Bernard sur Cant. 69

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SERMON LXIX.

Tout ce qui s'élève contre le service de Dieu est abaissé. Venue et demeure du Père et du Verbe dans l'âme diligente, d'où découle une certaine familiarité entre l'âme et Dieu.

1. «Mon bien-aimé s'applique à moi et moi à lui, (Ct 2,16).» Dans le discours précédent, nous avons attribué ces paroles à l'Église universelle, à cause des promesses que Dieu lui a faites pour cette vie et pour l'autre. Nous avions demandé si une âme peut s'approprier d'une certaine manière ce que toutes ensemble osent s'attribuer. Si on dit que non, il faut donc que nous rapportions ces paroles à l'Église, de telle sorte que nous ne les donnions qu'à elle, et non-seulement ces paroles, mais aussi toutes les autres semblables à celles-là qui expriment de grandes choses, comme: «J'ai attendu le Seigneur avec impatience, et il s'est appliqué à moi (Ps 39,1).» Si on dit au contraire qu'elle le peut, je ne m'y opposerai pas. Mais il faut savoir à qui cela est permis, car ce ne peut l'être à toute sorte de personnes. L'Église sans doute a aussi des spirituels qui servent Dieu non-seulement avec fidélité, mais encore avec confiance, et lui parlent comme ils feraient à un ami; leur conscience leur rendant témoignage qu'il veut bien qu'ils en usent ainsi. Mais qui sont-ils? Il n'y a que Dieu qui le sache. Ecoutez seulement ce que vous devez faire si vous voulez être de ce nombre. Toutefois, je ne saurais en parler comme l'ayant éprouvé, mais comme désirant de l'éprouver. Donnez-moi une âme qui n'aime que Dieu et ce que l'on doit aimer pour Dieu, qui ne vive pas seulement en Jésus-Christ, mais qui depuis longtemps n'ait vécu qu'en lui, qui n'ait d'autre étude et d'autre plaisir que d'avoir toujours Dieu présent devant les yeux, qui ne veuille et ne puisse s'entretenir qu'avec le Seigneur son Dieu; donnez-moi, dis-je, une telle âme, et je ne nierai pas qu'elle soit digne des soins de l'Époux, des regards de sa Majesté, de la faveur de ce souverain, de l'attention de ce Maître de toute la terre; et si elle veut se glorifier, elle pourra le faire sans folie, pourvu qu'elle se souvienne de ne se glorifier que dans le Seigneur. Voilà comment une seule personne ose entreprendre ce qui n'appartient qu'à plusieurs, mais elle s'appuie sur une autre raison.

2. Car les causes que nous avons rapportées plus haut donnent cette confiance à cette sainte multitude, mais il y en a deux principales qui la donnent à cette âme. D'abord l'Époux étant d'une nature très-simple, peut regarder plusieurs personnes comme une seule, et une seule comme plusieurs, sans qu'il soit multiplié par la multitude, ni diminué par le petit nombre, ni divisé par la diversité des objets, ni resserré par leur unité, ni agité de soins, ni troublé d'inquiétudes; en sorte que s'il est tout entier à un seul, cela ne l'absorbe point et ne l'empêche pas d'être à plusieurs; mais il est de telle sorte qu'il n'en est pas moins attaché à un seul. D'ailleurs ce qui est aussi doux que bon à éprouver, la bonté du Verbe et la bienveillance du Père du Verbe sont si grandes envers une âme bien réglée et bien composée, que celle qu'ils ont ainsi prévenue et préparée (ce qui est un don du Père et l'oeuvre du Fils), ils daignent aussi l'honorer de leur présence, si bien qu'ils ne viennent pas seulement dans elle, mais y établissent encore leur demeure (Jn 14,23). Car il ne suffit pas qu'ils se montrent, il fait qu'ils se donnent à elle. Qu'est-ce pour le Verbe de venir dans une âme? C'est l'instruire de la sagesse. Qu'est-ce pour le Père? C'est la toucher de l'amour de la sagesse, en sorte qu'elle puisse dire: «Je suis devenue amoureuse de sa beauté (Sg 8,2).» L'amour. appartient au Père, c'est pourquoi on reconnaît la venue du Père par l'infusion de (amour? A quoi servirait la science sans l'amour? Elle enflerait. Que servirait l'amour sans la science? Il s'égarerait. En effet, ceux dont saint Paul disait: «Je puis rendre témoignage qu'ils sont animés du zèle de Dieu, mais ce zèle n'était pas réglé par la science, s'égaraient (Rm 10,2)». Il ne faut pas que l'Épouse du Verbe soit ignorante, et le Père, d'autre part, ne saurait souffrir qu'elle fût une orgueilleuse. Car le Père aime son fils, aussi abat-il détruit-il tout ce qui s'élève contre la science du Verbe, soit en envoyant un bon zèle dans l'âme, ou en s'animant lui-même de zèle; l'un est un effet de la miséricorde, et l'autre de la justice. Dieu veuille qu'il abaisse ou plutôt qu'il détruise toute élévation en moi, et qu'il l'anéantisse non par le feu de la fureur, mais par l'infusion de son amour. Dieu veuille que j'apprenne à. lie point m'enfler d'orgueil, mais que je l'apprenne par l'onction de la grâce, non par les leçons de la vengeance. Seigneur, ne me reprenez point dans votre fureur, comme l'ange qui s'enorgueillit dans le ciel; et ne me reprenez point dans votre colère, comme l'homme qui s'élève dans le paradis. Tous deux ont médité l'iniquité en voulant s'élever, celui-là par la puissance, celui-ci parla science. Car la femme insensée ajouta foi à la promesse du serpent qui la séduisait en lui disant: «Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal (Gn 3,5).» Et l'ange s'était auparavant séduit lui-même, en se persuadant qu'il serait semblable au Très-Haut. Car celui qui, n'étant rien, s'imagine être quelque chose, se séduit lui-même (Ga 6,3).

