Bernard sur Cant. 34

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SERMON XXXIV. De l'humilité et de la patience.

1. «Si vous ne vous connaissez pas vous-même, ô la plus belle de toutes les femmes, sortez, et allez après les troupeaux de vos compagnons, et paissez vos boucs auprès des tentes des pasteurs (Ct 1,7).» Autrefois Moïse, présumant beaucoup de la grâce et de la familiarité de Dieu, aspirait à une grande vision, et disait à Dieu: «Si j'ai trouvé grâce devant vos yeux, montrez-vous vous-même à moi (Ex 33,43).» Mais, au lien de cette vision qu'il demandait, il en eut une moindre, par laquelle toutefois il pouvait un jour arriver à celle qu'il désirait. De même les enfants de Zébédée, dans la simplicité de leur âme, conçurent aussi un souhait bien hardi, mais ils furent ramenés au degré par où ils devaient monter pour arriver à ce qu'ils demandaient; de même ici l'Épouse, comme elle semble demander une grande chose, se voit humiliée, par une réponse sévère, mais utile néanmoins et pleine d'affection. Car il faut que celui qui aspire à de grandes choses ait d'humbles sentiments de soi; puisque, en s'élevant au dessus de soi, il peut tomber même de l'état où il était auparavant, s'il n'est solidement affermi dans la vraie humilité. Et, parce que les plus grandes grâces ne s'obtiennent que par le mérite de l'humilité, il faut que celui qui doit les recevoir soit humilié, par de sévères réprimandes, afin qu'il se rende digne, par son humilité, des faveurs qu'il désire. Lors donc que vous voyez qu'on vous humilie, prenez cela pour une bonne marque et pour une preuve certaine que la grâce de Dieu est proche. Car, comme l'âme s'élève par l'orgueil avant de tomber, il faut qu'elle s'abaisse par l'humilité avant d'être élevée. Aussi, lisez-vous également ces deux vérités, que Dieu résiste aux superbes, et qu'il donne sa grâce aux humbles (Jc 4,6). Et ne voyons-nous pas encore que lorsqu'il veut récompenser libéralement son serviteur Job, après cette insigne victoire remportée sur le démon, et cette patience si longue et si éprouvée, il a soin de l'humilier auparavant par plusieurs demandes assez rudes, afin de le préparer à recevoir l'abondance des bénédictions qu'il a dessein de répandre sur lui!

2. Mais c'est peu que nous souffrions volontiers que Dieu nous humilie par lui-même si nous n'avons le même sentiment, lorsqu'il nous humilie par les hommes. Écoutez sur ce sujet un grand exemple de David. Un jour, un homme, et cet homme était un de ses serviteurs, l'outragea de paroles; mais lui ne sentit point les injures dont on le couvrait, car il pressentait la grâce de Dieu (2R 16,10). «De quoi vous souciez-vous, enfants de Servia?» O homme vraiment selon le coeur de Dieu, qui cru: devoir plutôt se fâcher contre celui qui voulait le venger, que contre celui qui lui adressait de sanglantes injures! Aussi sa conscience ne lui reprochait-elle rien lorsqu'il disait: «Si j'ai rendu le mal qu'on m'a fait, c'est avec justice que je succomberai sous l'effort de mes ennemis (Ps 7,4).» Il défendit donc qu'on empêchât celui qui l'outrageait avec insolence, de le charger d'injures, parce qu'il les regardait comme un gain pour lui. Il ajoute même: «C'est le Seigneur qui l'a envoyé pour maudire David.» Certes il était bien selon le coeur de Dieu, puisqu'il connaissait si bien ce qu'il y avait dans son coeur. Une langue méchante le déchirait cruellement, et lui avait l'oeil sur les secrets jugements de Dieu. La voix de celui qui le maudissait frappait ses oreilles, et son âme s'humiliait pour recevoir des bénédictions. Est-ce que Dieu était dans la bouche de ce blasphémateur? A Dieu ne plaise. Mais il se servait de lui pour humilier David. Et le Prophète ne l'ignorait pas, car Dieu lui avait découvert les secrets les plus cachés de sa sagesse; aussi a-t-il dit: «Ce m'est un grand bien que vous m'ayez humilié, afin que je sois justifié (Ps 118,71).»

3. Voyez-vous comme l'humilité nous justifie? Je dis l'humilité, non pas l'humiliation. Que de gens sont humiliés, et ne sont pas humbles! Les uns ont de l'aigreur de se voir humiliés, les autres le souffrent avec patience, et les autres avec joie. Les premiers sont coupables; les autres sont innocents; et les derniers sont justes; l'innocence est bien une partie de la justice; mais l'humilité seule en fait la perfection. Celui qui peut dire: «Je me trouve bien de ce que vous m'avez humilié est vraiment humble;» celui qui soutire de se voir humilié, ne peut pas dire cela, et encore moins celui qui en murmure. Nous ne promettons la récompense de l'humiliation ni à l'un ni à l'autre, quoiqu'ils soient bien différents entre eux, et que l'un possède son âme par la patience, au lieu que l'autre la perd par son murmure. Et quoiqu'il n'y en ait qu'un qui soit digne de colère, ni 'un ni l'autre néanmoins ne méritent la grâce, parce que Dieu ne la donne pas à ceux qui sont humiliés, mais à ceux qui sont humbles. Or celui-là est humble qui tourne l'humiliation en humilité, et c'est lui qui dit à Dieu: «Je me trouve bien de ce que vous m'avez humilié (Jc 4,6).» Ce qu'on souffre avec patience, évidemment n'est pas un bien, mais une chose fâcheuse. Or nous savons que Dieu aime celui qui donne gaiement (2Co 4,9). C'est pour cela que lorsque nous jeûnons, on nous ordonne de nous parfumer la tête et de nous laver visage (Mt 6,17), afin que nos bonnes oeuvres soient assaisonnées d'une certaine joie spirituelle, et que nos holocaustes soient gras et parfaits. Car la seule humilité qui est parfaite mérite la grâce de Dieu. Tandis que celle qui est. contrainte ou forcée, comme est l'humilité de celui qui se contient avec patience, si elle obtient la vie, à cause de la patienté, elle ne saurait avoir la grâce (a) à cause de la tristesse qui l'accompagne. Car cette parole de l'Écriture: «que l'humble se glorifie de son élévation;» ne convient point à celui qui est en cet état, parce qu'il n'est pas humilié de bon coeur et avec joie.

