Bernard, Lettres 8

LETTRE VIII. A BRUNO, ARCHEVÊQUE DE COLOGNE (a).

a C'est le même que celui auquel est adressée la lettre sixième. Il succéda en 1131 à l'évêque Frédéric sur le siège de Cologne. En 1136, il alla en Italie avec l'empereur Lothaire; il mourut la veille de la Pentecôte à la suite d'une saignée, et fut enterré Bari. Il eut pour successeur le doyen Hugues, qui mourut aussi des suites d'une saignée l'année suivante. (Extrait d'une chronographie saxonne inédite.)


L'an 1131

Saint Bernard, consulté par Bruno pour savoir s'il doit accepter l'archevêché de Cologne, le laisse indécis par sa réponse, et se contente de lui représenter tout ce qu'il y a de terrible dans la charge qui lui est offerte, et il s'engage à consulter Dieu dans la prière.

1. Vous me consultez, très-illustre Bruno, pour savoir si vous devez accepter l'épiscopat auquel on veut vous élever. Quel homme présumerait assez de soi pour décider une question si délicate? Si Dieu vous appelle, oserais-je vous dissuader de répondre à sa voix? mais s'il ne vous appelle pas, qui pourrait vous conseiller d'avancer? Or qui est-ce qui pourra vous dire si vous êtes appelé ou non de Dieu? Ce ne peut être que l'Esprit-Saint, parce qu'il lit dans la profondeur des desseins de Dieu, ou quelqu'un à qui Dieu même l'aurait révélé. Ce qui augmente encore mon incertitude et rend le conseil plus difficile, c'est l'aveu aussi humble qu'effrayant que m'apporte votre lettre quand vous me faites de votre vie passée une peinture si chargée et pourtant, je le crois du moins, si exacte et si vraie. On ne saurait en disconvenir, une pareille vie est en effet bien indigne d'un ministère aussi saint et aussi honorable; d'un autre côté, vous avez bien raison de craindre, et je crains avec vous, qu'en reculant devant un ministère auquel vous êtes peu digne d'arriver, vous ne perdiez l'occasion. de faire valoir le talent de la science que vous avez reçu en dépôt, à moins que vous ne trouviez une autre manière d'en tirer un parti plus sûr, sinon aussi avantageux. Je tremble, je l'avoue, et je dois vous le dire comme je me le dis à moi-même, oui, je frémis à la pensée de l'état d'où l'on vous tire et de celui où l'on vols élève, surtout lorsque je songe que la pénitence n'a pas encore eu le temps de préparer le dangereux passage d'un état à l'autre. Ne vous semble-t-il pas dans l'ordre que vous commenciez par régler votre propre conscience avant de vous charger de celle des autres? Le premier degré de la piété n'est-il pas en effet, comme le dit la Sagesse, «Quand on veut plaire à Dieu, de commencer par avoir pitié de son âme (Si 30,24)?» C'est de ce premier pas qu'une charité bien ordonnée procède à l'amour du prochain, puisque l'ordre est de l'aimer comme nous-mêmes. Mais si vous ne devez aimer les âmes dont le salut va vous être confié que comme vous avez aimé la vôtre jusqu'à présent, mieux vaudrait qu'on ne vous les confiât pas. Comment, en effet, pourriez-vous avoir pour autrui l'amour que vous devez si vous n'avez commencé par vous aimer vous-même comme il faut le premier?

2. Mais, après tout, Dieu ne peut-il hâter les effets de sa grâce et vous combler tout à coup de ses miséricordes? En un jour, sa clémence peut rétablir une âme dans cet état de grâce que des années de pénitence auraient à peine suffi à lui faire atteindre; car il est dit: «Bienheureux celui à qui Dieu n'imputera pas son péché (Ps 31).» Quel homme, en effet, oserait s'élever contre l'élu de Dieu et condamner celui que le Seigneur justifie? Tel fut le bon larron, pour qui le chemin du ciel fut si bien abrégé, qu'en un seul jour il reconnut son péché et entra dans la gloire; la croix lui servit de pont pour passer rapidement de cette contrée de mort dans la terre des vivants et du bourbier glu crime dans un paradis de délices. Telle fut aussi cette heureuse pécheresse quand la grâce abonda tout à coup dans son âme où les iniquités avaient surabondé; le travail de la pénitence ne fut pas long pour elle, et beaucoup de péchés lui ont été pardonnés uniquement parce qu'elle a beaucoup aimé; en un instant elle mérita d'atteindre aux dernières limites de cette charité qui couvre une multitude d'iniquités (1P 4,8).» Tel fut encore le paralytique, qui recouvra en un instant, de la bonté de Dieu, la santé de l'âme et du corps.