3. L'une et l'autre élévation ont été abattues, mais plus doucement dans l'homme; celui qui a fait toutes ces choses, avec poids et mesure, jugeant qu'il était à propos d'en agir ainsi. Car c'est dans sa fureur qui il a puni ou plutôt condamné les anges, au lieu que l'homme n'a ressenti que sa colère, non point sa fureur, parce que lorsqu'il s'est mis en colère contre lui, il s'est souvenu de sa miséricorde. Aussi ses enfants sont-ils encore appelés aujourd'hui enfants de colère, non point enfants de fureur. Si je ne naissais point enfant de colère, je n'aurais pas besoin de renaître par le baptême; et si je naissais enfant de fureur, ou je ne renaîtrais point, ou il ne me servirait de rien de renaître. Voulez-vous voir un enfant de fureur? Regardez Satan tomber du ciel comme un éclair, c'est-à-dire précipité par ]'impétuosité de la fureur de Dieu, et vous connaîtrez ce que c'est que la fureur. De plus, il ne s'est pas souvenu de sa miséricorde, car il ne s'en souvient que lorsqu'il n'est qu'en colère, non pas quand il va jusqu'à la fureur. Malheur aux enfants d'infidélité; je le dis aussi pour ceux qui viennent d'Adam, qui étant nés enfants de colère ont changé pour eux par une obstination diabolique, la colère en fureur, la verge en bâton, ou plutôt en marteau. «Car ils s'amassent un trésor de colère pour le jour de la colère (Rm 2,5).» Or la colère accumulée, qu'est-ce autre chose que la fureur? Ils ont commis le péché du diable, c'est pourquoi ils sont frappés de l'anathème du diable. Malheur aussi, quoique d'une façon moins terrible, à quelques enfants de colère, qui étant nés dans la colère n'ont pas été régénérés dans la grâce. Car étant morts en même temps qu'ils sont nés, ils demeureront enfants de colère. Je dis de Colère, non point de fureur, parce que, selon que la piété et l'humanité nous portent à le croire, leurs peines seront plus douces (a), parce qu'ils tirent d'ailleurs tonte la corruption qui est en eux.

4. Le diable a donc été jugé dans la fureur de Dieu, parce que le Seigneur a eu son iniquité en horreur, et il a jugé l'homme dans sa colère, c'est pourquoi il l'a repris en colère. C'est ainsi que toute élévation a été brisée, tant celle qui enfle que celle qui précipite, parce que le père a été animé de zèle pour le fils. Car dans l'un et l'autre cas l'élévation

a C'est aussi l'opinion de saint Augustin, dans son livre des Mérites des pécheurs, n. 16. où il dit expressément que «les enfants morts sans baptême subiront une condamnation plus douce.» Il exprime le même sentiment dans son livre V contre Julien, chapitre XIV. Fulgence suit la même opinion dans son livre I de la Vérité de la prédestination chapitre XII, et dans mon traité de l'Incarnation, chapitre XXI. On peut encore sur ce point, lire la lettre de Faricius, abbé de Havedon, tome III du Spicilège, page 137.

