Bernard sur Cant. 75

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SERMON LXXV. Il faut chercher l'Époux dans le temps, de la manière et dans le lieu qu'il convient;

c'est maintenant le temps favorable pendant lequel chacun de nous peut trouver le Seigneur pour soi et opérer son salut.

1. «J'ai cherché toutes les nuits, dans mon petit lit, celui qu'aime mon âme. (Ct 3,1).» L'Époux n'est point revenu à la voix et selon les désirs de celle qui l'a appelé. Pourquoi? Afin que son désir augmente, pour éprouver son affection, et enflammer davantage son amour. Ce n'est donc qu'un effet de la dissimulation de l'Époux, non de son indignation. Mais puisqu'il n'a pas voulu venir quand on l'a appelé, il ne reste plus qu'à le chercher, pour voir si on pourra le trouver, puisque le Seigneur dit que «quiconque cherche, trouve (Mt 7,8).» Or, voici les paroles dont elle s'est servie, pour le rappeler: «Revenez, soyez semblable, mon bien-aimé, à la chèvre et au faon de biche». L'Époux n'étant point revenu à cette voix, pour les raisons que nous avons dites, l'Épouse, qui l'aime passionnément, se sent embrassée d'un plus violent désir encore, et s'applique à le chercher avec une ardeur extraordinaire. D'abord, elle cherche dans son petit lit, mais ne l'y trouvant point, elle se lève, fait le tour de la ville, va et vient, dans les places publiques, dans les carrefours, et son époux ne se présente point à elle et ne parait point. Elle interroge tous ceux qu'elle rencontre, et elle n'en apprend rien de certain. Elle ne le cherche pas dans une seule rue, ou pendant une seule nuit, puisqu'elle dit: Je l'ai cherché durant toutes les nuits. Quel désir, quelle ardeur font qu'elle se lève la nuit, qu'elle n'a point de honte de paraître en ce temps, qu'elle court toute la ville, interroge hardiment tous ceux qu'elle rencontre, et ne peut être détournée de le chercher par aucune raison, ni empêchée par aucune difficulté, ni retenue par l'amour du repos et du sommeil, par la pudeur d'une épouse, par les craintes et les frayeurs de la nuit? Et cependant, nonobstant cela, ses désirs ne sont point encore accomplis à cette heure. Pourquoi? Que veut dire un refus si long et si opiniâtre, qui nourrit les ennuis, fomente les soupçons, allume l'impatience, irrite l'amour, et cause le désespoir? Certes, si c'est encore une dissimulation de l'Époux, cette dissimulation est bien pénible.

2. Je veux qu'elle ait été utile et salutaire, lorsque l'Épouse ne faisait encore que l'appeler ou le rappeler. Mais, maintenant qu'elle le cherche de cette manière; à quoi bon dissimuler plus longtemps? S'il s'agit ici d'époux charnel, et d'amours déshonnêtes, comme il semble que la lettre y porte à première vue, et si de semblables choses arrivent parmi eux, je ne m'en mets pas en peine, c'est leur affaire.. Mais s'il faut que je réponde et que je satisfasse, selon mon peu de capacité, aux âmes qui cherchent Dieu; je dois tirer de l'Écriture sainte, qui est leur nourriture, quelque chose de nourrissant et de spirituel, afin que les pauvres mangent, et soient rassasiés, et que leurs coeurs trouvent la vie. Or, quelle est la vie des coeurs, sinon mon Seigneur Jésus-Christ, dont an grand Apôtre, qui vivait de lui, disait: «Lorsque Jésus-Christ, votre vie, paraîtra, alors vous paraîtrez aussi dans sa gloire (Col 3,4).» Qu'il vienne donc lui-même, au milieu de nous, afin qu'on puisse dire aussi de nous avec vérité: «Celui que vous ne connaissez pas est assis au milieu de vous (Jn 1,26).» Quoique je ne voie pas comment l'Époux, qui est esprit, peut n'être pas connu (les personnes spirituelles, je dis de celles qui ont fait tant de progrès dans la vie des esprits, qu'elles peuvent dira avec un Prophète: «Le Seigneur Jésus-Christ est un esprit présent devant nous (Lm 7,20),» et avec l'Apôtre: «Connaître Jésus-Christ selon la chair, ce n'est pas le connaître (2Co 5,16).» N'est-ce pas lui que l'Épouse cherchait? Il est maintenant un époux aimant et aimable. Oui, dis-je, il est vraiment époux comme sa chair est vraiment viande, et sou sang vraiment breuvage; tout ce qui est de lui étant vrai comme lui, qui est la vérité même.

3. Mais d'où vient que cet époux ne se trouve point quand on le cherche, surtout quand on le cherche avec tant d'ardeur et de vigilance, tantôt dans le lit, tantôt, dans la ville, ou même dans les places publiques et dans les rues? N'a-t-il pas dit lui-même: «Cherchez et vous trouverez. Et, celui qui cherche trouve (Mt 7)?» Le prophète Jérémie a dit de même en s'adressant à lui . «Que vous êtes bon, Seigneur, l'âme qui vous cherche (Lm 3,25).» Et le prophète Isaïe: «Cherchez le Seigneur, pendant qu'on le peut trouver (Is 55,6).» Comment donc les Ecritures seront-elles accomplies? Car celle qui cherche l'Époux ici n'est pas de celles à qui lui-même a dit: «Vous me chercherez et ne me trouverez point (Jn 7,34).» Ecoutez trois raisons qui se présentent à moi, pour lesquelles ceux qui le cherchent ordinairement ne le trouvent pas: cela arrive, ou parce qu'ils ne le cherchent pas dans le temps qu'il faut, ou parce qu'ils ne, le cherchent pas comme il faut, ou parce qu'ils ne le cherchent pas où il faut. En effet, si tout temps est propre pour le chercher, pourquoi le Prophète dit-il «Cherchez le Seigneur, pendant qu'on peut le trouver (Is 55,7)?» Il faut donc qu'il y ait un temps où on ne puisse pas le trouver. Et c'est pourquoi il a dit encore: «Invoquez-le pendant qu'il est proche;» c'est parce qu'il arrivera un temps où il ne le sera pas. Et cependant qui ne le cherchera point alors? «Tout le monde, dit-il, pliera le genou devant moi (Is 45,24).» Et néanmoins les impies ne le trouveront point, parce que les anges vengeurs les empêcheront de le trouver, et les chasseront de peur qu'ils ne voient, la gloire de Dieu. Les vierges folles crieront aussi, mais en vain (Mt 25,10), et il ne sortira point vers elles, parce que la porte sera fermée. Qu'elles prennent donc pour elles ce que dit le Sauveur: «Vous me chercherez et ne me trouverez point (Jn 7,34).»

