Bernard, Lettres 99

LETTRE XCIX. A UN RELIGIEUX (a).


a Dans plusieurs manuscrits, les quatre lettres qui suivent n'ont pas d'antre suscription que celle-ci: «Sur le même sujet;» c'est-a-dire sur les Machabées, ce qui est inexact. Le Guillaume dont il est parlé au commencement de cette lettre est le même religieux que celui dont il est question un peu plus loin, dans la cent troisième.

Saint Bernard craignait qu'il n'eût quitté son couvent, il lui dit de quel poids sa lettre l'a soulagé.

C'est dans votre intérêt et non dans le sien que le frère Guillaume vous a envoyé la personne dont la vue vous a troublé, car c'est une âme forte et qui, grâce à Dieu, ne mérite pas qu'on lui applique ces paroles de l'Apôtre: «L'homme qui a l'esprit partagé est inconstant dans ses voies (Jc 1,8);» il marche droit et ferme dans les sentiers du Seigneur, et ce n'est pas lui que regarde cet anathème: «Malheur aux gens dont la conduite est double (Si 2,14)!» Nous avions entendu dire que, par suite d'un désaccord survenu entre vous, vous aviez pris, au grand scandale de votre abbé et de vos frères, le parti de quitter votre couvent pour vous retirer je ne sais dans quel endroit peu convenable. A cette nouvelle, nous nous sommes demandé avec anxiété de quelle manière nous pourrions vous être de quelque utilité, et nous n'avons trouvé rien de mieux à faire que de vous prier de venir nous voir, afin de nous instruire vous-même de la manière dont les choses se sont passées: j'espérais ainsi pouvoir vous donner de vive voix un conseil plus en rapport avec votre position. Mais, puisque ma lettre et votre. réponse ont dissipé les craintes et les soupçons qui nous agitaient l'un et l'autre, ne parlons plus de cela. Tous ces faux bruits auront eu du moins un avantage, celui de mettre hors de doute l'affection qui nous lie, et que nos mutuels préoccupations n'ont servi qu'à rendre plus forte encore; j'en goûterais pleinement le charme et la douceur si je pouvais concevoir l'espérance de vous recevoir ici un jour; mais, plutôt que d'acheter ce bonheur au prix de votre repos, je préfère renoncer à votre visite et vivre moins heureux.



LETTRE C. A UN ÉVÊQUE.



Saint Bernard loue sa libéralité et sa bienveillance envers les religieux.

Si je connaissais moins votre zèle pour une oeuvre de cette importance, je le stimulerais par mes prières et par mes exhortations. Mais, puisque votre piété a prévenu mes intentions, il ne me reste plus qu'à rendre grâce à Celui de qui tout bien procède, pour vous avoir inspiré la pensée du bien, et à le prier de vous donner les moyens de le faire. Mais en attendant, je ne puis vous cacher ma joie, ni vous dissimuler le bonheur que vos dispositions me font ressentir: rien ne saurait égaler l'allégresse oit je suis quand je vois votre ardeur et votre zèle pour le bien; mais si je suis si heureux, c'est moins de vos largesses que de l'avantage que vous en tirez, elles ne me sont agréables qu'à cause de vous; s'il en était autrement, je ne ressentirais pas pour vous cette charité qui ne compte pour rien ses propres intérêts. Certainement vos bienfaits nous profitent extrêmement, mais ils vous sont encore plus utiles qu'à nous, s'il faut en croire celui qui a dit, comme vous le savez: «Il vaut mieux donner que recevoir (Ac 20,35).» Vos largesses conviennent à un évêque, elles font la gloire de votre sacerdoce, ajoutent à l'éclat de votre couronne et rehaussent celui de votre dignité. Si votre charge ne vous permet pas d'être pauvre, du moins votre conduite montre que vous aimez les pauvres; or ce n'est pas la pauvreté, mais l'amour de la pauvreté qui est une vertu, car il est dit: «Heureux ceux qui sont pauvres, non pas en effet, mais en esprit (Mt 5,3).»




LETTRE CI. A DES RELIGIEUX.

Saint Bernard les engage à recevoir avec bonté un de leurs frères qui les avait quittés sans autorisation.

