Bernard sur Cant. 8

SERMON VIII. Le Saint-Esprit est le baiser de Dieu: c'est ce baiser que l'Épouse demande, afin qu'il lui donne la connaissance de la Sainte Trinité.

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1. Pour m'acquitter aujourd'hui de la promesse que je vous ai faite, j'ai dessein de vous parler du principal baiser , qui est celui de la bouche. Donnez une attention plus grande à quelque chose de bien doua, qu'on goûte bien rarement, et qu'on comprend bien difficilement. Il me semble, pour reprendre d'un peu plus haut que celui qui dit: «Personne ne connaît le Fils que le Père, et personne ne connaît le Père que le Fils, ou celui à qui le Fils le voudra révéler, (
Mt 11,27)» parlait d'un baiser ineffable que nulle créature n'avait encore reçu. Car le Père aime le Fils, et l'embrasse avec un amour singulier; le Très-Haut embrasse son égal, l'éternel son coéternel, et le Dieu unique, son unique. Mais l'amour qui unit le Fils au Père, n'est pas l'amour de lui, ainsi que lui-même l'atteste lorsqu'il dit: «Afin que tout le monde sache que j'aime mon Père, levez-vous et allons. (Mt 26,2).» Sans doute vers la Passion. Or la connaissance de l'amour mutuel de celui qui engendre, et de celui qui est engendré, qu'est-ce autre chose qu'un baiser trés-doux, maistrès-secret?

2. Je tiens pour certain que même la créature angélique n'est point admise à un secret si grand et si saint du divin amour; c'est d'ailleurs le sentiment de saint Paul, qui nous assure que cette paix surpasse toute la connaissance même des anges, (Ph 4,7). Aussi l'Épouse, bien qu'elle s'avance beaucoup, n'ose-t-elle pas dire: qu'il me baise de sa bouche: cela n'est réservé qu'au Père; elle demande quelque chose de moindre: «Qu'il me baise, dit-elle , d'un baiser de sa bouche.» Voici une autre épouse qui reçut un autre baiser, mais ce n'est pas de la bouche, c'est un baiser du baiser de la bouche: «Il souffla sur eux (Jn 20,22),» dit saint Jean. (Il parle de Jésus qui souffla sur les apôtres, c'est-à-dire sur la primitive Église) et leur dit: o Recevez le Saint-Esprit.» Ce fut sans doute un baiser qu'il leur donna. En effet, était-ce un souffle matériel? Point du tout; c'était l'esprit invisible qui était donné dans ce souffle du Seigneur, afin qu'on reconnût par-là qu'il procède également de lui et du Père, comme un véritable baiser, qui est commun à celui qui le donne et à celui qui le reçoit. Il suffit donc à l'Épouse d'être baisée du baiser de l'Époux, bien qu'elle ne le soit pas de sa bouche. Car elle estime que ce n'est pas une faveur médiocre et qu'on puisse dédaigner, d'être baisée du baiser, puisque ce n'est autre chose que recevoir l'infusion du Saint-Esprit. Car, si on entend bien le baiser du Père et celui du Fils, on jugera que ce n'est pas; sans raison qu'on entend par là le Saint-Esprit, puisqu'il est la paix inaltérable, le noeud indissoluble, l'amour et l'unité indivisible du Père et du Fils.

3. L'Épouse donc, animée par le Saint-Esprit, a la hardiesse de demander avec confiance sous le nom de baiser, d'en recevoir l'infusion. Mais aussi c'est qu'elle a comme un gage qui lui donne lieu de l'oser. C'est cette parole du Fils qui, après avoir dit: «Nul ne connaît le Fils que le Père, et nul ne connaît le Père que le Fils (Mt 2,27),» ajoute aussitôt, «ou celui à qui il plaira au Fils de le révéler.» L'Épouse croit fermement que s'il le veut révéler à quelqu'un, ce sera certainement à elle. C'est ce qui lui fait demander hardiment un baiser, c'est-à-dire, cet esprit en qui le Fils et le Père lui soient révélés. Car l'un n'est point connu sans l'autre, suivant cette parole de Jésus-Christ: «Celui qui me voit, voit aussi mon Père (Jn 14,9); «et cette autre de l'apôtre saint Jean; «Quiconque nie le Fils, n'a point le Père, mais celui qui confesse le Fils a aussi le Père. (Jn 2,24).» Ce qui montre clairement que le Père n'est point connu sans le Fils, ni le Fils sans le Père. C'est donc à bon droit que celui qui dit: «La vie éternelle consiste à vous connaître pour le Dieu véritable, et à connaître celui que vous avez envoyé, qui est Jésus-Christ (Jn 17,3),» n'établit pas la souveraine félicité dans la connaissance de l'un des deux, mais dans celle de tous les deux. Aussi lisons-nous dans l'Apocalypse, «que ceux qui suivent l'Agneau ont le nom de l'un et de l'autre écrit sur le front (Ap 14,1),» c'est-à-dire qu'ils se glorifient de ce qu'ils les connaissent tous les deux.