4. Mais maintenant c'est le temps favorable, c'est le temps du salut (2Co 6,2); c'est le temps de chercher et d'invoquer l'Époux, puisque souvent, même avant qu'on l'appelle, on sent qu'il est présent. Car écoutez ce qu'il promet: «Avant, dit-il, que vous m'invoquiez, je dirai: nie voici présent (Is 65,24).» Le psalmiste n'a pas ignoré non plus que c'est maintenant le temps propre et favorable, puisqu'il a dit: «Le Seigneur a exaucé. les désirs des pauvres; votre oreille, mon Dieu, a entendu les cris de leur coeur (Ps 9,17).» Si nous cherchons Dieu par les bonnes oeuvres, il faut que nous fassions du bien à tout le monde, pendant que nous eu avons le temps (Ga 6,10), d'autant plus que le Seigneur a dit que la nuit vient où personne ne pourra plus rien faire (Jn 9,4). Pensez-vous trouver dans les siècles à venir un autre temps pour chercher Dieu, et pour faire de bonnes oeuvres, que celui que Dieu même vous a donné pour cela, et dans lequel il se souviendra de vous? Ce temps est le jour du salut, parce que c'est le temps où celui qui est notre Dieu et notre roi avant tous les siècles, a opéré le salut au milieu de la terre (Ps 74,12).

5. Après cela, attendez au milieu des enfers, (a) le salut qui s'est déjà opéré au milieu de la terre. Quel est ce pardon chimérique que vous espérez au milieu des feux éternels, lorsque le temps de faire grâce sera passé? Vous ne pourrez plus offrir de victime pour vos péchés, lorsque vous serez mort dans vos péchés. Le lits de Dieu ne sera point crucifié de nouveau. Il est mort une fois, et il ne mourra plus (Rm 6,9). Le sang qui a été répand;i sur la terre ne descendrai point dans les enfers. Tous les pécheurs de la terre en ont bu. Les démons n'en pourront réclamer leur part pour éteindre les flammes qui les dévorent, et les hommes qui seront les compagnons de leur misère ne le pourront pas non plus. L'âme, non le sang de Jésus-Christ, est descendue une fois en ce lieu; et c'est là le partage de ceux qui étaient dans cette prison, c'est la seule visite qu'ils reçurent de lui, de sou âme; pendant que son corps inanimé était sur la terre, son sang a arrosé la terre, l'a trempée et enivrée; son sang a rétabli la paix entre la terre et le ciel; ruais l'enfer n'a point eu de part à cette réconciliation. L'âme du Sauveur, comme je l'ai dit, y est descendue seulement une fois, et y a opéré la rédemption en partie, afin qu'il ne fût pas un moment sans faire des oeuvres de charité (b), mais il n'y retournera plus. C'est donc

a Saint Bernard semble avoir ici Origène en vue, ou du moins une erreur qui lui est attribuée, de même que nous l'avons vu s'élever contre d'autres erreurs de cet écrivain ecclésiastique dans le trente-quatrième de ses sermons divers, et dans le cinquante-quatrième sermon sur le Cantique, n. 3. On peut consulter encore sur ce sujet Ambroise Autpert, livre X. sur l'Apocalypse, à ce verset «rien de souillé n'y entrera, où il réfute la même erreur que saint Bernard.

a Telle osa la version donnée par la plupart des manuscrits et des premières éditions des oeuvres de saint Bernard. C'est à peine si quelques-uns ont lu «piété» au lieu de «charité.» Morstius a lu au pluriel, «afin que les oeuvres de charité ne manquassent jamais.» Mais dans cet endroit la pensée de saint Bernard n'était pas, comme Horatius l'a cru, ainsi qu'on le voit par ses notes, que plusieurs damnés avaient été délivrés de l'enfer par les mérites de Jésus-Christ, mass seulement que les saints de l'ancien testament avaient été tirés des limbes que notre saint docteur place «dans l'enfer même,» comme, on le voit par son premier sermon pour le jour de Pâques, n. 5, ou il l'appelle «la prison d'enfer;» et dans son quatrième sermon pour le jour de la Toussaint, n. 1, où, en voulant expliquer ce qu'on entend par le sein d'Abraham, il dit qu'avant la venue du Christ, l'entrée du ciel n'était ouverte à aucun «juste,» et que Dieu leur avait assigné «dans l'enfer même un lieu de repos et de rafraîchissement,» tel pourtant qu'il y avait un grand chaos entre eux et les âmes des damnés. Car. dit-il, bien que ces deux sortes d'âmes fussent dans les ténèbres, elles n'étaient pas également dans la peine. En descendant dans ce lieu, le Sauveur en brisa la porte d'airain, en rompit les gonds de fer, et après en avoir fait sortir tous ceux qui étaient dans ce séjour comme dans une prison, etc. Ce passage explique à merveille la pensée de notre Saint, dans le passage qui nous occupe en se moment.

maintenant le temps favorable et propre pour le chercher, le temps où. celui qui le cherche le trouve, si néanmoins il cherche où, et comme il faut le chercher. Car une des choses qui peuvent empêcher que ceux qui cherchent l'Époux ne le trouvent, c'est lorsqu'ils ne le cherchent pas dans le temps convenable. Mais elle n'empêche pas l'Épouse, parce qu'elle ne l'invoque et ne le cherche jamais que dans le temps qu'il faut. Elle ne le cherche pas non plus avec tiédeur et avec négligence, ou par manière d'acquit, mais elle le cherche avec un coeur ardent et un zèle infatigable, comme il convient qu'elle le fasse.

