Bernard sur Cant. 71

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SERMON LXXI.

Les lis sont les bonnes oeuvres, leur odeur est la bonne conscience et leur couleur la bonne réputation. Comment l'Époux nous paît et se repaît en nous. De l'union de Dieu le Père avec le Fils, et de l'âme sainte avec Dieu.

1. La fin du dernier discours sera le commencement de celui-ci. L'Époux donc est un lis, mais un lis qui n'est pas parmi les épines, parce que celui qui n'a point commis de péchés n'a point d'épines. Il a assuré que l'Épouse est un lis parmi les épines, attendu que si elle dit qu'elle n'a point d'épines, elle se séduit elle-même, et la vérité n'est pas en elle; pour lui, il a dit qu'il était une fleur et un lis, mais non pas un lis parmi les épines. «Je suis, dit-il, la fleur du champ et le lis des vallées (Ct 2,1).» Il ne fait point mention d'épines parce que, seul parmi les hommes, il n'a point besoin de dire: «Je me suis converti dans mon affliction et lorsque je me suis senti percé d'épines (Ps 31,4).» Il n'est donc jamais sans lis, parce qu'il est toujours sans vice, parce qu'il est tout et toujours blanc, et que sa beauté surpasse celle de tous les enfants des hommes (Ps 45,3). Vous donc qui écoutez ou lisez ces choses, ayez soin d'avoir des lis en vous, si vous voulez avoir pour hôte cet hôte divin des lieux plantés de lis. Que la blancheur et l'odeur de vos moeurs témoigne que toutes vos oeuvres, tous vos mouvements et tous vos désirs, sont des lis. Les moeurs ont leur couleur, elles ont aussi leur odeur. Car, dans les esprits, non plus que dans le corps, la couleur n'est pas la même chose que l'odeur. La couleur c'est la conscience, et l'odeur la réputation. «Vous avez fait sentir mauvais notre odeur devant Pharaon et devant ses serviteurs (Ex 5,21),» disaient les Juifs à Moïse, en parlant de leur réputation. L'intention de votre coeur, et le jugement de votre conscience, donnent la couleur à vos actions. Les vices sont noirs et les vertus blanches. C'est la conscience qu'il faut consulter pour faire le discernement entre les uns et les autres. Ce que le Seigneur a dit de l'oeil mauvais et de l'oeil limpide subsiste toujours (Mt 6,22), parce qu'il a mis des bornes certaines entre la blancheur de la vertu, et la noirceur du vice, et qu'il a séparé la lumière des ténèbres. Ce qui sort d'un coeur pur, et d'une bonne conscience est donc blanc, c'est la vertu, si la bonne réputation suit, c'est un lis, parce qu'il n'y manque ni la couleur, ni l'odeur.

2. Et quoique la bonne réputation ne rende pas la vertu plus grande, elle la rend néanmoins plus belle et plus illustre. S'il y a quelque tache dans la conscience, elle ne manquera pas de paraître dans ce qui en sortira. Car le vice de la racine se répand dans les branches. Et partant tout ce qu'une racine corrompue produira, paroles, actions, oraisons, quand même cela jouirait de l'estime publique, ce ne doit point être appelé lis, parce que si ça en a l'odeur, ça n'en a pas la couleur. Car comment serait-ce un lis, puisque ça a une tache? La réputation ne peut pas rendre vertu ce que la conscience convainc d'être un vice. La vertu petit se contenter de la conscience, lorsque l'odeur de la réputation ne peut pas suivre, mais l'odeur de la réputation n'est pas suffisante pour excuser le vice d'une conscience décolorée. Néanmoins on doit toujours tâcher, autant qu'on le peut, d'avoir les biens de la vertu, non-seulementdevant Dieu, mais encore devant les hommes, afin-d'êtrevraiment un lis.

3. Mais il y a une blancheur de l'âme qui n'est autre que l'indulgence de Dieu, comme il le dit lui-même par le Prophète: «Quand vos péchés seraient rouges comme l'écarlate, ils deviendront blancs comme la neige, et s'ils étaient rouges comme le ver de terre, ils deviendront comme la laine la plus blanche (Is 1).» Il y a encore une blancheur dont se revêt celui qui donne avec gaîté. Car si vous regardez l'homme charitable que dépeint le Prophète (Ps 112,5), qui a compassion des misères du prochain, et qui l'assiste avec joie, ne vous semble-t-il pas que cette joie est comme une blancheur de piété dont il s'est revêtu, et qui paraît sur son visage et dans son action? Au contraire, lorsque quelqu'un donne avec tristesse, et comme par force, son front, ses mains, semblent noirs, c'est pourquoi «Dieu aime celui qui donne gaiement (2Co 9,7).» Et lui que regarda favorablement Abel, à cause de son allégresse, qui était comme une blancheur spirituelle, détourna sa face de Caïn, parce que son visage était abattu de tristesse et de jalousie (Gn 4,4). Considérez quelle doit être la couleur de la tristesse et de l'envie, pour détourner les regards de Dieu. Un poète profane a exprimé agréablement cette blancheur d'allégresse qui colore un bienfait en disant: «Mais surtout il leur fit fort bon visage (Ovid. Met. VIII).» Et Dieu n'aime pas seulement celui qui donne gaiement, mais encore celui qui donne avec simplicité, parce que la simplicité est une blancheur de l'âme. En preuve, le vice contraire; en effet, la duplicité est un défaut. C'est trop peu dire, c'est une tache. Qu'est-ce que la duplicité, sinon une ruse? Mais celui qui agit avec ruse devant Dieu, attire sur lui son aversion et sa colère (Ps 36,3). C'est pourquoi le Prophète appelle bienheureux celui à qui Dieu n'impute point ses péchés (Ps 31,2), et dont l'esprit ignore la ruse. Le Seigneur a fort bien exprimé en peu de mots ces deux taches, le déguisement et la tristesse: «Ne paraissez pas tristes, dit-il, comme font les hypocrites (Mt 6,16):» L'Époux étant vertu, se plait dans les vertus, étant lis, demeure volontiers parmi les lis; et étant blancheur, aime ceux qui sont blancs.