3. Mais il y a une extrême différence entre recevoir d'un seul coup le pardon de ses fautes, et passer des liens du péché aux premières dignités de l'Eglise. Je sais bien gèle saint Matthieu avait à peine quitté le bureau du receveur des deniers publics, qu'il fut élevé au suprême bonheur de l'apostolat; mais je remarque en même temps qu'il n'entendit ainsi que les autres apôtres, ces paroles: «Allez dans tout l'univers et prêchez l'Evangile à toute créature,» qu'après avoir fait pénitence, accompagné le Sauveur dans ses longs et pénibles voyages et partagé toutes ses fatigues.

Si vous me rappelez l'exemple de saint Ambroise qui ne fit qu'un pas du tribunal du juge à la chaire épiscopale, je n'en suis pas beaucoup plus rassuré pour vous, car Ambroise avait dès son enfance mené, dans le monde, une vie exempte (le tout reproche; puis votes savez qu'il s'enfuit, se cacha même et recourut à tous les moyens possibles pour échapper à l'épiscopat.

On pense encore à cet exemple de Saul qui en un instant fut charg é en Paul, en vase d'élection, en docteur des nations; mais je ne vois pas là de parité qui m'embarrasse, car s'il a obtenu miséricorde, c'est parce que, de son aveu même, il péchait par ignorance, puisqu'il n'avait pas encore reçu la foi. D'ailleurs, s'il est vrai qu'on peut citer de ces événements heureux dont on peut dire avec vérité: «C'est un coup de la main du Très-Haut (Ps 76,11),» on est obligé de convenir que ce sont moins des exemples qui font autorité que des merveilles qu'on admire.

4. En attendant, je vous prie de vous contenter de la seule réponse que je vous fais, quelque indécise qu'elle soit; car je ne puis répondre avec assurance quand je n'ai moi-même aucune certitude: il faudrait avoir le don de prophétie pour agir autrement, et celui de sagesse pour vous donner une décision; vous ne sauriez puiser de l'eau limpide.datus un ruisseau fangeux.

La seule chose que je puisse faire pour un ami, afin de lui rendre service sans lui faire courir aucun hasard, c'est de prier Dieu de vous assister dans cette affaire; je lui laisse donc le secret de ses impénétrables desseins, et je le prie avec ardeur et lui demande avec la plus fervente piété, de faire en vous et de vous ce qui contribuera le plus à sa gloire en même temps qu'à votre salut. Au surplus, vous avez dans votre voisinage dora Norbert; vous ne sauriez mieux faire que de le consulter en personne sur tout ce qui vous intéresse: je le crois d'autant plus habile pour expliquer les voies mystérieuses de la Providence, qu'il s'approche davantage de Dieu par la sainteté de sa vie.



NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE VIII.

10. A Brunon, évêque élu de Cologne. Brunon 2, fils d'Engelbert, comte d'Altena, fut consacré en 1133 par Guillaume, cardinal-évêque de Palestrine. (Voir Baronius à l'année 1132). Il fut enterré à Bari, dans la Pouille, dans l'église de Saint-Nicolas, selon Othon de Freisingen, qui l'appelle, dans le vingt et unième chapitre du dix-septième livre de ses Chroniques, un homme érudit. Peu de temps après sa mort, son tombeau fut violé, ainsi que celui du duc Raoul, par Roger de Sicile; leurs corps furent exhumés pour être traînés dans les rues et mutilés avec une indigne barbarie. Voir Othon, ouvrage déjà cité, chapitre 23, et Sigonio, livre 2, du Royaume d'Italie. (Note de Horstius.)




LETTRE IX. AU MÊME, DEVENU ARCHEVÊQUE DE COLOGNE.