4. Mais voulez-vous voir un humble qui se glorifie comme il faut, et qui est vraiment digne de gloire? «Je me glorifierai volontiers, dit l'Apôtre, dans mes infirmités, afin,que la vertu de Jésus-Christ habite en moi (2Co 12,9).» Il ne dit pas qu'il souffre patiemment ses infirmités, mais qu'il s'en glorifie volontiers, témoignant ainsi qu'il lui est avantageux d'être humilié, et qu'il ne lui suffit pas de posséder son âme en patience, et de souffrir patiemment d'être humilié, s'il ne reçoit encore la grâce, de se réjouir de l'être. Écoutez une règle générale sur ce sujet: «Quiconque s'humilie sera élevé ().» Par où Jésus-Christ marque certainement qu'il ne faut pas entendre que toute sorte d'humilité doit être élevée, mais qu'il n'y a que celle qui part d'une volonté libre, non celle qui est accompagnée de tristesse ou qui vient de nécessité. De même, dans le sens contraire, ce ne sont pas tous ceux qui sont élevés qui doivent être humiliés, mais ceux-là seulement qui s'élèvent eux-mêmes par un mouvement de vanité volontaire. Ce n'est donc pas celui qui est humilié, mais celui qui s'humilie volontairement, qui sera élevé à cause du mérite de sa volonté. Car quoique la matière de l'humilié lui soit fournie par un autre, par exemple, par les opprobres, les pertes, les supplices, cela ne fait pas qu'on puisse dire que c'est un autre qui l'humilie, plutôt qu'il ne s'humilie lui-même, s'il se résout à souffrir toutes ces choses sans rien dire et aveu joie pour l'amour de Dieu.

5. Mais je m'emporte trop loin. Je sais bien que vous souffrez avec patience rues longueurs en vous parlant de l'humilité et de la patience. Revenons à notre point de départ, car nous n'avons dit tout cela qu'à l'occasion de la réponse dont l'Époux a cru devoir humilier l'Épouse, qui présume de s'élever à de grandes choses. Et ce n'est pas pour lui en faire un reproche, mais pour lui donner sujet de montrer davantage son humilité, et pour la rendre plus digne de choses plus excellentes, et plus capable de recevoir celles même qu'elle demandait. Mais puisque nous ne sommes qu'au commencement de ce verset, nous en remettrons l'explication à une autre fois, si vous le voulez bien, de peur que les paroles de l'Époux ne soient traitées ou entendues avec ennui. Ce dont veuille préserver ses serviteurs , Jésus-Christ Notre-Seigneur qui est Dieu par dessus tout, et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

a Saint Bernard entend parler ici de la grâce spéciale promise aux humbles en ces termes: «Dieu donne la grâce aux humbles,» grâce non-seulement intérieure mais encore extérieure, qui consiste dans l'exaltation qui leur est réservée même en cette vie.

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SERMON XXXV. Deux réprimandes que l'Époux fait à l'Épouse. Il y a deux ignorances particulièrement à craindre et à fuir.

1. «Si vous ne vous connaissez pas, sortez (Ct 1,17).» Cette réprimande est dure et âpre, puisqu'il lui dit de sortir. Car c'est de cette façon que les maîtres ont coutume d'en user envers les serviteurs, lorsqu'ils sont irrités contre eux, et que les maîtresses parlent à leurs servantes, lorsqu'elles en ont été gravement offensées. Sortez d'ici, disent-ils, allez, que je ne vous voie plus, retirez-vous de ma maison. L'Époux se sert, en parlant à l'Épouse, d'une parole aussi rude et aussi amère, si toutefois elle ne se connaît pas elle-même. Car il ne lui pouvait rien dire de plus fort, ni de plus capable de l'effrayer, que de la menacer de la faire sortir. Ce que vous remarquerez aisément, si vous prenez garde d'où il lui commande de sortir, et où il veut qu'elle aille. Car d'où et où pensez-vous que ce soit, sinon de l'esprit à la chair, des biens de l'âme au désir du siècle, d'un repos intérieur, au bruit du monde, et au tracas des soins extérieurs? Toutes choses où il n'y a que travail, douleur et affliction d'esprit, car l'âme qui a une fois appris du Seigneur, et reçu de lui, la grâce de rentrer en elle-même, de soupirer après la présence de Dieu dans le fond de son coeur, et de chercher toujours sa face adorable, (car Dieu est esprit, et il faut que ceux qui le cherchent marchent et vivent selon l'esprit, non selon la chair;) cette âme, dis-je, ne croira-t-elle point qu'il est moins horrible et moins insupportable d'éprouver, pour un temps, le feu de l'enfer, que de s'abandonner de nouveau après avoir goûté une fois la douceur de ces exercices, aux attraits, ou plutôt aux tourments de la chair, et à la curiosité insatiable des sens, de l'oeil, par exemple, qui, comme dit l'Écclésiaste, «ne se lasse jamais devoir non plus que l'oreille d'ouïr (Qo 1,25).» Écoutez un homme qui avait expérimenté ce que nous disons: «Vous êtes bon, Seigneur, à ceux qui espèrent en vous, à l'âme qui vous cherche (Lm 3,25)!» Si quelqu'un eût voulu ôter à cette âme sainte la jouissance de ce bien, je crois qu'elle l'eût pris comme si on l'avait arrachée du paradis et de l'entrée de la gloire. Écoutez-en encore un autre, qui est semblable à celui-ci. «Tous les désirs de mon coeur tendent vers vous, mes yeux vous cherchent sans cesse; je chercherai, Seigneur, la beauté de votre visage ().» Aussi, disait-il encore: «Ce m'est un grand bien d'être attaché: Dieu ().» Et en parlant à son âme:» Goûtez le repos, mon âme, puisque le Seigneur vous a comblée de ses biens ().» Je dis donc que celui qui a une fois reçu cette faveur, n'appréhende rien tant que d'être abandonné de la grâce, et de se trouver obligé de retourner vers les consolations, ou plutôt les désolations de la chair, et de supporter encore les tumultes des sens.