6. Il ne reste que la troisième, qui est lorsqu'on le cherche où il ne faut pas le chercher. «J'ai cherché dans mon petit lit, dit-elle, celui qu'aime mon âme (Ct 3,1).» Peut-être ne devrait-elle pas le chercher dans son petit lit, lui pour qui la terre entière est trop petite, mais dans son lit. Néanmoins ce petit lit ne me déplaît pas, parce que je sais que l'Époux s'est fait petit enfant. Car un petit enfant nous est né (Is 9,6), dit le Prophète, c'est à Sien à se réjouir de ce que le saint d'Israël parait dans son enceinte avec toute sa gloire et sa grandeur (Is 12,6). Mais le même Seigneur, qui est grand dans Sion, est petit parmi nous, il est infirme, il est faible, et a besoin de se coucher, et de se coucher dans un petit lit. Ce petit lit n'est-ce pas son tombeau? Ce petit lit n'est-ce pas sa crèche? N'est-ce pas le sein de la Vierge? Car le sein adorable de son Père n'est pas un petit lit, mais un lit très grand, dont il parle quand il dit à son Fils: «Je vous ai engendré dans mon sein avant l'étoile du jour (Ps 110,3)» Quoique, après tout, ce serait peut-être une pensée plus digne de sa majesté de dire, que le sein du Père n'est pas un lit, puisqu'il y est, non comme infirme dans son lit, mais comme sur son trône. Car dans le Père, il gouverne toutes choses avec le Père. Enfin la foi ne nous enseigne pas qu'il est couché, mais qu'il est assis à la droite de son Père, et lui-même dit que le ciel est son trône (Is 66,1), non son lit, afin de nous apprendre que parmi les siens, c'est-à-dire parmi les bienheureux, il n'a pas les soulagements de l'infirmité humaine, mais des marques de la puissance.

7. C'est donc avec beaucoup de raison que l'Épouse, en parlant du petit lit, dit qu'il est à elle, parce qu'il est clair que tout ce qu'il y a d'infirme en Dieu ne lui est pas propre et naturel, mais rient de nous. Il a pris de nous ce qu'il a souffert pour nous, sa naissance, son allaitement, sa mort et sa sépulture. La mortalité de sa naissance vient de moi, l'infirmité de son enfance vient de moi, les douleurs de son crucifiement viennent, de moi, le sommeil de sa mort vient de moi. Toutes ces choses sont passées, et maintenant tout est nouveau. «J'ai cherché dans mon petit lit, durant toutes les nuits, celui qu'aime mon âme.» Quoi! vous cherchez dans ce qui est à vous celui qui s'est retiré dans ce qui lui appartient? N'avez-vous point vu le fils de l'homme monter là où il était auparavant? Il a échangé le tombeau et l'étable contre le ciel, et vous le cherchez encore dans votre petit lit? Il est ressuscité, il n'est pas ici. Pourquoi cherchez-vous dans ce petit lit celui qui est plein de force, dans ce petit lit celui qui est infiniment grand et élevé, dans l'étable celui qui est environné de gloire? Il est entré dans les puissances du Seigneur; il s'est revêtu de force et de beauté, et celui qui a été couché sous une pierre est assis maintenant sur les Chérubins. Il n'est plus couché mais assis, et vous lui préparez des soulagements comme s'il était couché. Or, il est assis pour juger, ou bien il est debout pour nous aider, pour dire toute la vérité.

8. Pour qui donc veillez-vous, ô saintes femmes, pour qui achetez-vous des parfums, pour qui préparez-vous des huiles de senteurs? Si vous saviez combien grand et combien libre entre les morts est ce mort que vous allez pour embaumer, vous lui demanderiez plutôt qu'il répandît ses parfums sur vous. N'est-ce pas lui que son Dieu a sacré d'une huile de joie, d'une manière plus excellente que tous ceux qui participent à sa gloire (Ps 45,8)? Vous seriez bien heureuses, si, en retournant, vous pouviez vous glorifier et dire: «Nous avons aussi reçu quelque chose de la plénitude (Jn 1,16).» C'est, en effet, ce qui est arrivé. Car ces femmes qui étaient venues pour l'embaumer, s'en retournèrent embaumées elles-mêmes. Et comment n'auraient-elles point été embaumées par l'agréable nouvelle d'une résurrection si odoriférante? Que les pieds de ceux qui annoncent la paix, de ceux qui annoncent de bonnes nouvelles, sont beaux! Envoyées par l'ange, elles font les fonctions de prédicateurs, et devenues apôtres des apôtres mêmes, en se hâtant d'annoncer dès le matin la miséricorde du Seigneur, elles disent: «Nous courons dans l'odeur de vos parfums.» Depuis ce temps-là, c'est donc en vain qu'on cherche l'Époux dans son petit lit, parce que l'Église ne le couvait, plus maintenant selon la chair, c'est-à-dire selon la faiblesse de la chair. Il est vrai que saint Pierre et saint Jean l'ont cherché depuis dans le sépulcre, mais aussi ne l'y ont-ils pas trouvé; et chacun d'eux pouvait dire alors avec raison: «J'ai cherché dans mon petit lit celui qu'aime mon âme, je l'ai cherché et je ne l'ai pas trouvé.» Car la chair du fils de Dieu, cette chair qu'il n'avait pas tirée du Père, avant d'aller au Père, s'est dépouillée de toute faiblesse par la gloire de la résurrection; elle s'est ceinte de puissance et de majesté; elle s'est revêtue de lumière, comme d'un riche vêtement, et s'est ornée de la gloire et de la magnificence dont il était convenable qu'elle se parât pour se présenter devant le Père.