4. Quelqu'un dira peut-être: La connaissance du Saint-Esprit n'est donc pas nécessaire, puisque saint Jean, en disant que la vie éternelle consiste à connaître le Père et le Fils, ne parle point du Saint Esprit. Cela est vrai; mais aussi n'en était-il pas besoin, puisque lorsqu'on connaît parfaitement le Père et le Fils, on ne saurait ignorer la bonté de l'un et de l'autre qui est le Saint-Esprit? Car un homme ne connaît pas pleinement un autre homme, tant qu'il ignore si sa volonté est bonne ou mauvaise. Sans compter que lorsque saint Jean dit: Telle est la vie éternelle, c'est de vous connaître, vous qui êtes le vrai Dieu et Jésus-Christ que vous avez envoyé; cette mission témoignant la bonté du Père qui a daigné l'envoyer, et celle du Fils qui a obéi volontairement, il n'a pas oublié tout-à-fait le Saint- Esprit, puisqu'il a fait mention d'une si grande faveur de l'un et de l'autre. Car l'amour et la bonté de l'un et de l'autre est le Saint-Esprit même.

5. Lors donc que l'Épouse demande un baiser, elle demande de recevoir la grâce de cette triple connaissance, au moins autant qu'on en peut être capable dans ce corps mortel. Or elle le demande au Fils, parce qu'il appartient au Fils de le révéler à qui il lui plaît. Le Fils se révèle donc à qui il veut, et il révèle aussi le Père; ce qu'il fait par un baiser, c'est-à-dire par le Saint-Esprit, selon le témoignage de l'Apôtre, qui dit: «Dieu nous a révélé ces choses par l'Esprit-Saint. (1Co 2,10).» Mais en donnant l'Esprit par lequel il communique ces connaissances, il fait connaître aussi l'Esprit qu'il donne. Il révèle en le donnant, et le donne en le révélant. Et cette révélation qui se fait par le Saint-Esprit, n'éclaire pas seulement l'entendement pour connaître, mais échauffe aussi la volonté, pour aimer, suivant ce que dit saint Paul «L'amour de Dieu est répandu dans nos coeurs par l'Esprit-Saint, qui nous a été donné (Rm 5,5).» Aussi est-ce peut-être à cause de cela que, en parlant de ceux qui connaissant Dieu ne lui ont pas rendu les hommages qui lui étaient dus, il ne leur dit point que leur connaissance fut un effet de la révélation du Saint-Esprit, parce que, bien qu'ils le connussent, ils ne l'aimaient point. On lit bien: «Car Dieu le leur avait révélé,» mais il n'est point dit. que ce fut par le Saint-Esprit, de peur que des esprits impies qui se contentaient de la science qui enfle et ne connaissaient point celle qui édifie, ne s'attribuassent le baiser de l'Épouse. L'Apôtre nous marque par quel moyen ils ont eu ces lumières: «Les beautés invisibles de Dieu se comprennent clairement par les beautés visibles des choses créées (Rm 1,20).» D'où il est évident qu'ils n'ont point connu parfaitement celui qu'ils n'ont point aimé. Car s'ils l'eussent connu pleinement, ils n'auraient pas ignoré cette bonté ineffable qui l'a obligé à s'incarner, à naître, et à mourir pour leur rédemption. Enfin, écoutez ce qui leur a été révélé de Dieu: «Sa puissance souveraine, est-il dit, et sa Divinité (Rm 1,20).» Vous voyez que, s'élevant par la présomption de leur propre esprit, non. de l'Esprit de Dieu, ils ont voulu pénétrer ce qu'il y avait de grand et de sublime en lui; mais ils n'ont point compris qu'il fût doux et humble de coeur. Et il ne faut pas s'en étonner, puisque Béhémoth, qui est leur chef, «regarde tout ce qui est haut et élevé (Jb 40,25),» ainsi qu'il est écrit de lui, sans jamais jeter la vue sur les choses humbles et basses. David était bien dans un autre sentiment (Ps 130,42), lui qui ne se portait jamais de lui-même aux choses grandes et admirables qui le dépassaient, de peur que, voulant sonder la majesté de Dieu, il ne demeurât accablé sous le poids de sa gloire (Pr 25,27).