2. C'est pourquoi cette menace est terrible et redoutable: «Sortez et paissez vos boucs.» Car c'est comme s'il disait: sachez que vous êtes indigne de la contemplation douce et familière des choses célestes, intellectuelles et divines, dont vous jouissez. C'est pourquoi, sortez de mon sanctuaire, qui est votre coeur, où vous avez coutume de puiser avec plaisir, les sens secrets et sacrés de la vérité et de la sagesse et, comme une personne toute séculière, appliquez-vous à repaître et à réjouir les sens de votre chair. Car, par ce mot boucs, on entend le péché, et, au jugement dernier, ils doivent être placés à la gauche, ils figurent les sens du corps qui sont volages et insoumis, et, comme autant de fenêtres par lesquelles le péché et la mort sont entrés dans l'âme. A quoi se rapporte fort bien ce qui suit: «Auprès des tentes des pasteurs (Ct 1,8).» Car les boucs ne paissent pas comme les agneaux au dessus, mais auprès des tentes des pasteurs. En effet, si les pasteurs qui sont vraiment tels ont des tentes faites de terre et placées sur la . terre, je veux parler de. leurs corps, tant qu'ils combattent encore, ils n'ont pas coutume néanmoins de repaître de terre les troupeaux du Seigneur, mais de pâturages célestes, parce qu'ils ne leur prêchent pas leur propre volonté, mais celle du Seigneur. Quant aux boucs, qui sont les sens du corps, ils ne cherchent point les choses célestes; mais, auprès des tentes des pasteurs dans tous les biens sensibles de ce monde, qui est la région des corps, ils prennent de quoi irriter plutôt que rassasier leurs désirs.

3. Quel honteux changement de goût après avoir nourri son âme de méditations sacrées pendant son pèlerinage et son exil, comme des biens célestes, après avoir le bon plaisir de Dieu et les secrets de sa volonté, pénétré les cieux par sa ferveur, et s'être promené en esprit dans les demeures des saints, après avoir salué les pères, les apôtres, et les choeurs des prophètes, admiré les triomphes des martyrs, et contemplé avec étonnement les ordres des anges, de quitter toutes ces choses, de s'assujettir comme un vil esclave à la servitude du corps, d'obéir à la chair, de satisfaire ses passions brutales et déshonnêtes, et de mendier par toute la terre, de quoi apaiser, en quelque sorte, sa curiosité insatiable, par la figure du monde qui passe en un moment. Que mes yeux versent un torrent de larmes sur cette âme qui, après avoir été nourrie des mets les plus excellents (Jb 14,21), se jette maintenant sur des choses immondes. Car, selon l'expression du saint homme Job, il nourrit une femme stérile, et il n'a point soin d'une pauvre veuve (Ct 1,7). Et remarquez que l'Époux ne dit point simplement «sortez; mais sortez, et allez après les troupeaux de vos compagnons, et paissez vos boucs.» En quoi il me semble qu'il nous avertit d'une chose bien considérable. Et qu'est-ce que c'est? Hélas! c'est qu'il ne permet pas seulement à cette belle créature qu'il avait jadis placée dans son troupeau, et qui maintenant s'est précipitée dans un état plus déplorable, de demeurer ,au moins dans ses troupeaux, mais il lui commande d'aller derrière erra. Comment cela se fait-il, diffus-vous? De la façon que vous lisez dans le Prophète: «L'homme étant dans l'honneur n'a pas compris , il est devenu semblable aux bêtes brutes (Ps 49,1).» Voilà comment une si belle créature a été mise la suite des troupeaux de bêtes. Je crois que si les bêtes de somme pouvaient parler, elles diraient: «Voici Adam qui est devenu comme l'une de nous, tandis qu'il était dans l'honneur (Gn 3,22),» dit le Prophète. Si vous demande; en quel honneur; il habitait dans le paradis, et il vivait dans un lieu de délices. Il ne souffrait aucune peine ni aucune privation. Il était environné de fruits odoriférants, couché sur les fleurs, couronné d'honneur et de gloire, et établi sur tous les ouvrages sortis des mains du créateur. Il excellait surtout à cause de l'éclat qu'il tirait de sa ressemblance avec Dieu, et il avait commerce et société avec la troupe des anges, et avec toute la milice de l'armée céleste.