4. Et peut-être est-ce ce que signifie, «paître parmi les lis.» C'est-à-dire se réjouir de la blancheur et de l'odeur des vertus. Il paissait autrefois corporellement avec Marie, et chez Marthe, et se reposait même selon le corps parmi les lis, je veux dire parmi ces saintes femmes; il prenait plaisir à leur zèle et à leurs vertus. Si alors un Prophète, un ange ou un homme spirituel connaissant cette , haute majesté fût survenu, n'eût-il pas été surpris de la familiarité avec laquelle Jésus daignait agir avec ces âmes pures et chastes, néanmoins engagées dans un corps terrestre, et d'un sexe faible, et n'aurait-il pas pu témoigner avec raison qu'il l'avait vu non-seulementdemeurer, mais encore paître parmi les lis? C'est ainsi que l'Époux paissait parmi les lis, de deux manières, corporellement et spirituellement. Je pense aussi qu'il les repaissait à son tour, mais c'était en esprit. Mais comment les nourrissait-il spirituellement en même temps qu'elles les nourrissaient corporellement. Comment fortifiait-il la timidité de ces femmes pieuses? De quelles douceurs ne récompensait-il point leur humilité? Quelle onction ne répandait-il point sur leur dévotion? Vous voyez donc pour lui, paître, c'est repaître. Voyez maintenant si repaître les autres n'est point pour lui se repaître lui-même. «Seigneur, qui me repaissez dès ma jeunesse (Gn 68,15) dit le saint patriarche Jacob. C'est un bon père de famille qui a aussi soin de ses domestiques, surtout dans les mauvais jours, et qui les nourrit durant la famine d'un pain de vie et d'intelligence, c'est-à-dire, qui les nourrit pour la vie éternelle. Je crois que, en nous repaissant ainsi, il se repaît aussi lui-même, et d'une viande qui lui est très-agréable, je veux dire de notre progrès dans la vertu. Car la joie du Seigneur, c'est de nous voir forts et courageux.

5. C'est donc ainsi qu'il paît lui-même, lorsqu'il nous repaît, et qu'il nous repaît quand il paît, il nous rassasie de sa joie spirituelle, et se réjouit de notre avancement spirituel, sa nourriture, c'est mon repentir; sa nourriture, c'est mon salut: sa nourriture, c'est moi-même. Ne mange-t-il pas la cendre comme du pain, selon la parole du Prophète? Je suis cette cendre, car je suis pécheur, et il me mange spirituellement, il me mange, lorsqu'il me reprend; il m'avale, lorsqu'il m'instruit; il me cuit, lorsqu'il me change; il me digère, lorsqu'il me transforme en lui; il m'unit à lui, lorsqu'il me rend conforme à lui. Ne vous étonnez pas de cela, il nous mange, et nous le mangeons, pour que nous soyons plus étroitement attachés à lui. Autrement notre union ne serait pas parfaite. Car si je le mange, sans qu'il me mange aussi, il sera en moi, mais je ne serai pas encore en lui. Au contraire, s'il me mange et que je ne le mange pas, je serai en lui, mais il ne sera pas en moi, et dans les deux cas nous ne serons qu'imparfaitement unis. Mais pour que notre union soit entière et parfaite, il faut qu'il me mange, afin que je sois en lui, et que je le mange aussi pour qu'il soit en moi; alors, en effet, je serai en lui, et lui en moi.

6. Voulez-vous que je vous fasse voir ce que je vous dis par une comparaison qui est véritablement sublime, mais qui a beaucoup de rapport avec cette matière? Si l'Époux était dans le Père, sans que le Père fût en lui, ou si le Père était en lui, sans que lui fût dans le Père, j'ose dire que leur unité ne serait pas parfaite, ou plutôt qu'il n'y en aurait point du tout. Mais comme il est dans le Père, et que le Père est en lui, il n'y a rien de défectueux dans leur unité, le Père et lui sont véritablement et parfaitement une même chose. De même, que l'âme qui trouve son plus grand bien à s'attacher à Dieu, ne croit qu'elle lui est parfaitement unie que lorsqu'elle sentira qu'il demeure en elle, et elle en lui. Ce n'est pas qu'alors même, elle soit une même chose avec Dieu, de la même manière que le Père et le Fils, bien que, selon l'Apôtre, celui qui adhère à Dieu ne fasse qu'un même esprit avec lui (1Co 6,17). Si j'ai lu ceci quelque part, je n'ai vu cela dans aucun endroit, et non-seulement moi qui ne suis qu'un néant, je n'oserais parler ainsi de moi, mais il n'y a personne, sur la terre, ni dans le ciel, à moins que d'être insensé, qui ose usurper cette parole du Fils unique de Dieu. «Mon Père et moi ne sommes qu'une même chose (Jn 10,30).» Et néanmoins, quoique je ne sois que poudre et que cendre, m'appuyant sur l'autorité de l'Écriture, je ne craindrai point de dire, que je suis un même esprit avec Dieu; si toutefois je suis persuadé par une expérience certaine que j'adhère à Dieu, comme l'un de ceux qui demeurent dans la charité, et qui par conséquent demeurent en Dieu, et Dieu en eux, mangent Dieu, et en sont mangés. Car c'est de cette union que je crois qu'il est dit: «Que celui qui adhère à Dieu est un même esprit avec lui (1Co 6,17).» Et que le Fils dit . «Je suis en mon Père, et mon Fils est en moi, et nous ne sommes qu'une même chose (Jn 10,30).» Quant à l'homme, il dit: «Je suis en Dieu, et Dieu est en moi, et nous ne sommes qu'un même esprit.

7. Est-ce que le Père et le Fils, pour être l'un dans l'autre, et ne faire qu'un, se mangent aussi réciproquement, comme Dieu et l'homme se pénètrent par une sorte de manducation réciproque, pour être, sinon une même chose, au moins un même esprit? A Dieu ne plaise que nous ayons cette pensée. Car ceux-ci et ceux-là ne sont pas les uns dans les autres d'une même manière, et leur unité est bien différente. (Aussi (a) cette différence d'unité est marquée partes mots, «un,

a La parenthèse que nous avons ici, manque dans les manuscrits de Cîteaux, de Saint-Germain et de Jumièges; mais je trouve dans tous les autres et dans les plus anciens manuscrits connus. Quant à la seconde parenthèse qu'on rencontrera un peu plus loin, au n. 8, et qui ne se trouva fermée que dans le n. 10, bien plus longue que la première, elle manque au contraire dans les premiers manuscrits et ne se voit que dans les manuscrits plus récents. L'une et l'autre sont superflues. Cette diversité vient de ce que saint Bernard a retouché ce passage,ce quia fait confondre la parenthèse de la première édition avec celle de la seconde. On ne trouve que la première dans les premières éditions, non la seconde. Le lecteur verra et jugera.