6. Et vous pareillement, mes frères, pour vous conduire avec prudence dans la recherche des divins mystères, souvenez-vous de l'avis du Sage qui vous dit: «Ne cherchez point des choses qui vous passent, et ne tâchez point de pénétrer ce qui est au-delà de votre portée (Qo 31,22).» Marchez dans ces connaissances sublimes selon l'Esprit, non pas selon votre propre sens. La doctrine de l'Esprit-Saint n'allume pas la curiosité, mais enflamme la charité. Aussi est-ce avec raison que l'Épouse, cherchant celui qu'elle aime, ne se fie pas aux sens de la chair, et ne suit pas les faibles raisonnements de la curiosité humaine, mais demande un baiser, c'est-à-dire invoque le Saint-Esprit, afin que, par son moyen, elle reçoive en même temps et le goût de la science, et l'assaisonnement de la grâce. Or c'est avec raison que la science qui se donne dans ce baiser est accompagnée , d'amour, car le baiser est le symbole de l'amour. Ainsi la science qui enfle, étant sans l'amour, ne procède point du baiser, non plus que le zèle pour Dieu qui n'est pas selon la science, parce que le baiser donne l'une et l'autre de ces grâces, et la lumière de la connaissance et l'onction de la piété. Car il est un esprit de sagesse et d'intelligence, et, comme l'abeille qui forme la cire et le miel, il a en lui-même de quoi allumer le flambeau de la science et de quoi répandre le goût et les douceurs de la grâce. Que celui donc qui entend la vérité mais ne l'aime point, non plus que celui qui l'aime et ne l'entend point, ne s'imaginent ni l'un ni l'autre avoir reçu ce baiser. Car il n'y a place ni pour l'erreur ni pour la tiédeur dans ce baiser. C'est pourquoi, pour recevoir la double grâce qu'il communique, l'Épouse présente ses deux lèvres, je veux dire la lumière de l'intelligence et l'amour de la sagesse, afin que, dans la joie qu'elle ressentira d'avoir reçu un baiser si entier et si parfait, elle mérite d'entendre ces paroles: «La grâce est répandue sur vos lèvres; c'est pourquoi Dieu vous a bénie pour toute l'éternité (Ps 44,3).» Ainsi le Père en baisant le Fils lui communique pleinement et abondamment les secrets de sa divinité, et lui inspire les douceurs de l'amour. L'Écrituresainte nous le marque, lorsqu'elle dit: «Le jour découvre ses secrets au jour (Ps 18,3).» Or, comme nous l'avons déjà dit, il n'est accordé à aucune créature, quelle qu'elle soit, d'assister à ces embrassements éternels et bienheureux. Il n'y a que le saint Esprit qui procède de l'un et de l'autre, qui soit témoin de cette connaissance et de cet amour mutuels et qui y participe. «Car, qui a connu les desseins de Dieu, ou qui a été son conseil (Rm 2,34)?»

7. Mais quelqu'un me dira peut-être: comment donc avez-vous pu connaître ce que vous avouez vous-même n'avoir été confié à aucune créature? C'est sans doute, «le Fils unique qui est dans le sein du Père, qui vous l'a appris (Jn 1,18).» Oui, c'est lui qui l'a appris, non pas à moi qui suis un homme misérable, absolument indigne d'une si grande faveur, mais à Jean, l'ami de l'Époux, de qui sont les paroles que vous avez alléguées, et non-seulementà lui, mais encore à Jean l'Évangéliste, comme au disciple bien-aimé de Jésus. Car son âme aussi fut agréable à Dieu, bien digne certainement du nom et de la dot d'Épouse, digne des embrassements de l'Époux, digne enfin de reposer sur la poitrine du Seigneur. Jean puisa dans le sein du Fils unique de Dieu ce que lui-même avait puisé dans le sein de son Père. Mais il n'est pas le seul qui ait reçu cette grâce singulière; tous ceux à qui l'Ange du grand conseil disait: «Je vous ai appelés mes amis, parce que je vous ai découvert tout ce que j'ai appris de mon Père (Jn 15,15),» l'ont également reçue. Paul puisa aussi dans ce sein adorable, lui dont l'Évangile ne vient ni des hommes ni par les hommes, mais par une révélation de Jésus-Christ lui-même (Ga 1,12).» Assurément, tous ces grands saints peuvent dire avec autant de bonheur que de vérité: «C'est le Fils unique qui était dans le sein du Père qui nous l'a appris (Jn 1,18).» Mais, en leur faisant cette révélation, qu'a-t-il fait autre chose que de leur donner un baiser? Mais c'était un baiser du baiser, non un baiser de la bouche. Écoutez un baiser de la bouche «Mon père et moi ne sommes qu'une même chose (Jn 10,30); et encore: Je suis en mon Père, et mon Père est en moi.» C'est là un baiser de la bouche sur la bouche; mais personne n'y a part. C'est certainement un baiser d'amour et de paix, mais cet amour surpasse infini ment toute science, et cette paix est au dessus de tout ce qu'on peut imaginer. Cependant Dieu a bien révélé à saint Paul ce que l'oei1 n'a point vu, ce que l'oreille n'a point ouï, et ce qui n'est tombé dans la pensée d'aucun homme; mais il le lui a révélé par son esprit, c'est-à-dire par un baiser de sa bouche. Ainsi le Fils est dans le Père, et le Père dans le Fils, voilà qui est un baiser de la bouche. Pour ce qui est de ces paroles: «Nous n'avons pas reçu l'esprit du monde, mais l'Esprit qui vient de Dieu, afin que nous sachions les grands dons qu'ils nous a faits par sa bonté (1Co 2,12),» c'est un baiser de sa bouche.