4. Mais il a changé la gloire de sa ressemblance avec Dieu, «en la ressemblance d'un veau qui mange de l'herbe.» De là vient que le pain des anges est devenu comme le foin qu'on porte à l'étable, et a été placé devant nous comme devant des bêtes de somme. «En effet, le Verbe s'est fait chair (Jn 1,14).» Or, selon le Prophète, «toute chair n'est que du foin ( Is 40,6).» Mais ce foin ne s'est point séché, et la fleur n'en est point tombée, parce que l'esprit du Seigneur s'est reposé dessus. Aussi, si autrefois la fin de toute chair arriva par le déluge ce fut parce que l'esprit de vie s'était retiré. Car Dieu dit: «Mon esprit ne demeurera plus jamais en l'homme, parce qu'il n'est que chair (Gn 6,3).» Par le nom de chair c'est le vice qui est marqué en cet endroit, non pas la nature. Car ce n'est pas la nature, mais le péché qui chasse l'esprit. C'est donc à cause du péché que toute chair est du foin, et que toute sa gloire est comme la fleur du foin. «Le foin, dit-il, s'est séché, et sa fleur est tombée (Is 40,6).» Mais il n'est pas question là de la fleur qui pousse du rejeton et de la racine de Jessé, puisque l'esprit du Seigneur s'est reposé sur elle; ni du foin que le Verbe a été fait, puisque le proverbe ajoute ensuite . «Mais le Verbe du Seigneur demeure éternellement (Is 40,7).» Car si le Verbe est du foin, et que le Verbe demeure éternellement, il faut aussi que le foin demeure éternellement. Autrement, comment donnerait-il la vie éternelle s'il ne demeurait éternellement? En effet: «Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra à jamais.» Et il déclare de quel pain il entend parler, lorsqu'il ajoute: «Et le pain que je donnerai pour la vie du monde, c'est ma chair.» Comment donc ce qui fait vivre éternellement pourrait-il n'être pas éternel?

5. Mais souvenez-vous, s'il vous plaît, avec moi de ce que le Fils dit au Père dans le psaume: «Vous ne permettrez pas que votre saint éprouve la corruption (Ps 16,10).» Il n'y a point de doute qu'il n'entende parler de sou corps, qui était couché sans âme dans le sépulcre. Car c'est ce saint que l'ange annonça à la Vierge, lorsqu'il lui dit «Et le saint qui naîtra de vous sera appelé fils de Dieu (Lc 1,35).» Comment, en effet, ce foin qui était saint pourrait-il éprouver la corruption, puisqu'il venait des chastes entrailles de Marie, comme de prairies toujours verdoyantes, et qu'il attire sans cesse sur lui les regards des anges qui le contemplent avec un plaisir immortel? Ce foin perdra sa verdeur, si Marie perd jamais sa virginité. La nourriture de l'homme s'est donc changée en celle des bêtes, quand l'homme lui-même s'est changé en bête. Hélas! changement triste et lamentable, l'homme qui était l'habitant du paradis, le maître de la terre, le citoyen du ciel, le domestique du Seigneur des armées, le frère des esprits bienheureux, et le cohéritier des Vertus célestes, par un soudain changement, s'est trouvé couché dans une étable à cause de sa ressemblance avec les bêtes, et se vit lié à un râtelier à cause de sa fureur indomptable, selon ce qui est écrit: «Serrez-lui la bouche avec un mors et une bride, car autrement vous n'en viendrez pas à bout (Ps 31,9).» Reconnais pourtant, ô boeuf, ton possesseur, et toi âne reconnais l'étable de ton maître, afin que les prophètes de Dieu soient trouvés justes dans la prédiction de ces merveilles, devenu bête, reconnais celui que tu n'as pas connu lorsque tu étais homme. Adore dans l'étable celui que tu fuyais dans le paradis. Honore l'étable de celui dont tu as méprisé le commandement. Mange ce foin que tu as rejeté avec dégoût, lorsqu'il était pain, et pain des anges.

6. Vous me demanderez peut-être quelle a été la cause d'un si grand abaissement. Il n'y en a certainement point d'autre que celle que j'ai déjà alléguée, c'est que l'homme étant dans l'honneur n'a pas compris. Que n'a-t-il pas compris? Le Prophète ne le dit point, mais nous le dirons: se trouvant établi dans l'honneur, il n'a pas compris qu'il n'était que limon et que boue, et a pris plaisir dans son élévation. Aussitôt il a éprouvé en lui-même ce que l'un des enfants de la captivité a remarqué avec sagesse et écrit avec beaucoup de vérité longtemps après, en disant: «Celui qui n'étant rien croit être quelque chose, se trompe lui-même (Ga 6,3).» Malheur à cet infortuné qu'il ne se soit point trouvé quelqu'un pour lui dire alors: Pourquoi, terre et cendre, t'enorgueillis-tu? Voilà comment une. créature si belle s'est confondue dans un troupeau; voilà. comment sa ressemblance avec Dieu s'est échangée en une ressemblance avec la bête; voilà comment, au lieu de la compagnie des anges, elle est tombée dans la société des bêtes de somme. Voyez-vous combien nous devons fuir une ignorance qui a été la source de tous les maux du genre humain! Car le Prophète dit qu'il est devenu semblable aux bêtes brutes, parce qu'il n'a point compris. Il faut donc éviter l'ignorance à tout prix, de peur que, si nous ne comprenons point encore, après avoir été châtiés si sévèrement, nous ne tombions dans des maux encore plus grands et plus nombreux que les premiers, et qu'on ne dise de nous: «Nous avons traité Babylone, et elle n'est point guérie (Jr 51,9).» Et cela avec raison, puisque le châtiment ne nous aurait point donne d'intelligence.