L'an 1132.

Bruno venait d'être fait archevêque de Cologne, saint Bernard lui suggère quelques pensées de crainte.


J'ai reçu avec respect les écrits de Votre Grâce, et me suis occupé avec soin de ce que vous me recommandez. Ai je réussi? c'est ce que vous verrez. Mais s'est assez sur ce point, permettez que dans un esprit de charité je passe à d'autres choses.

Si tous ceux qui sont appelés au ministère sont sûrs d'aller au ciel, l'archevêque de Cologne doit être bien tranquille pour l'affaire de son salut; mais s'il est vrai, comme l'Ecriture nous l'apprend, que Saül et Judas furent aussi appelés de Dieu, l'un à la royauté, l'autre au sacerdoce, je trouve que l'archevêque de Cologne n'a plus lieu d'être aussi rassuré; et enfin s'il est vrai encore de nos jours, comme on rien peut douter, qu'on ne compte pas beaucoup de nobles, de puissants et de savants parmi ceux que Dieu appelle, je vous demande si l'archevêque de Cologne n'a pas trois motifs, au lieu d'un, pour trembler. Lors donc que nous sommes élevés en dignité, au lieu de nous enfler d'orgueil, humilions-nous et tremblons.

Car, «s'ils vous ont mis à leur tête, dit l'Ecclésiastique, soyez comme un des leurs au milieu d'eux (Si 32,4).» «Soyez humble à mesure que vous serez plus élevé (Si 3,20).» C'est le conseil du Sage, voici celui de la Sagesse même: «Que le plus grand parmi vous se fasse le plus petit (Lc 22,26).» Nous savons d'ailleurs que ceux qui ont l'autorité doivent s'attendre à un jugement sévère; tremblez donc, hommes puissants. Le serviteur qui connait la volonté de son maître et n'agit pas en conséquence doit recevoir un rude châtiment; tremblez également pour vous-mêmes, vous qui êtes savants; enfin, tremblez aussi, hommes illustres par le rang et la naissance, car celui qui doit nous juger tous ne fait acception de personne! Voilà pour vous, je crois, trois motifs de craindre qui vous enlacent comme un triple lien bien difficile à rompre.

Vous me trouvez peut-être un peu dur parce qu'au lieu de vous flatter je vous parle de crainte et de tremblement, et ne cherche à procurer à mon ami que ce qui est le commencement de la sagesse. Mais Dieu me garde de vouloir plaire à mes amis autrement qu'en leur inspirant une crainte salutaire, et de les tromper jamais par mes flatteries! Ce qui m'inspire le langage que je vous tiens, c'est la parole de celui qui a dit: «Heureux l'homme qui est dans une crainte continuelle (Pr 28,14):» J'évite de vous flatter, parce qu'il est écrit: «Croyez-moi, mon peuple, ceux qui vous flattent vous trompent (Is 3,12).»


LETTRE X. AU MÊME.

Saint Bernard le porte à punir un crime avec une juste sévérité.

Le devoir de votre charge et l'injonction formelle du saint Siège vous font un double devoir de punir un crime aussi énorme; néanmoins la chose me parait assez importante pour vous y exhorter au nom de l'amitié qui nous lie. Je viens donc vous engager, vous que je regarde comme mon père et mon ami, à sévir, en cette circonstance; avec toute là sévérité que l'énormité de la faute exige, de sorte que non-seulement vous frappiez le coupable d'un juste châtiment, mais encore Vous ôtiez aux méchants l'envie de l'imiter.



LETTRE XI. A GUIGUES (a), PRIEUR DE LA GRANDE-CHARTREUSE, ET AUX RELIGIEUX DE CETTE MAISON.

a Ce fut le cinquième prieur de la Grande-Chartreuse et le premier qui en écrivit les statuts. Pierre le Vénérable parle de lui en ces termes dans la trois cent quatre-vingt-huitième lettre: «C'était, de son temps, la fleur et la gloire de la religion.» Dans la quarantième lettre du livre 4, adressée à Basile, successeur de Guigues en qualité de prieur de la Grande-Chartreuse, il dit encore: «J'avais l'intention de renouveler avec vous ces anciennes et saintes conférences que j'ai souvent eues avec l'abbé Guigues. votre prédécesseur, de sainte et heureuse mémoire, et pendant lesquelles les paroles sorties de sa bouche venaient, comme autant de traits enflammés, embraser mon coeur et me faire presque oublier toutes les choses de ce monde.» Voir quelques-uns de ses écrits, tomes V et VI, et les notes placées à la fin du volume.