9. Or, c'est à bon droit que l'Épouse ne dit pas: «celui que j'aime, mais, celui qu'aime mon âme,» parce que l'amour spirituel appartient véritablement et proprement à l'âme, comme, par exemple, l'amour de Dieu, d'un ange, ou une âme semblable à elle. Tel est encore l'amour de la justice, de la vérité, de la piété, de la sagesse, et des autres vertus. Car lorsque l'âme aime, ou plutôt désire quelque chose selon la chair, comme la nourriture, les habits, la puissance, et les autres choses corporelles et terrestres, cet amour appartient plutôt à la chair qu'à l'âme. Je fais cette réflexion pour expliquer ce que l'Épouse dit d'une façon moins ordinaire, mais non moins propre, que son âme aime l'Époux, en faisant voir par là que l'Époux est esprit et qu'elle l'aime d'un amour non pas charnel, mais spirituel. Et c'est encore fort à propos qu'elle dit qu'elle l'a cherché durant toutes les nuits. Car, si, selon l'Apôtre, «ceux qui dorment, dorment la nuit, et ceux qui sont ivres, le sont la nuit (1Th 5,7),» on peut dire aussi, comme je crois, que ceux qui ignorent la vérité, l'ignorent la nuit, et pourtant que ceux qui la cherchent, la cherchent la nuit. Car qui cherche ce qui parait à découvert? Or, le jour découvre ce que la nuit couvrait, et l'on trouve le jour ce qu'on cherchait la nuit. Il est donc nuit pour l'âme tant qu'elle cherche l'Époux, parce que s'il était jour, elle le verrait aisément et ne le chercherait pas. En voilà assez sur ce sujet, à moins qu'on ne dise que ce nombre de nuits signifie encore quelque chose. Car l'Épouse ne dit pas qu'elle l'a cherché durant la nuit, mais durant les nuits.

10. Il me semble, si vous n'avez rien de mieux à proposer, qu'on en peut donner cette raison. Ce monde-ci a ses nuits, et elles sont nombreuses. Que dis-je? non-seulement il a des nuits, mais il n'est presque qu'une nuit, et il est toujours plongé dans les ténèbres. La nuit, c'est la perfidie des Juifs;la nuit, c'est l'ignorance des païens, c'est l'erreur opiniâtre des hérétiques; la nuit, enfin, c'est la conduite charnelle et animale des catholiques. N'est-ce pas une nuit lorsqu'on ne goûte point les choses de l'esprit de Dieu? De même, autant il y a de sectes hérétiques ou schismatiques, autant il y a de nuits. C'est en vain que dans ces nuits vous cherchez le Soleil de justice, et la lumière de la vérité qui est l'Époux, il n'y a aucune alliance entre la lumière et les ténèbres. Mais dira-t-on peut-être, l'Épouse n'est pas assez insensée, ni assez aveugle, pour chercher la lumière dans les ténèbres et son bien-aimé parmi ceux qui ne le connaissent et ne l'aiment point. Comme si l'Épouse disait qu'elle le cherche, non pas qu'elle l'a cherché. Elle ne dit pas, je cherche: mais, «j'ai cherché durant toutes les nuits celui qu'aime mon âme.» Et le sens de ces paroles est que, lorsqu'elle était petite, elle n'avait que des sentiments et des pensées proportionnées à la faiblesse de son âge, et elle cherchait la vérité où elle n'est pas, errant de toutes parts pour la trouver, et. ne la trouvant point, selon ce qui est dit dans un psaume: «J'ai erré comme une brebis perdue (Ps 119,176).» Aussi dit-elle qu'elle était alors dans son petit lit, c'est-à-dire fort peu avancée en âge et faible d'intelligence.

11. Mais si on accepte ce sens, il faut expliquer ces paroles: «Dans mon petit lit, en sous entendant le mot couchée ou étant; et traduire ainsi: «j'ai cherché dans mon petit lit, celui qu'aime mon âme.» Je ne l'ai pas cherché dans mon petit lit, mais c'est étant dans mon petit lit que je l'ai cherché. C'est-à-dire . lorsque j'étais encore faible et infirme, incapable de suivre l'Époux partout où il allait, de le suivre dans les chemins rudes et escarpés où il montait, j'ai rencontré plusieurs personnes qui, connaissant mon désir, me disaient: «le Christ est ici, le Christ est là (Mc 13,21),» et il n'était ni là, ni ici. Néanmoins je ne suis pas fâchée de les avoir rencontrées. Car plus je rue suis approchée d'elles, et plus , je les ai examinées de près, plus j'ai reconnu avec certitude que la vérité n'était point. parmi elles. Car je l'ai cherchée et ne l'ait point trouvée, et j'ai expérimenté que ce qu'elles appelaient jour, était une véritable nuit.

12. Alors j'ai dit en moi-même: «Il faut que je me lève et que je fasse le tour de la ville; il faut que je cherche par les rues et par les places publiques celui qu'aime mon âme (Ct 3,2).» Voyez-vous maintenant qu'elle était couchée, puisqu'elle dit qu'elle se relèvera? et, certes elle avait, bien raison de le dire,car comment ne se lèverait-elle point après avoir appris la résurrection de son bien-aimé? Mais, ô bienheureuse Épouse, si vous êtes ressuscitée avec Jésus-Christ, il faut que vous goûtiez les choses du ciel, et que vous ne cherchiez pas Jésus-Christ ici-bas, mais là-haut, où il est assis à la droite du Père (Col 3,1).» Je ferai le tour de la ville.» Dites-nous pourquoi cela? Ce sont les impies qui marchent en tournant. Laissez cela aux Juifs. dont un de leurs prophètes a prédit «qu'ils enrageront de faim comme des chiens, et,qu'ils tourneront dans toute la ville (Ps 59,7).» Si vous entrez dans la ville, dit un autre prophète, vous les trouverez exténués de faim (Jr 14,18); ce qui, sans doute, n'arriverait pas si elle avait été bien pourvue du pain de vie. Il s'est levé des entrailles de la terre, mais il n'est point demeuré sur la terre. Il est monté ou il était avant de venir au monde. Car celui qui est descendu est celui-là même qui est monté, le pain vivant qui est descendu du ciel, l'Époux de l'Eglise, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu, et élevé par dessus tout, est béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. POUR LE LXXV, SERMON SUR LE Cantique n. 6.