7. Peut-être même est-ce pour cela que l'Époux, afin de détourner sa bien-aimée de l'ignorance par le tonnerre le ses réprimandes, ne dit pas: Sortez avec- lés troupeaux ou pour aller rejoindre tes troupeaux, mais: «Sortez après les troupeaux de vos compagnons,» Pourquoi s'exprime-t-il ainsi? Sans doute pour montrer que la seconde ignorance est plus redoutable et plus honteuse que la première, puisque, si l'un avait rendu l'homme semblable aux bêtes, l'autre le leur rend inférieur. Car les hommes ignorés de Dieu, c'est-à-dire réprouvés à cause de leur ignorance, paraîtront à ce jugement épouvantable, pour êtres livrés aux flammes éternelles, peine que ne souffriront point les bêtes. Dr, il n'y a point de doute que la condition de ceux qui seront en cet état ne soit de beaucoup pire que celle des êtres qui ne seront plus du tout. «Il lui aurait été plus avantageux, dit le Sauveur, de n'être jamais né homme;» non pas de n'être point né du tout, mais de n'être point né homme, mais, par exemple, d'être né bête, on quelque autre créature qui, n'ayant point reçu de jugement, ne devait point comparaître au jugement de Dieu, ni, par conséquent, être condamné aux supplices éternels. Que l'âme raisonnable, qui rougit que la première ignorance l'ait rendue compagne des bêtes dans la jouissance des biens de la terre, sache donc qu'elle ne les aura plus même pour compagnes dans les tourments de l'enfer, et qu'alors elle sera même chassée avec honte de leur troupeau, ne sera plus avec elles, mais après elles, puisque celles-ci ne sentiront plus aucun mal, au lieu qu'elle sera exposée à toute sorte de souffrances, et n'en sera jamais délivrée, parce qu'eue a ajouté, une seconde ignorance à la première. C'est ainsi que l'homme sort, et marche solitaire à la suite des troupeaux de ses compagnons, puisqu'il n'y a que lui de précipité au fond de l'enfer. Ne vous semble-t-il pas que celui qui est jeté pieds et mains liés dans les ténèbres extérieures se trouve relégué au dernier rang? Assurément le dernier état de cet homme sera bien pire que le premier, puisque, au lieu d'être égal aux bêtes, il est maintenant au dessous d'elles.

8. Bien plus, si vous voulez y prendre garde, je pense que vous trouverez que même, en cette vie, l'homme est au dessous des bêtes. En effet, l'homme qui est doué de raison, et. qui ne vit pas selon la raison, ne vous semble-t-il pas en quelque sorte plus bête que les bêtes mêmes? Si la bête ne se gouverne pas par la raison, elle a pour excuse que la nature ne l'en a point pourvue, mais l'homme ne peut s'excuser ainsi, puisque la raison est chez lui une prérogative de sa nature. C'est donc avec justice que l'homme doit être estimé, puisqu'il n'y a que lui parmi les animaux qui, dégénérant de sa condition, viole les droits de la nature, et qui, doué de raison, imite ceux qui en sont tout à fait privés. Il est donc évident qu'il marche après les troupeaux de bêtes, en cette vie, par la dépravation de sa nature, et, après cette vie, par les peines extrêmes qui l'attendent.

9. Voilà comment sera maudit l'homme qui sera trouvé dans l'ignorance de Dieu: est-ce de Dieu ou de soi-même que je devrais dire? De l'un et l'autre, et l'une des deux suffit pour le perdre. Voulez-vous vous convaincre que cela est ainsi? Or, pour ce qui est de l'ignorance de Dieu, je crois que vous n'en doutez point; si néanmoins vous croyez que certainement il n'y a point d'autre vie éternelle que de reconnaître le Père pour le Dieu véritable, et Jésus-Christ qu'il a envoyé au monde (Jn 17,3) Écoutez donc l'Époux, qui condamne clairement et ouvertement dans l'Épouse l'ignorance de soi-même. Car que dit-il? Mais, «si vous ne vous connaissez pas vous-même,» et le reste. Il est donc évident que celui qui est dans l'ignorance sera méconnu, que cette ignorance soit à l'égard de Dieu ou à l'égard de lui-même. Nous pouvons parler utilement de ces deux ignorances, si néanmoins Dieu nous en fait la grâce. Je ne le ferai pourtant pas maintenant, de peur qu'étant fatigués, et n'ayant pas selon la coutume fait précéder ce discours de vos prières, je n'explique avec moins de soin, ou vous n'écoutiez avec moins d'attention une chose si nécessaire, et qu'il ne faut entendre qu'avec un grand désir. Car si la nourriture du corps, quand on la prend sans appétit, et lorsqu'on est rassasié, non-seulementne profite point, mais nuit beaucoup; à plus forte raison, le pain de l'âme, s'il est pris avec dégoût, n'est-il pas une nourriture, mais un tourment pour la conscience. Ce que veuille détourner de nous l'Époux de l'Église, Jésus-Christ, notre Seigneur, Dieu par dessus toutes choses et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

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SERMON XXXVI.

La connaissance des belles lettres est bonne pour notre instruction, mais la connaissance de notre propre infirmité est meilleure pour notre salut.