L'an 1125.

Loi, lignes, effets et degrés de la vraie et sincère charité; sa perfection, qu'elle ne peut atteindre que dans la patrie.

A ses très-révérends pères et amis, Guigues, prieur de la Grande-Chartreuse, et les saints religieux qui sont avec lui, le frère Bernard de Clairvaux, salut.

1. La lettre de Votre Sainteté m'a causé une joie égale au désir que je nourrissais depuis longtemps de la recevoir. Je l'ai lue, et les lettres que j'articulais des lèvres étaient, pour mon Coeur, des étincelles qui le réchauffaient, comme ce feu que le Seigneur a apporté sur la terre. O quel feu doit brûler dans vos méditations puisqu'il s'en échappe de pareilles étincelles! Les paroles enflammées de votre salut étaient pour moi comme des paroles venant du ciel et non pas tombées de la bouche d'un homme; il me semblait entendre la voix de celui qui envoie le salut à Jacob. Ce n'est pas pour moi un simple salut donné en passant, par habitude et selon l'usage des hommes; mais c'est du fond des entrailles de la charité, je le sens, qu'est sortie et que me vient cette bénédiction si douce et si inattendue.

Je prie Dieu de vous bénir, vous qui avez eu l'amabilité de me prévenir d'une manière si affectueuse et si douce et de me donner, en m'écrivant le premier, la hardiesse de vous écrire à mon tour, ce que je n'aurais osé me permettre de faire, quelque désir que j'en eusse, dans la crainte de troubler, par une correspondance importune, le saint repos que vous goûtez en Dieu, et le perpétuel et religieux silence qui vous isole du reste du monde. Je craignais aussi d'interrompre, ne fût-ce qu'un instant, vos mystérieux colloques avec Dieu, de distraire par mes paroles vos oreilles si bien occupées, et de mêler ma voix à celles d'en haut. J'avais peur que vous ne me prissiez pour un importun qui venait troubler Moïse sur la montagne, Elie dans le désert ou Samuel dans le temple, si je me permettais de vous arracher un moment aux divins entretiens qui vous captivent tout entiers. En entendant Samuel s'écrier: «parlez, Seigneur, votre serviteur écoute (1S 3,10),» oserais-je tenter de me faire entendre? J'appréhendais encore, si je me présentais mal à propos devant vous, que, semblable à David quand il s'éloigne et va se cacher dans le désert, vous ne voulussiez pas m'écouter et ne me finssiez à l'écart en disant avec lui: Laisse-moi, je ne puis t'écouter en ce moment, j'aime mieux prêter l'oreille à des paroles plus douces que les tiennes: «Car le Seigneur parle au dedans de moi, sa voix annonce la paix aux justes et à ceux qui rentrent en eux-mêmes; loin de moi les pécheurs, je ne veux méditer que la loi de mon Dieu (Ps 84 Ps 118).»

Comment, en effet, serais-je assez téméraire pour tirer, avant qu'elle le veuille, l'épouse bien-aimée des bras de l'époux où elle goûte un doux sommeil? ne me dirait-elle pas à l'instant: Ne me trouble pas davantage: «Je suis toute à mon bien-aimé qui se plait au milieu des lis, et il est à moi tout entier (Ct 2,16)?»

2. Mais ce que je crains de faire, la charité l'ose, et, avec une entière confiance, elle frappe à la porte de l'âme, persuadée qu'elle ne peut essuyer un refus, elle, la mère des saintes amitiés; elle n'a pas peur d'interrompre un instant, pour vous parler de ses propres affaires, la douceur du repos que vous goûtez; elle sait, quand elle le veut, vous faire descendre du sein de Dieu et vous rendre attentifs à mes paroles, de sorte que non-seulement vous ne jugez pas indigne de vous de m'écouter avec bonté quand j'ose vous parler, mais encore vous m'excitez à rompre le silence, si j'hésite à le faire. Je vous remercie de votre bienveillance et de vos procédés à mon égard, mais je vous félicite surtout de ce zèle si pur et de cette simplicité d'âme si grande qui font que vous vous félicitez et vous réjouissez en Dieu, de mes prétendus progrès dans la vertu!