et une même chose.» Car le premier ne peut pas convenir au Père et au Fils, ni le second à Dieu et à l'homme. Si vous étiez déjà intelligents dans ce mystère, vous prendriez cette occasion pour le devenir encore davantage, remarquant prudemment que ce terme, «une même chose,» emporte une unité de substance et de nature, et que ce terme «un» signifie aussi l'unité, mais une unité qui est, bien différente; parce qu'il y a bien de la différence entre l'essence de Dieu et celle de l'homme, au lieu que l'essence du Père et du Fils n'est qu'une. Voyez-vous que cette unité, de l'homme avec Dieu n'est pas proprement une, lorsqu'on la compare à cette autre unité singulière et souveraine? Car comment l'unité se trouverait-elle là où il y a pluralité de nature et différence de substance? Et cependant une âme qui adhère à Dieu est appelée, et est, en effet, un même esprit avec lui, et la pluralité des essences ne préjudicie point à cette unité, parce qu'elle ne se forme pas par la confusion des natures, mais par le consentement des volontés. C'est aussi de cette façon qu'on dit que plusieurs coeurs n'en font qu'un, et qu'on dit de même de plusieurs âmes qu'elles n'en font qu'une, comme s'exprime l'Écriture en parlant des premiers chrétiens: «La multitude des fidèles, dit-elle, n'étaient qu'un coeur et qu'une âme (Ac 4,32).» Voilà pour ce qui regarde cette unité.

8. Mais qu'est-ce au pris de celle qui ne se fait pas par l'union, mais qui est de toute éternité? Elle ne se fait pas, comme celle-là, par une manducation réciproque, puisqu'elle ne se fait pas, mais existe. Elle ne comporte ni conjonction, ni composition, ni quoi que ce soit de contraire à une unité parfaite. La nature, l'essence et la volonté du Père et du Fils ne sont pas seulement une, mais sont une même chose. Car leur nature et leur être et leur volonté, c'est leur être et leur nature. On ne peut donc pas dire que l'unité, par laquelle le Père et le Fils ne sont qu'une même chose, se fait de leurs natures, on de leurs essences, ou de leurs volontés, attendu qu'elle n'est pas factice, mais native. Le Père et le Fils sont l'un dans l'autre, non seulement d'une manière, ineffable, mais encore incompréhensible, ils sont capables de se contenir et se contiennent également l'un l'autre; mais s'ils sont capables de se contenir, ils ne sont point divisibles, et s'ils contiennent ils ne sont point participant l'un de l'autre, car, comme l'Eglise chante dans une de ses hymnes (Hym. pro feria. II matu.): Tout le Fils est dans. le Père, et tout le Père est dans le Verbe. Le Père est dans le Fils, en qui il s'est toujours complu; et le Fils est dans le Père, dont il est toujours engendré, et jamais séparé. Or, c'est par l'amour que l'homme est en Dieu, et Dieu en lui, selon cette parole de saint Jean: «Celui qui demeure en l'amour, demeure en Dieu, et Dieu en lui» (1Jn 4,10). C'est (a) par le consentement de la volonté qu'ils sont,deux en un même esprit, ou plutôt qu'ils ne sont qu'un même esprit. Voyez-vous la différence? Ce n'est pas la même chose évidemment d'avoir une même substance; et

a Ici commence la seconde parenthèse qu'on peut regarder, si on veut, comme postérieure et préférable à la première.

d'avoir un même consentement. Quoique, si vous y prenez garde, la différence de ces unités est assez marquée dans ces mots, «un, et une même chose,» car l'expression un ne peut convenir au Père et au Fils, ni cette autre, «une même chose» à l'homme et à Dieu. On ne peut pas dire que le Père et le Fils ne sont qu'un, car l'un est Père, et l'autre est Fils. On dit néanmoins qu'ils sont une même chose, et ils le sont aussi, parce que chacun d'eux n'a pas sa substance particulière, mais ils n'ont tous deux qu'une même substance. Au contraire, comme l'homme et Dieu n'ont pas la même substance ou la même nature, on ne peut pas dire qu'ils soient une même chose. Et néanmoins on peut dire en vérité qu'ils sont un même esprit, s'ils sont attachés l'un à l'autre par le lien de l'amour. Mais cette unité est plutôt formée par la convenance des volontés que par l'union des essences.

9. Je crois que l'en reconnaît assez clairement, non seulement la diversité, mais encore la disparité de ces unités, l'une existant dans une même essence, et l'autre dans des essences diverses. Qu'y a-t-il de plus différent que l'unité de plusieurs choses, et celle d'une même chose? Les mots, «un, et une même chose,» rendent la différence entre ces deux sortes d'unités, car par ce mot «une même chose,» c'est l'unité du Père et du Fils qui est marquée, et par ce terme un, c'est un consentement mutuel d'affections et de volontés entre Dieu et l'homme, qui est désigné. Néanmoins, on peut fort bien dire que le Père et le Fils sont un, en y ajoutant quelque chose, par exemple un Dieu, un Seigneur, et généralement tout ce qui a rapport à chacun également, non à l'un en particulier. Car leur divinité, ou leur majesté, n'est pas plus différente que leur substance, leur essence ou leur nature; et toutes ces choses, à le bien prendre, ne sont en eux qu'une même chose. Je n'ai pas assez dit. Elles ne sont qu'une même chose avec eux. Que dirons-nous de cette unité dans laquelle nous lisons que plusieurs coeurs n'éoeur(Ac 4,32) et que plusieurs âmes n'étaient qu'une âme? Je crois qu'elle ne mérite pas le nom d'unité, lorsqu'on la compare à celle-ci, qui n'unit pas plusieurs choses, mais qui marque singulièrement une même chose. C'est donc une unité excellente et souveraine que celle qui ne se forme pas par l'union, mais qui est de toute éternité. Et cette manducation spirituelle dont nous avons parlé ne la fait pas, parce que même elle ne se fait pas, mais elle est toujours. Encore moins faut-il penser qu'elle se fasse par la conjonction des essences, quelle qu'elle puisse être, ou parle consentement des volontés, parce qu'il n'y a ni plusieurs essences, ni plusieurs volontés. Car, nous l'avons déjà dit, ils n'ont qu'une seule essence et une seule volonté. Or, là où il y a unité, il n'y a ni consentement, ni composition, ni conjonction, ni rien de semblable. Il faut au moins deux volontés pour qu'il puisse y avoir consentement, et deux essences pour que ce consentement en produise l'union. Il n'y a rien de pareil dans le Père et le Fils, puisqu'il n'y a en eux ni deux essences ni deux volontés. Ces deux choses ne sont qu'une même chose pour eux, ou plutôt, comme je vous l'ai dit si je m'en souviens bien, ces deus choses ne font qu'un en eux, un avec eux; de sorte que, demeurant réciproquement l'un dans l'autre d'une manière aussi immuable qu'incompréhensible, ils sont vraiment et singulièrement une même chose. Si néanmoins on veut dire qu'il y a consentement entre le Père et le Fils, je ne m'y oppose pas, pourvu que par-là on n'entende pas une union de volontés, mais l'unité d'une seule volonté.