296. Une fois son âme y alla etc. Ces paroles semblent indiquer qur saint Bernard a cru que le Christ, dans la descente aux enfers, en tira un damné. Saint Cyprien insinue la même pensée dans son sermon sur l'Ascension du Seigneur, où il s'exprime ainsi: «Dieu ne cédera pas davantage à Ici pitié (pour ceux qui sont une fois damnés dans l'enfer), et il ne prêtera plus l'oreille, à leur repentir. Leur confession arrivera trop tard, et une fois la porte des cieux fermée, c'est, en vain que ceux qui en auront été exclus, parce qu'ils n'avaient point d'huile dans leur lampe, crieront pour qu'on la leur ouvre, le Christ ne descendra plus vers eux. Non, ceux qui seront scellés dans les ténèbres, ne reverront plus Dieu; la sentence qui les aura frappés sera sans retour, et leur jugement immuable, etc.» Saint Grégoire de Nazianze, semble incliner vers la même opinion dans son discours XLII, et saint Clément d'Alexandrie l'embrasse ouvertement dans ses Stromates, livre VI.

Il faut savoir pourtant, que, s'il est certain et de foi, que les peines des damnés sont éternelles, selon que les théologiens l'établissent tout au long, dans la quatrième sentence, distinction quarante-quatrième, il n'est pas également de foi que Dieu ne dispense jamais de cette loi. Les Pères cités plus haut ne parlent donc point de la loi générale, mais de l'exception; et même ils ne parlent de cette dernière que par hypothèse, non point d'une manière absolue et dans ce sens que, si un jour il s'est trouvé un damné tiré de l'enfer, c'est qu'il a dù en être ainsi, au moment où Jésus-Christ est descendu aux enfers. Or, cette opinion semble être assez conforme à la raison, et n'empêche point qu'il ne soit certain que personne n'a jamais été tiré de l'enfer, attendu qu'il n'a jamais fallu que personne en sortit. Toutefois, nous n'entreprenons point ici de justifier saint Clément de l'accusation de Marcionisme. Quant à l'âme de l'empereur Trajan, délivrée de l'enfer à la prière de saint Grégoire le Grand, les auteurs ne sont point d'accord sur ce qu'il faut penser de ce fait. Les uns regardent cette histoire. comme un conte; les autres cherchent à l'expliquer à leur manière. Voir sur ce point, Baronius, tome 8, année 604; Bellarmin, (de Purgal. lib. 2, cap. 8; Suarez, tome 2, in 3, part. disp. 43, sect. 3) et Mendon. (In lib. I, reg. I, cap. 2,21,6.) (Note de Horstius).


FIN DES NOTES ET DU QUATRIÈME VOLUME.




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SERMON LXXVI.

Clarté de l'Époux; c'est dans celle clarté qu'il est assis égal à son père; et à la droite de sa gloire. Les bons pasteurs doivent être attentifs, vigilants et discrets, en faisant paître les brebis qui leur sont confiées.

1. «Je chercherai par les rues et par les places publiques celui qu'aime mon âme (Ct 3,2).» Elle n'a encore que les sentiments d'une petite enfant. Je pense qu'elle a cru qu'aussitôt qu'il est sorti du tombeau, il s'est produit en public pour instruire les peuples selon la coutume, pour guérir les malades, pour manifester sa gloire dans Israël, afin de voir s'il le recevraient ressuscité, après avoir promis de le recevoir s'il descendait de lacroix. Mais il avait achevé l'oeuvre que son Père lui avait ordonné de faire, ce qu'elle aurait dû comprendre au moins à cette parole qu'il dit avec tant de force lorsqu'il fut près d'expirer: «Tout est consommé (Jn 19,10).» Il n'avait plus besoin de se montrer de nouveau parmi le peuple, puisque peut-être il n'eût pas cru davantage en lui. Et il se hâtait d'aller à son Père qui lui disait: «Asseyez-vous à ma droite, jusqu'à ce que j'aie réduit vos ennemis à être l'escabeau de vos pieds (Ps 106,1).» Car lorsqu'il sera élevé de la terre, il tirera toutes choses à lui avec plus de force et de puissance. Mais l'Epouse croit qu'il faut le chercher par les rues et les places publiques, parce qu'elle désire ardemment jouir de sa présence, et ne sait pas ce mystère; c'est pourquoi se voyant encore frustrée de son espérance, elle dit encore, «je l'ai cherché, et ne l'ai point trouvé (Ct 3,2),» afin que ce qu'il a dit soit accompli: «Je vais à mon Père et vous ne me verrez plus (Jn 13,16).»