Je me sens tout fier d'un tel témoignage et je m'estime heureux de cette amitié aussi flatteuse que gratuite des serviteurs de Dieu pour moi. Ma gloire à moi, ma joie et les délices de mon coeur, c'est de n'avoir pas en vain levé mes yeux vers ces montagnes d'où me vient aujourd'hui un secours d'une si grande valeur. Déjà elles m'ont fait sentir un peu de joie, et j'espère qu'elles en feront encore couler dans mon âme jusqu'à ce que nos vallées portent des fruits abondants: aussi sera-ce toujours pour moi un jour de fête à jamais gravé dans ma mémoire que celui où j'ai eu le bonheur de recevoir votre envoyé, cet homme à qui je dois que votre coeur m'ait été ouvert. Il est vrai que, même auparavant, si j'en juge par votre lettre, vous m'honoriez déjà de votre amitié; mais à présent, si je ne me trompe, vous avez pour moi une affection plus étroite et plus intime, à cause des rapports avantageux qu'il vous a faits de moi, plutôt selon son opinion; je puis le certifier hautement; qu'en connaissance de cause, je n'oserais dire contre la vérité, car un chrétien, un religieux surtout, ne peut parler contre sa pensée. Pour moi, j'éprouve la vérité de ce qu'a dit le Sauveur: «Celui qui reçoit un juste, au nom de ce juste, recevra la récompense du juste (Mt 10,41);» car je suis récompensé d'avoir reçu cet homme en passant pour juste moi-même; s'il a dit de moi quelque chose de plus, il a parlé beaucoup moins selon la vérité que selon la simplicité de son âme.

Vous avez entendu son récit, vous y avez cru, vous vous êtes réjouis, vous m'avez écrit et vous m'avez causé une grande joie, non-seulement en me jugeant digne de votre affection et d'une place distinguée dans votre pensée, mais encore en me faisant connaître toute la pureté de vos âmes et en me montrant en peu de mots l'esprit dont vous êtes animés.

3. Je me réjouis donc et je vous félicite comme je me félicite moi-même, vous, de ce que vous êtes si parfaits, et moi de l'édification que vous m'avez donnée; votre amour pour moi n'est-il pas cette charité vraie, sincère, qui liait d'un coeur pur, d'une conscience droite et d'une foi sincère, et nous fait aimer le bien du prochain comme le nôtre? En effet, celui qui n'aime que le bien qu'il fait ou qui l'aime plus que celui que font les autres, n'aime certainement pas le bien pour le bien, il ne l'aime que pour lui-même; aussi ne saurait-il faire ce que dit le Prophète: «Bénissez le Seigneur, parce qu'il est bon (Ps 117).» En effet, il le bénit peut-être de ce qu'il est bon pour lui, mais non pas parce qu'il l'est en soi: aussi est-ce contre lui que le Prophète a dirigé ce reproche: «Il célébrera vos louanges, Seigneur, quand vous lui ferez du bien (Ps 48,19).»

Il y en a qui bénissent le Seigneur parce qu'il est puissant, d'autres parce qu'il est bon pour eux, des troisièmes le bénissent simplement parce qu'il est bon. Les premiers sont des esclaves qui tremblent pour eux-mêmes; les seconds, des mercenaires qui ne pensent qu'à leurs intérêts; mais les troisièmes sont des enfants qui ne songent qu'à leur Père. Celui qui craint et celui qui désire ne pensent, l'un et l'autre, qu'à eux; il n'y a que l'amour du fils qui ne recherche pas son intérêt propre, et pour moi, c'est de cette charité qu'il est dit: «La loi du Seigneur qui convertit les âmes est pure et sans tache (Ps 18,8),» car il n'y a qu'elle qui détourne le coeur de l'amour du monde ou de l'égoïsme, pour le diriger vers Dieu, ce que ne sauraient faire ni la crainte ni l'égoïsme, qui peuvent bien quelquefois changer l'extérieur et les apparences, mais ne changent jamais les sentiments du coeur.