8. Et pour distinguer encore plus clairement ces deux baisers: celui qui reçoit la plénitude reçoit un baiser de la bouche, mais celui qui ne reçoit que de la plénitude ne reçoit qu'un baiser du baiser. Le grand Paul, quelque haut qu'il porte sa bouche, et bien qu'il aille jusqu'au troisième ciel, demeure néanmoins au dessous de la bouche du Très-Haut, et doit se renfermer dans les bornes de sa condition. Comme il ne peut atteindre jusqu'au visage adorable de la gloire, il est obligé de demander humblement que Dieu se proportionne à sa faiblesse, et lui envoie un baiser d'en haut. Mais celui qui ne croit point faire un larcin en se rendant égal à Dieu (Ph 2,6), en sorte qu'il ose bien dire «Mon Père et moi ne sommes qu'une même chose (Jn 10,30),» parce qu'il est uni à lui comme à son égal, et l'embrasse d'égal à égal, celui-là ne mendie point un baiser d'en-bas; mais étant à la même hauteur, il applique sa bouche sacrée sur la sienne, et, par une singulière prérogative, il prend un baiser sur sa bouche même. Ce baiser est donc pour Jésus-Christ la plénitude, et pour Paul la participation, attendu que Jésus-Christ est baisé de la bouche, et Paul seulement du baiser de la bouche.

9. Heureux néanmoins ce baiser par lequel, non-seulement on connaît, mais on aime Dieu le Père, qui ne peut être pleinement connu que lorsqu'on l'aime parfaitement. Qui de vous a entendu quelquefois l'Esprit du Fils, criant dans le secret de sa conscience, «Père, Père?» L'âme qui se sent animée du même esprit que le Fils, cette âme, dis-je, peut se croire l'objet d'une tendresse singulière du Père. Qui que vous soyez, ô âme bienheureuse, qui êtes dans cet état, ayez une parfaite confiance; je le répète encore, ayez une confiance entière et n'hésitez point. Reconnaissez-vous, fille du Père, dans l'esprit du Fils, en même temps que l'épouse ou la soeur de ce même Fils. On trouve, en effet, que celle qui est telle est appelée de l'un et de l'autre nom. La preuve n'en est pas difficile, et je n'aurai pas beaucoup de peine à vous le montrer. C'est l'Époux qui s'adresse à elle: «Venez dans mon jardin, dit-il, ma soeur, mon épouse (Ct 5,1).» Elle est sa soeur, parce qu'elle a le même Père que lui. Elle est son épouse, parce qu'elle n'a qu'un même esprit. Car si le mariage charnel établit deux personnes en une même chair, pourquoi le mariage spirituel n'en unira-t-il pas plutôt deux en un même esprit? Après tout, l'Apôtre ne dit-il pas que celui qui s'attache à Dieu est un même esprit avec lui. Mais voyez aussi avec quelle affection et quelle bonté le Père la nomme sa fille, en même temps que la traitant comme sa bru, il l'invite aux doux embrassements de son Fils: «Écoutez, ma fille, ouvrez les yeux, et prêtez l'oreille, oubliez votre nation et la maison de votre père, et le Roi concevra de l'amour pour votre beauté (Ps 45,11).» Voilà celui à qui elle demande un baiser. O âme sainte, soyez dans un profond respect, car il est le Seigneur votre Dieu, et peut-être est-il plus à propos de l'adorer avec le Père et le Saint-Esprit, dans les siècles des siècles, que de le baiser. Ainsi soit-il.