fait injure au fils, ou bien c'est l'usurpation de la puissance contre la force de Dieu, qui n'est autre que Dieu lui-même, ou c'est la présomption de la science d'ailleurs que de la sagesse de Dieu, qui, elle aussi, n'est autre que Dieu. Seigneur, qui est semblable à vous, sinon la splendeur et la figure de votre substance, sinon votre image? Lui seul possède votre essence, seul fils du Très-Haut, et Très-Haut lui-même, il n'a pas cru faire un larcin en se rendant égal à vous (Ph 2,6). Et comment ne vous serait-il pas égal, puisque vous et lui n'êtes qu'une même chose? Il est assis à votre droite, et non sous vos pieds. Comment se trouve-t-il quelqu'un assez hardi pour vouloir s'emparer de la place de votre fils unique? Qu'il soit précipité. Il a mis son siège en haut: que cette chaire de pestilence soit renversée. De même qui est-ce qui apprend la science à l'homme? n'est-ce pas vous, ô clef de David, vous qui ouvrez et fermez à qui il vous plaît? Comment donc tenterait-on sans clef d'entrer, ou plutôt de faire irruption dans les trésors de la science? Celui qui n'entre point par la porte est un voleur et un larron. Pierre entrera donc puisqu'il a reçu les clefs. Néanmoins, il n'entrera pas seul, car, s'il veut, il me fera entrer, et en exclura peut-être un autre, selon la science et la puissance qui lui ont été données d'en haut.

5. Mais quelles sont ces clefs? C'est la puissance d'ouvrir et de fermer, et le discernement de ceux qu'il faut exclure et de ceux qu'il faut recevoir. Or ces trésors ne sont point dans le serpent, mais dans Jésus-Christ. C'est pourquoi le serpent n'a pas pu donner la science qu'il n'avait pas; mais celui qui la possède l'a donnée. Il ne pouvait pas avoir une puissance qu'il n'avait pas reçue, mais celui qui l'a reçue la possède, Jésus-Christ l'a donnée, saint Pierre l'a reçue (Mt 16,19), et comme il n'est point enflé de la science, il ne sera point précipité de sa puissance. Pourquoi? parce que ni dans l'une ni dans l'autre il ne s'élèvera contre la science de Dieu; bien différent de celui qui a agi artificieusement en sa présence, et dont l'iniquité a été en exécration au Seigneur. Et comment aurait-il désirs autre chose que la science de Dieu, lui qui a cru qu'il est l'apôtre de Jésus-Christ, selon la prescience de Dieu le Père (1P 10,2)? Et que cela soit dit au sujet du zèle de Dieu allumé contre l'ange et contre l'homme prévaricateur. Car en tous deux il a trouvé le péché, et il a détruit dans sa colère et dans sa fureur tout ce qui s'élève contre la science de Dieu.

6. Il faut maintenant recourir au zèle de miséricorde, c'est-à-dire au zèle qui ne s'enflamme pas, mais qui est envoyé vers nous, car celui qui s'embrase est un zèle de justice, comme nous l'avons dit, et il nous a assez fait trembler par les exemples que nous avons rapportés de ceux qui en ont été si terriblement punis. C'est pourquoi je me retirerai en un lieu de refuge contre la fureur du Seigneur, vers ce zèle de bonté qui brûle doucement, et expie efficacement. La charité n'expie-t-elle pas les péchés? Oui, elle les expie et même d'une manière très-puissante? Car c'est par là qu'elle couvre une multitude de péchés (1P 5,8). Mais n'est-elle pas capable aussi d'abattre et d'humilier toute l'enflure des yeux du coeur? Oui certes, car elle ne s'élève point, elle ne s'enfle point. Si donc le Seigneur Jésus-Christ daigne venir à moi, ou plutôt en moi, non dans le zèle de sa fureur, ni même dans sa colère, mais dans un esprit d'amour et de douceur, rempli pour moi d'une charité, d'une jalousie toute divine. Qu'y a-t-il qui soit plus de Dieu que la charité, puisque la charité c'est Dieu? Je reconnaîtrai par-là qu'il n'est pas seul, mais que son Père est aussi venu avec lui. Car qu'y a-t-il qui ressente davantage la tendresse d'un Père? Aussi est-ce pour cela qu'il n'est pas seulement appelé Père du Verbe, mais Père des miséricordes. C'est une chose qui lui est propre et naturelle de pardonner toujours et de faire grâce (2Co 1,3). Lorsque je sens que mon esprit s'ouvre pour l'intelligence de l'Écriture sainte, que des paroles de sagesse sortent avec abondance de mon coeur, que les mystères me sont révélés par l'infusion d'une lumière d'en haut, ou que le ciel étend sur moi, et répand dans mon âme les pluies fécondes de la méditation, je ne doute point que l'Époux ne soit présent. Car ces richesses viennent du Verbe, et nous les recevons de sa plénitude. Si en outre, je me sens encore pénétré de la rosée et de l'onction d'un zèle humble et dévot, en sorte que l'amour de la vérité connue engendre en moi la haine et le mépris de la vanité, et empêche que la science ne m'enfle, ou que la fréquence des visites de Dieu ne m'élève; alors je reconnais avec certitude que c'est l'effet d'une tendresse paternelle, et je ne doute point que le Père ne soit aussi présent. Mais si je persévère à correspondre autant que je puis à une si grande bonté par des mouvements et des actions qui lui soient en quelque sorte proportionnés, et que la grâce de Dieu ne soit pas vaine en moi, alors je suis assuré que le Père et le Verbe font leur demeure en moi, l'un en me nourrissant, et l'autre en m'instruisant.