Sans doute l'esclave fait quelquefois l'oeuvre de Dieu, mais, comme il n'agit que par contrainte et non de lui-même, il persévère dans sa dureté, Le mercenaire la fait également, mais ce n'est pas sans vues intéressées; aussi son avantage particulier est-il le mobile de sa conduite. Or qui dit particulier dit personnel, et qui dit personnel dit borné par quelque coin; or c'est dans les coins que se trouvent les immondices et la rouille.

Que l'esclave reste donc avec sa crainte; le mercenaire avec ses pensées d'intérêt, puisque c'est là ce qui les attire et les entraîne; mais ni la crainte ni l'intérêt ire sont sans défaut et ne peuvent changera le coeur;a charité seule les convertit en les faisant agir de leur propre mouvement.

4. Or voici en quoi je la trouve sans tache; c'est qu'ordinairement elle ne réserve pour elle rien de ce qui lui appartient; celui qui ne garde rien pour soi, donne à Dieu bien certainement tout ce qu'il a; or ce que Dieu possède ne peut être vicié. Aussi cette loi de Dieu sans tache et sans souillure n'est-elle autre que là charité, qui ite cherche pas son avantage, mais l'avantage des autres: On l'appelle la loi de Dieu, soit parce qu'elle est la vie de Dieu même, soit parce que personne ne la possède s'il ne la tient de lui.

Il n'y a pas d'absurdité à dire que cette loi est la vie de Dieu même, puisque je dis qu'elle n'est autre que la charité. En effet, d'où vient, dans la suprême et bienheureuse Trinité, cette unité ineffable et parfaite qui lui est propre? n'est-ce pas de la charité? C'est donc elle qui est la loi du Seigneur, puisque c'est elle qui; maintenant, si je puis parler ainsi, l'unité dans la Trinité, la lie du lien de la paix. Cependant il ne faut pas croire que je fais ici de la charité une qualité ou un accident en Dieu, ce serait dire, Dieu m'en préserve, qu'en Lui il y a quelque chose qui n'est pas Lui; elle est la substance même de Dieu, je n'avance là rien de nouveau ou d'inouï, car Dieu est charité, selon saint Jean lui-même.

On peut donc dire avec raison que la charité est Dieu en meute temps qu'elle est un don de Dieu. La charité donne la charité, la substance, l'accident. Quand je parle de celle qui donne, je parle de la substance, et quand je parle de celle qui est donnée, je parle de l'accident: elle est la loi éternelle créatrice et modératrice de l'univers: si toutes choses ont été faites avec poids, nombre et mesure, c'est par elle qu'elles l'ont été. Rien n'existe sans loi, pas même celui qui est la loi de toutes choses; il est vrai qu'il est devenu lui-même la loi qui le régit, mais une loi incréée comme lui.

5. Quant à l'esclave et au mercenaire, ils ont aussi l'un et l'autre une loi, mais ils ne l'ont pas reçue du Seigneur; ils se la sont faite à eux-mêmes, l'un en n'aimant pas Dieu, l'autre, en ne l'aimant pas par-dessus toutes choses leur loi; je le répète, est la leur et non pas celle de Dieu, à laquelle néanmoins la leur est soumise, car s'ils ont pu se faire chacun une loi, ils n'ont pli la soustraire à l'ordre immuable de la loi divine. A mes yeux, c'est se foiré une loi à soi, que de préférer sa volonté propre à la loi éternelle et commune, et, par une imitation du Créateur, que j'appellerai contraire à l'ordre, de ne reconnaître d'autre maître que soi, ni d'autre règle que sa volonté propre, à l'exempte de. Dieu, qui est sa propre loi et ne dépend que de lui-même. Hélas! pour tous les enfants d'Adam que cette volonté qui incline et courbe nos fronts jusqu'à nous rapprocher des enfers, est un lourd et insupportable fardeau! «Infortuné que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort (Rm 7,24)?» II m'accable au point que si le Seigneur ne me venait en aide, il s'en faudrait de bien peu que je ne fusse abîmé dans l'enfer. C'était sous le poids de ce fardeau que gémissait celui qui disait: «Pourquoi m'avez-vous mis en opposition avec vous et pourquoi me suis-je devenu à charge à moi-même (Jb 7,20)?» Par ces mots: «je me suis devenu à charge à moi-même,» il voulait dire qu'il était devenu sa propre loi et l'auteur même de cette loi. Mais lorsqu'il commence par dire, en s'adressant à Dieu: «Vous m'avez mis en opposition avec vous,» il montre qu'il ne s'est pas soustrait à l'action de la loi divine; car c'est encore le propre de cette loi éternelle et juste que tout homme qui refuse de se soumettre à son doux empire devient son propre tyran, et que tous ceux qui rejettent le joug doux et le fardeau léger de la charité sont forcés de gémir sous le poids accablant de leur propre volonté.

