Bernard, Lettres 3

LETTRE III. AUX CHANOINES RÉGULIERS D'HORRICOURT.


L'an 1120.

Leurs louanges inspirent à saint Bernard plus de crainte que de satisfaction; ils ne doivent apporter aucun obstacle à la profession religieuse de quelques chanoines réguliers de Saint-Augustin qu'il a reçus à Clairvaux.

Au prieur des serviteurs de Dieu, les clercs d'Horricourt (a) et à ses disciples, la petite troupe des moines de Clairvaux et leur très-humble serviteur, le frère Bernard, salut et conseil de marcher selon resprit de Dieu et de tout voir d'un oeil spirituel.


a Nous avons rétabli ainsi le titre de cette lettre, d'après le manuscrit de Corbie. Mais on ne sait pas quels sont ces chanoines réguliers.


La lettre où vous nous adressez des exhortations si salutaires et si précieuses nous fournit une preuve convaincante de votre savoir, que nous admirons, et un. éclatant témoignage de votre charité, dont nous vous remercions. Mais pour ce qui est des louanges que, dans votre bienveillance, vous nous adressez, je crois que vous élevez beaucoup trop haut ce que vous ne connaissez pas assez par expérience; il est vrai qu'en agissant ainsi vous nous donnez une belle occasion de nous humilier, si nous savons en profiter. Mais en même temps vous inspirez à notre humilité, qui est bien loin d'être ce qu'elle devrait, de grandes et sérieuses appréhensions.

En effet, quel homme parmi nous, s'il tient compte de ses imperfections, peut, sans une crainte très-vive et sans un certain danger, s'entendre faire des compliments si grands et si peu fondés? C'est un égal péril pour nous de nous en tenir à de semblables jugements, que nous les portions nous-mêmes ou que d'autres les portent de nous. «Il n'y a que le Seigneur qui soit notre juge (1Co 4,4).» Quant aux frères sur le salut desquels nous voyons que votre charité a conçu quelque crainte, soyez sans inquiétude: c'est par le conseil et de l'avis de plusieurs personnes de mérite, et principalement du très-illustre Guillaume (a) évêque de Châlons, qu'ils sont venus nous trouver, nous priant, avec les plus vives instances, de les recevoir parmi nous, ce que nous avons fait.

En quittant la règle de Saint-Augustin pour se soumettre, avec la grâce de Dieu, à celle de Saint-Benoît, ils n'ont cédé qu'au désir d'embrasser un genre de vie plus austère, bien loin de vouloir abandonner la règle de celui qui est notre maître à tous dans le ciel et sur la terre, non-seulement ils n'ont pas l'intention de violer les voeux qu'ils ont faits chez vous, ou mieux, les voeux de leur baptême; mais plutôt ils veulent les accomplir tous avec plus de perfection encore, s'il est possible; voilà dans quelles dispositions nous les avons reçus; nous étions loin de penser, en les accueillant, que nous pouvions vous blesser, ou vous causer quelque peine en les retenant; toutefois, après l'année de noviciat qu'exige la règle, s'ils renoncent à leur entreprise et désirent retourner vers vous, croyez que nous ne les retiendrons pas malgré eux. Au reste, mes très-saints frères, vous auriez tort de vouloir vous opposer, par d'imprudents et inutiles anathèmes, à l'esprit; de liberté qui agit en eux; est-ce que, par malheur, ce qu'à Dieu ne plaise! vous seriez plus soucieux de vas intérêts que de ceux de Jésus-Christ?



a C'est Guillaume de Champeaux, qui mourut en 1121, un ami de saint Bernard, plusieurs fois cité avec éloge dans la Vie de ce dernier. Il avait renoncé à l'enseignement avant d'être évêque, pour se retirer dans un monastère de Saint-Victor, près de Paris. Childebert, alors évêque du Mans, le félicite «avoir pris ce parti, dans une lettre qu'on a imprimée sans titre et qu'on retrouve dans le manuscrit de saint Taurin d'Evreux, avec cette inscription A Guillaume de Champeaux. On lit dans la Chronique de Morigny que lorsque le cardinal légat Conon vint en 1120 à ce monastère, qui était situé près d'Etampes, a il avait avec lui pour l'aider, le grand Guillaume de Champeaux, qui avait autrefois tenu d'illustres écoles de théologie; II brillait alors entre tous les évêques de France par son zèle pour la gloire de Dieu et sa science des saintes Ecritures. a Ce passage montre l'erreur de ceux qui le font mourir en 1119, Hugues Métellus, dans sa quatrième lettre au pape Innocent, au sujet d'Abélard qui avait été le disciple et plus tard le rival de Guillaume, s'exprime ainsi: «A la mort d'Anselme, évêque de Laon, et de Guillaume, évêque de Châlons-sur-Marne, le flambeau de la parole de Dieu s'éclipsa sur la terre.» Voyez les autres notes.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE III.



7. Aux chanoines réguliers d'Horricourt. On croit que, c'est un endroit situé dans le, diocèse de Chalons-sur-Marne, peut-être Horricour ou Audicour, où il y avait encore du temps de Mobillon, un prieuré, sur la Marne, près de, Saint-Didier.

8. Guillaume, évêque de Châlons. Voici comment s'exprime à son sujet un auteur anonyme cité par Duchesne dans ses notes sur Abélard «A la même époque, Guillaume de Champeaux, qui avait été archidiacre de Paris, homme aussi versé dans la piété que dans les lettres, prit l'habit de chanoine régulier avec quelques-uns de ses disciples, et fonda près de Paris, dans un endroit où s'élevait déjà une chapelle en l'honneur de saint Victor, martyr, un couvent de clercs,» que Louis le Gros dota magnifiquement plus tard. «Il fut fait évêque de Châlons-sur-Marne - en 1113, d après la chronique d'Alberic, - et ce fut le vénérable Guildin, un de ses disciples, qui fut le premier abbé du monastère qu'il avait fondé.» C'est ce même Guillaume qui bénit saint Bernard élu abbé de Clairvaux, comme il est dit au chapitre sept du premier livre de sa Vie, et il l'eut en telle estime que, notre Saint étant tombé malade, il voulut le soigner lui-même, comme, il est dit dans l'histoire de sa vie. Il lit une sainte mort, non pas en 1119, ainsi que le prétendent ceux qui placent son sacre en 1112, mais en 1121, comme le dit encore Albéric, d'accord en cela avec les anciens monuments de l'Église de Châlons et les actes des évêques de cette ville rapportés par Charles Rapin.

Robert de Hoveden en parle en ces termes dans la première partie de ses Annales à l'année 1121: «Guillaume de Champeaux, évêque de Châlons-sur-Marne, prit l'habit religieux - comme c'était la coutume de ces temps-là - huit jours avant sa mort, qui arriva le 17 janvier.» Mais il n'est pas d'accord en ce point avec le Nécrologe de Corbie, où on lit d'après Jean Picard: «Le 24 janvier, anniversaire de la mort de Guillaume, évêque de Châlons-sur-Marne, chanoine de notre ordre.» Il fut enterré à Clairvaux, selon Rapin, dans une petite chapelle qu'il y avait fait élever. Au reste, cette lettre ayant été écrite de son vivant, on doit la placer vers la fin de l'année 1121. Plusieurs de ses ouvrages théologiques sont cités avec honneur dans le Pancrysis, manuscrit de Chéminon, et dans l'Épitomé de morale de Clairvaux. (Note de Mabillon.)


LETTRE IV. A ARNOLD, ABBÉ DE MORIMOND (a).


a Morimond est la troisième fille de Citeaux. Fondée en 1115, au diocèse de Langres, cette abbaye eut pour premier abbé un certain Arnold, issu d'une des plus nobles familles de Cologne. Ce religieux, ne pouvant supporter les vexations de ses voisins, comme nous le voyons dans la cent quarante et unième lettre de saint Bernard, prit le parti de quitter son couvent sans consulter l'abbé Etienne, de Cîteaux, et emmena avec lui, en s'en allant, plusieurs religieux, parmi lesquels s'en trouvait un nommé Adam, à qui la lettre suivante est adressée.


Vers l'an 1127

Saint Bernard engage l'abbé Arnold qui avait abandonné son couvent à venir en reprendre la conduite, et lui remet sous les yeux le scandale qu'il cause à ses frères et les périls auxquels il expose son troupeau.

A l'abbé dom Arnold, le frère Bernard de Clairvaux, salut et esprit de componction et de prudence.



1. Avant tout, je vous dirai que le général de Cîteaux n'était pas encore de retour de Flandre où il se rendait en passant par ici peu de temps avant que votre messager arrivât ici; voilà pourquoi il n'a pas encore reçu la lettre que vous me chargiez de lui remettre, ni appris la grande résolution que vous avez osé prendre. Laissez-moi vous dire, en attendant, qu'à mes yeux c'est un bonheur pour lui de l'ignorer le plus longtemps possible. Quant à vous, vous nous jetez le désespoir dans l'âme en nous détournant de vous écrire et en déclarant inutiles les efforts que nous serions tentés de faire pour vous engager à revenir, attendu, dites-vous, que votre parti est irrévocablement pris. Si je n'écoutais que le langage de la raison, peut-être suivrais-je votre conseil et ne vous écrirais-je point; mais la douleur que je ressens est telle que je ne puis me résoudre à garder le silence; bien plus, au lieu de vous écrire, je prendrais même le parti de vous aller trouver si je savais où vous rencontrer, afin d'essayer si mes paroles auraient plus de succès que mes lettres n'en peuvent obtenir.