7. Quelle familiarité pensez-vous que cette demeure produise entre l'âme et le Verbe, et quelle confiance ne naît-il point de cette familiarité? Je crois qu'une telle âme petit dire sans crainte: «Mon bien-aimé à moi;» puisque sentant qu'elle aime Dieu et qu'elle l'aime d'un amour violent, elle ne doute point qu'elle n'en soit aussi passionnément aimée; et par l'intention particulière, l'application, le soin, l'attention, la vigilance, et le zèle dont elle se sent animée dans la recherche incessante et ardente des moyens de plaire à Dieu, elle connaît sans aucun doute que tous ces mouvements sont en lui, et elle se ressouvient de cette promesse du Sauveur: «On vous mesurera avec la même mesure que vous aurez mesuré les autres (Mt 7,2).» Il est vrai que cette Épouse prudente aime mieux mettre de son côté la reconnaissance de la grâce, parce qu'elle sait que son bien-aimé l'a prévenue. C'est pour cela qu'elle parle auparavant du soin que l'Epoux a d'elle, en disant: «Mon bien-aimé à moi et moi à lui.» Par les propriétés naturelles qui sont en Dieu, elle reconnaît donc et ne doute point que puisqu'elle l'aime elle n'en soit aimée. Il en est en effet ainsi. L'amour de Dieu pour l'âme engendre l'amour de l'âme pour Dieu, et l'application qu'il a pour elle fait qu'elle s'applique aussi à lui. Car je ne sais par quel rapport naturel il se fait, que lorsque l'âme peut une fois contempler la gloire de Dieu à découvert, elle lui devient aussitôt conforme, et est transformée en une même image avec lui. Dieu donc sera envers vous tel que vous serez envers lui. Il sera saint, dit le Prophète, avec l'homme saint, et innocent avec l'homme innocent (Ps 17,26) Et pourquoi ne sera-t-il pas aussi aimant avec celui qui aime, en repos avec celui qui se repose, appliqué avec celui qui s'applique, soigneux avec celui qui a du coin?

8. Car il dit: «J'aime ceux qui m'aiment, et ceux qui s'éveilleront matin pour me chercher, me trouveront (Pr 8,17)? Voyez comme il vous assure non-seulement de son amour, si vous l'aimez, mais encore de son soin et de son application, si vous avez soin de ce qui le regarde? Si vous veillez, il veille. Levez-vous la nuit, hâtez-vous tant que vous voudrez de prévenir les sentinelles mêmes, vous le trouverez, mais vous ne le préviendrez pas. Vous serez téméraire, si, en ce point, vous vous attribuez quelque chose devant lui ou plus que lui. Il vous aime plus que vous ne l'aimez, et avant que vous l'aimiez. Vous étonnerez-vous qu'une âme qui connaît ces vérités se glorifie que cette Majesté souveraine s'applique à elle, comme si elle n'avait pas soin de tout le reste des créatures, lorsque, mettant elle-même tout autre affaire de côté, elle se conserve uniquement et inviolablement pour lui? Il est temps que je finisse. Je dirai seulement pour les spirituels qui sont parmi nous, une chose qui semble étonnante, mais qui néanmoins est très-véritable, c'est que l'âme qui voit Dieu ne le voit point autrement que si elle était vue toute seule de lui. C'est donc dans cette confiance qu'elle dit qu'il s'applique à elle, et elle à lui, car elle ne voit rien qu'elle et lui. Que vous êtes bon, Seigneur, à l'âme qui vous cherche! vous allez au devant d'elle, vous l'embrassez, vous la traitez en époux, vous qui êtes son Seigneur, et qui étant Dieu au-dessus de toutes choses êtes béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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SERMON LXX.

Pourquoi l'Epoux est appelé bien-aimé. Les lis au milieu desquels il se promène sont la vérité, la mansuétude, la justice et les autres vertus.

