de mon Père, ne me croyez point (Jn 10,37

4. Voyez-le, il ouvre sa bouche pour instruire ses disciples sur la montagne, et il instruit les anges dans le ciel, dans un silence adorable; au seul attouchement de ses mains, la lèpre se guérit, la cécité cesse, l'ouïe revient, la langue se délie, le disciple près d'être submergé est sauvé, et il se fait clairement reconnaître pour celui à qui David avait dit longtemps auparavant: «Vous ouvrez votre main, et vous comblez tous les animaux de bénédiction (Ps 144,40). «Et encore: «Lorsque vous ouvrirez votre main, toutes choses seront remplies des effets de votre bonté (Ps 104,28).» Voyez comme la pécheresse prosternée à ses pieds, dans un vif repentir, s'entend dire: «Vos péchés vous sont remis (Mt 9,2),» et comme elle reconnaît celui dont elle avait lu ce qui avait été écrit tant de siècles auparavant: «Le diable sortira devant ses pieds (Ha 3,5).» Car lorsque péchés sont pardonnés, le diable est chassé de l'âme du pécheur. C'est ce qui lui fait dire en général de tous les vrais pénitents: «C'est maintenant le jugement du monde, maintenant le prince du monde va être jeté dehors (Jn 12,31);» parce que Dieu remet les fautes à celui qui les confesse humblement; et ravit au diable l'empire qu'il avait usurpé dans son coeur.

5. Enfin, il marche avec ses pieds sur les eaux, lui dont le Prophète avait dit avant qu'il se fût incarné: «Votre chemin est dans la mer, et vos sentiers dans les eaux profondes (Ps 77,20).» C'est-à-dire , vous foulez aux pieds, les coeurs altiers des superbes, et vous réprimez les désirs déréglés des hommes charnels, rendant justes les impies, et humiliant les orgueilleux. Mais comme cela se fait invisiblement, l'homme charnel ne sent point qui le fait. C'est pourquoi le Prophète ajoute: «Et l'on ne reconnaîtra point la trace de vos pas.» C'est encore pour cette raison, que le Père dit à son fils: «Asseyez-vous à ma droite, jusqu'à ce que j'aie réduit vos ennemis à être foulés sous vos pieds (Ps 110,1);» c'est-à-dire, jusqu'à ce que j'aie assujetti à votre volonté tous ceux qui vous méprisent, soit malgré eux et pour leur malheur, soit de bon coeur et pour leur félicité. Or, la chair, n'étant pas capable de concevoir cet ouvrage qui est tout spirituel, parce que l'homme animal ne comprend point ce qui est de l'esprit de Dieu (1Co 2,14); il fallait que la pécheresse se prosternât corporellement à ses pieds corporels, les baisât de ses lèvres de chair, et qu'elle reçût ainsi le pardon de ses fautes, pour que ce changement de la droite du Très-Haut, qui justifie l'impie d'une manière admirable, mais invisible, fût connu des hommes charnels (Ps 67,11).

6. Mais il faut que je m'arrête un peu sur ces pieds spirituels de Dieu, que le pénitent doit baiser, d'abord d'un baiser spirituel. Je connais votre curiosité qui ne veut rien laisser passer sans l'avoir bien approfondi, aussi ne faut-il point négliger comme une chose peu importante, de savoir quels sont ces pieds que l'Écriture attribue si souvent à Dieu, et avec lesquels elle le représente, tantôt debout, comme lorsqu'elle dit: «Nous l'adorerons dans le ciel où il a été debout sur ses pieds (Ps 132,7);» tantôt marchant, comme en cet en droit: «J'habiterai en eux, et je marcherai en eux ();» tantôt même courant, suivant ces paroles: «Il a couru comme un géant qui se hâte de fournir sa carrière (Ps 19,6).» Si l'Apôtre a cru qu'il pouvait rapporter la tête en Jésus-Christ à sa Divinité (1Co 11,3), je crois que nous pouvons bien aussi rapporter les pieds à son humanité, et en nommer l'un la miséricorde, et l'autre le jugement. Ces deux mots vous sont assez connus, et pour peu que vous y fassiez attention, plusieurs passages de l'Écriture se présenteront à vous, où ils sont employés. Que Dieu ait pris le pied de la miséricorde, en prenant la chair à laquelle il s'est uni, l'Épître de saint Paul aux Hébreux nous l'apprend en nous montrant Jésus-Christ éprouvé par toutes les infirmités de la nature humaine, sauf le péché, à cause de la figure du péché qu'il avait prise, afin d'exercer sa miséricorde (He 4,15). Et quant à l'antre pied, que nous avons appelé le jugement, le Dieu-hommene fait-il pas connaître clairement qu'il appartient aussi à l'homme dont il s'est revêtu dans l'Incarnation, lorsqu'il dit, «que son Père lui a donné la puissance de juger , parce qu'il est Fils de l'Homme (Jn 5,27)?»