6. Ainsi la loi divine a fait d'une manière admirable, de celui qui l'abandonne, en même temps un adversaire et un sujet; car, d'un côté, il ne peut échapper à la loi de la justice, selon ce qu'il mérite, et de l'autre il n'approche de Dieu ni dans sa lumière, ni dans son repos, ni dans sa gloire: il est donc en même temps courbé sous la puissance de Dieu, et exclu de la félicité divine.

Seigneur mon Dieu, pourquoi n'effacez-vous pas mon péché et pourquoi ne faites-vous pas disparaître mon iniquité, afin que, rejetant le poids accablant de ma volonté propre, je respire sous le fardeau léger de la charité, et que, n'étant plus soumis aux étreintes de la crainte servile ni aux attraits de la cupidité mercenaire, je ne sois plus poussé que par lo souffle de votre esprit, de cet esprit de liberté qui est celui de vos enfants? Qui est-ce qui me rendra témoignage et me donnera l'assurance que, moi aussi, je suis du nombre de vos enfants, que votre loi est la mienne et que je suis en ce monde comme vous y êtes vous-même? Car il est bien certain que lorsqu'on observe ce précepte de l'Apôtre «Acquittez-vous envers tous de ce que vous leur devez, ne demeurant chargés que de la dette de l'amour qu'on se doit toujours les uns aux autres (Rm 13,8),» on est en ce monde, comme Dieu lui-même s'y trouve, et l'on n'est plus alors ni esclaves, ni mercenaires, mais enfants de Dieu. On voit donc par là que les enfants ne sont pas sans loi, à moins qu'on ne pense le contraire parce qu'il est dit: «La loi n'est pas faite pour les justes (1Tm 1,9) .» Mais il faut savoir qu'il y a une loi promulguée dans l'esprit de servitude, celle-là n'imprime que la crainte; et qu'il en est une autre dictée par l'esprit de liberté, celle-ci n'inspire que la douceur. Les enfants ne sont pas contraints de subir la première, mais ils sont toujours sous l'empire de la seconde. Voici donc en quel sens il est dit que la loi n'est pas faite pour les justes, selon ces paroles de l'Apôtre: «Vous n'avez point reçu l'esprit de servitude pour vivre encore dans la. crainte (Rm 8,15);» et comment il faut entendre néanmoins qu'ils ne sont pas sans la loi de charité, d'après cet autre passage: «Vous avez reçu l'esprit d'adoption des enfants de Dieu.» Ecoutez enfin de quelle manière le juste dit en même temps qu'il est et qu'il n'est pas sous la loi. «Pour ceux, dit-il, qui étaient sous la loi, j'ai été comme si j'y étais aussi, bien que je n'y fusse plus en effet; mais avec ceux qui n'avaient point de loi, j'ai vécu comme si j'eusse été aussi sans loi, tandis que j'en avais une aux yeux de Dieu, la loi de Jésus-Christ (1Co 9,21).»