1. «Mon bien-aimé à moi, et moi à lui, à lui qui se repaît parmi les lis (Ct 2,16).» Qui peut accuser l'Epouse de présomption ou d'insolence parce qu'elle dit qu'elle a fait société avec celui qui se repaît parmi les lis? Quand il se repaîtrait parmi les astres, par cela seul qu'il se repaîtrait, je ne vois pas ce qu'il y aurait de grand à contracter amitié ou familiarité avec lui. Car ce mot, se repaître, enferme un sens bas, et sonne d'une manière peu noble à l'oreille. Et lorsqu'elle dit qu'il se repaît parmi les lis, elle se met encore plus à l'abri de tout reproche de témérité. Car qu'ex-ce les lis? Selon la parole du Seigneur, c'est de l'herbe qui est aujourd'hui sur pied, et que demain on mettra au feu (Mt 62,30). Que peut donc être celui qui se repaît d'herbe comme un agneau ou comme un veau? Oui, c'est en effet un agneau et un veau gros. Mais peut-être direz-vous qu'ici les lis ne sont pas désignés comme sa nourriture, mais comme le lieu où il se. repaît, car il n'est pas dit, qu'il se repaît de lis, mais parmi les lis. Je le veux, il ne mange pas de l'herbe, comme un boeuf; mais quelle grandeur peut-il y avoir à se trouver au milieu de l'herbe, et couché sur l'herbe, comme le dernier des hommes; et quelle gloire en peut tirer celle dont le bien-aimé agit ainsi? Selon le sens littéral, la retenue de l'Epouse et la discrétion avec laquelle elle parle, est donc assez évidente, on voit clairement qu'elle règle ses discours selon le jugement, et qu'elle tempère la gloire des choses dont elle parle par la modestie des paroles dont elle se sert pour les exprimer.

2. Car elle n'ignore pas que celui qui se repaît et qui repaît les autres, n'est qu'une même personne, qu'il demeure en même temps parmi les lis, et règne au dessus des astres. Mais elle fait plus volontiers mention des actions humbles de son bien-aimé, à cause de son humilité, comme j'ai déjà dit, mais surtout parce qu'il a commencé à être son bien-aimé lorsqu'il a commencé à se repaître, ou pour mieux dire il n'a pas commencé à l'être, il l'a été de tout temps. Car celui qui est le Seigneur dans son ciel est son bien-aimé sur la terre, il règne au dessus des étoiles, et il aime parmi les lis. Il l'aimait lors même qu'il marchait sur les étoiles, parce qu'il ne, peut pas s'empêcher de l'aimer en tout temps et en tous lieux, car il est amour. Mais jusqu'à ce qu'il fût des tendu sur les lis, et qu'on l'eût vu se repaître parmi les lis, il n'a point été aimé, il n'est point devenu le bien-aimé. Et quoi, direz-vous, n'a-t-il point été aimé par les patriarches, et par les prophètes? Certainement il l'a été, mais ils ne l'ont point aimé, avant de l'avoir vu ainsi se repaître parmi les lis. Car comment n'auraient-ils point vu celui qu'ils ont prévu. Il faudrait avoir bien peu d'esprit pour s'imaginer que celui qui voit une chose en esprit ne voit rien. D'où vient donc qu'ils ont été nommés les Voyants, s'ils n'ont rien vu (1S 1,90)? C'est la raison qui fait qu'ils ont désiré voir ce qu'ils ne voyaient pas, car ils n'auraient pas pu désirer le voir des yeux du corps, s'ils ne l'eussent vu des yeux de l'esprit. Mais tous ont-ils été prophètes? Comme si tous avaient souhaité de le voir, ou que la foi eût été donnée à tous. Mais ceux qui l'ont vu ont été prophètes, ou ont crû aux prophètes. Or, avoir crû c'est l'avoir vu. Car il me semble que ce n'est pas se tromper de dire, qu'on peut voir une chose en esprit, par la foi, non-seulement par l'esprit de prophétie.