7. C'est donc sur ces deux pieds qui soutenaient avec tant de proportion la tête de la Divinité, que l'invisible Emmanuel, né d'une femme, né sous la Loi, a paru en terre, et a conversé avec les hommes (Ba 3,38).» C'est encore avec ces pieds qu'il passe parmi eux, mais spirituellement et invisiblement, en leur faisant du bien,et en guérissant tous ceux que le diable tient dans l'oppression. C'est, dis-je, avec eux qu'il marche au milieu des âmes dévotes, éclairant et pénétrant sans cesse les coeurs et les reins des fidèles. Peut-être bien sont-ce là les jambes de l'Époux, dont l'Épouse parle en termes si magnifiques dans la suite, en les comparant, si je ne me trompe, à des colonnes de marbre posées sur des bases d'or (Ct 5,15): Et certes elle avait bien raison, car c'est dans la sagesse de Dieu, incarnée et représentée par l'or, que «la miséricorde et la vérité se sont rencontrées (Ps 74,11), et d'ailleurs toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité (Ps 24,10).»

8. Heureuse l'âme en iquile Seigneur Jésus a imprimé ses deux pieds. Vous reconnaîtrez à deux marques celle qui a reçu cette faveur, et il est nécessaire qu'elle porte en soi les effets de cette divine empreinte. C'est la crainte et l'espérance. L'une représente l'image du jugement, et l'autre celle de la miséricorde. Aussi est-ce avec beaucoup de raison que Dieu honore de sa bienveillance ceux qui le craignent, et ceux qui espèrent en sa miséricorde (Ps 146,11);» car la crainte est le commencement de la sagesse (Pr 1,7), et l'espérance en est le progrès; la charité en fait la perfection. Cela étant ainsi, il n'y a pas peu de fruit à recueillir du premier baiser qui se prend sur les pieds. Ayez soin seulement de n'être privé de l'un ni de l'autre pied. Si vous êtes vivement touché de vos péchés, et de la crainte du jugement de Dieu, vous avez imprimé vos lèvres sur les pas de la vérité et du jugement. Si vous tempérez cette crainte et cette douleur, par la vue de la divine bonté, et par l'espérance d'en obtenir le pardon, sachez que vous embrassez alors le pied de la miséricorde. Mais il n'est pas bon de baiser l'un sans l'autre: parce que le souvenir du seul jugement précipite dans l'abîme du désespoir et la pensée de la miséricorde dont on se flatte faussement, engendre une confiance très-pernicieuse.

9. J'ai reçu, moi aussi, quelquefois cette grâce, bien que je ne sois qu'un misérable pécheur, de m'asseoir aux pieds du Seigneur Jésus. Dans cet état, j'embrassais tantôt l'un et tantôt l'autre, de tout mon coeur, selon que sa bonté me le permettait. Mais s'il arrivait que, pressé des remords de ma conscience, et oubliant la miséricorde, je m'attachasse un peu trop longtemps au jugement; aussitôt, saisi d'une frayeur incroyable, abattu de honte et environné de ténèbres, je ne faisais que pousser ce cri du fond de mon coeur en tremblant: «Qui connaît la puissance redoutable de votre colère, et qui en peut mesurer la grandeur, sans être saisi de trouble et d'étonnement (Ps 90,1).» Mais, d'un autre côté, lorsque, laissant ce pied, je tenais embrassé plus qu'il ne fallait celui de la miséricorde, je tombais dans une si grande négligence et une telle incurie, que aussitôt j'en devenais plus tiède dans l'oraison, plus paresseux, plus prompt à me laisser aller au rire, plus inconsidéré dans mes paroles; enfin l'assiette de mon homme intérieur et extérieur en était rendue plus inconstante. Ainsi, instruit par ma propre expérience, je ne louerai plus en vous, Seigneur, le jugement ou la miséricorde seulement, mais je les louerai tous les deux ensemble. Je n'oublierai jamais ces deux sources de toute justice pour les hommes. Elles me serviront toutes deux également de cantiques dans le lieu de mon exil, jusqu'à ce que la miséricorde étant élevée au dessus du jugement, ma misère se taise, et la gloire que je posséderai me fasse chanter des hymnes de louanges, sans ressentir jamais plus la moindre douleur qui puisse traverser une si grande joie.