SERMON IX. Des deux mamelles de l'Époux, c'est-à-dire, de Jésus-Christ,

dont l'une est la patience à attendre la conversion des pécheurs, lorsqu'ils se convertissent, et l'autre la bienveillance ou la facilité avec laquelle il les accueille.
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1. Venons-en maintenant à l'explication du livre, rendons raison des paroles de l'Époux et montrons-en la suite. Car, n'ayant point de commencement, elles sont comme en suspens et semblent coupées ex abrupto. Aussi est-il bon, avant tout, de faire voir à quoi elles se rapportent. Supposons donc que ceux que nous avons appelés les compagnons de l'Époux, se sont approchés de l'Épouse, comme la veille et l'avant-veille, pour la voir et la saluer; ils la trouvent plongée dans la tristesse et lui entendent pousser des soupirs; surpris de cela, ils lui tiennent à peu prés ce langage: Qu'est-il arrivé de nouveau? Pourquoi êtes-vous plus triste qu'à l'ordinaire? Quelle est la cause de ces plaintes si peu attendues? Lorsque, après vous être détournée du bon chemin pour suivre vos amans, vous vous êtes vue, enfin, obligée par leurs mauvais traitements, de retourner à votre mari, ne l'avez-vous pas pressé avec beaucoup de prières et de larmes de vous permettre seulement de toucher ses pieds? Je m'en souviens bien, dit-elle. Eh quoi, après avoir obtenu cette grâce, continuent-ils, et reçu le pardon de vos offenses, quand vous lui avez baisé les pieds, ne vous êtes-vous pas impatientée de nouveau; peu satisfaite d'une faveur si insigne , n'en avez-vous point désiré une plus grande, n'avez-vous pas demandé avec la même instance qu'auparavant, et obtenu une seconde grâce, et dans le baiser de la main qui vous a été accordé, n'avez-vous point acquis des vertus aussi considérables que nombreuses? J'en conviens, dit-elle. Mais eux poursuivant: Ne faisiez-vous même pas le serment, disent-ils, et ne protestiez-vous point que si jamais il vous accordait de baiser sa main, cela vous suffirait, et que vous ne demanderiez jamais autre chose? Il est vrai. Quoi donc? Vous a-t-on rien ôté de ce que vous avez reçu? Non, rien. Est-ce que vous craignez que l'on revienne sur le pardon des dérèglements de votre première vie? Nullement.

2. Dites-nous donc par quel moyen nous vous pourrons satisfaire. Je ne serai contente dit-elle, que s'il me baise d'un baiser de sa bouche. Je le remercie du baiser des pieds, je lui rends grâces de celui de sa main; mais s'il m'aime; «qu'il me baise du baiser de sa bouche.» Je ne suis pas ingrate, j'aime. J'ai reçu, je l'avoue, des faveurs qui sont beaucoup au dessus de mes mérites, mais elles sont au dessous de mes souhaits. Je suis emportée par mes désirs, ce n'est pas la raison qui me guide. N'accusez pas, je vous prie, de témérité, ce qui n'est que l'effet d'un ardent amour. La pudeur, à la vérité, se récrie, mais l'amour fait taire toute pudeur. Je n'ignore pas que l'honneur qu'on rend au roi doit être accompagné de jugement, selon la parole du Prophète (
Ps 99,4); mais un violent amour ne sait point ce que c'est que le jugement, il n'écoute point les conseils, il n'est point retenu par la honte et n'obéit point à la raison. Je l'en prie, je l'en supplie, je l'en conjure, «qu'il me baise du baiser de sa bouche.» Voilà déjà plusieurs années que, par sa grâce, j'ai soin de vivre dans la charité et la sobriété. Je m'applique à la lecture, je résiste, je m'adonne souvent à l'oraison, je veille contre les tentations, et je repasse dans l'amertume de mon âme les années de ma vie qui se sont écoulées. Je pense que ma conduite est sans reproche parmi mes frères, au moins autant qu'il est en moi. Je suis soumis à mes supérieurs, sortant de la maison et y retournant par l'ordre du plus ancien. Je ne désire point le bien d'autrui, au contraire, j'ai donné le mien, et me suis aussi donné moi-même. Je mange mon pain à la sueur de mon visage. Mais je fais tous ces exercices par habitude, sans y sentir aucune douceur. Que suis-je autre chose, pour emprunter le langage du Prophète, que «la Génisse d'Éphraïm, qui est instruite et dressée à aimer le travail de la mouture (Os 10,11)?» D'ailleurs, l'Évangile ne dit-il pas que celui qui ne fait que ce qu'il doit faire, «est un serviteur inutile (Lc 17,10)?» Peut-être accomplis-je les commandements le moins mal que je puis, mais mon âme dans tous ces exercices, ne laisse pas d'être comme une terre sans eau. Pour que mon holocauste soit parfait, «qu'il me baise d'un baiser de sa bouche.»

3. Je me souviens que la plupart de vous ont coutume aussi dans leurs confessions privées (a), de se plaindre à moi de ces langueurs et de ces sécheresses de l'Ame, et d'une sorte de stupidité et d'appesantissement, qui les rend incapables de pénétrer les choses subtiles et élevées, et qui fait qu'ils ne goûtent point ou qu'ils goûtent peu la douceur de l'Esprit-Saint. Après quoi soupirent ces âmes, sinon après un baiser?