3. En daignant donc descendre et paître parmi les lis, lui qui paît toutes les créatures, il s'est rendu aimable, parce qu'il n'a pu être aimé avant d'être connu. Aussi, quand l'Epouse fait mention de ce bien-aimé, elle marque fort bien cette circonstance comme la cause qui fait qu'on l'aime, et qu'on le connaît. Il faut entendre spirituellement cette réfection qui se fait parmi les lis, car il serait ridicule de l'entendre d'une réfection corporelle. Nous montrerons même, si nous pouvons, que ces lis sont spirituels. Je pense qu'il nous faudra encore examiner de quoi ce bien-aimé se repaît parmi les lis, si c'est des lis mêmes, ou de quelque autre herbe ou fleurs cachées entre les lis. Et ce qui me paraît plus difficile, c'est qu'il n'est lias dit qu'il fait paître, mais qu'il se repaît. Car qu'il fasse paître, c'est ce dont on ne doute point, et c'est une chose qui n'est point indigne de lui. Mais qu'il paisse lui-même, cela marque l'indigence, et il semble qu'on ne lui peut attribuer cette action, même spirituellement, sans faire quelque injure à sa souveraine Majesté. Je ne me souviens pas d'avoir jusqu'ici remarqué nulle part, en ce Cantique, qu'il soit dit qu'il paît, au lieu que vous vous souvenez comme moi, je pense, qu'il est dit en un endroit, qu'il fait paître. Car l'Épouse a prié qu'on lui montrât le lieu où il faisait paître où il reposait durant le midi. Et maintenant elle dit, qu'il paît lui-même, et ne demande pas qu'on lui montre le lieu où il paît, mais elle l'indique; c'est parmi les lis. Elle connaît cet endroit-ci, et elle ne connaissait pas l'autre parce qu'elle ne peut pas connaître également ce qui est sublime, et ce qui est humble sur la terre. Comme l'oeuvre est grande le lieu est élevé, et l'Épouse même n'y a pu encore arriver jusqu'à cette heure.

4.C'est pourquoi il s'est anéanti au point de paître, lui qui est le pasteur de tous les hommes. Il a été trouvé parmi les lis, et l'Église l'ayant vu, elle qui était pauvre, l'a aimé dans cet état de pauvreté, et il est devenu son bien-aimé à cause de sa ressemblance avec elle. Et elle ne l'a pas aimé seulement pour ce sujet, mais aussi à cause de la vérité, de la douceur et de la justice qui éclataient en lui, parce qu'il a accompli ses promesses (Ps 45,5); que les démons superbes ont été jugés avec les princes et que les iniquités ont été remises. Il est donc apparu tel qu'il a mérité d'être aimé. Véritable par sa nature, doux aux hommes, juge pour les hommes. O époux vraiment aimable, et vraiment digne d'être aimé du fond de l'âme! Pourquoi l'Église tarderait-elle maintenant à se conformer tout entière, et de tout son coeur, à celui qui accomplit si fidèlement ses promesses, qui lui remet si libéralement ses péchés, qui la protège et la défend avec tant de justice? Le Prophète a dit de lui, il y a longtemps: «Tout brillant de beauté et de gloire, vous n'aurez que des succès avantageux (Ps 45,5).» D'où lui vient cette beauté et cet éclat? Je crois que c'est du lis. Qu'y a-t-il de plus beau que le lis? De même qu'y a-t-il de plus beau que l'Époux. Quels sont donc ces lis, dont il tire une si rare beauté? «Avancez, continue le Prophète, et régnez par la vérité, par la douceur, et par la justice (Ps 45,5).» Ce sont là des lis. Ce sont des lis, dis-je, sortis de la terre, brillants sur la terre, élevés par dessus toutes les autres fleurs de la terre, passant en odeur les plus excellents parfums. C'est donc parmi ces lis qu'est l'Époux, et c'est d'eux qu'il tire son éclat et sa beauté, car d'ailleurs, selon l'infirmité de la chair, il n'avait ni grâce ni beauté (Is 53,2).

5. La vérité est un lis excellent, d'une vive blancheur, et d'une odeur merveilleuse. Aussi est-ce l'éclat de la lumière éternelle (Sg 7,26), la splendeur et la figure de la substance de Dieu. C'est véritablement un lis que notre terre a produit par une nouvelle bénédiction, qu'elle a préparé pour être exposé à la vue de tous les peuples, comme une lumière qui devait éclairer la nature (Lc 11,31).1ant que la terre a été maudite, elle n'a porté que des épines et des chardons. Mais maintenant la vérité, cette fleur du champ, ce lis des vallées (Ps 85,12) a germé de la terre, par la bénédiction du Seigneur. Reconnaissez ce lis par son éclat, puisqu'il ne commence pas plus tôt à fleurir, qu'il frappe de sa lumière les yeux des pasteurs durant la nuit, selon ce que dit l'Évangile, que «l'ange du Seigneur se présente devant eux et que la clarté de Dieu les environne (Lc 2,2).» La clarté de Dieu, dit-il fort bien, attendu que ce n'était pas l'éclat de l'ange, mais du lis qui les environna jusqu'à Bethléem. Reconnaissez ce lis par son odeur par laquelle il se fit connaître aux mages qui étaient si éloignés. Une étoile leur apparut aussi, mais ces hommes sages rue l'eussent point suivie, s'ils n'avaient été attirés intérieurement par l'odeur agréable du lis qui venait de naître. Certainement la vérité est un lis dont l'odeur anime la foi, et l'éclat excite l'entendement. Jetez maintenant les yeux sur le Seigneur, qui dit dans l'Évangile: «Je suis la vérité (Jn 14,6).» Et voyez avec combien de raison la vérité est comparée au lis. N'avez-vous jamais pris garde que du milieu de cette fleur sortent de petits rejetons d'or ceints de feuilles très-blanches, en forme de couronne? Reconnaissez par là, en Jésus-Christ, la divinité qui est brillante comme l'or, couronnée de l'inviolable pureté de la nature humaine? C'est-à-dire Jésus-Christ portant le diadème dont sa mère l'a couronné. Car, lorsqu'il porte celui que son père lui a donné, il habite une lumière inaccessible, et vous ne le pouvez pas voir en cet état. Mais nous parlerons de cela une autre fois.