SERMON VII. De l'ardent amour de l'âme pour Dieu et de l'attention qu'il faut apporter dans l'oraison et dans la psalmodie.

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1. Je m'engage de mon propre mouvement dans un nouveau travail, en provoquant moi-même vos recherches. Car,ayant eu soin à l'occasion du premier de vous montrer, quoique je ne fusse point obligé à le faire, quelles sont les fonctions et les dénominations propres aux pieds spirituels de Dieu, vous me questionnez maintenant sur la main qu'il faut, avons-nous dit, baiser ensuite. J'y consens, je veux vous satisfaire sur ce point; et même je fais plus que vous me demandez, puisque je lie vous montre pas seulement une main, mais deux, et les distingue par leur nom propre. J'appelle l'une, largeur, et l'autre, force; parce que Dieu donne avec abondance, et conserve puissamment ce qu'il a donné. Quiconque n'est point ingrat, les baisera toutes les deux en reconnaissant et en confessant que Dieu n'est pas moins le distributeur que le conservateur suprême de tous biens. Je crois que nous avons assez parlé des deux baisers; passons au troisième.

2. «Qu'il me baise, dit-elle, du baiser de sa bouche (
Ct 1).» Qui dit ces paroles? C'est l'Épouse. Qui est cette épouse? L'âme altérée de Dieu. Considérons les différentes dispositions des hommes, afin que celle qui appartient proprement à une épouse paraisse plus clairement. L'esclave craint le visage de son Seigneur. Un mercenaire ne voit dans son espérance que la récompense du maître. Un disciple prête l'oreille à son précepteur. Un fils honore son père. Mais celle qui demande qu'on la baise est éprise d'amour. De tous les sentiments de la nature, celui-ci est le plus excellent, surtout lorsqu'il retourne à son principe qui est Dieu. Et il n'y a point d'expressions plus douces pour rendre l'amitié réciproque du Verbe et de l'âme, que celles d'époux et d'épouse; attendu que tout est commun entre eux, et qu'ils ne possèdent rien en propre et en particulier. Ils n'ont qu'un même héritage, une même maison, une même table, un même lit, une même chair. Enfin, à cause de sa femme, l'homme doit quitter son père et sa mère, et s'attacher à elle pour ne plus faire tous deux qu'une même chair; la femme, de son côté, doit oublier son peuple et la maison de son père, afin que son époux conçoive de l'amour pour sa beauté. Si donc l'amour convient particulièrement et principalement aux époux, c'est à bon droit qu'on donne le nom d'épouse à l'âme qui aime. Or, celle-là aime, en effet, qui demande un baiser. Elle ne demande ni la liberté, ni des récompenses, ni une succession, ni même la science, mais un baiser. Et elle le demande comme une épouse très-chaste, qui brûle d'un amour sacré, et qui ne veut plus dissimuler le feu qui la consume. Voyez, en effet, comment elle commence son discours. Voulant demander une grande faveur à un roi, elle n'a recours ni aux caresses, ni aux flatteries; elle ne prend aucun détour pour arriver au but de ses désirs; elle n'use point de préambule; elle ne tâche point de gagner sa bienveillance; mais parlant tout d'un coup de l'abondance du coeur, elle dit tout uniment et même avec une sorte d'impudence «Qu'il me baisé du baiser de sa bouche.»