10. Mais nous croyons que Dieu et l'homme demeurent l'un dans l'autre, d'une manière bien différente de celle-là, parce qu'ils ont des substances et des volontés propres, et subsistant séparément l'une de l'autre; en d'autres termes, nous croyons qu'il n'y a point en eux confusion de substances, mais consentement de volontés; leur union est une ressemblance de vouloir et une conformité d'amour. Heureuse union lorsqu'on l'éprouve, ce n'est rien lorsqu'on la compare à celle dont nous avons parlé. Voici ce qu'en dit celui qui l'avait éprouvé «Mais pour moi tout mon bien c'est de m'attacher à Dieu (Ps 72,28).» C'est un grand bien, à la vérité, si vous vous y attachez entièrement. Qui est ce qui s'attache parfaitement à Dieu, sinon celui qui, demeurant en Dieu, comme aimé de Dieu, attire Dieu en lui, par un amour réciproque? Lors donc que Dieu et l'homme sont attachés ensemble de part et d'autre, ce qui arrive lorsqu'ils sont incorporés par un intime et mutuel amour, alors je ne fais point de doute de dire que Dieu est dans l'homme, et que l'homme est en Dieu. Mais l'homme est en Dieu de toute éternité, parce que Dieu l'a aimé de toute éternité: si néanmoins, il est de ceux qui disent: «Il nous a aimés gratuitement dans son fils bien aimé avant la création du monde (Ep 1,6).» Mais Dieu n'a été dans l'homme, que depuis que l'homme l'a aimé, et, si cela est, l'homme peut être en Dieu sans que Dieu soit dans l'homme; mais Dieu n'est point dans l'homme, que l'homme ne soit en Dieu. Car, quoique peut-être il aime pour un temps, il ne peut pas demeurer dans l'amour, s'il n'est aimé de Dieu, mais il peut ne l'aimer pas encore, bien qu'il soit aimé de lui. Autrement comment cette parole serait-elle véritable: «Il nous a aimés le premier (1Jn 4,10)?» Mais lorsque celui qui était déjà aimé commence aussi à aimer, alors l'homme est en Dieu, et Dieu en l'homme. Mais celui qui n'aime jamais, n'a certainement jamais été aimé, et pourtant il n'est point en Dieu, et Dieu n'est point en lui. Que cela soit dit pour montrer quelle différence il y a entre l'union par laquelle le Père et le Fils ne sont qu'une même chose et celle par laquelle l'âme, s'attachant à Dieu, n'est qu'un même esprit avec lui; si on lit de l'homme qui demeure dans l'amour, qu'il demeure en Dieu et que Dieu demeure en lui, et du Fils qu'il est aussi dans le Père et que le Père est en lui, il ne faut pas croire que le fils adoptif jouit de la même prérogative que le fils unique.

11. Cela dit, retournons maintenant à celui qui paît parmi les lis, car c'est l'endroit dont nous sommes partis pour faire cette digression; et c'est à vous à juger s'il était à propos pour nous de la faire. J'avais déjà, ce me semble, donné deux explications de ce passage, et dit que l'Époux se nourrit spirituellement des vertus des justes, lui qui est la vertu et la splendeur de son Père, ou qu'il reçoit les pécheurs à la pénitence dans son corps, qui est l'Église, et que, pour se les incorporer, il s'est fait péché, comme dit l'Apôtre, lui qui n'a point fait de péché (Rm 6), afin de détruire le corps du péché dans lequel les pécheurs ont été incorporés et qu'ils devinssent justice en lui après avoir été justifiés gratuitement.

12. Voici encore un troisième sens qui me vient à l'esprit; et je crois qu'il suffira non-seulementpour expliquer ce passage, mais encore pour achever ce discours. La parole de Dieu est vérité, aussi bien que l'Époux. Vous savez cela; écoutez le reste. Lorsqu'on entend cette parole, et qu'on ne lui obéit pas, elle demeure, si je puis parler ainsi, vide et stérile, elle est triste, et se plaint de ce qu'elle a été proférée inutilement. Mais lorsqu'on lui obéit, ne vous semble-t-il pas qu'elle s'accroît, et prend du corps, parce que l'action est jointe à la parole, et ainsi elle est connue refaite et remise en meilleur état par les fruits , de l'obéissance et de la justice? C'est pourquoi elle dit dans l'Apocalypse: «Voici que je me tiens debout à la porte, et je frappe: Si quelqu'un entend ma voix et m'ouvre la porte j'entrerai chez lui et je souperai avec lui, et lui avec moi (Ap 3,10).» Il semble que le Seigneur approuve ce sens d'ans un Prophète, lorsqu'il dit, que «sa parole ne retournera point vide à lui, mais qu'elle réussira, et fera l'effet pour lequel il l'a envoyée (Is 55,2).» Elle ne retournera point à moi, dit-il, vide ou stérile, mais comme réussissant en tout, elle sera rassasiée des bonnes actions de ceux qui lui obéissent par amour. Aussi, dit-on communément qu'une parole est accomplie lorsqu'elle a eu son effet, parce qu'il semble qu'elle est vide et maigre et, si je puis ainsi parler, famélique tant qu'elle n'est pas remplie par l'action.