Peut-être l'espérance dont je me flatte vous fait-elle sourire, tant vous êtes convaincu que rien ne pourra vous faire revenir sur votre résolution. Et vous vous sentez si bien résolu à persévérer dans la voie où vous vous êtes engagé, que vous croyez qu'il n'est raisons ni prières qui puissent vous fléchir. Mais moi j'ai confiance dans celui qui a dit: «Tout est possible à celui qui croit (Mc 9,22).» Et je n'hésite pas à m'appliquer ces paroles de l'Apôtre: «Je puis tout dans celui qui fait ma force (Ph 4,13).» Et, quoique je connaisse toute votre obstination et la dureté de votre coeur, je voudrais néanmoins, quoi qu'il en dût résulter pouvoir vous prendre en particulier et vous dire en face, soit que je dusse réussir ou non, tout ce que j'ai sur le coeur contre vous, et vous le dire non-seulement de la bouche et des lèvres,'mais encore de l'air et du regard. Ensuite, tombant à vos pieds, je les tiendrais embrassés, puis je me collerais à vos genoux, et me jetant ensuite à votre cou, je baiserais cette tête qui m'est si chère, et qui a porté plusieurs années avec moi le joug aimable du Seigneur, je l'arroserais de mes larmes; enfin je vous prierais et vous supplierais de toutes mes forces, au nom du Seigneur Jésus, de ne pas être l'ennemi de sa croix, par laquelle il a racheté ceux que vous perdez, autant qu'il dépend de vous, et rassemblé ceux que vous dispersez aujourd'hui. Car ne perdez-vous pas ceux que vous abandonnez et ne dispersez-vous pas ceux que vous emmenez avec vous? N'exposez-vous pas les uns et les autres à un péril égal quand il ne serait pas le même? Je vous prierais ensuite de nous épargner aussi nous-mêmes, nous vos amis que vous condamnez maintenant aux gémissements et aux larmes, quoi que nous n'ayons pas mérité ce triste sort. Oh! si j'avais pu aller jusqu'à vous, peut-être aurais-je touché par le langage du coeur celui que la voix de la raison laisse insensible, peut-être n'aurais-je point essayé en vain d'amollir par la tendresse d'un frère cette âme d'airain qui maintenant résiste à la crainte même du Christ. Mais, hélas! vous nous avez ravi par votre départ la possibilité de tenter même ce suprême effort.

2. O puissant appui de notre ordre! écoutez du moins avec patience, je vous en prie, les plaintes d'un ami absent qui ne peut se faire à la pensée que vous vous êtes éloigné, et qui compatit du fond de ses entrailles à vos propres souffrances et aux périls où vous vous êtes jeté. Oh! Laissez-moi vous le demander encore une fois, ne craignez-vous pas, grand et puissant soutien de notre ordre, d'entraîner bientôt, par votre chute, la ruine aussi certaine que complète de l'édifice tout entier? Vous me direz peut-être: Je ne suis pas tombé, je sais ce que je fais, et ma conscience ne me reproche rien: je veux bien et je m'en rapporte à votre témoignage pour ce qui vous concerne; mais en est-il de même pour nous qui gémissons sous le poids accablant du scandale que votre départ a causé parmi nous, et qui tremblons dans la crainte de plus grands malheurs encore? Si vous savez tout cela, pourquoi feignez-vous de l'ignorer? D'ailleurs, comment pouvez-vous croire que vous n'avez pas fait de chute quand vous avez entraîné la ruine de tant d'autres? Vous n'aviez pas été élevé en dignité pour songer à vous, mais pour veiller au salut des autres, et pour faire passer les intérêts de Jésus-Christ avant les vôtres. Comment donc pouvez-vous avoir la conscience tranquille quand, par votre départ, vous compromettez le salut du troupeau qui vous était confié? Qui le protégera désormais contre les attaques des loups; qui le soutiendra à présent au milieu des épreuves; qui prendra enfin des mesures pour le mettre à l'abri du tentateur et pour résister au lion rugissant qui ne cherche qu'à dévorer sa proie? Vos brebis sont exposées sans défense à la dent des bêtes féroces; les méchants écrasent le troupeau de Jésus-Christ comme on broie le pain sous la dent. Hélas! que vont devenir les jeunes plantes que le Christ a plantées de vos mains, de tous côtés, au sein d'horribles et vastes solitudes? qui viendra désormais remuer la terre à leurs pieds et y déposer de riches engrais? qui les entourera maintenant d'une haie vive pour les protéger et retranchera avec sollicitude les rejetons avides qui les épuisent? Ah! quand soufflera le vent de la tentation, ces plantes trop jeunes encore et trop faibles seront bientôt déracinées; je vous le demande encore, lorsque les ronces et les épines pousseront avec elles, qui viendra les en débarrasser? elles seront étouffées et ne produiront aucun fruit!

3. Voilà ce que vous avez fait; dites-moi donc où est le bien que vous avez produit; peut-il s'en trouver au milieu de tant de maux? Quelques dignes fruits de pénitence que vous vous flattiez de faire, ne seront-ils pas certainement étouffés partant d'épines? D'ailleurs, quand même «votre victime serait offerte selon les rites, ne péchez-vous pas encore, d'après l'Ecriture, si vous n'en faites pas le partage comme il est prescrit (Gn 4,70)?»

Or, je vous le demande, oserez-vous dire que vous avez fait les parts égales quand vous ne vous inquiétez que de vous et lorsque vous privez des conseils d'un père des enfants que vous laissez orphelins? Ils sont bien malheureux, et je les trouve d'autant plus à plaindre qu'ils se voient orphelins du vivant même de leur père. Et puis, laissez-moi vous le demander, songez-vous vous-même véritablement aux intérêts de votre âme lorsque, sans avoir pris conseil des abbés vos confrères, et sans vous être assuré de l'aveu de votre père général, vous avez pris sur vous la responsabilité d'un pareil dessein? Enfin, il est encore un point qui excite contre vous l'indignation de beaucoup de personnes, c'est que vous ayez entraîné avec vous de jeunes religieux faibles et délicats: si vous me répondez qu'ils sont forts et robustes, je vous dirai qu'il fallait les laisser à votre pauvre couvent qui en avait besoin; et si, en effet, ils sont faibles et délicats, pourquoi les exposez-vous aux fatigues d'un long et pénible voyage? D'ailleurs, nous ne pouvons croire qu'en les emmenant vous ayez eu la pensée de continuer de diriger leurs âmes, puisque nous savons que vous avez l'intention de déposer le fardeau de la charge pastorale pour ne plus vous occuper désormais que de votre salut. Au surplus, il serait bien étrange que sans y être appelé vous eussiez la présomption de reprendre ailleurs un fardeau que l'obéissance vous défendait de déposer là où vous en aviez été d'abord chargé.

Mais vous connaissez toutes ces choses et je ne veux pas inutilement vous en dire davantage; je finis donc, mais je vous promets en même temps que si jamais vous me donnez l'occasion de vous entretenir, je chercherai avec vous et de toutes mes forces le moyen pour vous de continuer licitement et en sûreté de conscience ce que vous avez commencé au mépris de la règle, et au péril de votre âme. Adieu.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE IV.



9. A Arnold. Il était originaire de Cologne, d'une. famille distinguée, proche parent de Frédéric, alors évêque de Cologne, et un jeune homme de grande espérance. Il fut fait premier abbé de Morimond par Etienne, abbé de Citeaux. Morimond avait été fondé en 1115 dans le diocèse de Langres. Après avoir, pendant l'espace de dix ans, gouverné son monastère, et en avoir élevé trois autres, Beauval dans le diocèse de Besançon, la Crête-Blanche dans le diocèse de Langres, et Aldevelt dans le diocèse de Cologne, il ne put supporter les vexations de certains laïques, ni l'insubordination de quelques-uns de ses religieux, comme on le voit par la cent quarante et unième, lettre de saint Bernard, adressée à Humbert. Il quitta son couvent en emmenant avec lui plusieurs religieux parmi lesquels s'en trouvaient quatre plus remarquables que les autres, savoir: Adam, Evrard, Henri et Conrad. Pendant que cela se passait ainsi, Etienne, abbé de Cîteaux, se trouvait retenu eu Flandre pour des affaires de son ordre. Manrique rapporte tous ces événement aux années 1125.