Je vous renvoie le frère Lambert qui nous est arrivé avec l'esprit peut-être un peu flottant, et incertain, mais à qui vos bonnes prières ont rendu le calme, et j'espère qu'il ne retombera plus désormais dans tous ses scrupules. Je l'ai questionné sur l'intention qui l'amenait chez nous, de même que sur le motif qui l'avait poussé à vous quitter et sur la manière dont il s'était éloigné de vous; il ne me semble pas qu'il ait eu une mauvaise intention en agissant comme il l'a fait, mais il n'avait pas de raison suffisante pour quitter sa communauté sans permission. Aussi n'ai-je pas manqué de le blâmer vertement de sa conduite, tout en détruisant comme je le devais ses hésitations et ses doutes et en l'engageant à retourner auprès de vous. Je vous prie donc, mes frères bien-aimés, de l'accueillir à son retour avec indulgence et de lui pardonner une présomption où il y a plus de simplicité que de malice; ce qui le prouve, c'est que, sans prendre ni à gauche ni à droite, il est venu droit à moi qu'il sait être le serviteur dévoué de Vos Saintetés, un admirateur sincère et un ardent imitateur de votre piété. Recevez-le donc en esprit de douceur, vous qui êtes spirituels, soyez charitables envers lui, et voyez dans l'intention qui l'a fait agir un motif de vous montrer indulgents à son égard. Je vais plus loin: son départ vous avait affligés, montrez de la joie à son retour, et que la satisfaction de le voir sitôt revenir parmi vous dissipe la tristesse dont la perte d'un frère vous avait navré l'âme. J'espère qu'avec la grâce de Dieu toute la peine que vous avez ressentie de l'irrégularité de sa sortie s'adoucira bientôt à la vue de la sincérité de son retour.


LETTRE CII. A UN ABBÉ.

Il faut, lui dit saint Bernard, essayer de tous les moyens possibles pour corriger un religieux déréglé; mais si déjà on l'a tenté sans succès on doit l'expulser, de peur qu'il ne nuise aux autres.



1. Voici le conseil que j'ai à vous donner au sujet du religieux déréglé qui jette, par sa conduite, le désordre parmi les autres et qui ne tient aucun compte de l'autorité de son supérieur: il est court, mais bon. Le démon n'est occupé qu'à rôder dans la maison de Dieu, cherchant quelque âme à dévorer; vous, de votre côté, vous ne devez avoir d'autre préoccupation que d'ôter à l'ennemi du salut toute occasion de nuire. En conséquence, plus le démon fait d'efforts pour détourner du troupeau une pauvre petite brebis malade afin de l'entraîner ensuite d'autant mieux qu'il n'y aura plus personne pour l'arracher de sa gueule, plus, de votre côté, vous devez opposer de résistance et la retenir dans vos bras, de peur qu'il ne triomphe et ne s'écrie en parlant de vous: J'ai été plus fort que lui. Recourez donc pour sauver ce religieux à toutes les ressources de la charité; n'épargnez ni les bons procédés et les avis charitables, ni les réprimandes secrètes et les remontrances publiques; appelez à votre secours les paroles menaçantes et même l'emploi, s'il le faut, des peines corporelles; mais avant tout recourez au moyen le plus sûr, priez, et que vos religieux prient avec vous pour lui.

2. Si déjà vous avez fait tout cela sans succès, il ne vous resté plus qu'à suivre le conseil de l'Apôtre et «d'éloigner le mal du milieu de vous (1Co 5,13)» si vous ne voulez qu'il fasse des progrès et infeste les autres. Vous savez bien qu'un mauvais arbre ne peut porter de bons fruits; retranchez donc ce mauvais religieux, mais non point de la manière qu'il désire, car il ne faut pas qu'il puisse croire que vous lui permettez de se retirer et de vivre à sa guise, en sûreté de conscience, loin de sa communauté (a), dégagé des obligations de son état et des liens de l'obéissance, comme s'il était rentré en possession de sa liberté; séparez-le des autres comme une brebis malade qu'on éloigne du troupeau, ou comme un membre gangréné qu'on ampute afin de sauver le reste du corps; qu'il voie bien que désormais, à vos yeux, il n'est plus qu'un païen et un publicain. Ne craignez pas d'aller contre la charité si vous sacrifiez une brebis au salut du troupeau, un religieux dont la malice peut aisément troubler la paix de toute une communauté. Ce mot de Salomon: «Personne ne peut sauver celui que Dieu abandonne (Qo 7,14),» ainsi que cette parole du Sauveur: «Tout arbre que mon Père n'a pas planté sera arraché (Mt 15,13),» doivent vous rassurer. Vous connaissez aussi ce mot de saint Jean au sujet des schismatiques: «Ils sont sortis de chez nous, mais ils n'étaient pas des nôtres (1Jn 2,19);» et cette décision de l'apôtre saint Paul: «Si l'infidèle veut se retirer, qu'il se retire (1Co 7,15).» Vous ne devez donc pas livrer les justes à la séduction des méchants, de peur qu'a leur contact ils tic deviennent méchants eux-mêmes; mieux vaut sacrifier un membre que de perdre le corps tout entier.