6. Si la vérité est un lis, la douceur en est un aussi; elle a, en effet, la blancheur de l'innocence, et l'odeur de l'espérance. Car, comme dit le Prophète, «il reste encore à l'homme pacifique quelque chose à espérer après cette vie (Ps 37,37).» Un homme doux est plein d'espérance pour l'autre vie, et en celle-ci, c'est un brillant modèle de clémence et de bonté. N'est-il pas un lis qui brille des devoirs de la charité et qui répand partout l'odeur agréable de l'espérance? Ajoutez que la douceur a germé de la terre aussi bien que la vérité. A moins que vous ne doutiez que l'agneau sacré, qui est le souverain dominateur de la terre, (Is 16,8) soit sorti de la terre, cet agneau, dis-je, qui a été mené à la mort, sans qu'il ait ouvert la bouche pour se plaindre (Is 53,7). Et non-seulement la douceur et la vérité sont sorties de la terre, mais encore la justice, puisque le Prophète dit: «Cieux, versez la rosée d'en haut, et que les nuées fassent pleuvoir le juste; que la terre s'ouvre, et produise le sauveur, et que la justice germe aussi avec lui (Is 45,8).» Or, que la justice soit un lis, l'Écriture nous l'apprend en nous disant: «Le juste germera comme un lis, et fleurira éternellement devant le Seigneur (Os 14,6).» Ce n'est pas un lis qui est aujourd'hui sur, pied, et que demain on met au feu, car il fleurira éternellement, et il fleurira devant le Seigneur, dans le souvenir de qui le juste vivra éternellement et ne craindra point d'entendre rien de fâcheux (Ps 113,7); c'est-à-dire d'entendre cette voix terrible qui condamnera les pécheurs aux flammes éternelles. Qui ne voit point briller la blancheur de ce lis, si ce n'est celui à qui elle ne plaît point? C'est un soleil, mais non pas celui qui se lève sur les bons et sur les méchants. Car ceux qui diront: «Le soleil de justice ne s'est point levé pour nous (Sg 5,6),» n'ont pas vu sa lumière; ceux-là l'ont vue à qui l'on a dit: «Le soleil de justice se lèvera pour vous qui craignez Dieu (Ml 4,2).» La blancheur de ce lis est donc pour les justes, mais son odeur se répand aussi jusqu'aux méchants, quoique ce ne soit pas pour leur bien. Car nous avons entendu les justes qui disent: «Nous sommes la bonne odeur de Jésus-Christ en tout lieu, mais nous sommes aux uns une odeur de vie pour la vie, et aux autres une odeur de mort pour la mort (2Co 1,15).» Les plus scélérats des hommes approuvent les sentiments de l'homme juste, bien qu'ils n'aiment pas ses actions. Heureux s'ils ne se condamnaient point eux-mêmes en les approuvant, mais ils se condamnent en approuvant le bien et ne l'aimant pas. C'est pourquoi, bien loin d'être heureux, ils sont misérables et se condamnent par leur propre jugement. Qui est plus misérable que celui à qui l'odeur de la vie n'est pas un messager de vie, mais de mort? Que dis-je, un messager de mort, c'est le coup de la mort que je devrais dire.