Cependant saint Bernard, de son tâté, fit:tout ce qu'il put pour déterminer les fugitifs à rentrer dans leur monastère; il écrivit séparément à ce sujet à Arnold et au moine Adam, puis à Brunon, personnage distingué de Cologne, qui succéda plus tard à Frédéric, pour le prier de faire tout son possible afin d'engager ces religieux à revenir. Toutes ces démarches furent inutiles, et Arnold mourut en Belgique en 1126, le 3 janvier. A cette nouvelle, saint Bernard, sur l'ordre d'un chapitre général, revint de nouveau à la charge auprès des fugitifs en écrivant au moine Adam, pour les menacer d'excommunication s'ils ne revenaient à de meilleurs sentiments. Cette fois ce ne fut pas peine perdue, car les historiens de Cîteaux pensent généralement que cet Adam est le même que celui qui fut premier abbé d'Eberbach au diocèse de Wurtzbourg, en Franconie, en 11127, et qui plus tard prêcha la croisade chez les Germains, comme le rapporte Othon de Freisingen dans les faits et gestes de Frédéric, livre I, chapitre XI.. Il mourut en odeur de sainteté. On peut consulter à son sujet, pour de plus amples détails, Manrique, tomes I et II de ses Annales, particulièrement aux années 1115,1125 et 1127.




LETTRE V. AU MOINE ADAM.


L'an 1123.

Saint Bernard l'engage à ne pas suivre l'abbé de Morimond et à ne pas se faire le compagnon de ses courses, ou plutôt de son vagabondage.



1. Vos sentiments d'humilité qui me sont bien connus et l'imminence du péril auquel vous vous exposez me font entrer sans autre préambule en matière avec vous, et vous adresser des reproches sans aucun ménagement. Insensé! qui donc vous a fasciné au point de vous faire sitôt renoncer aux salutaires résolutions dont nous étions l'un et l'autre également tombés d'accord, en présence de Dieu? Imprudent! songez donc dans quelles voies vous vous engagez, et rentrez de nouveau dans celles du Seigneur.

Avez-vous oublié que vous avez consacré les commencements de votre conversion à Marmoutiers (a), que vous vous êtes mis ensuite sous mon humble direction au couvent de Foigny, et qu'enfin vous avez fait profession définitive à Morimond? C'est là que d'un commun accord avec moi vous avez décidément renoncé à ces courses ou plutôt à ce vagabondage dont Arnold vous avait suggéré la pensée; vous compreniez bien qu'il ne vous était pas permis de le suivre s'il ne le lui était pas, à lui, de partir. Or, comment pouvez-vous prétendre qu'il était en règle en quittant Morimond? N'a-t-il pas laissé un lamentable et scandaleux exemple à ceux dont le salut lui était confié, et n'a-t-il pas quitté son poste sans attendre que celui qui l'y avait placé eût consenti à son départ?

a Pour le monastère de Marmoutiers, près de Tours, voir la lettre trois cent quatre-vingt-dix-septième, et pour celui de Foigny, diocèse de Laon, consulter la soixante et onzième lettre.


2. Mais, direz-vous, à quoi bon rappeler tous ces détails? A vous montrer votre inconstance, à vous faire sentir vos contradictions, à vous forcer de les reconnaître et de rougir de vos erreurs, à vous rappeler enfin ce mot de l'Apôtre: «Il ne faut pas vous fier à tout esprit (1Jn 4,1),» et cette parole de Salomon: «Ayez beaucoup d'amis, mais choisissez entre mille celui qui doit vous donner des conseils (Si 6,6).» L'exemple du précurseur de Jésus-Christ vous apprend non-seulement à ne pas porter de vêtements moelleux et délicats, mais encore à ne pas plier à tout souffle de doctrine, comme un roseau battu des vents (Mt 11,7): l'Evangile vous recommande de ne pas fonder votre maison sur un sable mouvant (Mt 7,26), et vous apprend, ainsi qu'aux disciples, à ne jamais séparer la prudence du serpent de la simplicité de la colombe (Mt 10,16). Je voudrais que ces leçons, et beaucoup d'autres encore puisées dans les saintes lettres, vous fissent comprendre tout le mal que vous a fait ce séducteur aux paroles plus douces que le miel; il n'a pu vous arrêter au début, dans la voie du bien, il s'est vengé en vous ôtant la persévérance, et sa méchanceté triomphe de vous ravir la seule vertu qui soit assurée de la couronne. Je vous en supplie par les entrailles de la miséricorde du Christ, ne quittez point votre couvent, ou du moins ne l'abandonnez pas avant de m'avoir assigné un rendez-vous où nous puissions conférer ensemble de vos projets, et considérer s'il est possible de trouver quelque remède aux maux que votre départ nous a déjà causés et dont il nous menace encore. Adieu.




LETTRE VI. A BRUNO DE COLOGNE (a).


a Il fut plus tard archevêque de Cologne; c'est à lui que sont adressées la huitième et la neuvième lettre.


L'an 1125.

Saint Bernard le prie de faire en sorte de ramener à leur monastère quelques moines vagabonds de l'abbaye de Morimond.

Au très-cher et très-illustre dom Bruno, le frère Bernard de Clairvaux, salut et tout ce que peut la prière d'un pécheur.

1. Depuis le jour ou nous avons eu le plaisir de faire à Reims la connaissance l'un de l'autre, je me suis toujours flatté d'avoir conservé quelque place dans votre coeur, et c'est dans cette pensée que je ante permets de vous écrire, non pas comme je le ferais à un étranger, mais avec une pleine ouverture et la plus entière confiance, pour vous dire ce que j'attends de vous.

Il y a quelque temps qu'Arnold, abbé de Morimond, a quitté sou couvent et scandalisé notre ordre tout entier par le mépris qu'il a fait de la règle, car il a mis à exécution un dessein de cette importance non-seulement sans consulter ses co-abbés, mais encore sans s'assurer du consentement et de la permission de son supérieur général, l'abbé de Liteaux, dont il dépend entièrement. S'il était constitué en dignité et s'il avait d'autres religieux sous ses ordres, il avait aussi un supérieur, mais il a secoué et rejeté, avec orgueil, le joug de son autorité, sans cesser de faire audacieusement peser le sien sur ceux qui lui étaient soumis; car, après avoir parcouru la terre et la mer afin de rassembler quelques prosélytes et de se les attacher, beaucoup moins pour Jésus-Christ que pour lui-même, il a choisi, dans le nombre de ceux qu'il avait entraînés à sa suite, les meilleurs et les plus parfaits, pour en faire les complices de sa faute, et il a abandonné les plus faibles et les moins fervents sans se soucier de leur désolation.

Mais il y en a trois parmi ceux qu'il a séduits et emmenés avec lui, dont le départ m'a vivement peiné: c'est mon frère Evrard, Adam, que vous connaissez bien, et Conrad, jeune homme de condition, qu'il avait autrefois scandaleusement enlevé de Cologne. Si vous voulez en prendre la peine, j'espère que vous réussirez à les faire rentrer dans le devoir.

2. Pour l'abbé Arnold, comme je suis venu plusieurs fois échouer contre son inflexible entêtement, je ne vous engage pas à tenter de nouveau d'inutiles efforts pour le ramener. J'ai entendu dire qu'Evrard, Adam et quelques-uns des autres frères qu'il a entraînés à sa suite se trouvent encore en ce moment dans vos parages; s'il en est ainsi, il serait bien à propos que vous les allassiez trouver tout de suite, en personne, pour les gagner par vos prières, les convaincre par le langage de la raison, et fortifier en eux la simplicité de la colombe par la prudence du serpent. Faites-leur comprendre que l'obéissance ne saurait les enchaîner à un homme qui n'obéit plus lui-même, dites-leur qu'ils ne devaient pas suivre un supérieur à qui il n'était pas permis de s'en aller, ni abandonner l'ordre qu'ils ont embrassé par leur profession, pour se soumettre à un homme qui en méprise. la règle: car l'Apôtre, nous recommande de déclarer anathème un ange même qui viendrait du ciel nous annoncer une doctrine opposée; et d'éviter la compagnie de tout frère qui ne marche pas dans la droite voie (Ga 1,8 2Th 3,6).

Puisse aussi le même Apôtre vous apprendre à n'avoir point de sentiment d'orgueil et à ne pas mettre vos espérances dans des richesses incertaines (1Tm 6,17), jusqu'au jour où Jésus-Christ appellera à lui celui qu'il aura reconnu pour son disciple, à son esprit de renoncement. Adieu.




LETTRE VII. AU MOINE ADAM. "Du discernement dans l'obéissance"


a Le manuscrit de la Bibliothèque royale porte en tête: «Du discernement dans l'obéissance.» Cette lettre fut écrite après la mort d'Arnold, arrivée en Belgique en 1126.


L'an 1126

Saint Bernard l'engage d'autant plus vivement à rentrer dans son monastère, que son abbé est mort. Il lui montre qu'il n'était pas tenu de lui obéir; puis en réponse à ses questions, il lui fait connaître pour quelles raisons il reçoit des religieux venus d'autres ordres.