a La discipline varia suivant les temps et les lieux, en ce qui concerne les religieux incorrigibles. La Règle de Saint-Benoit, chap. 28 et 29, prescrit de les renvoyer. Le concile de Cliffe, en 747, décide dans son vingt-quatrième canon qu'on ne les renverra qu'après un décret conforme du syndic. On tint une autre conduite envers les religieuses; on en avait expulsé une de l'abbaye de Saint-Pierre de Metz, après lui avoir ôté son voile; le concile tenu en cette ville en 888 la fit rentrer dans son couvent, par son neuvième canon, et «enfermer dans la prison du monastère.» Au douzième siècle, les chanoines réguliers étaient expulsés de leur monastère, comme on le voit par la trente-huitième lettre d'Etienne de Tournay. Voir la note de Horstius.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE CII.

80. Ne craignez pas d'aller contre la charité si vous sacrifiez une brebis au salut du troupeau, etc. Saint Bernard s'en tient à la règle de Saint-Benoît, qui veut qu'on essaie de tous les moyens pour corriger les religieux prévaricateurs, et qu'on n'épargne d'abord ni les admonitions, ni le fouet, ni la prière de tous les autres religieux, après quoi, «si on n'a pu, par aucun de ces moyens, opérer la guérison du malade, l'abbé devra recourir au tranchant du fer, selon le conseil de l'Apôtre, qui nous dit: Retranchez le mal du milieu de vous, etc.» (Règle, chap. XXVIII.) Le poète avait dit auparavant: «Essayez d'abord de tous les moyens pour guérir le mal, mais si la plaie est incurable, armez-vous du fer, amputez la partie malade de peur qu'elle ne nuise au reste du corps qui est demeuré sain.» (Ovid., I, Metam.)

Mais on pourrait, sur la règle de Saint-Benoît, comme sur les paroles de saint Bernard, proposer un doute et demander si les monastères ont le droit d'expulser un religieux incorrigible. Le cardinal n'est pas de cet avis dans la Clémentine, Ne in agro. §. Quia vero, sur l'état monastique, et s'appuie sur le canon Impudicas, xxiv, question I, où il est dit, d'après le concile de Tribur, que les religieuses impudiques seront enfermées dans la prison du monastère; et sur le canon Nec religiosi, sur les réguliers, où il est prescrit de recevoir les religieux fugitifs ou qui ont été expulsés à cause de leur insubordination, soit dans leur premier couvent, soit dans tout autre maison de leur ordre, pour y faire pénitence. Bien plus les abbés et les prieurs de ces maisons peuvent même au besoin être. contraints à les recevoir, par des censures ecclésiastiques. Les autres religieux sont d'ailleurs suf1isâ th ment protégés contre le danger que prévoit la règle, d'être corrompus eux-mêmes, puisque les coupables doivent être retenus dans une prison perpétuelle. D'un autre côté, si dans les quatre murs même d'un couvent ces religieux sont de moeurs si dépravées et si scandaleuses que serait-ce d'eux si on leur permettait de sortir ou si on les expulsait de leurs monastères? Exempts de toute contrainte et abandonnés à leurs sens pervers, ne les verrait-on pas lâcher la bride à leurs passions et tomber dans tous les excès? Il semble donc préférable de couper court à une telle licence par la prison et les fers.

Néanmoins je sais que l'opinion opposée ne manque pas de partisans parmi les canonistes et les théologiens. Voyez saint Thomas, Quod l. 42, dernière question du Commentaire de la règle de saint Augustin, Férésius. Caramuel, etc., dans le Commentaire de la règle de saint François, et particulièrement de celle de saint Benoît.

A la décision du concile de Tribur, ils répondent qu'on ne peut faire valoir les mêmes raisons pour les religieux que pour les religieuses; et quant à la prison, ils disent qu'elle deviendrait une peine et une charge très-lourde pour les couvents bien plutôt que pour les mauvais religieux. Nous laissons au lecteur le soin de juger de la valeur de ces raisons et de consulter les commentateurs de la règle, car nous ne saurions nous arrêter davantage sur ce point (Note de Horstius).