2. Mais peut-être dit-elle: Comment donc croiront-ils en celui qu'ils n'ont point vu? Comme si la foi venait de la vue, non pas de l'ouïe. Quelle merveille y a-t-il à croire ce qu'on voit, et quelle louange mérite-t-on d'ajouter foi à ses yeux? Mais lorsque nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons avec patience, et cette patience est un mérite. Bienheureux sont ceux qui n'ont point vu, et n'ont point laissé de croire (Jn 20,29). C'est donc afin qu'elle ne perde point le mérite de la foi, et pour donner lien à la vertu, qu'il se soustrait à ses yeux; d'ailleurs il est temps qu'il se retire chez lui. Si vous me demandez où il se retire, je vous dirai c'est à la droite du Père. Car il ne croit pas faire un larcin en se rendant égal à Dieu (Ph 2,6). Que la place du Fils unique soit donc un lieu inaccessible à toutes sortes d'outrages. Qu'il s'asseye, non au dessous, mais à côté du Père, afin que tous glorifient le Fils comme le Père. C'est en cela que paraîtra l'égalité de sa puissance et de sa majesté s'il n'est ni inférieur ni postérieur au Père. Mais l'Epouse ne considère aucune de ces choses. Enivrée d'amour, elle court ça et là, et cherche des yeux celui qui n'est plus visible aux yeux, mais à la foi. Car elle ne croit pas que Jésus-Christ doive entrer dans sa gloire, si auparavant la gloire de la résurrection n'est rendue publique, l'impiété confondue, si les fidèles ne se réjouissent, les disciples ne se glorifient, les peuples ne se convertissent, et enfin si tout le monde ne le glorifie, après que sa présence et sa résurrection auront convaincu tous les hommes de la vérité de ses prédictions. Vousvous trompez, ô, Epouse, ces choses doivent arriver, en effet, mais en leur temps.

3. Mais maintenant, voyez s'il n'est pas plus digne de la majesté de Dieu , et plus conforme à sa justice, de ne pas donner le saint aux chiens, et les perles aux pourceaux; d'ôter l'impie, comme dit l'Écriture, de peur qu'il ne voie la gloire de Dieu (Is 26,10), de ne pas priver la foi de son mérite, parce qu'elle est plus éprouvée lorsqu'on croit ce qu'on ne voit point, de réserver en elle, pour ceux qui en sont dignes, ce qui est caché à ceux qui sont indignes, afin que ceux qui sont souillés de crimes le soient encore plus, et que ceux qui sont justes deviennent encore plus justes, s'ils ne s'endorment d'ennui. Que les cieux, et les cieux des cieux, sèchent de déplaisir, et soient confondus dans leur attente, plutôt que le Père tout-puissant soit frustré plus longtemps du désir de son coeur, plutôt que le Fils unique diffère davantage d'entrer dans sa gloire, ce qui serait souverainement indigne. Qu'est-ce que toute la gloire des mortels, quelque grande qu'elle puisse être, pour être capable de le retenir tant soit peu et l'empêcher d'aller jouir de celle que son Père leur prépare de toute éternité? Ajoutez à cela, qu'il n'est pas raisonnable que la demande du Fils tarde plus longtemps à être exaucée: «Mon Père, glorifiez votre Fils (Jn 17,1).» Ce qu'il ne demande pas, à ce que je crois, comme suppliant, mais comme sachant ce qui doit arriver. Il demande librement ce qu'il est en son pouvoir de recevoir. Cette demande du Fils, n'est donc pas un effet de nécessité, mais de dispensation, parce qu'il donne avec le Père tout ce qu'il a reçu du Père.

4. Il faut aujourd'hui remarquer que, non-seulement le Père glorifie le Fils, mais que le Fils aussi glorifie de Père, afin due personne ne dise que le Fils est moindre que le Père, parce qu'il reçoit la gloire de son Père puisque lui-même glorifie son Père. Car il dit lui-même: «Mon Père glorifiez voire Fils, afin que votre Fils vous glorifie (Jn 17,1).» Mais peut-être croirez-vous que le Fils est moindre que le Père, parce qu'il semble que, n'ayant point de gloire de lui-même, il en reçoive du Père, pour la lui rendre ensuite. Écoutez, il n'en est pas ainsi: «Glorifiez-moi, dit-il, de la gloire que j'ai eue en vous, avant que le monde fùt créé.» Si donc la gloire du Fils n'est pas postérieure à celle du Père, puisqu'il la possède de toute éternité, il est visible que le Père et le Fils le glorifient également. Cela étant, où est la primauté du Père? Évidemment, il y a égalité là où il y a co-éternité; mais une égalité si grande que la gloire de tous deux n'est qu'une même gloire, comme ils ne sont tous deux qu'une même chose; c'est pourquoi lorsqu'il dit encore: «Mon Père, glorifiez notre nom (Jn 12,28)», il me semble qu'il ne demande autre chose, sinon qu'il le glorifie lui-même, parce que c'est en lui, et par lui, que le nom du Père est glorifié. Aussi le Père lui répondit-il «Je l'ai glorifié et le glorifierai encore de nouveau (Jn 17).» Réponse qui ne fut pas une petite glorification du Fils. Mais il fut glorifié d'une manière bien plus grande et plus auguste au fleuve du Jourdain, par lé témoignage de saint Jean, par la colombe qui apparut sur lui, et par cette voix qu'on entendit: «Voici mon Fils (Mt 3,14).» De même sur le mont Thabord, devant les trois disciples, il fut glorifié d'une façon très magnifique, tant par la même voix qu'on entendit encore du ciel, que par cette merveilleuse et excellente transfiguration de son corps, et même pour l'attestation de deux prophètes, que les apôtres virent s'entretenir avec lui.

5. Ce qui reste donc, c'est que, selon la promesse du Père, il soit encore glorifié une fois, et ce sera le comble et la plénitude de sa gloire, à laquelle on ne pourra plus rien ajouter. Mais, où cette gloire lui sera-t-elle donnée. Ce ne sera pas, comme pensait l'Épouse, dans les places publiques, ou dans les rues d'une ville «Vos places, Jérusalem, sont paries d'or pi:r, et l'on chantera des chants de, joie par toutes vos rues (Tb 13,22).» Car, c'est dans ces places que le Fils a reçu du Père un gloire si grande, qu'on n'en pourra point trouver de pareille, même parmi les esprits célestes. Car à qui, parmi les anges, a-t-on dit: «Asseyez-vous à ma droite (He 1,13).» Non-seulement, il ne s'est point trouvé d'anges, mais il ne s'est pas même trouvé d'archanges, ni d'autres ordres encore plus élevés, qui aient été dignes de recevoir une gloire si excellente. Cette parole glorieuse n'a été adressée à aucun d'eux, et pas un n'en a éprouvé l'effet. Les Trônes, les Dominations, les Principautés, les Puissances, désirent bien sans doute: le contempler, mais n'oseraient se comparer à lui. C'est donc. à mon Seigneur seulement que le Seigneur a dit et accordé de s'asseoir à la droite de sa gloire, comme lui étant égal en gloire, consubstantiel en essence, semblable par sa génération, pareil en majesté, en éternité. C'est là, oui, c'est là que celui qui le cherchera le trouvera, et ce sera sa gloire; non nue gloire comme celle des autres, mais une gloire digne du Fils unique du Père, (Jn 1,14).»