1. Si vous aviez toujours cet esprit de charité que je vous ai connu autrefois, ou du moins dont alors je vous croyais animé, vous seriez certainement sensible aux atteintes que la charité ressent du scandale que vous donnez aux faibles. La charité ne saurait ni s'offenser, ni se mépriser elle-même, quand même elle se sentirait blessée en quelque chose, car elle ne peut ni se renier, ni se mettre en opposition avec elle-même: son rôle est de rapprocher ce qui est divisé; aussi, je le répète, si vous aviez encore un peu de charité, elle ne pourrait ni garder le silence, ni fermer les yeux et rester en repos, mais elle répéterait, au fond de votre coeur, en gémissant ces paroles de l'Apôtre: «Qui est-ce qui souffre du scandale sans que je sois consumé comme par un feu dévorant (2Co 11,29)?» Car elle est pleine de bienveillance; elle aime l'union et la paix, elle les produit; elle en serre les noeuds, elle en cimente l'éditice, et partout où elle règne elle fait subsister la paix avec elle.

Aussi, tant que vous êtes en opposition avec cette mère véritable de la concorde et de la paix, sur quoi vous fondez-vous, je vous le demande, pour croire que Dieu agrée vos sacrifices? L'Apôtre ne déclare-t-il pas que le martyre même n'est d'aucun prix sans elle?

Ou bien croyez-vous n'être point ennemi de la charité quand vous l'épargnez si peu et que maintenant encore vous lui déchirez les entrailles, traitant avec la dernière cruauté les filles chéries de son chaste flanc, la paix et l'union dont vous vous plaisez à rompre les liens? Laissez, croyez-moi, laissez l'offrande que vous vous disposiez à porter sur l'autel, et hâtez-vous d'aller vous réconcilier, non pas avec un seul de vos frères, mais avec cette foule d'entre eux que vous avez indisposés contre vous. La communauté dont vous faisiez partie, mortellement blessée par votre retraite et par votre schisme comme par un coup d'épée, exhale ses plaintes contre vous et contre le petit nombre de ceux qui vous ont suivi, et semble, au milieu des larmes et des gémissements, faire entendre ces cris lamentables: «Hélas, j'ai pour ennemis les propres enfants de ma mère (Ct 1,5).»

Elle a raison, car celui qui n'est pas avec elle est contre elle. Pouvezvous croire qu'une mère aussi tendre que la charité entende sans émotion les plaintes et les gémissements d'une communauté qu'elle regarde comme sa fille? Elle en est touchée au contraire, et, mêlant ses larmes aux nôtres, elle s'écrie, en pensant à vous: J'ai élevé des enfants, les ingrats m'ont méprisée (Is 1,2).» Or cette charité, ne vous y trompez pas, c'est Dieu lui-même; cette paix, c'est le Christ, «car c'est lui qui sait ne faire qu'un de ce qui était divisé (Ep 2,14).» On se plaît à nous donner pour exemple de l'union produite par la charité le mystère même de la sainte Trinité; celui qui a blessé la paix et l'unité n'a donc rien à espérer dans le royaume de Dieu.

2. Mon abbé, direz-vous peut-être, m'a forcé de le suivre, devais-je donc lui désobéir? Mais vous ne pouvez pas avoir oublié ce dont nous sommes convenus un jour ensemble sur ce point, après un long entretien sur le projet scandaleux que vous nourrissiez alors, et sur les conséquences qu'il devait entraîner. Ah! si vous aviez persévéré dans la résolution que vous aviez prise alors, on pourrait aujourd'hui vous appliquer ces paroles: «Heureux celui qui ne s'est pas laissé aller aux desseins des impies (Ps 1,1).» Mais je veux bien vous accorder qu'un enfant doit obéir à son père et des disciples à leur maître; qu'un abbé peut emmener ses religieux là où il lui plait, et leur enseigner ce qu'il veut; mais du moins son pouvoir ne saurait s'étendre au delà du tombeau; maintenant donc que celui que vous deviez écouter comme un maître et suivre comme un chef, a rendu le dernier soupir; pourquoi différez-vous de réparer le scandale énorme que vous avez donné? Qui donc vous empêche maintenant de m'écouter quand je vous rappelle, ou plutôt d'écouter la voix même de Dieu qui vous dit par la bouche de Jérémie: «Celui qui est tombé ne se relèvera-t-il pas; et celui qui s'en est allé ne reviendra-t-il point sur ses pas (Jr 8,4)?»

Votre abbé vous a-t-il, en mourant, défendu de vous relever après une chute et de parler jamais de votre retour? Et vous croyez-vous encore obligé de lui obéir après sa mort, au détriment de la charité et au péril de votre âme? Vous ne prétendez pas, sans doute, que les liens qui attachent un moine à son abbé sont plus durables et plus indissolubles que celui des époux que Dieu lui-même, et non les hommes, enchaîne par un serment inviolable, selon ces paroles du Sauveur: «Que l'homme ne sépare point ce que Dieu a uni (Mt 19,6).» Quand l'Apôtre déclare que la femme est libre de tout engagement après la mort de son mari, vous ne soutiendrez pas, je pense, que l'autorité de votre abbé subsiste encore pour vous et continue à vous enchaîner malgré la loi plus excellente et plus sainte de la charité.

3. Ne concluez pas de mes paroles qu'à mon avis vous eussiez du obéir à votre abbé, ni que votre soumission, en ce cas, eût pu s'appeler obéissance. Car c'est de cette espèce d'obéissance qu'il est dit en général: «Le Seigneur met au rang des ouvriers d'iniquité tous ceux qui font fausse route dans leur obéissance (Ps 124,5).» Si vous prétendez que cette malédiction n'atteint pas ceux qui obéissent à leur abbé, même pour le mal, voici des paroles plus claires et plus précises «Le fils ne sera pas chargé des iniquités de son père, ni le père de celles de son fils (Ez 18,20).»

Il est donc évident, après cela, que nous ne devons pas obéir à ceux qui nous commandent le mal, parce qu'en réalité pour obéir en ce cas à un homme, on désobéit effectivement à Dieu même, qui a défendu tout ce qui est mal; et ce serait aller contre toutes les données de raison que de vouloir passer pour obéissant quand on n'obéit aux hommes qu'en désobéissant à Dieu.

Eh quoi! un homme me prescrit ce que Dieu me défend, et moi, sourd à la voix de Dieu, j'écouterai celle d'un homme? Les apôtres n'entendaient pas les choses ainsi quand ils s'écriaient: «Mieux vaut obéir à Dieu qu'aux hommes (Ac 5,29).» Le Seigneur, dans l'Evangile, ne reproche-t-il pas aux pharisiens «de transgresser les commandements de Dieu pour observer des traditions humaines (Mt 15,3);» et Isaïe n'ajoute-t-il pas: «C'est en vain qu'ils me rendent gloire puisqu'ils n'observent que la volonté des hommes (Is 29,13)?» Ailleurs, en s'adressant à notre premier père, il lui avait dit: «Puisque tu as obéi à ta femme plutôt qu'à moi, la terre sera rebelle à ton travail (Gn 3,17).» Tout cela prouve que celui qui fait le mal, quelque ordre qu'il en ait reçu, fait moins un acte d'obéissance que de rébellion.

4. Pour éclaircir ce principe il faut remarquer que certaines choses sont bonnes ou mauvaises de leur nature: quand il s'agit de ces choses-là, ce n'est pas aux hommes qu'il faut obéir, car il n'est pas plus permis d'omettre les premières, même quand on nous les interdit, que de faire les secondes, lors même qu'on nous les commande. Mais entre les deux il y a des choses qui tiennent le milieu et qui peuvent être bonnes ou mauvaises selon les circonstances de lieu, de temps, de manières ou de personnes; c'est là que l'obéissance trouve sa place, comme il est arrivé au sujet de l'arbre de la science du bien et du mal qui avait été placé an milieu du paradis terrestre. Quand il s'agit de ces choses-là, c'est un péché de préférer notre sens à celui de nos supérieurs et de ne tenir aucun compte de ce qu'ils défendent ou prescrivent.

Voyons donc si, par hasard, ce n'est pas votre cas, et si l'on n'a pas tort de vous condamner; pour plus de clarté, je vais appuyer sur des exemples la distinction que je viens de faire.

La foi, l'espérance, la charité, et toutes les autres vertus sont de purs biens; ce ne peut donc être un mal de les commander ou de les pratiquer, ni un bien de les interdire ou d'en négliger la pratique.

Le vol, le sacrilège, l'adultère et tous les autres vices sont de purs maux; il ne peut jamais être bien de les pratiquer, de les ordonner, ni mal de les interdire ou de les éviter.

La loi n'est pas faite pour ces choses-là, car personne ne peut défendre ou prescrire celles qui sont conformes ou contraires à la loi de Dieu.

Mais il y a des choses qui tiennent le milieu entre les deux premières; elles ne sont, par elles-mêmes, ni bonnes ni mauvaises; on peut indifféremment les prescrire ou les défendre, et quand il s'agit de ces choses-là, un inférieur ne pèche jamais en obéissant. Telles sont, par exemple, le jeûne, les veilles, la lecture et le reste.