7. Il y a encore chez l'Épouse beaucoup d'autres lis que ceux que nous indique le Prophète, je veux dire d'autres lis que la vérité, la douceur et la justice. Et chacun de nous maintenant peut aisément de lui-même en trouver de semblables dans le jardin délicieux de l'Époux. Car il en a en abondance, et qui les pourrait compter? puisqu'il y a autant de lis que de vertus, et que les vertus sont sans nombre dans le Seigneur des vertus. Dans le Christ se trouve la plénitude des vertus, par conséquent il s'y trouve aussi la plénitude des lis. Et peut-être est-ce à cause de cela qu'il s'est appelé lui-même un lis, il est tout environné de lis, et tout ce qui est en lui sont des lis, sa conception, sa naissance, son genre de vie, ses paroles, ses miracles, ses sacrements, sa passion, sa mort, sa résurrection et son ascension. Qu'y a-t-il en tout cela qui ne soit d'une blancheur éclatante, et qui ne répande une odeur admirable Y Ainsi, sa conception brilla d'une lumière si resplendissante, par l'abondance de l'opération du Saint-Esprit, que la sainte Vierge n'en aurait pas pu supporter l'éclat, s'il n'eût été tempéré par la vertu du Très-Haut qui l'environna de son ombre. Sa naissance fut toute lumineuse par la virginité incorruptible de sa mère; sa vie par l'innocence de ses moeurs; ses paroles par la vérité; ses miracles, par la pauvreté de son coeur; ses sacrements, par le secret de sa pitié, sa passion, par ses souffrances volontaires; sa mort, par la liberté qu'il avait de ne point mourir; sa résurrection, par la force qu'elle inspira aux martyrs; et son ascension, par l'accomplissement de ses promesses. Quelle excellente odeur de foi chacun de ces mystères ne renferme-t-il pas , puisque aujourd'hui encore elle se répand dans nos coeurs, à nous qui n'en avons vu ni la blancheur ni l'éclat. Et heureux ceux qui n'ont point vu et qui croient (Jn 20,29). La part que j'ai dans ces lis, c'est l'odeur de vie qui en procède. C'est la foi qui remplit de cette odeur l'odorat de mon âme, et le remplit avec d'autant plus d'abondance, que ces lis sont en plus grand nombre. C'est cette odeur divine qui adoucit les travaux de mon exil, et qui renouvelle sans cesse au fond de mon coeur un désir ardent pour ma véritable patrie.

8. Quelques-uns des compagnons de l'Époux ont aussi des lis, mais non pas en aussi grande abondance. Car si tous ont reçu le Saint-Esprit c'est avec mesure (Jn 3,34), aussi bien que les grâces et les vertus. Celui-là seul les possède sans mesure, qui les possède toutes. Autre chose est avoir des lis, autre chose de n'avoir que des lis. Qui m'en donnera un parmi les enfants de la captivité assez innocent et saint pour pouvoir couvrir toute la terre de ces sortes de fleurs? Un enfant, même d'un jour, n'est pas exempt de corruption (Jb 15,16), celui-là est bien grand qui a pu faire pousser seulement trois ou quatre lis dans sa terre, au milieu des épines et des ronces épaisses, qui sont les germes malheureux de l'ancienne malédiction. Pour moi qui suis si pauvre, je m'estimerai bienheureux si je puis affranchir tant soit peu de terre, de cette méchante moisson d'iniquité et de vices, en les extirpant, et en la cultivant, et y faire croître seulement un lis, afin que celui qui paît parmi les lis daigne aussi quelquefois paître en mon âme.

9. Mais c'est trop peu qu'un seul lis. Ma bouche cette fois n'a pas parlé de l'abondance, mais de la pauvreté de mon coeur. Un seul ne suffit pas; nous en avons besoin de deux au moins: et ce sont la continence et l'innocence, dont l'une ne sauvera point sans l'autre. C'est en vain que j'inviterai l'Époux à venir à l'une d'elles, quelle qu'elle soit, puisqu'il rie pait pas auprès d'un lis, mais parmi les lis. J'aurai donc soin d'avoir des lis, de peur que celui qui veut paître parmi les lis, ne m'accuse de n'en avoir qu'un, et ne se détourne de son serviteur dans sa colère. Je mets donc l'innocence comme la première de toutes les vertus; et si je puis y joindre la continence, je m'estimerai riche de posséder deux lis. Mais je me croirai roi, si je puis encore y ajouter la patience. Les deux premières vertus peuvent suffire, il est vrai, mais comme elles peuvent aussi manquer dans les tentations, car la vie de l'homme sur la terre est une tentation continuelle, il est nécessaire d'avoir aussi la patience, qui soit comme la protectrice et la gardienne de l'une et de l'autre. Après cela, je pense que si celui qui est si amoureux des lis vient, et nous trouve en cet état, il ne dédaignera plus de paître chez nous, et d'y faire la Pâque, puisqu'il trouvera une grande douceur dans les deux premières vertus, et. une grande sécurité dans la troisième. Nous verrons plus tard comment celui qui pait et nourrit tout, est représenté ici se repaissant lui-même. Maintenant il est clair que non-seulementl'Époux parait parmi les lis, mais qu'on ne le peut même trouver que parmi les lis, puisque non-seulement tout ce qui le regarde mais lui-même est un lis, et l'époux de l'Église, Jésus-Christ Notre Seigneur, qui étant Dieu pardessus tout est béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


Bernard sur Cant. 69