13. Mais écoutez de quelle nourriture elle dit elle-même qu'elle se nourrit. «Ma nourriture, dit cette parole, c'est de faire la volonté de mon Père (Jn 4,94)» C'est la parole du Verbe qui marque clairement que sa nourriture est toute bonne oeuvre, si néanmoins il la trouve parmi les lis, c'est-à-dire parmi les vertus. Autrement, s'il la rencontré hors du champ de lis, bien qu'il semble qu'en soi ce soit une bonne nourriture, celui qui paît parmi les lis ne la touchera point. Par exemple, il ne reçoit point l'aumône de la main d'un voleur, ou d'un usurier, non plus que d'un hypocrite qui, bien loin de donner l'aumône, fait sonner la trompette devant lui, afin d'être loué des hommes (Mt 6,2). II n'exaucera point non plus la prière de celui qui aime à prier dans les carrefours, afin qu'on le voie (Mt 6,9). Car la prière du pécheur lui est en exécration; et c'est également en vain que celui-là offre son présent devant l'autel, qui sait que son frère a quelque animosité contre lui (Mt 5,23). Enfin s'il ne regarde pas les présents de Caïn, c'est parce qu'il n'était pas bien disposé pour son frère (Gn 4,5). Suivant le témoignage du Prophète, il avait aussi en abomination les fêtes, les solennités, et les sacrifices des Juifs, en sorte qu'il protestait clairement qu'ils lui étaient à charge, et disait: «Quand vous êtes devant moi, qui exige ces offrandes de vos mains (Is 2,13)?» Je crois que ces mains ne sentaient pas les lis, voilà pourquoi il refusait les présents qu'elles lui offraient, à lui qui est habitué à paître parmi les lis, non parmi les épines. Et ceux à qui il disait: «Vos mains sont pleines de sang (Is 2,15),» n'avaient-ils pas les mains pleines d'épines. Les mains velues d'Esaü ressemblaient aussi à des mains couvertes d'épines? C'est pourquoi elles ne furent point admises à servir le saint homme Isaac.

14. Je crains qu'il n'y en ait aussi parmi nous quelques uns dont l'Époux ne reçoive pas les présents, parce qu'ils ne sentent point le lis. Car s'il trouve qu'il v ait de la propre volonté dans mon jeûne, l'Époux ne goûte point un jeûne de cette sorte, parce qu'il ne sent pas le lis de l'obéissance, mais le vice de la propre volonté. Il faut en dire autant du silence, des veilles, de l'oraison, de la lecture, des oeuvres manuelles, et enfin de toutes les actions d'un religieux, s'il les fait de son propre mouvement, non pour obéir à son supérieur. Je ne crois pas qu'il faille mettre ces observances, quoique bonnes en soi, au nombre des lis, c'est-à-dire des vertus; mais celui qui en produit de semblables, entendra du Prophète ces paroles: «Est ce là le service que je désire qu'on me rende, dit le Seigneur (Is 58,3).» Et il ajoute: On trouve toujours de la volonté propre dans vos meilleures actions. La propre volonté est un grand mal, puisqu'elle est cause que le bien que vous faites vous est inutile. Il faut que toutes ces pratiques deviennent des lis, car celui qui paît parmi les lis ne goûte rien de ce qui est infecté de la propre volonté. Il est la souveraine sagesse qui atteint partout à cause de sa pureté, et qui ne souffre aucune corruption. L'Épouxaime donc à paître parmi les lis, c'est-à-dire dans les coeurs purs et nets. Mais jusques à quand se repaîtra-t-i1? «Jusqu'à ce que le jour paraisse et que les ombres s'abaissent (Ct 2,17).» Cet endroit est plein d'ombrages épais, n'entrons qu'en plein jour dans la forêt profonde de ce mystère caché. D'ailleurs, comme j'ai été un peu plus long qu'à l'ordinaire, le jour a baissé, tandis que c'est avec regret que nous quittons ces lis. Et je n'ai pas craint d'être long, parce que l'odeur de ces fleurs empêchait qu'on ne s'ennuyât. Il ne reste que fort peu de chose de ce verset; mais le peu qui reste est bien caché, comme toutes les autres choses de ce cantique. Mais celui qui révèle les mystères viendra, comme je crois, lorsque nous aurons commencé à frapper, et l'Époux de l'église, Jésus-Christ Notre-Seigneur, ne fermera pas la bouche de ceux qui parlent de lui, car il a coutume, au contraire, d'ouvrir celles qui sont fermées, lui qui étant Dieu par dessus tout est béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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SERMON LXXII.

Ce qu'il faut entendre par ces mots: le jour paraît et les ombres s'abaissent. Il y a différents jours selon les hommes. Les justes vivant dans la lumière jouissent d'un jour d'une parfaite clarté; quant aux impies, comme ils sont plongés tout entiers dans des oeuvres de ténèbres, ils n'ont qu'une nuit affreuse.

«1. Mon bien aimé est à moi, et moi, à lui, et il paît parmi les lis, jusqu'à ce que le jour paraisse, (a) et que les ombres soient abaissées (Ct 2,16).» Il me reste à vous expliquer la dernière partie de ce verset. Et je ne sais à laquelle des deux précédentes je dois la rapporter. Car je puis le faire indifféremment à l'une et à l'autre; puisque, soit que vous disiez: «Mon bien-aimé est à moi, et moi, à lui, jusqu'à ce que le jour paraisse et les ombres s'abaissent,» ou bien, en suivant l'ordre de la lettre: «Il paît parmi les lis jusqu'à ce que le jour paraisse, et les ombres s'abaissent,» l'un et l'autre sens sont fort bons. Il y a seulement cette différence que, si on rapporte ces mots, «jusqu'à ce que,» au premier membre, ils expriment que le jour est inclus; et si on les joint avec le second, il faut entendre que c'est jusqu'au jour exclusivement. Car supposez que l'Époux cesse de paître parmi les lis lorsque le jour se lève, cessera-t-il aussi d'être à l'Épouse ou l'Épouse d'être à lui? A Dieu ne plaise. Ils continueront éternellement à être mutuellement l'un à l'autre, avec ce seul changement que leur union sera d'autant plus heureuse qu'elle sera plus forte, et d'autant plus forte qu'elle sera plus libre. Il faut donc entendre ces mots, «jusqu'à ce que,» comme saint Mathieu, lorsqu'il dit que Joseph ne connut point Marie, «jusqu'à ce qu'elle eût enfanté son premier né.» Car il ne la connut pas non plus après. Ou comme dans ce verset d'un psaume: «Nos yeux sont tournés vers le Seigneur notre Dieu, jusqu'à ce qu'il ait compassion de nous (Ps 113,2).» Car nous ne les détournerons pas de lui, lorsqu'il commencera à avoir compassion de nous. Ou bien encore comme dans cette parole du Seigneur aux apôtres: «Voici que je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles (Mt 28,20).» Car il ne cessera pas d'être avec eux après la fin du monde. Voilà donc comment il faut entendre ces mots, «jusqu'à ce que,» si vous les rapportez à ces paroles: «Mon bien-aimé est à moi, et moi, à lui.» Mais si vous aimez mieux les rapporter à ces autres: «Il paît parmi les lis,» il faudra les prendre dans un autre sens. Et alors il sera bien plus difficile de montrer comment l'Époux cesse de paître, lorsque le jour commence à souffler. Car si ce jour est celui de la résurrection, pourquoi ne se plaît-il pas davantage à paître parmi les lis en un temps où il y en a une grande abondance Y Voilà pour ce qui regarde les rapports des textes.