Mais il faut savoir que certaines choses qui tiennent le milieu entre les bonnes et les mauvaises peuvent cesser d'être indifférentes et devenir bonnes ou mauvaises; ainsi le mariage, qui n'est ni prescrit ni défendu, ne peut plus être dissous une fois consommé; par conséquent, ce qui n'était ni prescrit ni défendu avant les noces acquiert la force d'un bien pur à l'égard des gens mariés. De même, il est indifférent pour un homme de conserver ou non la possession de ses biens; mais, pour un religieux c'est une faute énorme de retenir la moindre chose en propre, parce qu'il ne lui est plus permis de rien posséder.

5. Jugez maintenant vous-même à quel membre de ma division votre action se rapporte. S'il faut la compter parmi les choses essentiellement bonnes, vous ne méritez que des louanges; si, au contraire, elle est essentiellement mauvaise, on ne saurait trop vous blâmer; si elle est entre les deux, peut-être pourrez-vous trouver dans votre obéissance une excuse pour avoir suivi votre abbé, mais vous n'en sauriez avoir une en demeurant plus longtemps éloigné; car je crois vous avoir démontré qu'à présent qu'il est mort, vous n'êtes plus tenu de lui obéir dans les choses qu'il ne devait pas vous commander.

Quoique ce soit déjà chose assez claire, cependant, à cause de ceux qui cherchent des faux-fuyants où il n'y en a pas, je veux l'éclaircir davantage encore et le faire de telle sorte qu'il ne reste plus l'ombre d'un doute: je vais vous montrer que votre obéissance et votre retraite ne sont pas du nombre des choses bonnes ou indifférentes, mais de celles qui sont mauvaises par elles-mêmes.

Je ne parle point du défunt, Dieu est son juge, et maintenant, qu'il soit perdu ou sauvé, il l'est, comme on dit, par son maître, et je craindrais que Dieu ne me dit avec indignation: «Les hommes ne me laissent pas le même droit de juger.» Cependant, pour l'instruction des vivants, si je n'examine pas ce qu'il a fait, du moins je dirai ce qu'il a ordonné, et nous verrons si ses ordres étaient obligatoires quand on ne pouvait lui obéir qu'en donnant un énorme scandale.

Mais je dis d'abord que s'il en est qui l'ont suivi par simplicité et sans soupçonner qu'il y eût du mal à le faire, parce qu'ils pensaient qu'il était autorisé à s'éloigner par l'évêque de Langres et par l'abbé de Cîteaux, ses supérieurs naturels (or rien n'empêche de croire que plusieurs de ceux qui l'ont suivi aient partagé cette erreur), ils n'ont pas à se faire l'application de ce que je vais dire, pourvu toutefois qu'ils se hâtent de rentrer dans leur monastère dès que la lumière se sera faite à leurs yeux.

6. Je ne m'adresse donc qu'à ceux qui, sciemment et volontairement, ont mis les mains au feu, qui ont eu conscience du mal et en ont suivi l'audacieux auteur sans se soucier de l'Apôtre, qui leur ordonne d'éviter tout frère qui ne marche pas selon la règle, et sans tenir compte du Seigneur lui même qui leur dit: «Celui qui n'amasse pas avec moi dissipe (Mt 12,30).» C'est à vous, mes frères, à vous en particulier que j'adresse avec Jérémie ce reproche sanglant et que je dis avec une profonde douleur: «Voilà la nation qui n'a point écouté la voix de son Dieu (Jr 7,28).» Or cette voix de Dieu, c'est bien certainement, à proprement parler, celle qui nous désigne son ennemi par son propre caractère quand il nous le montre pour ainsi dire du doigt, en disant: «Celui qui n'amasse pas avec moi dissipe.» N'est-ce pas comme s'il vous avait dit: Vous reconnaîtrez que vous n'êtes plus avec moi quand vous suivrez celui qui vous disperse?

Lors donc que Dieu vous criait: «Quiconque n'amasse pas avec moi dissipe,» (Lc 11,23) deviez-vous suivre le dissipateur?

Et quand Dieu vous invitait à vous unir à lui pour amasser avec lui, deviez-vous écouter un homme qui voulait vous disperser? Il méprisait les supérieurs, il exposait le salut de ses inférieurs, il scandalisait ses confrères, et vous, qui voyiez le voleur, vous vous êtes joints à lui!

J'avais pris la résolution de ne pas parler du défunt, mais je suis forcé d'y manquer, car je ne puis blâmer votre obéissance si je ne montre combien ses ordres furent coupables; or, ses ordres étant son fait, je ne puis les approuver ou les blâmer sans que mon silence ou mes louanges remontent jusqu'à lui: après tout, il est clair qu'il n'y avait pas lieu de lui obéir, puisque ses ordres étaient opposés à ceux de Dieu, car on ne saurait douter que la volonté des supérieurs ne doive l'emporter sur celle des inférieurs, et un ordre général sur celui d'un seul, selon ce que nous lisons dans la règle de Saint-Benoît.

7. Je pourrais certainement alléguer ici le peu de cas que vous avez fait de l'abbé de Cîteaux, qui avait sur le vôtre tout le pouvoir d'un père sur son fils, d'un maître sur son élève, et d'un abbé sur le religieux confié à ses soins. Il se plaint avec raison que vous l'avez dédaigné pour l'autre; je pourrais en dire autant de son évêque, dont il est inexcusable de n'avoir point attendu le consentement et d'avoir méprisé l'autorité, malgré ces paroles du Seigneur: «Quiconque vous méprise me méprise (Lc 10,16).» Mais comme à ces deux autorités on dit que vous pourriez opposer et préférer la permission du souverain Pontife comme étant d'un très-grand poids et dont on assure que vous avez eu soin de vous prémunir (nous verrons en son lieu ce qu'il faut en penser), j'aime mieux ne parler que de l'autorité de celui à qui on ne résiste pas sans crime.

C'est celle de ce Pontife souverain qui, «par la vertu de son propre sang, se ménagea une entrée dans le Saint des Saints, après nous avoir acquis une rédemption éternelle (He 9,12),» Prenez garde, nous dit-il avec menace dans son Evangile, prenez garde de scandaliser un des miens, fût-ce le moindre d'entre eux. Je ne dirais rien si vous n'aviez scandalisé qu'une seule âme: on obtient aisément le pardon d'une faute qui n'a pas eu de grandes conséquences; mais à présent on ne peut douter de l'énormité de votre faute quand vous avez préféré la volonté d'un homme à celle de Dieu, puisque votre scandale a fait de si nombreuses victimes. Y a-t-il au monde un homme assez insensé pour dire qu'une pareille audace est bonne ou peut le devenir par le commandement d'un homme, de quelque rang qu'il soit? Or ce qui n'est pas bien en soi et ne peut le devenir, qu'est-ce incontestablement, sinon un véritable mal? D'où il suit que, puisque votre retraite a été un scandale pour les vôtres, et un acte contraire à la volonté de Dieu, non-seulement elle n'est une chose ni bonne ni indifférente, mais elle est absolument mauvaise; car ce qui est essentiellement bien l'est toujours, et ce qui est indifférent de sa nature peut devenir bon.

8. Comment donc l'ordre de votre abbé ou la permission du Pape a-t-il pu rendre licite ce qui, comme nous l'avons démontré d'une manière irréfutable, est essentiellement mauvais, car nous avons dit plus haut que ce qui est tel, c'est-à-dire, un pur mal, ne peut jamais être licite ni le devenir? Ne voyez-vous pas quelle vaine excuse vous avez là, de désobéir à Dieu pour obéir à un homme? Je ne pense pas que vous soyez tenté de faire la réponse que le Seigneur fit à ceux qui lui rapportaient qu'il scandalisait les Pharisiens: «Laissez-les, ce sont des aveugles qui conduisent d'autres aveugles (Mt 15,14),» et que, de même qu'il se mettait peu en peine de leurs scandales, ainsi vous puissiez vous inquiéter fort peu du nôtre, car vous comprenez qu'il n'y a pas la moindre parité entre vous et lui. Si vous comparez les personnes, vous trouvez d'un côté des orgueilleux, et de l'autre des pauvres de Jésus-Christ, qui se scandalisent; et si vous faites attention aux causes du scandale, c'est d'un côté la présomption et de l'autre la vérité.

Enfin, comme je le disais plus haut, non-seulement vous avez préféré la volonté d'un homme à celle de Dieu, l'intérêt d'un seul à celui de la communauté, mais votre conduite est si contraire aux coutumes et aux usages tant de notre ordre que de tous les autres ordres religieux, qu'il n'est personne qui ne s'élève contre votre manière d'agir inouïe, aussi pleine d'audace que de présomption.