6. Que ferez-vous ô l'Épouse? Croyez-vous le pouvoir suivre jusque-là. Osez-vous, où pouvez-vous entrer dans un secret si saint, et dans un. sanctuaire si secret, pour contempler le Fils dans le Père, et la Père dans le Fils? Non certes. Vous ne pouvez pas aller maintenant où il est, niais, vous y viendrez un jour. Ne perdez pas courage, néanmoins, suivez-le, et que ses clartés et ses grandeurs inaccessibles ne vous détournent point de cette recherche, et ne vous fassent point. désespérer de le trouver. Si vous pouvez croire, tout est possible à celui qui croit (Mt 9,12). «Le Verbe, est proche de vous, il est dans votre bouche, il est dans votre coeur (Rm 10,8).» Croyez, et vous l'avez trouvé. Les fidèles savent que Jésus-Christ habite dans leurs coeurs par la foi. Qu'y a-t-il de plus proche? Cherchez donc avec confiance, cherchez avec zèle: «Le Seigneur est bon à l'âme qui le cherche (Lm 3,25).» Cherchez-le par. vos désirs, suivez-le par vos actions, trouvez,le par la foi. Qu'est-ce que la foi ne trouve point? Elle atteint tout ce qui est inaccessible, elle découvre ce qui est caché, elle comprend l'immensité, elle s'étend jusqu'aux choses les plus reculées, et enfin, elle enferme comme dans son sein l'éternité même. Je dirai hardiment: je ne comprends pas la trinité bienheureuse et éternelle, mais la croyant, je la comprends, en quelque sorte, par la foi.

7. Mais on dira: Comment croira-t-elle, si on ne l'instruit? Car la foi entre en nous par l'ouïe (Rm 10,17). Dieu y pourvoira. Et voici déjà des personnes qui se présentent, pour informer ce te nouvelle Épouse qui doit être unie à l'Époux céleste des choses qu'elle doit savoir, pour lui enseigner ce qui regarde la foi, ce qui concerne la piété et la religion. Car, écoutez ce qu'elle ajoute: «Les sentinelles qui gardent la ville m'ont trouvée (Ct 3,3).» Qui sont ces sentinelles? Ce sont ceux que le Sauveur, dans l'Évangile, appelle bien heureux, s'il les trouve vigilants lorsqu'il viendra (Lc 12,37).» Combien sont bonnes les sentinelles qui veillent, lorsque nous dormons, comme devant rendre compte de nos âmes. Quelle n'est pas la bonté de ces gardiens, dont l'esprit veille toujours, et qui, passant la nuit en oraison, reconnaissent adroitement les embûches des ennemis, préviennent leurs mauvais desseins, découvrent leurs filets, éludent leurs artifices, éventent leurs stratagèmes. Ce sont les amateurs de leurs frères et du peuple fidèle, ceux qui prient beaucoup pour le peuple et pour toute la sainte cité. Ce sont ceux qui, prenant, grand soin des troupeaux que le Seigneur leur a confiés, offrent dès le matin, des sacrifices au Seigneur, qui les a créés, et le prient en la présence du Très-Haut. Ils veillent et ils prient , sachant combien ils sont peu capables d'eux-mêmes de garder la cité, et, comme dit le Prophète, «que c'est en vain qu'on garde une ville, si Dieu ne la garde lui-même (Ps 107,1).»

8. En effet, puisque le Seigneur commande de veiller et de prier, de peur qu'on n'entre en tentation, il est visible que sans ce double exercice, et cette double application de gardiens fidèles, la ville ne peut pas être en sûreté, non plus que l'Épouse et les brebis. Demandez-vous quelle différence il y a entre les brebis, l'Épouse, et la cité? Ce n'est qu'une même chose. C'est une. cité parce que c'est l'assemblée des fidèles, une Épouse à cause de l'amour, des brebis il cause de la douceur. Voulez-vous que je vous fasse voir que l'Épouse est la même chose que la cité: «J'ai vu, est-il dit, la cité sainte, la nouvelle Jérusalem descendant du ciel, que Dieu avait parée comme une épouse ornée pour son époux (Ap 11,2).» Vous reconnaîtrez qu'il en est de même des brebis, si vous vous souvenez combien le Sauveur recommanda l'amour au premier pasteur, je veux dire à saint Pierre, lorsqu'il lui confia ses brebis pour la première fois. Ce que ce maître si sage n'aurait pas fait avec tant de soin, s'il n'est senti qu'il était époux, comme sa conscience lui en rendait témoignage au fond de son cour. Écoutez ceci, amis de l'époux, si toutefois vous êtes ses amis. Mais j'ai trop peu dit en vous appelant simplement amis. Il faut que ceux qu'il daigne honorer du privilège d'une si grande familiarité soient ses amis au superlatif. Ce n'est pas en vain que, confiant le soin de ses brebis à saint Pierre, il lui dit trois fois: «M'aimez-vous (Jn 21,15)?» Et je crois qu'il lui a voulu dire en substance: si votre conscience ne vous rend témoignage que vous m'aimez, et que vous m'aimez beaucoup, parfaitement, c'est-à-dire plus que vos propres intérêts, plus que vos parents, et plus que vous-même, afin d'accomplir le nombre de cette triple répétition, ne vous chargez point de ce soin, et n'entreprenez point de gouverner mes brebis pour lesquelles j'ai répandu lotit mon sang. Parole terrible et capable d'émouvoir les cours les plus endurcis de ceux qui exercent, une domination tyrannique.