Nous venons d'entendre sur cette question l'opinion de Horstius, on peut encore consulter sur le même sujet Haëstenus dans ses dissertations monastiques, et nos auteurs Menard et Edmond Martène dans leurs Commentaires sur la règle de saint Benoît (Note de Mabillon).




LETTRE CIII. AU FRÈRE (a) DE GUILLAUME, ABBÉ DE CLAIRVAUX.

a Tel est le titre de cette lettre dans deux manuscrits du Vatican et dans plusieurs des nôtres. Ceux de Citeaux portent: Lettre d'exhortations à un ami. La fin de la cent sixième lettre nous porte à croire qu'il s'agit ici d'Yves, qui signe avec Guillaume.


Après lui avoir fait un pompeux éloge de la pauvreté, Bernard lui reproche d'aimer les biens de la terre avec excès, au détriment des pauvres et au péril de son âme, et d'aimer mieux les céder à la mort qu'à l'amour de Jésus-Christ.



1 . Quoique votre personne ne me soit pas connue et que vous habitiez loin de moi, vous ne m'en êtes pas moins cher, je dirai plus, vous n'en êtes ni moins connu de mon coeur ni moins présent à mon amitié. Ce n'est ni la chair ni le sang qui m'ont inspiré l'affection que je ressens pour vous, elle est née dans mon âme à cotre insu, au souffle de l'esprit de Dieu qui a incliné mon coeur vers celui de votre frère Guillaume, car c'est Dieu qui nous a unis tous les deux par les liens indissolubles d'une amitié toute spirituelle et qui veut que, par suite, je le sois avec vous si cous y consentez. Soyez sage, croyez-moi, ne repoussez pas l'amitié de ceux que l'éternelle Vérité proclame bienheureux et appelle les rois du ciel. Bien loin d'être jaloux de notre bonheur, nous le trouvons moindre si nous ne le partageons avec vous, et il nous semble que notre royaume s'agrandit si cous entrez en partage de notre royauté. Pourquoi tiendrions-nous à être heureux sans cous, puisque le nombre de ceux qui boivent avec nous à la coupe du bonheur ne nous en retire point une goutte? Soyez donc, je vous y engage, soyez l'ami des pauvres, mais soyez-le surtout de la pauvreté; celui qui aime les pauvres est à l'entrée de la carrière, et celui qui aime la pauvreté est arrivé au terme; être ami des pauvres, c'est être ami de rois,,mais c'est être roi soi-même Les pauvres que. d'aimer la pauvreté. Enfin le royaume des cieux appartient aux pauvres, et l'une des prérogatives de la royauté, est de faire, quanti il lui plaît, du bien à ses amis, selon ces paroles du Seigneur: «Faites-vous des amis avec les richesses temporelles qui sont une source d'iniquité, afin que, lorsque cous viendrez à manquer, ils vous reçoivent dans les demeures éternelles (Lc 16,9).» Vous voyez quelle est l'excellence de la pauvreté puisque, bien loin de mendier pour elle-même un appui, elle en offre un à ceux qui en ont besoin. Quelle prérogative de se présenter soi-même à Dieu, sans le secours d'aucun ange ni d'aucun homme, à la faveur de cette divine pauvreté, et, par elle, de s'élever et d'atteindre au comble même de la gloire des cieux!