Oui, elles soupirent après l'esprit de sagesse et d'intelligence, d'intelligence pour comprendre ce qu'elles n'entendent pas, et de sagesse pour goûter ce qu'elles ont compris. C'est, je crois, dans cette disposition qu'était le Prophète, quand il adressait cette prière à Dieu: «Que mon âme soit comblée de plaisir, comme si elle était rassasiée des viandes les plus délicieuses, et ma bouche témoignera sa joie par des hymnes de louanges (Ps 62,6).» Il demandait certainement un baiser, et un baiser qui, après avoir répandu sur ses lèvres l'onction d'une grâce singulière, fût suivi de l'effet qu'il demandait dans une autre prière, en disant: «Que ma bouche soit remplie de louanges, afin que je chante votre gloire et votre grandeur durant tout le jour (Ps 70,8);» et enfin, lorsqu'il eut goûté cette douceur céleste, il la répandit au dehors par ces paroles: «Seigneur, que vos douceurs sont grandes et ineffables, et avec quelle bonté les gardez-vous pour ceux qui vous craignent (Ps 30,20).» Nous nous sommes assez arrêtés sur ce baiser, mais, pour dire la vérité, il me semble que je n'en ai pas encore parlé assez dignement. Mais passons au reste. Car ces choses se connaissent mieux par l'impression qu'elles font, que par l'expression qui les rend.

a Les religieux de saint Bernard, avaient, en effet, coutume de lui révéler leurs négligences, comme notre Saint les appelle, dans son premier sermon pour le jour de la Circoncision, n. 5. Ils le faisaient dans leurs confessions privées. Guy, cinquième prieur des Chartreux, donne ce nom aux confessions qui se faisaient dans des cellules particulières; il appelait confessions communes celles qui se faisaient le samedi, mais en particulier. Voir le livre I. de la Vie de saint Bernard, n. 28,


4. Il y a ensuite: «Parce que vos mamelles sont plus excellentes que le vin, et répandent l'odeur des plus doux parfums (Ct 1,1-2).» L'auteur ne dit point de qui sont ces paroles, nous laissant à penser à qui elles conviennent le mieux. Pour moi, j'ai des raisons pour les attribuer, si on veut, à l'Épouse, ou à l'Époux, ou même aux compagnons de l'Époux. Je vais d'abord vous montrer comment elles peuvent convenir à l'Épouse. Lorsqu'elle s'entretenait avec les amis de l'Époux, celui dont ils parlaient arrive, car il s'approche volontiers de ceux qui parlent de lui, c'est son habitude. C'est ainsi qu'il se joignit à ces deux disciples qui allaient à Emmaüs (Lc 24,15), et qui discouraient de lui, le long du chemin, et il fut pour eux un compagnon aussi agréable qu'utile. Ce qui se rapporte à la promesse qu'il fait dans l'Évangile, lorsqu'il dit: «Quand deux ou trois personnes sont assemblées en mon nom, je suis au milieu d'elles (Mt 17,20);» et par le Prophète, «avant .qu'ils crient vers moi, je les examinerai, ils parleront encore, que je dirai me voici (Is 65,24).» De même, en cette circonstance, bien qu'il ne soit point appelé, il se présente, et, charmé de ce qu'il entend il prévient les prières qui lui sont adressées. Je pense même que quelquefois, sans attendre les paroles, il vient aux seules pensées. C'est ce que disait celui qui a été trouvé selon le coeur de Dieu: «Le Seigneur a exaucé le désir des pauvres; vos oreilles, ô mon Dieu, ont entendu la préparation de leur coeur (Ps 9,17).» Vous donc, mes frères, faites aussi attention à vous, en quelque lieu que ce soit, sachant que Dieu connaît tout ce qui vous concerne, lui qui sonde les coeurs et les reins, et qui, vous ayant formés chacun en particulier, connaît toutes vos actions. L'Épouse donc, sentant que l'Époux est présent, s'arrête. Elle a honte de la présomption en laquelle elle se voit surprise. Car elle avait cru témoigner plus de retenue, en le lui faisant savoir par d'autres. Ainsi, se tournant vers lui sur-le-champ, elle tâche d'excuser la témérité, autant qu'elle peut: a Parce que, dit-elle, vos mamelles sont meilleures que le vin, et exhalent l'odeur des plus excellents parfums.» Comme si elle disait: Si je parais m'élever trop haut, c'est vous-même, mon époux, qui en êtes la cause, car pour la bonté que vous avez eue de me nourrir du lait si doux de vos mamelles, vous me faites oublier toute crainte, non pas que je sois téméraire, mais parce que je vous aime à l'excès: voilà pourquoi je fais peut-être plus qu'il ne me serait avantageux; et cette confiance vient de ce que je me souviens de votre bonté, sans me souvenir en même temps de votre majesté. Ce que je dis là, c'est pour faire voir la suite des paroles du Cantique.