3. Ne vous semble-t-il pas qu'elle veuille dire: Qu'y a-t-il dans le ciel ou sur la terre, hormis vous, qui puisse être l'objet de mes désirs (Ps 62,25)? Celle-là sans doute aime chastement qui ne cherche que celui qu'elle aime, sans se soucier d'aucune autre chose qui soit à lui. Elle aime saintement, parce qu'elle n'aime pas dans la concupiscence de la chair, mais dans la pureté de l'esprit. Elle aime ardemment, puisqu'elle est tellement enivrée de son amour, qu'elle ne pense point à la majesté de celui à qui elle parle. Car à qui demande-t-elle un baiser? A celui qui fait trembler la terre du moindre de ses regards. Est-elle ivre? Oui, sans doute elle l'est. Et peut-être lorsqu'elle s'oubliait ainsi, sortait-elle du cellier où, dans la suite, elle se glorifie d'avoir été menée (Ct 1,3 Ct 2,4). Car David disait aussi à Dieu, en parlant de quelques personnes: «Ils seront enivrés de l'abondance des biens qui se trouvent dans votre maison, et vous les ferez nager dans un torrent de plaisirs et de délices (Ps 36,9).» Combien grande est la force de l'amour! Combien de confiance il y a dans l'esprit de liberté! N'est-il pas manifeste que l'amour parfait bannit toute crainte (1Jn 4,18)?

4. C'est néanmoins par un sentiment de pudeur, qu'elle ne s'adresse pas à l'Époux, mais qu'elle dit à d'autres, comme s'il était absent, «qu'il me baise du baiser de sa bouche.» Car, comme elle demande une grande chose, il faut qu'elle donne bonne opinion de soi, en accompagnant sa prière de quelque retenue. C'est pourquoi elle emploie ses amis et ses familiers pour trouver un accès particulier auprès de son bien-aimé. Mais qui sont ces amis? Nous croyons que ce sont les saints anges qui assistent ceux qui prient et qui offrent à Dieu les prières et les ,ceux des nommes, quand ils les voient lever des mains pures au ciel sans colère et sans animosité. C'est ce que témoigne l'ange de Tobie, quand il disait à son père: «Lorsque vous priiez avec larmes, ensevelissiez les morts, et quittiez votre repas pour les cacher le jour dans votre maison et les enterrer la nuit, j'offrais vos prières au Seigneur (Tb 12,12).» Je crois que les autres témoignages que l'on trouve dans l'Écriture vous persuadent assez cette vérité. Car que les anges daignent aussi se mêler souvent à ceux qui chantent des paumes, c'est ce que le Psalmiste exprime très-clairement quand il dit: «Les princes marchaient devant, se joignaient au choeur des musiciens, au milieu des jeunes filles qui jouaient du tambour (Ps 58,26).» D'où vient qu'il dit encore ailleurs: «Je chanterai des psaumes à votre gloire en la présence des anges (Ps 138,1).» Aussi je ressens de la douleur lorsque j'en vois quelques uns parmi vous qui cèdent an sommeil durant les veilles sacrées, et qui, au lieu de révérer les citoyens du ciel, sont semblables à des morts en présence de ces princes de la milice céleste, qui, touchés de votre vigilance, seraient heureux de se mêler à vos solennités. Certes, j'ai bien peur qu'ayant enfin horreur de votre lâcheté, ils ne se retirent avec indignation (a); et qu'alors chacun de vous ne commente, mais bien tard, à dire à Dieu avec gémissement:» Vous avez éloigné de moi mes amis, ils m'ont regardé comme l'objet de leur exécration (Ps 88,9);» ou bien: «Vous avez éloigné de moi mes amis, mes proches et ceux de ma connaissance, à cause de mon extrême misère (Ps 88,19);» Et encore . «Ceux qui étaient près de moi se sont retirés bien loin; et ceux qui cherchaient ma mort me faisaient violence (Ps 37,12).» En effet, si les bons esprits s'éloignent de nous, comment pourrons-nous soutenir les efforts des méchants? Je dis donc à ceux qui sont ainsi endormis: «Maudit celui qui fait l'oeuvre de Dieu avec négligence (Jr 48,10);» et le Seigneur leur dit: «Plût à Dieu que je vous eusse trouvé chaud ou froid; mais parce que je vous ai trouvé tiède, je commencerai à vous vomir de ma bouche. (Ap 3,15).» Lors donc que vous priez ou psalmodiez, faites attention à vos princes, tenez-vous dans le respect! et dans la règle, et soyez fiers, car les anges voient tous les jours la face de votre Père (Mt 18,10). Ils sont, en effet, envoyés pour nous qui sommes destinés à l'héritage du salut (); ils portent au ciel notre dévotion, et en rapportent des grâces. Prenons part aux foncé Lions de ceux dont nous devons partager la gloire, afin que la louange de Dieu soit parfaite dans la bouche des enfants (Ps 8,3), et de ceux qui sont encore à la mamelle. Disons-leur: «Chantez des hymnes en l'honneur de notre Dieu, chantez des hymnes en son honneur (Ps 47,7),» afin qu'ils nous répondent aussi à leur tour; «Chantez des cantiques en l'honneur de notre Roi, chantez des cantiques en son honneur.»