1. Je viens donc accomplir ma promesse, contenter vos désirs, et satisfaire à ce que je dois à Dieu; comme vous le voyez, une triple obligation me presse de vous adresser la parole, et je le fais par respect pour la vérité, pour là charité fraternelle, et pour la crainte du Seigneur. Si je me tais, ma bouche même me condamne; mais, d'un autre côté, si je parle, je crains le même jugement, j'appréhende que ma bouche ne me condamne encore, parce que je ne fais pas ce que je dis. Aidez-moi de vos prières, je vous en conjure, afin que je puisse toujours dire ce qu'il faut, et accomplir, par mes oeuvres, ce que je prêche aux autres. Vous savez, je pense, que nous avons à parler aujourd'hui de l'ignorance, ou plutôt des ignorances; car si vous vous en souvenez, nous en avons cité deux, l'une de nous-mêmes, et l'autre de Dieu. Et nous avons dit qu'il faut les éviter toutes les deux, parce que toutes les deux sont damnables. Il reste maintenant à expliquer cela plus clairement et plus au long. Mais je crois qu'il faut examiner premièrement, si toute ignorance est damnable. Et il me semble que non, car toute ignorance ne nous rend pas coupables, puisqu'il y a plusieurs choses qu'il est permis de ne pas savoir, sans faire tort à notre salut. Par exemple, pensez-vous que ignorer le métier de charpentier, de charron et de maçon, et tous les autres métiers qu'on exerce pour la commodité de la vie présente, soit un obstacle pour lé salut? Combien même y a-t-il de personnes qui se sont sauvées par leurs bonnes oeuvres, et la régularité de leur vie, sans être instruites des arts même qu'on appelle libéraux, quoiqu'ils soient plus honnêtes et plus utiles que les autres? Combien l'Apôtre en compte-t-il dans son épître aux Hébreux, qui ont été chéris de Dieu, non à cause de la connaissance des belles-lettres, mais à cause de «la pureté de leur conscience, et de la sincérité de leur foi (He 11,4)?»Toutes ces personnes là ont été agréables à Dieu, non par le mérite de leur science, mais de leur vie. Saint Pierre, saint André, les enfants de Zébedée, et tous les autres disciples n'ont pas été tirés de l'école des rhéteurs ou des philosophes, et cela n'a pas empêché que le Seigneur ne se servit d'eux pour opérer le salut par toute la terre. Ce n'est pas parce qu'ils étaient plus sages que tous les autres hommes, ainsi qu'un saint l'avoue de lui-même (Qo 1,16), mais à cause de leur foi et de leur douceur, qu'il les a sauvés, il les a faits saint et les a établis maîtres des autres. Ils ont fait connaître au monde les voies de la vie, non par la sublimité de leurs discours, ou par l'éloquence de la sagesse humaine (1Co 2,1), mais par des prédications qui paraissaient folles aux sages du siècle, Dieu ayant voulu se servir de ce moyen pour sauver ceux qui croiraient en lui, parce que le monde avec toute sa sagesse ne l'a point connu.

2. On dira peut-être que je parle mal de la science, et qu'il semble que je blême les savants, et veuille détourner de l'étude des lettres humaines. Dieu m'en garde, je sais trop bien combien les personnes lettrées ont servi et servent tous les jours l'Église, soit en combattant ses ennemis, soit en instruisant les simples. Après tout, n'ai-je pas lu ces paroles dans un Prophète; «parce que vous avez rejeté la science, je vous rejetterai aussi de devant moi, et vous ne me servirez point à l'autel dans les fonctions sacerdotales (Os 4,6)?» Et encore: «ceux qui sont savants brilleront comme des flambeaux du firmament; et ceux qui enseignent la justice à plusieurs seront comme des étoiles dont la lumière ne s'éteindra jamais (Da 12,3).» Mais je sais bien aussi que j'ai lu: «La science enfle (1Co 8,9).» Et encore:» Celui qui acquiert de nouvelles connaissances se procure de nouvelles peines (Qo 1,18).» Vous voyez qu'il y a de la différence entre les sciences, puisqu'il y en a qui enflent, et d'autres qui attristent? Je voudrais bien savoir laquelle est plus utile pour le salut, de celle qui enfle, ou de celle qui cause de la douleur. Mais je ne doute point que vous ne préfériez la dernière, parce que la douleur demande la santé dont l'enflure n'est qu'un semblant. Or, celui qui demande est plus près du salut, attendu que celui qui demande reçoit (Lc 11,10). D'ailleurs, celui qui guérit ceux qui ont le coeur brisé, a en exécration ceux qui sont enflés d'orgueil, selon ces paroles de la sagesse: «Dieu résiste aux superbes, mais il donne sa grâce aux humbles.» Et celles de l'Apôtre qui dit: «J'avertis tous ceux qui sont parmi vous, en vertu de la grâce qui m'a été donnée, de n'être pas plus sage qu'il ne faut, mais de l'être sobrement (Rm 12,3).» Il ne défend pas d'être sage, mais d'être plus sage qu'il ne faut. Or, qu'est-ce qu'être sage avec sobriété? C'est observer avec vigilance ce qu'il faut savoir plus que toute autre chose et avant toute autre chose. Car le temps est court; or, toute science est bonne en soi, lorsqu'elle est fondée sur la vérité. Mais vous qui, à cause de la brièveté du temps, avez hâte d'opérer votre salut avec crainte et tremblement, ayez soin de savoir avant tout, et mieux que tout, ce qui peut contribuer davantage à ce dessein. Les médecins du corps ne disent-ils pas qu'une partie de la médecine consiste à choisir dans les viandes et à discerner celles qu'on doit manger avant, de celles qu'on doit manger après, quelle nourriture on doit prendre, et comment on la doit prendre? Car, bien qu'il soit certain que les choses que Dieu a créées pour être mangées sont bonnes, vous ne laissez pas de vous les rendre mauvaises, si vous n'observez quelque manière et quelque ordre pour les prendre. Appliquez aux sciences ce que je viens de dire de la nourriture du corps.