9. Vous ne l'avez que trop senti, et dans votre peu de confiance en la bonté de votre cause, vous avez voulu, pour étouffer les poignants remords de vos consciences, recourir au saint Siège: quel pauvre remède! Semblables à nos premiers parents, vous avez cherché, non pas un vêtement pour couvrir vos consciences ulcérées, mais à peine des ceintures pour cacher le mal sans le guérir. Nous avons, disent-ils, demandé et obtenu la permission du Pape! Plût à Dieu qu'au lieu d'une autorisation vous eussiez demandé un conseil, c'est-à-dire non pas qu'il vous fût, mais s'il vous était permis. D'ailleurs, pourquoi sollicitiez-vous sa permission? était-ce pour rendre licite ce qui ne l'était pas? vous vouliez donc faire quelque chose d'illicite? car si c'était défendu, c'était mal, et l'intention qui vous portait à le faire était nécessairement mauvaise. Peut-être direz-vous que le mal que vous demandiez la permission de faire cessait d'être tel dès qu'il se faisait en vertu d'une permission. Mais j'ai déjà réfuté cette prétention d'une manière invincible, et quand Dieu dit: «Ne scandalisez pas l'un de ces petits qui croient en moi (Mt 18,10),» il n'a pas ajouté: A moins que vous n'y soyez autorisés; et lorsqu'il s'exprimait en ces termes: «Prenez garde de scandaliser un de ces petits....» il n'a pas complété sa pensée en ajoutant: Sans permission.

Il est donc certain qu'à la réserve des circonstances où l'intérêt de la vérité l'exige, il n'est permis à personne de donner du scandale, de l'ordonner ou d'y consentir. Et vous, vous êtes persuadés qu'on pouvait vous y autoriser! Mais dans quelle intention? Etait-ce pour pécher avec plus de liberté et moins de scrupules, et par conséquent avec plus de danger? Merveilleuse précaution, admirable prudence! Ils avaient fait le mal dans leur coeur, mais ils ont la précaution de ne pas l'accomplir, ou du moins sans s'y faire autoriser. Ils avaient conçu la douleur, mais ils ne veulent point enfanter l'iniquité, avant que le Pape ait donné son consentement à ce coupable enfantement. Quel avantage trouvez-vous en cela, ou du moins en quoi votre faute est-elle moins grande? Est-ce que le mal a cessé d'être mal ou a diminué d'importance parce que le Pape y a consenti? Mais vous n'oseriez pas dire qu'il n'y a pas de mal à consentir au mal. Aussi ne croirai-je jamais que le Pape ait fait, à moins qu'il n'ait été circonvenu par des mensonges ou vaincu par l'importunité. En effet, s'il n'en était ainsi, aurait-il pu vous donner la permission de semer le scandale, de faire naître les schismes, de contrister vos amis, de détruire la paix de vos frères, de troubler leur union et, pardessus tout, de mépriser votre évêque? Dans quel but aurait-il agi ainsi? Est-il besoin de le dire? Nous voyous bien, les larmes aux yeux, que vous êtes partis, mais nous ne voyons pas en quoi cela vous a servi jusqu'à présent.

10. Ainsi, à vos yeux, donner son assentiment à des maux pareils, c'est de l'obéissance; y condescendre, de la modération, et y prêter son concours, de la mansuétude. Vous prenez donc à tâche d'appeler du nom de vertus, les vices les plus détestables? Mais ne songez-vous pas que c'est blesser le Dieu des vertus que de profaner ainsi le nom même des vertus? Vous déguisez sous les noms d'obéissance, de modération etde mansuétude la plus orgueilleuse présomption, la légèreté la plus honteuse et la plus cruelle division; vous osez souiller ainsi les noms respectables sous lesquels vous cachez de pareils vices?

Pour moi, que Dieu me préserve de jamais connaître une pareille obéissance; une semblable modération est à mes yeux pire, que toutes les violences; je ne veux point d'une mansuétude comme celle-là. Cette obéissance est pire que la révolte, et cette modération dépasse toutes les bornes. Mais les dépasse-t-elle ou demeure-t-elle en deçà? Peut-être ferai-je mieux et sera-t-il plus juste de dire qu'elle est sans borne et sans mesure. Enfin quelle est cette douceur dont le seul nom blesse et irrite les oreilles de ceux qui en entendent parler? Mais je vous prié d'en faire preuve maintenant à mon égard, vous qui êtes si patient que vous ne savez pas même résister au premier venu qui essaie de vous entraîner au mal. Souffrez patiemment, je vous en prie, que je vous parle sans aucun ménagement: il faudrait que je me fusse bien mal conduit à votre égard pour que vous ne me le permissiez pas quand vous le supportez de tout le monde.

11. Eh bien donc j'en appelle au témoignage de votre conscience est-ce de plein gré ou malgré vous que vous êtes parti? Si c'est de votre plein gré, ce n'a donc pas été par obéissance; et si c'est malgré vous, vous aviez donc alors quelque doute sur la bonté de cet ordre que vous n'exécutiez qu'à regret. Or, quand on doute, on doit examiner les choses avec attention; mais vous, pour montrer ou pour exercer votre patience, vous avez obéi sans examiner et, vous vous êtes laissé entraîner non-seulement contre votre gré, mais aussi contre votre propre conscience.

O patience digne de toutes les impatiences! Il m'est impossible, je l'avoue, de ne pas me mettre en colère à la vue d'une patience aussi entêtée; vous saviez qu'il était un dissipateur, et vous vous mettiez à sa suite! vous l'entendiez prescrire le scandale, et vous lui obéissiez! La, vraie patience consiste à faire ou à souffrir ce qui nous déplaît, non pas ce qui est mal. Chose étrange! vous prêtiez une oreille attentive aux secrètes inspirations de cet homme et vous étiez sourd à ces menaces effrayantes que Dieu faisait retentir comme un tonnerre au-dessus de votre tête: «Malheur à celui par qui le scandale arrive (Mt 18,7)!» Et pour se faire mieux entendre encore, non-seulement il criait lui-même, mais son sang criait d'une voix terrible à se faire entendre des sourds; or ce cri du sang d'un Dieu, c'est son effusion même; répandu pour réunir les enfants de Dieu qui étaient dispersés, il frémissait contre celui qui les dispersait de nouveau; car celui qui ne sait que réunir ne peut ressentir que de l'horreur pour ceux qui ne font que disperser. Cette voix éclatante a tiré les morts de leurs tombeaux et rappelé les âmes du fond des enfers: tel qu'un coup de trompette, elle a rapproché le ciel de la terre avec tout ce qu'ils contiennent et leur a donné la paix. Après avoir retenti dans tout l'univers, elle n'a pu se faire entendre à vous: quelle est donc votre surdité? Ah! quel cri plein de force et de grandeur elle proférait quand elle prononçait ces paroles «Que Dieu se lève, et ses ennemis seront dispersés (Ps 67,2).»

Dissipez-les dans votre puissance et renversez-les, Seigneur, vous qui me protégez (Ps 58,12).» Oui, mon cher Adam, oui, c'est ainsi que le sang de Jésus-Christ, comme une trompette éclatante, élève la voix contre l'iniquité qui disperse ceux qu'il a réunis afin de les sanctifier: il a été versé pour rapprocher ceux qui étaient dispersés, et il menace ceux qui détruisent ce qu'il a édifié. Si vous n'entendez pas la voix de ce sang, celui du flanc entr'ouvert duquel il a coulé l'entend bien; pourrait-il être sourd au cri de son propre sang quand il ne l'est pas à la voix du sang d'Abel?

12. Peut-être me répondrez-vous que mes paroles ne vous concernent pas, que c'est l'affaire de celui que vous ne pouviez contredire sans pécher, car le disciple n'est pas au-dessus de son maître. C'était, me direz-vous, pour recevoir et non pour donner des leçons que j'étais sous sa conduite. Simple disciple, mon rôle était de suivre mon maître, non pas de le devancer ou de le conduire. O admirable simplicité! vous êtes le saint Paul de notre siècle! Heureux si votre abbé se fût montré un autre saint Antoine, s'il n'y avait pas lieu de discuter la moindre des paroles tombées de ses lèvres, et si vous n'aviez rien de mieux à faire que de vous soumettre en tout, sans hésiter! Quelle perfection religieuse, quelle obéissance exemplaire! Un mot, un iota tombé de la bouche des supérieurs, la trouve soumise! Que lui importe ce qui lui est demandé! Le supérieur a parlé, pour elle il suffit! Voilà ce qui s'appelle obéir sans hésiter!

Mais s'il en doit être ainsi, c'est en vain qu'on nous répète dans l'Eglise ces paroles de l'Apôtre: «Examinez toutes choses et ne conservez que ce qui est bon (1Th 5,21).» A ce compte, il faudrait effacer ces mots de l'Evangile: «Soyez prudents comme des serpents (Mt 10,16),» et ne conserver que ceux qui viennent après: «Et simples comme des colombes.»

Je ne veux pourtant pas dire qu'un inférieur doit se constituer juge des ordres de sou supérieur, quand ce dernier ne prescrit évidemment rien de contraire aux commandements de Dieu; mais je dis qu'il faut avoir la prudence de remarquer ce qui peut y être opposé et la fermeté de le condamner sans détours.