5. Voyons maintenant pourquoi elle loue les mamelles de l'Époux. Les deux mamelles de l'Époux sont les deux marques de la bonté naturelle, qui lui fait souffrir avec patience les pécheurs, et recevoir avec clémence les pénitents. Une double douceur, dis-je, s'élève comme deux mamelles sur la poitrine du Seigneur Jésus. La «patience à attendre, et la facilité à pardonner.» Ce n'est pas moi qui le dis; on lit, en effet, ces paroles dans l'Écriture: «Est-ce que vous méprisez les richesses de sa bonté, de sa patience et de sa longanimité (Rm 2,4)?» Et encore: «Ne savez-vous pas que la bonté de Dieu vous invite à faire pénitence?» En effet, il ne suspend si longtemps les effets de sa vengeance contre ceux qui le méprisent, qu'afin de leur accorder la grâce du pardon, lorsqu'ils se convertiront à lui. Car il ne veut pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive. Donnons aussi des exemples de l'autre mamelle, qui est la «facilité à pardonner.» C'est d'elle que nous lisons: «Du moment que le pécheur gémira, son péché lui sera remis (Ps 55,7).» Et ailleurs: «Que l'impie quitte la voie où il marche, et l'homme injuste, ses pensées criminelles, qu'il retourne au Seigneur, et il aura pitié de lui, qu'il revienne à notre Dieu, car son indulgence est extrême.» David comprend fort bien ces deux choses quand il dit: «Il est très-patient et très-miséricordieux(Ps 103,8).» C'est donc parce que l'Épouse avait éprouvé cette double bonté, qu'elle confesse qu'elle s'est enhardie jusques à oser demander un baiser. Quel sujet, dit-elle, y a-t-il de s'étonner, mon cher Époux, si je présume tant de votre bonté, après que j'ai goûté tant de douceurs dans vos mamelles? C'est donc la douceur de vos mamelles, non la confiance que j'ai en mes propres mérites, qui me donne de la hardiesse.

6. Et quant à ce qu'elle dit: «Vos mamelles sont meilleures que le vin»; c'est-à-dire l'onction de la grâce qui coule de vos mamelles est plus efficace sur moi pour mon avancement spirituel, que les plus sévères réprimandes de mes supérieurs. Et non-seulementelles sont meilleures que le vin, mais «elles ont l'odeur des plus excellents parfums;» parce que, non content de nourrir ceux qui sont présents, du lait d'une douceur intérieure, vous répandez encore sur ceux qui sont absents l'odeur agréable d'une bonne réputation, et vous recevez ainsi un bon témoignage tant de ceux qui. sont au dedans, que de ceux qui sont au dehors. Vous avez, dis-je, du lait au dedans, et des parfums au dehors, car il n'y aurait personne que vous pussiez nourrir de lait si vous ne l'attiriez d'abord par l'odeur que vous répandez. Nous examinerons dans la suite si ces parfums ont quelque chose qui soit digne d'être considéré, lorsque nous serons arrivé au lieu où l'Épouse dit «Nous courons dans l'odeur de vos, parfums (Ct 1,3).» Maintenant voyons, ainsi que je vous l'ai promis, si ces paroles que nous avons attribuées à l'Épouse, conviennent aussi à l'Époux.

7. L'Épouse parlait de l'Époux; il se présente tout-à-coup, comme j'ai dit, il exauce ses voeux, lui donne un baiser, et accomplit en elle ces paroles du Prophète: «Vous lui avez accordé les désirs de son coeur, et ne l'avez pas privé de ce que ses lèvres demandaient (Ps 11,3).» Ce qu'il fait voir par ses mamelles qui sont remplies de lait. Car ce saint baiser a une si grande vertu, qu'aussitôt que l'Épouse l'a reçu elle conçoit, et ses mamelles s'enflent et grossissent, comme en témoignage de l'effet qu'il a produit. Ceux qui ont le goût de la prière fréquente ont éprouvé ce que je dis. Souvent nous approchons de l'autel, et commentons à faire oraison avec un coeur tiède et aride. Nais lorsque nous persistons, la grâce se répand soudainement en nous; notre âme s'engraisse, pour ainsi dire, il se fait dans notre coeur comme une inondation de piété, et si on vient à le presser, il ne manque pas de verser avec abondance le lait de la douceur ineffable qu'il a conçue spirituellement. L'Époux parle donc ainsi: Vous avez, mon Épouse, ce que vous demandiez, et une marque que vous l'avez, c'est que vos mamelles sont devenues plus excellentes que le vin. Une preuve certaine que vous avez reçu un baiser, c'est que vous sentez que vous avez conçu. C'est ce qui fait que vos mamelles se gonflent d'un lait abondant, et meilleur que le vin de la science séculière, qui enivre véritablement, mais de curiosité non pas de charité, qui emplit et ne nourrit point, qui enfle et n'édifie point, qui grise et ne fortifie point.