3. Mais il vaut mieux vous renvoyer au Maître. Car cette parole n'est pas de noirs, mais de lui, ou plutôt elle est à nous, puisqu'elle est la parole de la Vérité: «Celui, dit-il, qui pense savoir quelque chose ne sait pas encore comme il doit savoir (1Co 8,2).» Vous voyez qu'il ne loue pas celui qui sait beaucoup, s'il ne sait aussi la manière de savoir, et que c'est en cela qu'il place tout le fruit et l'utilité de la science? Qu'entend-il donc par la manière de savoir? Que peut-il entendre, sinon de savoir dans quel ordre, avec quelle ardeur, et à quelle fin on doit connaître toutes choses? Dans quel ordre, c'est-à-dire qu'il faut apprendre en premier lieu ce qui est plus propre pour le salut. Avec quel goût, attendu qu'il faut apprendre avec plus d'ardeur, ce qui peut nous exciter plus vive ment à l'amour de Dieu. A quelle fin? pour ne point apprendre dans le but de satisfaire la vaine gloire, ou la curiosité, ou pour quelque autre chose semblable, mais seulement pour notre propre édification, ou pour celle du prochain. Car il y en a qui veulent savoir, sans se proposer d'autre but que de savoir (a) c'est là une curiosité honteuse. Il y en a qui veulent savoir, afin qu'on sache qu'as sont savants, et c'est une vanité honteuse, et ceux-là n'éviteront pas la censure d'un poète satirique qui les raille agréablement lorsqu'il dit . «Vous croyez ne rien savoir, si un autre ne sait que vous savez quelque chose (Pers. Sat. I).» Il y en a qui veulent savoir pour vendre leur science, c'est-à-dire pour amasser du bien, ou obtenir des honneurs, et c'est un trafic honteux. Mais il y en a aussi qui veulent savoir pour édifier les autres, c'est la charité; et il y en a qui veulent savoir pour s'édifier eux-mêmes, et c'est prudence.

a Jean de Salisbury s'exprime à peu près de même dans le livre VII de son Polycratique, chapitre XV. «Les uns sont portés vers la science par la curiosité, les autres par le désir de passer pour savants ou par des pensées de lucre. Il y en a bien peu qui cultivent la science dans un sentiment de charité ou d'humilité, pour s'instruire eux-mêmes ou pour instruire les autres.» On peut relire plus haut, Tome 3, les pensées de saint Bernard, sur ce sujet.

4. De ces différents savants, ces deux derniers sont les seuls qui n'abusent point de la science, attendu qu'ils ne veulent savoir que pour bien faire. Or, comme dit le Prophète, les connaissances sont bonnes à ceux qui les mettent en pratique. Mais c'est pour les autres que cette parole est dite: «Celui qui sait le bien et ne le fait pas, on lui imputera sa science a péché ().» Comme s'il disait par cette comparaison: De même qu'il est nuisible à la santé de prendre de la nourriture, et de ne la pas digérer, attendu que les viandes mal cuites et mal digérées par l'estomac engendrent de mauvaises humeurs, et corrompent le corps au lieu de le nourrir: ainsi lorsqu'on bourre de science l'estomac de l'âme, qui est la mémoire, si celte science n'est digérée par la chaleur de la charité, si elle ne se répand ensuite dans les membres de l'âme, si je puis parler ainsi, en passant dans les moeurs et dans les actions, si elle ne devient bonne par le bien qu' elle connaît, et qui sert à former une bonne vie, ne se change-t-elle pas en péché; comme la nourriture en de mauvaises humeurs? Le péché n'est-il pas,en effet, une mauvaise humeur, et les moeurs dépravées ne sont-elles pas aussi de mauvaises humeurs? Celui qui tonnait le bien et ne le fait pas ne souffre-t-il pas dans la conscience des enflures et des tiraillements? Il entend au dedans de lui-même une réponse de mort et de damnation, toutes les fois qu'il pense à cette parole du Seigneur , «Le serviteur qui sait la volonté de son maître et ne la fait pas, sera beaucoup battu (Lc 12,47).» Peut-être est-ce au nom de cette âme quele Prophète se plai0gnait, quand il disait: «J'ai mal au ventre, j'ai mal au ventre. (Jr 4,19).» Si ce n'est due cette répétition semble marquer un double sens, et nous oblige à en chercher encore un autre que celui que nous avons donné. Car je crois que le Prophète a pu dire cela en parlant de lui-même, parce qu'étant plein de science, brûlant de charité, et désirant extrêmement épancher sa science, il ne trouvait personne qui se souciât de l'écouter; sa science lui devenait ainsi comme à charge, parce qu'il ne la pouvait communiquer. Voilà comment ce pieux docteur de l'Église plaint le malheur de ceux qui méprisent d'apprendre comment il faut vivre, et de ceux qui, le sachant, ne laissent pas de mal vivre. Mais restons en là pour ce qui est de la répétition que le Prophète a faite de la même phrase.