a. Non pas à la lettre et matériellement parlant, mais par leurs dispositions, selon ce que dit Sixte de Sienne dans ses notes.


5. Joignez-vous donc aux chantres du ciel, pour chanter en commun les louanges de Dieu, car vous êtes vous-mêmes les concitoyens des saints et les domestiques de ce grand maître, et psalmodiez avec goût. De même que c'est la bouche qui savoure les viandes, ainsi c'est le coeur qui savoure les Psaumes. Mais il faut que l'âme fidèle et prudente ait soin de les broyer sous la dent de l'intelligence, si je puis parler ainsi; de peur que si elle les mange par morceaux entiers, elle ne se prive du plaisir qu'il y a à les goûter, plaisir si agréable, qu'il surpasse en douceur, le miel et le rayon de miel le plus doua. Offrons un rayon de miel avec les apôtres, au banquet céleste et à la table du Seigneur (Lc 24,41). Le miel dans les ruches, est une dévotion qui s'attache à la lettre. La lettre tue (2Co 14,14), si on la prend sans l'assaisonnement de l'esprit. Mais si, avec l'Apôtre, vous psalmodiez en esprit et avec intelligence, vous éprouverez avec lui la vertu de ce qu'a dit Jésus-Christ: «Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie (Jn 6,64);» et de ce que la Sagesse dit d'elle-même: «Mon esprit est plus doux que le miel (Si 24,27).»

6. C'est ainsi que votre âme sera dans l'abondance et les délices, et que votre holocauste sera gras et parfait. C'est ainsi que vous apaiserez le souverain roi; que vous serez agréable à ses princes, et que vous gagnerez le cour de toute la cour; à l'odeur agréable de vos sacrifices, qui montera au ciel, ils diront: «Qui est celle-ci qui monte du désert, comme la fumée de la myrrhe, de l'encens et d'une infinité d'autres parfums (Ct 3,6)?» «Les princes de Juda, dit le Prophète, de Zabulon et de Nephtali, sont leurs chefs (Ps 48),» c'est-à-dire, les chefs de ceux qui louent Dieu, qui sont continents, et qui aiment la contemplation. Car nos princes savent bien que la louange de ceux qui chantent la générosité des continents, et la pureté des contemplatifs sont agréables à leur roi; et ils ont à coeur d'exiger de nous ces prémices de l'esprit, qui ne sont autre chose, que les premiers et les plus excellents fruits de la sagesse. Car vous le savez, en hébreu, Juda signifie, louant et confessant, Zabulon, demeure assurée, Nephtali, cerf lâché, parce que la légèreté avec laquelle il court et il saute, exprime fort bien, les transports et les extases des spéculatifs; et de même que le cerf perce les endroits les plus épais des forêts; ainsi pénètrent-ils les sens les plus cachés et les plus difficiles. Nous savons pareillement qui est celui qui a dit: «Le sacrifice de louanges m'honorera (Ps 50,23).»