2. Considérez maintenant avec moi que si, après la fin du monde,

a Guerry loue saint Bernard à l'occasion de ce passage, comme la remarque en a été faits dans la préface de ce tome n. II.

l'Époux est dans un royaume qui brille de toutes parts, d'une infinité de beaux lis, et qu'il y jouisse de délices incomparables, on ne pourra pas dire néanmoins qu'il s'y repaisse comme il avait coutume de le faire auparavant. Car où y aura-t-il des pécheurs que Jésus-Christ puisse s'incorporer après les avoir mangés, pour ainsi dire, comme avec les dents d'une discipline austère, je veux dire avec les dents des afflictions de la chair, et de la contrition du coeur? Le Verbe Époux n'exigera plus cette nourriture des actions de l'obéissance lorsque l'unique action sera d'être dans le repos, et lorsqu'on ne s'occupera qu'à contempler et à aimer. Il est vrai que la nourriture de ce Fils unique, est de faire la volonté de son Père, mais c'est ici, non dans le ciel, car comment la ferait-il, puisqu'elle est faite, et qu'il est constant qu'elle sera parfaite alors? C'est en ce moment que les saints connaîtront clairement quelle est la volonté de Dieu, cette volonté sainte, juste et parfaite. Que reste-t-il à faire lorsque tout est parfait? Il ne reste plus qu'à jouir, non à faire quoique ce soit, à éprouver, non pas à travailler, à vivre de cette divine volonté, non pas à s'exercer à l'accomplir. N'est-ce pas elle que nous avons appris du Seigneur à demander avec instance qu'elle s'accomplisse dans le ciel et sur la terre (Mt 6,14), afin que lorsque nous serons dans le ciel nous n'ayons plus qu'à en recueillir le fruit? Le Verbe Époux n'aura pas besoin de la nourriture des bonnes oeuvres, parce qu'il faut que toute oeuvre cesse lorsque nous serons tous abondamment remplis de la sagesse. Car ceux qui agissent moins l'acquièrent, selon la parole du sage même (Si 38,25).

3. Mais voyons maintenant si ce que nous disons peut subsister avec le sens que nous avons donné, ainsi que quelques-uns l'ont fait, à ces paroles: «Se repaître parmi les lis;» c'est-à-dire se réjouir de la blancheur des vertus. Car nous n'avons point omis cette interprétation. Dirons-nous qu'alors il n'y aura point de vertus ou que l'Époux n'y prendra point plaisir. Ces deux pensées sont également extravagantes? Mais considérez s'il ne s'en réjouira point d'une autre manière, et si, au lieu qu'elles lui servent ici de nourriture, elles ne lui serviront point de breuvage. Durant cette vie, et dans ce corps mortel, il n'y a point de vertu si purifiée, et pour ainsi dire si clarifiée, qu'elle puisse servir de breuvage à l'Époux. Mais celui qui veut que tous les hommes soient sauvés, ferme les yeux sur beaucoup de choses, et ceux qu'il ne peut faire prendre comme breuvage, il a soin d'en tirer quelque chose d'agréable au goût, et de les préparer avec art et avec peine, pour s'en servir comme d'une nourriture. Il arrivera un jour que la vertu sera pure et claire, en sorte que, au lieu d'être pressée sous la dent et fatiguée par celui qui la mange, ou plutôt au lieu de le fatiguer, elle lui servira de boisson agréable, parce qu'elle ne sera plus une nourriture, mais un breuvage. C'est ce que le Seigneur nous promet dans l'Évangile, lors qu'il dit: «Je ne boirai point de ce fruit de la vigne, jusqu'à ce que je le boive nouveau avec vous dans le royaume de mon Père (Mt 26,29).» Il ne fait aucune mention de nourriture. Nous lisons aussi dans le Prophète qu'il «est comme un homme robuste, à qui le vin donne de nouvelles forces (Ps 78,65). Il n'est point non plus parlé en cet endroit de nourriture. L'Épouse instruite de ce mystère, ayant trouvé et publié que son bien-aimé paît parmi les lis, établit donc un terme jusqu'où il daigne avoir cette bonté, ou plutôt elle reconnaît et déclare le terme déjà fixé en disant, «jusqu'à ce que le jour paraisse, et que les ombres s'abaissent.» Car elle sait bien qu'après cela il doit plutôt s'abreuver que se nourrir de vertus. C'est d'ailleurs parfaitement en rapport avec ce qui a lieu d'ordinaire, car on boit après qu'on a mangé; celui donc qui mange ici-bas, boira dans le ciel, et avec d'autant plus de plaisir qu'il le fera avec plus d'assurance, parce qu'alors il avalera aisément les choses que maintenant il coupe avec peine comme par morceaux, pour les avaler plus facilement.

4. voyons maintenant quel est ce jour, et quelles sont ces ombres dont parle l'Épouse, comment l'un souffle ou paraît, et les autres s'abaissent. Cette expression, «jusqu'à ce que le jour souffle» est remarquable, et même tout-à-fait particulière à ce lieu, parce que c'est le vent qui souffle, non le temps. L'homme respire l'air, les autres animaux le respirent aussi, et c'est cette- respiration continuelle qui les fait vivre. Et qu'est-ce que l'air, sinon du vent? Le Saint-Esprit souffle aussi, et c'est de là qu'il tire son nom. Comment donc le jour souffle-t-il, puisqu'il n'est ni vent ni esprit animal? Et encore l'Écriture ne dit pas, qu'il souffle, mais, ce qui emporte quelque chose de plus, «qu'il aspire.» Il n'est pas moins extraordinaire qu'elle dise, «que les ombres s'abaissent,» puisque lorsque cette lumière visible et corporelle ose lève, les ombres ne s'abaissent pas, mais se dissipent tout-à-fait. Il Saut donc chercher l'explication de ces choses hors du corps. Et si nous pouvons trouver un jour et des ombres spirituelles, peut-être alors entendrons-nous plus aisément ce que c'est que «l'aspiration» de l'un et «l'abaissement» des autres. Si on croit que c'est d'un jour corporel que le Prophète a dit: «un jour dans votre maison vaut mieux que mille ailleurs (Ps 84,2),» je ne sais ce qu'on ne devra point entendre d'une manière corporelle. Il y a aussi un jour qui se prend -en mauvaise part et que les prophètes ont maudit (Jb 3,3). Mais Dieu nous garde de croire que ce soit un de ceux que nous voyons des yeux du corps. C'est donc un jour spirituel.