8. Mais attribuons encore, si vous voulez, ces paroles à ses compagnons. C'est injustement, disent-ils, que vous murmurez contre l'Époux, puisque ce qu'il vous a déjà donné vaut mieux que ce que vous demandez. Car ce que vous demandez c'est pour vous que vous le demandez; mais les mamelles dont vous nourrissez les petits enfants que vous engendrez sont meilleures, c'est-à-dire, plus nécessaires que le vin de la contemplation. Autre chose est ce qui réjouit le coeur d'un seul homme, autre chose ce qui en édifie plusieurs. Et, bien que Rachel soit plus belle que Lia, Lia est plus féconde. Ne vous arrêtez donc point trop aux baisers de la contemplation, car les mamelles de la prédication sont meilleures.

9. Il me vient encore dans l'esprit un autre sens, auquel je n'avais pas pensé, mais que je ne veux point passer sous silence. Pourquoi ne dirons-nous pas plutôt que ces paroles conviennent à ceux qui sont comme de petits enfants, sous la conduite du leur mère et de leur nourrice? Car les âmes encore tendres et faibles supportent impatiemment de voir se livrer tout entiers au repos de la contemplation ceux qui doivent les instruire à fond par leurs leçons ou les façonner par leurs exemples. Et c'est de ces personnes que l'inquiétude est reprise ensuite, lorsqu'on leur défend avec toute sorte de conjurations, de ne point réveiller l'Épouse (Ct 2,7), jusqu'à ce qu'elle le veuille bien. Voyant donc que l'Épouse soupire après les baisers, qu'elle cherche la retraite, qu'elle fait le monde, qu'elle évite les assemblées, et préfère son propre repos au soin qu'elle pourrait avoir d'elles, lui crient: N'agissez pas ainsi, n'agissez pas ainsi: car il y a plus de fruit dans les mamelles que dans les embrassements, puisque c'est par elles que vous nous délivrez des désirs de la chair, qui combattent contre l'esprit, nous arrachez au monde, et nous acquérez à Dieu. Voilà ce qu'elles disent par ces paroles: «Vos mamelles sont meilleures que le vin.» Les délices spirituelles qu'elles répandent en nous, surpassent toutes celles de la chair dont nous étions enivrés auparavant comme d'un vin délicieux.

10. Et c'est avec raison qu'elfes comparent au vin les désirs charnels. Car, de même que, une fois qu'on a pressuré la grappe de raisin on n'en peut plus rien faire sortir, elle est condamnée à une perpétuelle sécheresse; de même quand la chair vient à être comme pressurée aussi par la mort, tous ses plaisirs se sèchent, et elle ne refleurit plus pour les jouissances des passions. C'est ce qui fait dire au Prophète: «Toute chair est de l'herbe, et toute sa gloire ressemble à la fleur de l'herbe; l'herbe se sèche, et la fleur tombe par terre (Is 40,6):» Et à l'Apôtre: «Celui qui sème dans la chair, n'en recueillera que de la corruption (Col 6,8).» Et ailleurs: «La nourriture est pour le ventre, et le ventre est pour la nourriture, mais Dieu détruira l'un et l'autre (1Co 6,13)». Mais peut-être cette comparaison convient-elle aussi au monde. En effet, il passe, et ses convoitises passent avec lui. Et toutes les choses qui sont au monde ayant une fin, elles ne finiront jamais de finir. Mais il n'en est pas ainsi des mamelles. Car lorsqu'elles sont épuisées, elles retrouvent dans le sein maternel de quoi nourrir ceux qui les sucent. C'est donc avec justice que l'on dit que les mamelles de l'Épouse sont meilleures que l'amour de la chair ou du siècle, puisqu'elles ne tarissent jamais par le nombre de ceux qui les sucent, mais tirent toujours abondamment, des entrailles de la charité, de quoi couler sans cesse. Car des fleuves sortent de ses entrailles, et il se fait en elle une fontaine d'eau vive qui rejaillit à la vie éternelle. L'excellence des mamelles est encore relevée par l'odeur des parfums; en effet, elles ne nourrissent pas seulement par le goût et la saveur des paroles, mais elles répandent encore une odeur agréable par l'opinion avantageuse des actions. Quant à ce qui nous reste à dire touchant ces mamelles, ce qu'elles sont, quel lait les gonfle, quelles sont les senteurs qui les parfument, nous le ferons dans un autre discours, avec l'assistance de Jésus-Christ, qui étant Dieu, vit et règne avec le Père et le saint Esprit, dans tous les siècles. Ainsi soit-il.



Bernard sur Cant. 8