7. Mais, «si les louanges ne sont pas malséantes dans la bouche du pécheur (Si 15,9),» n'avez-vous pas extrêmement besoin de la vertu de continence, pour que le péché ne règne point dans votre corps mortel? Mais la continence n'est point agréable à Dieu, quand elle recherche la gloire humaine, aussi, avez-vous encore besoin de la pureté d'intention, qui vous fasse désirer de ne plaire qu'à Dieu, et vous donne la force de vous attacher uniquement à lui. Car il n'y a point de différence entre, être à Dieu, et voir Dieu, ce qui n'est accordé, par un rare bonheur, qu'à ceux qui ont le coeur pur. David avait cette netteté de coeur, lorsqu'il disait à Dieu: «Mon âme s'attache fortement à vous, par un violent amour (Ps 63,9)» et ailleurs: «Pour moi, mon plus grand bien est de m'attacher inviolablement à Dieu. (Ps 73,23).» En le voyant, il était attaché à lui, et en s'attachant à lui, il le voyait. Lors donc qu'une âme est dans l'exercice continuel de ces vertus sublimes, ces ambassadeurs célestes conversent familièrement et souvent avec elle, surtout s'ils la voient souvent en oraison. Qui m'accordera, ô princes charitables, de pouvoir faire connaître auprès de Dieu, par votre entremise, ce que je lui demande? Je ne dis pas à Dieu, parce que toutes les pensées de l'homme lui sont connues, mais auprès de Dieu, c'est-à-dire aux Vertus, aux autres ordres des anges, et aux âmes bienheureuses dépouillées de leur corps. Qui relèvera de la poussière, et retirera du fumier un homme aussi vil, et aussi misérable que moi, et le fera asseoir avec les princes sur un trône de gloire? Je ne doute point qu'ils ne reçoivent dans le palais céleste, avec des témoignages extraordinaires de joie et d'affection, celui qu'ils daignent visiter sur son fumier. Après tout, comment, après s'être réjouis de la conversion d'un pécheur, ne le reconnaîtraient-il pas quand il s'élèvera dans les cieux!

8. C'est pourquoi je pense que c'est à eux, les familiers et les compagnons de l'Époux, que parle l'Épouse dans sa prière, et découvre le secret de son coeur, lorsqu'elle dit: «qu'il me baise d'un baiser de sa bouche.» Et voyez avec quelle familiarité et quelle tendresse, l'âme qui soupire dans cette misérable chair, s'entretient avec les puissances célestes. Elle désire avec passion les baisers de son Époux, elle demande ce qu'elle désire, et néanmoins elle ne nomme point celui qu'elle aime, parce qu'elle ne doute point qu'ils ne le connaissent, parce qu'elle a coutume de s'entretenir souvent avec eux. C'est pour cela qu'elle ne dit point: «Qu'un tel ou un tel me baise; mais seulement qu'il me baise, comme Marie Madeleine ne reconnaît point celui qu'elle cherchait, mais disait seulement à celui qu'elle pensait être un jardinier: «Seigneur, si vous l'avez emporté (Jn 20,51).» De qui parle-t-elle? Elle ne le nomme point; parce qu'elle croit que tout le monde connaît quel est celui qui ne peut sortir un seul instant de son coeur. Parlant donc aux compagnons de son Époux, comme à ses confidents, et à ceux qu'elle sait connaître les sentiments de son âme, elle tait le nom de son Bien-aimé, et commence tout d'un coup ainsi: «Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche.» Je né veux pas vous entretenir plus longtemps de ce baiser. Demain, je vous dirai ce que, par vos prières, l'onction divine; qui donne des enseignements sur toutes choses, daignera me suggérer; car la chair et le sang ne révèlent point ce secret, mais celui qui pénètre les mystères de Dieu les plus profonds, c'est-à-dire le Saint-Esprit qui, procédant du Père et du Fils, vit et règne également avec eux, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. SUR LE VII SERMON SUR LE Cantique, n. 6.

285. Qu'ils se retirent avec indignation. Voici la remarque que fait, sur ce passage, Sixte de Sienne (Lib. V, Biblioth. S. Annot. 216). «Les scolastiques, dit-il, ont coutume d'alléguer les paroles de saint Bernard dans sa septième homélie sur le Cantique des cantiques, pour prouver que les anges gardiens abandonnent quelquefois le garde qui leur est confiée. Albert le Grand (I Tom. sum. qu. 8), expliquant ce passage, dit: les hommes sont abandonnés par leurs anges gardiens, non point quant au lieu, c'est-à-dire quant à la garde locale, niais quant à la vertu et. à l'efficacité de cette garde. Cela ne vient pas de paresse chez l'ange, mais de faute dans l'homme; de la même manière que les saints disent ordinairement que le pécheur s'éloigne de Dieu, cela ne s'entend point d'un déplacement local, mais d'un éloignement au point de vue du mérite (Note de Horstius).»



Bernard sur Cant. 5