5. Qui doute aussi que l'ombre qui environna Marie, lorsqu'elle conçut, ne soit spirituelle; ainsi que celle dont parle le Prophète quand il dit «Le Seigneur Christ est un esprit présent devant nous; nous vivrons sous son ombre, parmi les nations (Lm 4,20)?» Je crois néanmoins qu'ici, les ombres désignent les puissances ennemies quine sont pas seulement des ombres et des ténèbres, mais que l'Apôtre appelle même «les princes des ténèbres d'ici-bas (Ep 6,12).» Elles désignent aussi, ceux d'entre nous qui leur sont attachés, et qui sont enfants de la nuit, non pas du jour ou de la lumière. Car lorsque le jour paraîtra, ces ombres ne seront pas entièrement anéanties; au lieu qu'à la présence du soleil sensible, les ombres corporelles ne disparaissent pas seulement, mais sont absolument détruites. Elles ne seront donc pas anéanties, mais elles seront plus misérables que si elles l'étaient. Elles subsisteront, mais abaissées et soumises: «il s'abaissera,» dit le Prophète en parlant sans doute du Prince des ténèbres, «et il tombera lorsque le règne des pauvres sera arrivé (Ps 9,40).» Sa nature ne sera donc pas anéantie, mais sa puissance lui sera ôtée; sa substance ne périra pas, mais le temps de la puissance des ténèbres passera. Ils sont précipités, afin qu'ils ne voient point la gloire de Dieu, et ils ne sont pas anéantis, afin qu'ils soient toujours brûlés. Les ombres ne seront elles pas abaissées, lorsqu'on fera descendre. les puissants de leurs trônes, et qu'ils deviendront le marchepied de Dieu? Ce qui doit arriver bientôt; car la dernière heure est venue. La nuit a précédé et le jour approche (Rm 13,12). Le jour aspirera et la nuit expirera. La nuit c'est le diable, la nuit c'est l'ange de Satan, quoiqu'il se transfigure en ange de lumière. La nuit c'est aussi l'Antéchrist, que le Seigneur tuera du souffle de sa bouche, et détruira par la lumière de son avènement. Le Seigneur ne sera-t-il pas un jour? Oui, c'est un jour qui éclaire, et qui souffle en même temps, qui chasse les ombres par le souffle de sa bouche, et détruit les fantômes par la lumière de son avènement. Ou si vous aimez mieux entendre plus simplement cet «abaissement» des ombres, en ce sens que abaissé signifie anéanti, je ne m'y oppose pas; nous disons que les figures et les énigmes de l'Écriture sont des ombres, ainsi que les discours des sophistes, et leurs arguments subtils et captieux, qui couvrent la lumière de la vérité. Car nous ne connaissons qu'en partie (1Co 13,9), et ne devinons aussi qu'en partie. Mais lorsque le jour paraîtra, les ombres seront anéanties, parce que la plénitude de la lumière occupant tout, il ne pourra plus rester de ténèbres. «Car lorsque ce qui est parfait sera venu, ce qui est imparfait sera détruit (1Co 13,40).

6. Cela pourrait suffire si l'Écriture disait que le jour «souffle» non pas qu'il aspire. Mais je crois qu'il est nécessaire d'ajouter encore ici quelque chose, pour expliquer la raison de cette petite addition, et de la différence qu'elle produit. Car, pour vous parler en toute vérité, je suis persuadé qu'il n'y a rien d'inutile dans le texte précieux et sacré de l'Écriture, et que la moindre particule a sou sens particulier. Or, nous avons coutume de nous servir de ce mot, lorsque nous désirons passionnément quelque chose. Comme, par exemple, lorsque nous disons, un tel «aspire» à cet honneur, ou à cette dignité. Cette parole donc marque une merveilleuse abondance de l'Esprit-Saint, qui doit se manifester, lorsque non-seulement nos âmes mais nos corps même deviendront spirituels à leur manière, et que ceux qui en seront trouvés dignes seront enivrés de l'affluence des biens de la maison de Dieu, et abreuvés d'un torrent de délices.

7. Ou autrement encore. Le jour sanctifié a déjà éclairé les anges, on leur soufflant, comme un vent impétueux, les secrets ineffables de l'éternelle divinité. Car le Prophète dit que l'impétuosité du fleuve réjouit la cité de Dieu (Ps 55,5); mais la cité à laquelle il dit «Tous ceux qui demeureront en vous seront comblés de joie (Ps 87,7).» Mais lorsque ce jour aura soufflé pour nous qui habitons la terre, il ne sera pas seulement un jour «soufflant» mais un jour «aspirant,» parce qu'il nous recevra comme en ouvrant son sein. Ou bien. afin de reprendre les choses d'un peu plus haut, et de les traiter avec plus d'étendue, après que le Créateur eut formé l'homme du limon de la terre, l'histoire véridique rapporte qu'il «souffla sur sa face un souffle de vie (Gn 2,7).» C'est pourquoi ce jour-là fut pour lui un jour «inspirant.» Mais une nuit maligne et envieuse se mêla artificieusement dans ce jour, en se revêtant d'une fausse lumière; car en promettant à l'homme une lumière de science bien plus brillante que la sienne, par ce conseil pernicieux, elle remplit nos premiers parents de soudaines ténèbres, et d'une obscurité profonde et affreuse. Malheur! malheur! ils ne connurent pas le piège qu'on leur tendait, ils marchèrent dans les ténèbres sans le savoir, et prirent les ténèbres pour la lumière, et la lumière pour les ténèbres. Car la femme mangea du fruit que lui avait donné le serpent, et que Dieu lui avait défendu de manger, elle en donna à son mari, et un nouveau jour commença à luie pour eux. Car aussitôt leurs yeux furent ouverts (Gn 3,7), et ce jour fut pour eux un jour conspirant qui détruisit le jour inspirant, et le remplaça par le jour expirant. En effet, la malice du serpent, les caresses de la femme, et la faiblesse de l'homme, conspirèrent ensemble contre le Seigneur et contre son Christ. Aussi le Seigneur et son Christ se disaient-ils l'un à l'autre: «Voilà Adam qui est devenu comme l'un de nous (Gn 3,22),» parce qu'il avait acquiescé aux cajoleries des pécheurs, par une lâcheté qui leur faisait injure à tous deux.