Je n'ai que faire, me répondrez-vous, d'examiner ce qu'il ordonne, c'est à lui de voir avant de commander. Hé quoi! lui auriez-vous obéi sans hésiter s'il vous avait remis une épée entre les mains avec l'ordre de la tourner contre lui, dites, auriez-vous obéi? et s'il vous avait commandé de le précipiter dans l'eau ou dans le feu, l'auriez-vous fait? Si vous ne l'aviez pas empêché de se tuer lorsque vous pouviez le faire, vous seriez regardé comme un véritable homicide. Concluez donc de là que, sous prétexte d'obéir, vous n'avez fait que coopérer à son propre, crime et pécher avec lui. Ne savez-vous pas qu'il a été dit par un autre que moi et avec plus d'autorité que je n'en aurai à vos yeux: «Mieux vaudrait pour les scandaleux qu'ils fussent précipités au fond de la mer (Mt 18,6)?» Pourquoi ce langage? N'est-ce pas pour vous faire comprendre qu'en comparaison des terribles supplices qui sont réservés aux scandaleux, la mort temporelle leur semblera moins une peine qu'un jeu? Quelle raison avez-vous donc eue de l'aider dans son scandale, en partant avec lui et en obéissant aux ordres qu'il vous donnait? N'auriez-vous pas mieux fait, selon la parole de la Vérité même que je viens de vous rappeler, de lui attacher une meule de moulin au cou et de le précipiter ensuite dans la mer?

Voilà donc ce disciple si soumis; il n'a pas pu supporter que son père et son maître fût éloigné de lui un seul instant, de la largeur même d'une semelle, comme on dit; il n'a pas reculé au moment de tomber avec lui dans la fosse, les yeux tout grands ouverts, comme un autre Balaam! Pensiez-vous travailler à son bonheur, en lui montrant une obéissance mille fois pire pour lui que la mort? Comme je reconnais à votre conduite la vérité de ces paroles: «Les ennemis d'un homme sont les gens de sa propre maison (Mi 7,6).» Après cela, convaincu par la voix de votre propre conscience, pouvez-vous ne pas pousser de profonds gémissements si vous êtes encore capable de quelque sentiment, et n'être pas consumé de crainte si vous n'avez pas perdu la raison? car ce n'est pas moi qui le dis, mais c'est la vérité même qui le proclame, votre obéissance lui a été mille fois plus fatale que la mort.

13. Si vous en êtes convaincu maintenant, je ne sais pas comment vous pouvez y penser sans trembler et sans vous hâter de réparer votre faute. Mais si vous tardez, quelle conscience porterez-vous au tribunal du juge redoutable qui n'a que faire de témoins pour s'éclairer, qui voit les intentions et sonde même le fond des coeurs, dont enfin le regard divin pénètre jusque dans les plus obscurs replis de l'âme? A l'éclat soudain de ce Soleil de justice, toutes les profondeurs de la pensée humaine s'ouvriront et laisseront échapper en même temps le bien et le mal qu'elles tenaient ensevelis. A ce tribunal, ô mon frère, ceux qui ont fait l'iniquité et ceux qui y ont consenti seront frappés d'un égal châtiment; les voleurs et ceux qui se sont unis à eux entendront la même sentence; séducteurs et séduits, tous subiront la même condamnation.

Ne dites donc plus maintenant: Que m'importe, c'est son affaire! car vous ne sauriez manier la poix sans vous noircir les mains, cacher dans votre sein des tisons ardents sans en être brûlé, et vivre avec des adultères sans vous en ressentir en quelque chose. Ce n'était pas la pensée d'Isaïe, qui se reproche non-seulement d'être pécheur, mais encore de fréquenter les pécheurs, «car, disait-il, je suis un homme aux lèvres souillées et j'habite au milieu d'un peuple dont les lèvres sont impures (Is 6,5).»

Il va même plus loin encore; non content de se faire un crime d'avoir habité avec les méchants, il se tient pour coupable de ne les avoir pas repris, et il s'écrie: «Malheur à moi d'avoir gardé le silence (Is 1)!» Ce n'est pas lui qui aurait jamais consenti à faire le mal, quand il se reproche de ne l'avoir pas repris dans les autres; et David ne croyait-il pas aussi qu'il devait être souillé par le contact des pécheurs, quand il disait: «Je ne veux avoir de rapports ni avec les hommes qui font le mal, ni avec leurs amis (Ps 140,4),» ou quand il faisait cette prière «Seigneur, pardonnez-moi mes fautes cachées, faites grâce à votre serviteur des péchés d'autrui (Ps 18,13-14)?» Aussi a-t-il. toujours eu le plus grand soin, comme il le dit, de fuir la société des pécheurs pour lue point partager leurs fautes: «Je ne me suis pas assis dans la compagnie des impies, dit-il, et je n'aurai jamais de rapports avec eux (Ps 25,4).» Ensuite il. ajoute: «Je déteste l'assemblée des méchants; jamais je ne fréquenterai les impies.» Enfin le Sage nous donne cet avis. «Mon fils, si les pécheurs vous caressent, n'abondez pas dans leur sens (Pr 1,10).»

14. Et vous, vous avez pensé que vous deviez obéir malgré ces témoignages de la vérité même, et beaucoup d'autres encore que je passe sous silence! Quelle incroyable perversité! l'obéissance, qui milite toujours en faveur de la vérité, va prendre les armes contre elle. Heureuse la désobéissance du frère Henri qui, se repentant bientôt de son erreur et revenant sur ses pas, eut le bonheur de ne pas persister davantage dans les voies d'une semblable obéissance! Les fruits de sa révolte sont préférables et plus doux; il les recueille et les savoure dans le témoignage d'une bonne conscience et dans la pratique paisible et constante des devoirs de sa profession, au milieu de ses frères, au sein même de l'ordre auquel il s'est donné, tandis que ses anciens compagnons ébranlent, par leurs scandales, le coeur de leurs anciens confrères.

Pour moi, si j'avais à choisir, je préférerais reculer et désobéir avec lui, pour partager le témoignage de sa conscience, plutôt que d'aller en avant avec les autres, et de partager leurs scandales; car je trouve qu'il est beaucoup plus sage d'obéir à la charité, pour conserver l'union dans le bien de la paix, que de rompre l'unité d'une communauté religieuse pour obéir à son abbé. Je dirai même qu'il vaut beaucoup mieux risquer de désobéir à un particulier que de hasarder tous les autres avantages de la religion et les voeux qu'on a faits.

15. Car, sans parler des autres obligations religieuses, il en est deux principales pour quiconque est entré en religion, c'est l'obéissance au supérieur et la stabilité. Mais l'une ne doit pas s'accomplir au détriment de l'autre; la stabilité ne doit donc pas porter préjudice à l'obéissance, ni celle-ci à la stabilité.

Si on ne peut supporter un moine qui ne tient aucun compte des ordres de son abbé, quand même il se montrerait animé d'un grand esprit de stabilité, vous étonnerez-vous que je blâme une obéissance qui vous a servi de prétexte ou de motif à violer la stabilité, d'autant plus qu'en faisant profession religieuse on fait veau de stabilité sans le subordonner le moins du monde à la volonté du supérieur auquel on se soumet par l'obéissance.

16. Peut-être retournerez-vous ce que je dis contre moi en me demandant ce que j'ai fait de la stabilité qui devait me fixer à Cîteaux, puisque j'habite maintenant ailleurs. A cela je répondrai Tic si j'ai fait profession religieuse à Cîteaux, je n'en suis sorti pour venir où je suis maintenant que sur l'ordre de mon supérieur, je suis allé d'une maison à l'autre en esprit de paix, sans scandale, sans désordre, selon nos usages et nos constitutions. Tant que je persévérerai dans cet esprit d'union et de concorde, tant que je demeurerai dans l'unité, que je ne préférerai pas mes intérêts propres à ceux de la communauté, et que je resterai tranquille et soumis là où j'ai été envoyé, je suis en sûreté de conscience, car j'observe fidèlement mes promesses de stabilité, aussi longtemps que je ne romps pas les liens de la concorde, et que je n'abandonne pas la paix qui en est le fondement. Si l'obéissance me tient de corps éloigné de Cîteaux, la pratique des mêmes observances et l'union des sentiments y enchaînent toujours mon coeur. Mais le jour où je commencerai à vivre sous d'autres lois (à Dieu ne plaise qu'un pareil malheur m'arrive jamais), à suivre une autre règle et d'autres observances, à introduire des nouveautés, des coutumes étrangères, c'est alors que je transgresserai mes voeux, et que je manquerai à la stabilité à laquelle je me suis engagé. Je dis donc que si on doit obéir à son abbé, ce ne peut jamais être au détriment des autres obligations religieuses. Mais vous qui avez fait profession selon la règle de Saint-Benoît, vous vous êtes engagé à la stabilité aussi bien qu'à l'obéissance; par conséquent, si vous observez le voeu d'obéissance sans tenir compte du devoir de la stabilité, vous péchez contre toute la règle en péchant en ce point; et par conséquent vous péchez même contre l'obéissance.