5. Reconnaissez-vous maintenant avec combien de vérité saint Paul a dit que la science enfle (1Co 8,1)? Je veux donc que l'âme commente par elle-même, l'utilité et l'ordre le demandent ainsi. L'ordre, parce que c'est pour nous principalement que nous sommes ce que nous sommes; et l'utilité, parce que cette connaissance n'enfle point, mais humilie, et nous prépare à nous édifier. Car l'édifice spirituel ne saurait subsister que sur le fondement stable de l'humilité. Or, l'âme ne peut rien trouver de plus efficace et de plus propre pour humilier, que de se connaître en toute vérité; qu'elle soit exempte de feinte et de déguisement, qu'elle se place eu présence d'elle-même, et qu'elle ne détourne point les yeux de soi. Lorsqu'elle se regardera ainsi à la claire lumière de la vérité, ne se trouvera-t-elle pas bien différente de ce qu'elle croyait être, et soupirant de se voir vraiment si misérable, ne s'écriera-t-elle pas au Seigneur avec le Prophète: «Vous m'avez humilié dans votre vérité (Ps 119,75)?» Car comment ne s'humiliera-t-elle point dans cette vraie connaissance d'elle-même, quand elle se verra chargée de péchés, appesantie par la masse de ce corps mortel, embarrassée des soins de la terre, infectée de la corruption des désirs charnels, aveugle, courbée, infirme, engagée dans une infinité d'erreurs, exposée à mille périls, saisie de mille frayeurs, environnée de mille difficultés, sujette à mille soupçons, et à mille nécessités fâcheuses, portée au vice, faible pour la vertu? Comment, après cela, pourra-t-elle lever les yeux et marcher la tête haute? Ne se convertira-t-elle pas à la vue de tant de misères, en se sentant percée comme par autant d'épines poignantes? Elle aura recours aux larmes, aux plaintes et aux gémissements, elle se tournera vers le Seigneur, elle s'écriera avec humilité: «Guérissez mon âme, parce que j'ai péché contre nous vous (Ps 11,4):» Et le Seigneur la consolera une fois qu'elle se sera tournée vers lui, parce qu'il est le Père des miséricordes, et le Dieu de toute consolation.

6. Quant à moi, tant que je me regarde, je ne vois que sujets d'amertume. Mais lorsque je lève les yeux vers les secours de la divine bonté, la douce vue de Dieu tempère aussitôt l'amertume de la vue de moi-même, et je dis: «Mon âme s'est troublée, lorsque je me suis considéré; c'est pourquoi je me souviendrai de vous, Seigneur (Ps 42,7). «Et ce n'est pas une vision de Dieu peu considérable que d'éprouver sa bonté et sa félicité à se laisser fléchir, car il est, en effet, extraordinairement bon et miséricordieux, infiniment meilleur que nous ne sommes méchants, car la bonté lui est naturelle, et il n'y a que lui pour faire toujours grâce et pardonner. Il nous est donc fort avantageux que Dieu se fasse connaître à nous par dune telle expérience, et dans cet ordre, c'est-à-dire, après que l'homme a reconnu sa misère, et crié vers lui; car alors il l'exaucera, et lui dira: «Je vous délivrerai, et vous m'honorerez (Ps 50,15).» Et ainsi la connaissance de vous-même sera comme un pas vers celle de Dieu, et vous le verrez dans son image qui est renouvelée en vous, en attendant que vous contempliez avec confiance la grâce du Seigneur qui se présentera à vous sans aucun voile, et que vous soyez transformé en son image, et passiez de clartés en clartés sous la conduite de son Saint-Esprit.

7. Mais voyez comme ces deux connaissances nous sont nécessaires pour le salut. Vous ne pouvez être sauvé si l'une où l'autre vous manquait. En effet, si vous ne vous connaissez vous-mêmes, vous n'aurez point la crainte de Dieu en vous, vous n'aurez point non plus l'humilité. Or, voyez si vous pouvez espérer quelque chose de votre salut sans la crainte de Dieu, et sans l'humilité. Vous faites bien de me témoigner par ce petit murmure, que vous n'êtes pas dans cette pensée, ou plutôt que vous êtes bien éloignés de cette erreur, cela me dispense de m'arrêter sur un point qui est clair de soi. Mais écoutez le reste. Ou plutôt ne faudrait-il point en demeurer là, à cause de ceux que le sommeil tourmente. Je pensais achever en un seul discours ce que je vous avais promis sur le sujet de la double ignorance, et je l'aurais fait, s'il ne me semblait que j'ai été déjà trop long pour ceux que ce discours fatigue. Car j'en vois qui bâillent, et d'autres qui donnent. Il ne faut pas s'en étonner, les veilles (a) de la nuit précédente qui ont été très-longues leur servent d'excuse. Mais que dirai-je de ceux qui ont dormi alors, et qui ne laissent pas de dormir maintenant? Je ne veux pas leur en faire honte davantage, il suffit de les en avoir avertis en passant, je crois qu'à l'avenir ils écouteront mieux, et craindront d'être encore remarqués. C'est dans cette espérance que nous leur pardonnons pour cette fois, et que, en leur considération, nous divisons ce qu'il serait à propos d'expliquer tout d'une suite, et finissons avant d'être à la fin. Que cette indulgence-là les porte à rendre gloire avec nous à l'Époux de l'Église, Jésus-Christ notre Seigneur, qui est Dieu, et au dessus de toutes choses, et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

a Saint Bernard veut parler des Matines, qu'il désigne sous le nom de Veilles, pour se conformer à la pensée de saint Benoit.
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Bernard sur Cant. 34