8. Nous naissons tous dans ce jour. Nous portons en effet imprimé sur nous, le caractère de cette ancienne «conspiration,» car Eve vit encore dans notre chair, et le serpent s'efforce sans cesse par le moyen de la concupiscence que nous avons héritée d'elle, de nous faire consentir à la rébellion. C'est pourquoi, comme je l'ai dit, des saints de la loi ancienne ont maudit ce jour, et souhaité que la durée en fût abrégée, et qu'il fût bientôt changé en ténèbres, parce que c'est un jour de contention et de contradiction, où la chair ne cesse de s'élever contre l'esprit, et où la loi des membres est dans une continuelle révolte contre la loi de l'esprit. C'est pourquoi il est devenu un «jour expirant.» Car quel est l'homme qui vivra et ne verra point la mort. Qu'on dise, si l'on veut, que c'est un effet de la colère de Dieu, pour moi, je croirai toujours que c'est un effet de sa miséricorde, afin que les élus, pour qui il fait toutes choses, ne soient point si longtemps tourmentés par cite contradiction malheureuse. Car ils abhorrent et souffrent avec grand peine cette captivité honteuse et cette misérable contradiction.

9. Hâtons-nous donc de «respirer» de cette «conspiration» ancienne et criminelle, parce que les jours de l'homme sont courts. Que le jour «respirant» nous reçoive et nous éclaire, avant qu'une nuit pleine d'horreur nous enveloppe dans les ténèbres extérieures d'une obscurité éternelle. Demandez-nous en quoi consiste cette «réparation»? C'est en ce que l'esprit commence à son tour à concevoir des désirs contraires à la chair. Mortifier les oeuvres de la chair, par l'esprit, c'est «respirer.» La crucifier avec ses accès et ses concupiscences, c'est «respirer». «Je châtie mon corps, dit l'Apôtre, et le réduis en servitude, de peur que lorsque j'aurai prêché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé (1Co 9,17).» C'est là le cri d'un homme qui respirait, ou plutôt qui avait déjà respiré. «Allez-vous-en, et faites de même (Lc 10,97),» afin de faire connaître que vous avez aussi respiré, afin que le jour «inspirant» nous éclaire de nouveau. La nuit de la mort ne prévaudra point sur ce jour renaissant, il luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point enveloppé. Cette lumière de vie ne se perdra pas même avec la vie, et celui qui mourra de la sorte pourra dire avec raison: «La nuit même est devenue, pour moi, un jour très-agréable.» Et comment ne verrait-il point plus clair, lorsqu'il sera dégagé des nuages, ou plutôt de la corruption du corps? Il sera délivré, n'en doutez pas, des liens du corps, libre parmi les morts, et clairvoyant parmi les aveugles. Car, comme autrefois, pendant que personne ne voyait clair dans l'Égypte, seul, le peuple d'Israël voyait au milieu des ténèbres, suivant ce que dit l'Écriture, «qu'il faisait jour partout où était le peuple d'Israël (Ex 10,23),» de même les justes brilleront d'une vive lueur parmi les enfants des ténèbres, et, dans une terre couverte de l'ombre de la mort, ils verront d'autant plus clair qu'ils seront dégagés des ombres du corps. Car, pour ceux qui n'auront point respiré parce qu'ils n'ont point cherché la lumière du jour inspirant, et que le Soleil de justice ne s'est point levé sur eux, ils passeront de ces ténèbres en d'autres ténèbres encore plus épaisses, en sorte que ceux qui sont couverts de ténèbres le seront davantage, et que ceux qui voient verront encore mieux.

10. Ou peut fort bien appliquer, ce me semble, à ce propos, cette parole du Sauveur: «Que, à celui qui a quelque chose, on donnera des biens en abondance; et que à celui qui n'a rien, on ôtera même ce qu'il semble avoir (Lc 19,26).» Oui, car à la mort, il sera donné une nouvelle lumière, à ceux qui voyaient déjà, et à ceux qui ne voient point, on ôtera même le peu qu'ils semblent avoir. Car, à proportion que ceux-ci voient. moins, ceux-là voient davantage, jusqu'à ce que les uns entrent dans une nuit «soupirante» et les autres dans le jour «aspirant», qui sont les deux extrêmes; un extrême aveuglement, et une suprême clarté. Alors il n'y aura plus rien à ôter à ceux qui seront absolument dénués de tout, ni à ajouter à ceux qui seront pleins de tout, si ce n'est que ces derniers espèrent recevoir encore quelque chose au delà de la plénitude, selon la promesse que le Sauveur leur a faite en disant: «On mettra dans votre sein une mesure bonne, pleine, entassée, et qui regorgera par dessus (Lc 6,78).» Ce qui regorge ne vous semble-t-il pas plus que ce qui est plein? Cette plénitude surabondante ne vous surprendra pas quand vous verrez qu'il est dit: «Dans l'éternité, et au delà (Ex 20,18).» Ce sera donc là le comble du jour «aspirant». Il ajoute, dis-je encore, quelque chose à la plénitude «inspirée, à l'abondance du jour inspirant», il augmente infiniment l'éclat de la gloire, et la fait rejaillir sur le corps même. Car c'est pour cela qu'il est appelé le jour aspirant , parce qu'il ajoute à «l'inspirant». Ce que le Saint-Esprit a marqué par cette préposition à «aspirant», parce que ceux que ce premier jour éclaire au dedans, celui-ci les orne au dehors, et les revêt d'une robe de gloire.

11. Je crois que cela suffit pour rendre raison de ce mot «aspirant». Et si, voulez-vous que je vous le dise, le jour «aspirant» c'est le Sauveur que nous attendons, qui réformera notre corps vil et bas, en le rendant conforme à son corps glorieux (Ph 3,21). Il est aussi le jour «inspirant», parce qu'il nous fait respirer premièrement, dans la lumière qu'il «inspire», afin que nous soyons aussi en lui un jour «inspirant», en tant que notre âme intérieure se renouvelle de jour en jour, et dans l'esprit, en se rendant semblable à l'image de celui qui l'a créée, et devient ainsi jour de jour, et lumière de lumière. Il y a donc deux jours en nous, le jour «inspirant», qui est la vie du corps, et le jour «respirant», qui est la sanctification de la grâce, et il en reste un troisième, le jour «aspirant», qui nous éclairera par la gloire de la résurrection; il est manifeste que le grand mystère de bouté qui s'est accompli dans le chef, s'accomplira aussi dans les membres, selon ce témoignage du Prophète: «Il nous vivifiera après deux jours, il nous ressuscitera le troisième jour; nous vivrons en sa présence; nous serons intelligents, et nous le suivrons, afin de connaître le Seigneur (Os 6,3).» C'est lui que les anges désirent contempler, l'époux de l'Église, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu est élevé et béni par dessus tout dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.


Bernard sur Cant. 71