2. A quoi tient-il que vous jouissiez de tous ces avantages? Plût à Dieu que vous y fissiez une sérieuse attention! Quel malheur, hélas! une vapeur qui ne dure qu'un moment dérobe à vos yeux la vue d'un bonheur sans fin, vous cache l'état et la splendeur de la lumière infinie, vous empêche de reconnaître la vraie nature des choses et vous prive d'une gloire suprême! Jusqu'à quand préférerez-vous donc l'herbe des champs qui pousse aujourd'hui et qui demain sera coupée et jetée au feu, je veux dire le monde et son vain éclat? «Vous le savez, l'homme est semblable à l'herbe des champs, et sa gloire est pareille à la fleur de cette herbe (Is 40,6).» Si vous n'avez pas tout à fait perdu la raison, si vous avez encore un mur pour sentir et des yeux pour voir, cessez de poursuivre des biens auxquels c'est un malheur de parvenir. Heureux mille fois ceux qui ne courent point après toutes ces choses dont la possession est une fatigue, l'amour un mal et la perte une douleur Ne vaut-il pas mieux avoir l'honneur d'y renoncer que le chagrin de les perdre, et n'est-il pas bien préférable de les sacrifier à Jésus-Christ, au lieu d'attendre que la mort nous les enlève, la mort, dis-je, qui se tient déjà en embuscade, comme un voleur, et dans les mains de laquelle vous ne pouvez faire autrement que de tomber avec tout ce qui vous appartient? Vous savez bien qu'on ne saurait prévoir le moment de son arrivée et qu'il est écrit qu'elle fond sur nous comme un voleur de nuit. Vous n'avez rien apporté en venant en ce monde, soyez sûr que vous n'en pourrez rien emporter en le quittant. Et lorsque vous vous réveillerez après le sommeil de la vie, vous ne trouverez plus rien dans vos mains. Vous n'ignorez pas tout cela, je ne vous en entretiendrai donc pas plus longtemps, il vaut mieux que je demande à Dieu, dans mes prières, de vous faire la grâce de pratiquer et de suivre ce qu'il vous a fait connaître.




LETTRE CIV. A MAITRE (a) GAUTIER DE CHAUMONT.

a Saint Bernard désigne ordinairement ainsi les docteurs et les professeurs ès lettres, comme on le voit dans les soixante-dix-septième, cent sixième et autres lettres. C'est ainsi que dans le Spicilége, tome 3, pages 137 et 140, Thomas d'Etampes l'appelle tantôt maître tantôt docteur: Dans un manuscrit du Vatican il y a: «A maître Gaucher.»


Bernard l'engage à fuir le siècle et à préférer son salut à ses parents.

1. Je vous plains, mon cher ami, toutes les fois que je pense à vous, en voyant que vous consumez dans de vaines occupations cette fleur de jeunesse, cet esprit pénétrant et cultivé; cette,âme érudite et, ce qui vaut mieux encore pour un chrétien, ces moeurs pures et innocentes qui vous distinguent; car vous faites servir tous ces dons de la grâce à des choses qui passent au lieu de les employer pour Jésus-Christ, de qui vous les tenez. Oh! s'il fallait, (mais que Dieu éloigne de vous un pareil malheur! ) s'il fallait, dis-je, que la mort vînt tout à coup heurter toutes ces choses de son pied destructeur, quelle ruine soudaine, hélas! Tous ces avantages se flétriraient à l'instant même, comme tut voit, au souffle d'un vent brillant et rapide, l'herbe des champs se flétrir et perdre toute beauté. Que vous semblera-t-il alors de tout le mal que vous vous serez donné? Que serez-vous en état de rendre à Dieu pour tout ce qu'il vous a prêté, et quels intérêts pourrez-vous servir à ce divin créancier jour les talents qu'il a places chez vous? Quel malheur s'il allait vous trouver les mains vides! Vous savez qu'il n'est pas moins rigoureux à se. faire rendre compte de ses biens, que libéral à les répandre. Or il ne peut tarder à vous réclamer avec usure, tout ce que vous tenez de lui; eh bien, je vous le demande, qu'y a-t-il qui ne vienne pas de lui parmi toutes les choses honorables et flatteuses qui vous signalent à l'attention de vos compatriotes? Naissance illustre, belle constitution, élégance de formes et de manières, pénétration d'esprit, enfin savoir et probité, que d'avantages réunis! Mais la gloire en revient de droit à celui de qui vous les tenez; si vous la revendiquez pour vous, vous usurpez son bien, il vous traitera en conséquence.