9. C'est pourquoi qui que vous soyez, qui avez été appelé à ce ministère, veillez exactement sur vous-même et sur le précieux dépôt qui vous a été confié. C'est une ville, veillez pour la garder et la maintenir en paix. C'est une épouse, ayez soin de l'orner; ce sont des brebis, prenez garde à les bien nourrir. Et peut-être n'est-ce pas s'écarter du sens que de rapporter ces trois choses à cette triple interrogation que Jésus Christ lit à saint Pierre. Pour bien garder la ville, il faut la défendre de trois maux, de la violence des tyrans, des ruses des hérétiques, et des tentations des démons. L'ornement de l'Epouse doit consister dans les bonnes oeuvres, dans les bonnes moeurs, et dans une conduite prudente et légitime. La nourriture des brebis doit se puiser ordinairement dans les pâturages excellents de l'Ecriture sainte, comme dans l'héritage dru Seigneur, mais il y faut apporter quelque discernement. Car il y des commandements qui sont imposés aux. esprits durs et charnels, par une loi de vie qui est inviolable. Il y a des dispenses qui sont données par miséricorde aux personnes infirmes et faibles. Et il y a des conseils forts et solides, qui sont proposés par une, sagesse profonde à ceux qui sont sains et exercés à discerner le bien d'avec le mal. Car à ceux qui sont dans l'enfance on ne donne comme à des enfants que le, lait des exhortations, non des viandes solides. Il faut ajouter à cela que les, bons et fidèles pasteurs ne cessent point d'engraisser leur troupeau par des exemples salutaires et agréables, et plutôt par les leurs que par ceux des autres. Car s'ils le font plutôt, par, ceux d'autrui , que par les leurs propres, cela tourne à leur confusion, et il s'en faut tien que le troupeau profite autant. Par exemple, si moi, qui à votre égard semble tenir la place de pasteur, je vous parle de la douceur de Moïse, de la patience de Job, de la miséricorde de Samuel, de la sainteté de David, et d'autres exemples semblables de vertus, et que je sois sévère et impatient, sans miséricorde et sans piété, vous goûterez moins sans doute ce que je vous dirai, et m'écouterez avec moins d'ardeur. Or, j'appréhende bien que cela ne soit ainsi à mon égard. Alois je laisse à la divine bonté à suppléer ce qui vous manque de notre part et à corriger ce qui est défectueux en nous. Le bon pasteur aura soin, aussi d'avoir en lui ce sel dont il est parlé dans l'Evangile (Mc 9,49), sachant qu'un discours assaisonné de ce sel est, ainsi agréable que salutaire. Voilà ce que j'avais à dire touchant le garde de la cité, l'ornement de l'Epouse et la nourriture des brebis.

10. Je veux néanmoins encore expliquer cela plus en détail pour ceux qui briguant les honneurs avec une avidité excessive, s'engagent témérairement à porter des fardeaux qui sont au-delà de leurs propres forces, et s'exposent à de très-grands périls, afin qu'ils sachent pourquoi ils y sont entrés, selon cette parole de l'Écriture: «Mon âme, pourquoi êtes-vous venue ici.» Car pour garder seulement la cité comme il faut, il faut un homme fort, spirituel, et fidèle. Fort, pour repousser les insultes de l'ennemi, spirituel, pour découvrir ses embûches, et fidèle, pour ne pas chercher ses propres intérêts. D'ailleurs, pour régler et corriger les moeurs, ce qui regarde l'ornement de l'Épouse, il n'y a personne qui ne voie qu'une ceinture exacte de la discipline y est absolument nécessaire? C'est pourquoi quiconque est engagé dans ce ministère doit être enflammé de ce zèle dont était embrasé cet homme si jaloux de la gloire de l'Épouse du Seigneur, lorsqu'il disait: «J'ai pour vous une sainte jalousie. Car je vous ai fiancés à Jésus-Christ, afin que vous vous conserviez purs pour lui seul (1Co 11,2).» De plus, comment. un pasteur ignorant pourrait-il conduire les troupeaux. du Seigneur dans les pâturages des Ecritures divines? Mais quand il serait savant, s'il n'est homme de bien, n'y a-t-il pas sujet de craindre qu'il ne nourrisse pas tant son troupeau par l'abondance de sa doctrine, qu'il ne lui nuise par la stérilité de ses vertus? Sans la science donc et la bonne vie, c'est témérairement qu'on s'ingère dans cet emploi. Mais je suis obligé de finir, quoique néanmoins je n'aie pas achevé tout ce que j'ai à dire sur ce sujet. Nous sommes appelés à une autre matière (a) à laquelle il est indigne que celle-ci cède le pas. Je me trouve pressé de tous côtés, et je ne sais lequel des deux je dois souffrir plus impatiemment, ou d'être, arraché de celle-ci, ou d'être contraint d'entrer en celle-là, à moins de dire que ces deux maux ensemble sont bien plus fâcheux que l'un d'eux en particulier. O servitude, ô nécessité! Je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je hais. Remarquez néanmoins, s'il vous plaît, où nous en sommes restés, afin que dès qu'il nous sera libre de reprendre ce discours,nous commencions par là au nom de l'époux de l'Église, Jésus-Christ Notre Seigneur, qui étant Dieu, est élevé au dessus de tout, et béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

a Ces paroles indiquent que ce sermon a été interrompu par une nécessité quelconque et que saint Bernard a dû le terminer là à un signal donné, soit parce que l'heure de la table commune était sonnée, soit pour toute autre occupation à laquelle il trouvait indigne de subordonner le développement de son sujet. L'affaire importante était plutôt ce qui fait le sujet du sermon suivent, si en en juge par les paroles par lesquelles il commence.


Bernard sur Cant. 75