17. Voyez-vous maintenant la portée de votre voeu d'obéissance? Comment donc servira-t-elle d'excuse à votre instabilité, qui ne peut se justifier elle-même?

Tout le monde sait que, si une profession solennelle et régulière se fait en présence de l'abbé, elle ne se fait qu'en sa présence et non pas à sa discrétion, de sorte que l'abbé n'est que le témoin et non l'arbitre de la profession religieuse; son devoir est de faire observer les voeux qu'il a reçus, non pas de contribuer à les faire violer; de punir, et non de favoriser la prévarication. Comment, en effet, pourrais-je abandonner à la discrétion d'un abbé les engagements que j'ai pris sans restriction, ratifiés de ma bouche et signés de ma main, en présence de Dieu et de ses saints anges? La règle ne me dit-elle pas que Dieu même me punira par la damnation éternelle, si je la transgresse et si je me joue de lui? Aussi, quand même mon propre abbé ou un ange descendu du ciel m'ordonnerait de faire quelque chose de contraire à mes voeux, je refuserais d'obéir, de violer mes serments et de me charger devant Dieu d'un parjure. Je tiens de la sainte Ecriture que «je serai absous ou condamné par ma propre bouche (Mt 12,37);» et «que le mensonge donne la mort à l'âme (Sg 1,11),» et ce n'est pas en vain que nous chantons dans l'église «que Dieu exterminera le menteur (Ps 5,7),» ni que nous disons encore que «chacun portera son fardeau et répondra de ses oeuvres (Ga 6,5 Rm 14,12).» Mais si je n'étais pas dans ces dispositions, de quel front oserais-je mentir en présence de Dieu et de ses anges, en répétant le verset du psaume: «J'accomplirai les voeux que je vous ai faits, que j'ai prononcés de ma propre bouche (Ps 65,13-14)?»

Enfin l'abbé lui-même ne doit-il pas songer à l'avis que lui donne la règle lorsque, s'adressant à lui en particulier, elle lui recommande de la faire observer en toute occasion, de même qu'elle dit à tous, sans exception, «qu'ils doivent la prendre pour guide et pour maîtresse en toutes choses, et que personne ne doit être assez téméraire pour s'écarter d'elle?»

Aussi n'ai-je pris le père abbé pour maître, en toutes circonstances et en tous lieux, qu'à la condition que je n'oublierai jamais la règle dont il est témoin que j'ai pris la résolution et fait le serment de ne m'écarter jamais.

18. Avant de finir ma lettre, qui n'est déjà que trop longue, je veux répondre en peu de mots à une objection que l'on peut me faire.

Il semble, en effet, qu'on peut me reprocher d'agir autrement que je ne parle, et qu'on est en droit de me dire: Vous blâmez un religieux de quitter son couvent, non-seulement du consentement, mais par l'ordre de son abbé, et vous en recevez qui passent de leur ordre dans le vôtre aussi bien contre leur voeu de stabilité que contre la volonté de leurs supérieurs. Ma réponse sera courte, sinon du goût de tout le monde; car j'ai bien peur que ce que je vais dire ne déplaise à bien des gens; mais j'ai bien plus peur encore, si je tais la vérité, de blesser la vérité éternelle, quand je chanterai dans l'église ces paroles du Psalmiste: «Je n'ai pas caché votre doctrine au fond de mon coeur, j'ai proclamé votre vérité pour le salut des hommes (Ps 39,11).» Voici donc ma réponse: Je les reçois, parce que je ne crois pas qu'ils aient tort de quitter le monastère où ils ne peuvent accomplir les voeux qu'ils ont faits, pour entrer dans une autre maison où il leur sera plus facile de servir Dieu qui, après tout, est le même en tous lieux. Ils rachètent le tort qu'ils ne font qu'à la promesse de stabilité, par la pratique rigoureuse de tous les autres devoirs de la vie religieuse. S'il y a quelqu'un à qui cela déplaise et qui murmure contre ceux qui chercheront à assurer leur salut, le Sauveur lui-même lui répondra: «Votre oeil est-il mauvais parce que ceux-là sont bons (Mt 20,15)?» Au lieu de porter envie au salut des autres, songez plutôt vous-mêmes au vôtre, rappelez-vous «que c'est par suite de la jalousie du diable que la mort est entrée dans le monde.» Faites donc, attention à vous, et si l'envie est suivie de la mort, vous ne pourrez céder à l'une sans être victime de l'autre. Pourquoi chercher querelle à votre frère, parce qu'il prend tous les moyens de ne pas rendre illusoires les voeux que ses lèvres ont articulés? Si un homme recherche en quel lieu et de quelle manière il pourra s'acquitter des promesses qu'il a faites à Dieu, quel tort vous fait-il? Peut-être, s'il vous devait la moindre somme d'argent, le forceriez-vous à parcourir la terre et les mers jusqu'à ce qu'il vous eût payé tout ce qu'il vous doit et ne lui feriez-vous pas grâce d'une obole.

Qu'est-ce que Dieu vous a donc fait pour ne pas vouloir qu'on lui paie aussi ce qui lui est dû? Mais en blâmant le débiteur, voua vous aliénez nécessairement l'esprit du débiteur et celui du créancier, car vous voulez priver ce dernier du payement qui lui est dû, et le débiteur de la bienveillance de son créancier. Que ne suivez-vous l'exemple du premier et ne vous acquittez-vous aussi de vos dettes? Pensez-vous qu'on ne vous les réclamera pas comme aux autres? Ah! craignez bien plutôt d'irriter le Seigneur contre vous en poussant l'impiété jusqu'à dire dans votre coeur: Non, non, il n'en réclamera pas le payement.

19. Eh quoi! me direz-vous, damnez-vous tous ceux qui ne suivent pas leur exemple? Certainement non; mais comprenez bien ma pensée et ne m'accusez pas sans savoir. Pourquoi me rendre odieux à une infinité de saints religieux qui, sous une autre règle que la mienne, vivent et meurent en odeur de sainteté? Je n'ignore pas que Dieu s'est réservé autrefois sept mille hommes qui n'avaient pas fléchi le genou devant Baal; écoutez-moi donc, homme envieux et jaloux, et pesez bien ce que je dis, vous qui m'imputez des pensées que je n'ai pas.

Je vous ai dit sur quoi je me fonde quand je reçois des religieux qui laissent leur monastère pour venir dans le nôtre, mais je n'ai pas blâmé ceux qui ne suivent pas leur exemple. Je justifie les uns et n'accuse pas les autres; il n'y a que les envieux et les jaloux que je ne veux et ne puis justifier; eux exceptés, je pense que ceux qui voudraient embrasser une règle plus austère et ne le font pas, dans la crainte de donner du scandale, ou à cause de quelqu'infirmité corporelle, ne pèchent pas pourvu qu'ils s'efforcent de mener, là où ils sont, une vie réglée, sainte et pieuse: car, si par hasard les usages du monastère où ils sont ont introduit, en quelques points, des adoucissements qui ne semblent pas être dans la règle, ils trouveront peut-être une excuse dans leur charité, qui, pour éviter un scandale, les empêche d'entrer dans une maison où les choses se passent mieux, car il est écrit: «La charité couvre une multitude de péchés (1P 4,8),» ou dans leur humilité, qui leur représente leur propre faiblesse et leur imperfection, car il est dit: «Dieu donne sa grâce aux humbles (Jc 4,6).»

20. Voilà une bien longue lettre, mon ami, et pourtant il n'est pas besoin de tant de paroles, pour un esprit vif et pénétrant comme le vôtre et pour un coeur aussi bien disposé à goûter un bon conseil. Mais si c'est à vous que je m'adresse en particulier, ce n'est pas pour vous que j'ai cru à propos d'écrire si longuement, car si je ne m'étais adressé qu'à vous, qui m'êtes uni par les liens de la plus étroite amitié, je me serais contenté de vous dire, en quelques mots, mais avec la confiance d'un ami: Ne laissez pas plus longtemps, au péril de votre âme, dans une cruelle anxiété, toutes les âmes qui regrettent votre départ; vous tenez maintenant entre vos mains, si je puis m'exprimer ainsi, votre sort éternel, en même temps que vous êtes l'arbitre de la vie et de la mort de tous ceux qui vous ont suivi, car nous n'ignorons pas qu'ils ne feront que ce que vous ferez ou déciderez de faire vous-même; mais s'il s'en trouvait parmi eux qui fussent autrement disposés, annoncez-leur les anathèmes fulminés contre eux par tous les abbés de notre Ordre, il est impossible qu'ils n'en soient pas émus: dites-leur que s'ils reviennent ils auront la vie éternelle, et que la mort attend ceux qui s'obstineront dans leur éloignement.




LETTRE VIII. A BRUNO, ARCHEVÊQUE DE COLOGNE (a).


Bernard, Lettres 3