2. Mais je veux que vous puissiez vous attribuer tout cela, et en tirer vanité comme si c'était à vous, je vous permets de vous faire appeler Maître par vos semblables, et de rendre votre nom fameux dans le monde, qu'en restera-t--il après la mort? à peine un souvenir, rien de plus sur la terre, car il est écrit: «Ils se sont endormis du sommeil éternel, et tous ces hommes superbes qui se glorifiaient de leurs richesses, n'ont plus rien trouvé dans leurs mains (Ps 75,5).» Mais si tel doit être le but de vos travaux, laissez-moi vous demander quelle chose vous avez que votre cheval de partage point avec vous. Ne dira-t-on pas aussi de lui quand il sera mort que c'était un bel et bon dextrier (a)? Mais vous, songea donc au terrible jugement qu'il vous faudra subir au tribunal de Dieu, pour ne vous être point occupé du salut de votre âme, et de quelle âme encore! ainsi que pour n'en avoir point fait un autre usage, tout immortelle et raisonnable qu'elle soit, que les bêtes de la leur. Or l'âme d'une bête ne subsiste qu'autant de temps que le corps qu'elle anime, elle cesse d'agir et de vivre avec lui. Eh quoi! vous convient-il de soutenir si mal la glorieuse ressemblance que vous avez avec votre créateur, d'oublier que vous êtes homme (b), au point de vous mettre sur le même rang que la bête? Ne ferez-vous rien pour votre âme, rien pour l'éternité? vous contenterez-vous, comme les animaux qui naissent et meurent tout entiers en même temps; de ne songer qu'aux biens matériels et périssables, et fermerez-vous les oreilles à ces paroles évangéliques: «Travaillez pour avoir non la nourriture qui périt, mais celle qui demeure pour la vie éternelle (Jn 6,27)?» Mais vous savez bien qu'il est écrit que pour monter sur la montagne du Seigneur il faut non-seulement s'être occupé de son âme «et ne l'avoir pas reçue en vain (Ps 23,4),» mais de plus s'être conservé le coeur pur et les mains innocentes. Je vous laisse à décider si vous pouvez faire quelque fond sur les oeuvres de vos mains et sur les sentiments de votre âme; mais si vous ne le pouvez pas, jugez quel sort attend vos péchés, quand la damnation est le partage de ceux qui n'ont pas fait le bien! Au fait, les chardons et les ronces pourraient-ils être tranquilles sur le sort qui les attend, quand la cognée est déjà à la racine de l'arbre simplement inutile, et les épines qui déchirent seront-elles mieux traitées que la plante stérile? Malheur donc, oh! oui, bien des fois malheur à la vigne dont il est dit: «J'ai attendu qu'elle portât de bons raisins, et elle ne m'en a donné que de sauvages (Is 5,4)!»

a C'est un cheval de prix et magnifique que l'on conduit en le tenant par la bride.b Certaines éditions ajoutent ces mots; eu honneur, pour compléter la citation du psaume XLVIII; mais ils font défaut dans les manuscrits, et d'ailleurs ce serait une sorte de battologie.


3. Je sais que vous êtes plein de ces pensées et qu'il n'est pas nécessaire que je vous les rappelle pour que votre esprit s'en nourrisse, mais l'amour filial vous tient enchaîné et vous empêche de laisser là toutes les choses que vous avez depuis longtemps appris à mépriser. Que vous dirai-je? De quitter votre mère? cela parait bien dur: de rester auprès d'elle? mais quel malheur pour elle d'être la cause de la perte de son fils! Vous dirai-je d'allier en même temps Dieu et le monde? on ne peut servir deux maîtres à la fois. Ce que votre mère désire étant contraire à votre salut, l'est également au sien. Choisissez entre ces deux alternatives, faire ce qui lui plait, ou vous sauver tous les deux. Mais si vous avez un grand amour pour elle, ayez le courage de la quitter pour ne pas la perdre, plutôt que de quitter le Christ pour demeurer auprès d'elle au risque de causer vous-même sa perte. Ce serait bien mal reconnaître le bienfait de la vie que vous avez reçue d'elle que de lui faire perdre la vie éternelle. Voilà pourtant ce qui ne peut manquer d'arriver si vous la mettez dans le cas de donner elle-même la mort spirituelle à celui à qui elle a donné la vie temporelle. Si je discute ainsi vos raisons, c'est pour condescendre aux sentiments de votre coeur, car la parole de Dieu est formelle et doit entraîner votre conviction: si on v. aux notes. ne peut, sans une sorte d'impiété, mépriser sa mère, n'en pas tenir compte pour Jésus-Christ, c'est le comble de la piété; car celui qui a dit: «Honorez votre père et votre mère (Mt 15,4),» a dit également: «Celui qui aime son père et sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi (Mt 10,37).»


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE CIV. A GAUTIER.

81. Si on ne peut sans une sorte d'impiété..., Une vieille édition porte en marge, à cet endroit, qu'on ne doit lire ce passage qu'avec précaution, vu que la pensée qui s'y trouve exprimée a besoin d'être entendue avec discernement. Mais saint Bernard n'en a pas eu d'autres que celle qu'avait Notre-Seigneur quand il dirait: «Si quelqu'un vient à moi et ne hait point son père et sa mère,... etc., il ne peut être mon disciple (Lc 14);» ou bien encore: «Celui qui aime son père et sa mère plus que moi n'est pas digne de moi (Mt 10).» Imbu de cette doctrine du Christ, saint Jérôme ne craint pas d'engager Héliodore à déraciner de son coeur un dernier reste d'amour pour ses parents, en lui disant: «Que faites-vous sous le toit paternel, soldat efféminé?» et quelques lignes plus loin: «Quand même votre petit neveu se suspendrait à votre cou, quand même, les cheveux et les vêtements en désordre, votre mère vous montrerait ce sein dont elle vous a allaité, quand bien même votre père se coucherait en travers de la porte, passez sur le corps de votre père, et, les yeux secs de larmes, volez vers la croix: il n'y a en pareille matière qu'une manière d'être pieux, c'est d'être sans pitié.» Ces derniers mots se rapportent admirablement bien aveu ceux de saint Bernard.

Mais dans ce sujet qui nous occupe on ne peut trouver un plus beau langage que celui que saint Augustin, ou saint Paulin, comme quelques-uns le pensent, a tenu à Laetus, jeune homme non moins distingué par sa naissance que par sa fortune. Il l'exhorte à ne pas se laisser détourner par l'amour et les gémissements de ses parents du projet qu'il avait formé de s'engager dans les voies de la perfection; à étouffer, au contraire, dans leur coeur aussi bien que dans le sien une affection répréhensible, et à préférer Jésus-Christ aux auteurs de ses jours. Nous allons le laisser parler lui-même: «Que nos parents, dit-il, ne s'offensent pas si le Seigneur nous ordonne de les haïr, puisqu'il nous assure que celui qui aime sa vie la perdra. S'il en est ainsi,à plus forte raison peut-il dire avec certitude que celui qui aime ses parents les perdra. Toutefois l'ordre de perdre notre âme ne signifie pas que nous devions nous détruire nous-mêmes, mais seulement que nous sommes obligés de faire mourir, en nous, cet amour charnel de la vie qui met obstacle à la vie future, par le charme qu'il nous fait trouver à la vie présente. Car c'est là le sens de ces mots, haïr sa vie pour la perdre, ce qui revient en effet à l'aimer, puisque dans le même endroit le Seigneur rappelle très-clairement que le résultat de la haine qu'il nous prescrit sera le salut même de notre âme, car il dit: Quiconque la perd en ce monde la retrouvera. dans l'autre. Il en est de même de nos parents; on peut également dire que celui qui les aime les perdra, non pas en les faisant mourir comme un parricide, mais en les frappant avec confiance, et en perçant du glaive spirituel de la parole de Dieu, dont la piété aura armé ses mains, cette affection toute charnelle qui porte les auteurs de nos jours à multiplier autour de nous, pour se perdre eux-mêmes et nous perdre avec eux, les vains attraits du monde.... Mais que dit votre mère, qu'allègue-telle? Peut-être fait-elle valoir les dix mois qu'elle vous a porté dans ses flancs, les douleurs qu'elle ressentit en vous mettant au jour et les fatigues que votre éducation lui a causées ensuite. C'est précisément là que vous devez frapper, perdez tout cela de votre mère, si vous voulez la retrouver dans l'éternité. Oui, haïssez tout cela en elle, si vous avez pour elle quelque amour, si vous êtes le disciple du Christ... Car c'est là un sentiment charnel qui sent encore le vieil homme, et nous ne sommes soldats du Christ que pour le détruire dans notre coeur et dans celui de nos parents. Pourtant il ne faut pas que nous soyons ingrats envers les auteurs de nos jours, ai que nous ne comptions pour rien le bienfait de la vie qu'ils nous ont donnée, les soins matériels et l'éducation que nous en avons reçus; nous devons au contraire en toute occasion conserver les sentiments de la piété filiale, et tenir compte de toutes ces choses quand il n'y en a pas de plus grandes qui réclament la préférence.» Tel est le langage de saint Augustin dans sa trente-huitième lettre: peut être avons-nous rapporté un peu trop longuement ses paroles, mais il était bien difficile de se borner en citant un aussi beau passage. C'est d'ailleurs en' vue d'être utile au lecteur que nous avons agi ainsi et que nous le ferons encore ailleurs, attendu que les couvres de saint Augustin sont trop considérables et trop rares pour se trouver à la disposition de tous. Qu'il nous suffise d'avoir une fois pour toutes placé ici cette remarque en forme d'avertissement. Voir les notes de la troisième lettre (Note de Mabillon.)




LETTRE CV. A ROMAIN, SOUS-DIACRE DE LA COUR DE ROME.

Saint Bernard le presse de se faire religieux en lui rappelant la pensée de la mort.

A son cher Romain, Bernard, abbé de Clairvaux, tout ce qu'on peut souhaiter à son meilleur ami.

Vous avez bien fait, mon cher ami, de m'écrire pour renouveler le doux souvenir de votre personne dans mon âme et pour me donner l'explication de vos malheureux délais. Je ne crains pas le moins du monde que le coeur de vos amis vous oublie, mais ne recevant pas de lettre de vous, jai cru un moment, je l'avoue, que vous vous oubliiez vous-même. Maintenant donc plus d'ajournement, exécutez vite le projet dont vous m'avez parlé, que les actes répondent aux paroles, si vous voulez que je croie que celles-ci étaient senties. Pourquoi tarderiez-vous plus longtemps à mettre au jour le fruit de salut que votre coeur a depuis longtemps conçu? Vous savez bien que la mort est aussi sûre que l'heure en est peu certaine, car elle fond sur nous comme un voleur pendant la nuit. Malheur alors aux âmes encore grosses de leurs bonnes intentions, elle les surprendra et fera périr dans leur sein le fruit qu'elles avaient conçu, elle détruira la demeure de leur corps et fera périr le germe du salut qu'elles portaient: «Car au moment même où elles diront: Nous sommes en paix et en pleine sécurité, elles seront surprises tout à coup par une ruine imprévue, comme une femme grosse par les douleurs de l'enfantement, sans qu'il leur reste aucun moyen de se sauver (1Th 5,3).» Puisque vous ne pouvez éviter la mort, je voudrais que du moins vous pussiez ne pas la redouter, à l'exemple du juste qui ne la craint pas, bien qu'il sache qu'elle est inévitable, ou plutôt, qui l'attend comme un repos, et la reçoit avec une sécurité parfaite, parce qu'elle lui ouvre l'entrée de l'autre monde, en même temps qu'elle lui ferme les portes de celui-ci. Mourir au péché pour vivre à la justice, voilà la vraie bonne mort, c'est par elle qu'on doit commencer; mais pour compter sur une telle mort, il vous faut, dans cette vie, tant qu'elle dure, vous en assurer une qui ne finira jamais. pour cela mourez dès maintenant au monde dans votre chair, et en la quittant, vous vivrez un jour en Dieu. Que vous importe de mourir, si le même coup qui frappe votre corps et le brise, vous plonge dans un océan de bonheur? Vous savez qu'on dit: «Heureux ceux qui meurent dans le Seigneur (Ap 14,13)!» L'esprit de Dieu jour annonce «qu'ils n'ont plus désormais qu'à se reposer de leurs fatigues (Ap 14,13).» Non seulement cela, mais ils goûtent le bonheur d'une vie nouvelle et sont assurés d'en jouir toute une éternité. Heureuse donc la mort du juste à cause du repos qui la suit, plus heureuse encore parce qu'elle commence une vie nouvelle pour l'âme, extrêmement heureuse enfin parce qu'elle donne une éternelle sécurité. Au contraire, «la mort du pécheur est affreuse (Ps 33,22),» affreuse parce qu'elle lui enlève ses biens, plus affreuse encore parce qu'elle le sépare de son corps, extrêmement affreuse enfin parce qu'elle le jette en pâture à la dent d'un ver rongeur et aux flammes d'un feu éternel. Ainsi donc, mon cher ami, du courage, hâtez-vous de quitter le monde et de renoncer à tout, disposez-vous à mourir de la mort des justes pour partager un jour leur félicité. Si vous saviez combien la mort des saints est précieuse devant Dieu! Fuyez donc, je vous en conjure, ne demeurez pas plus longtemps dans les voies des pécheurs. Pouvez-vous vivre un seul instant là où vous ne voudriez pas mourir? Comptez sur moi pour favoriser votre fuite, en vous offrant le pain de l'hospitalité (a).

a Expression familière à saint Bernard, comme on peut le voir encore par la lettre cent septième, n. 3, cent vingt-quatrième, n. 2, etc.



Bernard, Lettres 99