Il n'est donc pas exact de dire: «Il n'y a pas de loi pour les justes;» mais il faut dire: «La loi n'est pas faite pour les justes,» c'est-à-dire, elle n'est pas faite pour les contraindre; mais celui qui leur impose cette loi pleine de douceur, la fait aimer et goûter aux justes qui l'observent sans contrainte. Voilà pourquoi le Seigneur dit si bien:«Prenez mon joug sur vous (Mt 11,29),» comme s'il disait: Je ne vous l'impose pas malgré vous; prenez-le, si vous voulez; mais si vous ne le faites pas, je vous annonce qu'au lieu du repos que je vous promets, vous ne trouverez que peines et fatigues pour vos âmes.

7. C'est donc une loi douce et bonne que la charité; non-seulement elle est agréable et légère à porter, mais elle sait aussi rendre légères et douces les deux lois de l'esclave et du mercenaire; car au lieu de les détruire elle les fait observer selon ce qu'a dit le Seigneur: «Je ne suis pas venu abolir mais perfectionner la loi.» En effet elle tempère la première, règle la seconde et les adoucit toutes les deux. Jamais la charité n'ira sans la crainte, mais cette crainte est bonne; elle ne se dépouillera pas non plus (le toute pensée d'intérêt, mais ses désirs sont réglés. La charité perfectionne donc la loi de l'esclave en lui inspirant un généreux abandon, et celle du mercenaire, en donnant une bonne direction à ses désirs intéressés: or cet abandon généreux uni à la crainte n'anéantit pas cette dernière; elle la purifie seulement et fait disparaître ce qu'elle a de pénible. A la vérité, il n'y a plus cette appréhension du châtiment, dont la crainte servile n'est jamais exempte, mais la charité lui substitue une crainte chaste et filiale qui subsiste toujours; car s'il est écrit: «La charité parfaite bannit toute crainte (1Jn 4,18),» on doit comprendre comme s'il y avait: bannit la crainte pénible du châtiment, dont nous avons dit que la crainte servile n'est jamais exempte. C'est une figure fort commune qui consiste à prendre la cause pour l'effet.

Quant à la cupidité, elle se trouve aussi parfaitement réglée par la charité qui se joint à elle, lorsque, cessant de désirer ce qui est mal, elle commence à préférer ce qui est meilleur; elle n'aspire au bien que pour arriver au mieux. Quand, par la grâce de Dieu, on en est là, on n'aime le corps et tout ce qui y touche, que pour l'âme, l'âme pour Dieu et Dieu pour lui-même.

8. Cependant, comme nous sommes charnels et que nous naissons de la concupiscence de la chair, la cupidité, c'est-à-dire, l'amour, doit commencer en nous par la chair; mais si elle est dirigée dans la bonne voie, elle s'avance par degrés, sous la conduite de la grâce, et ne peut manquer d'arriver enfin jusqu'à la perfection, par l'influence de l'esprit de Dieu: car ce qui est spirituel ne devance pas ce qui est animal; au contraire, le spirituel ne vient qu'en second lieu: aussi avant de porter l'image de l'homme céleste, devons-nous commencer par porter celle de l'homme terrestre. L'homme commence donc par s'aimer lui-même, parce qu'il est chair. et qu'il ne peut avoir de goût que pour ce qui se rapporte à lui; puis, quand il voit qu'il ne peut subsister par lui-même, il se met à rechercher, par la foi, et à aimer Dieu, comme un être qui lui est nécessaire; ce n'est donc qu'en second lieu qu'il aime Dieu, et il ne l'aime encore que pour soi et non pour lui. Mais lorsque, pressé par sa propre misère, il a commencé à servir Dieu et à se rapprocher de lut, par la méditation et par la lecture, par la prière et par l'obéissance, il arrive peu à peu et s'habitue insensiblement à connaître Dieu, et par conséquent à le trouver doux et bon: enfin après avoir goûté combien il est aimable, il s'élève au troisième degré; alors ce n'est plus pour soi, mais c'est pour Dieu même qu'il aime Dieu. Une fois arrivé là il ne monte pas plus haut, et je ne sais si, dans cette vie, l'homme peut vraiment s'élever au quatrième degré, qui est de ne plus s'aimer lui-même que pour Dieu. Ceux qui ont cru y être parvenus affirment que ce n'est pas impossible; pour moi, je ne crois pas qu'on puisse jamais s'élever jusque-là, mais je ne doute point que cela n'arrive, quand le bon et fidèle serviteur est admis à partager la félicité de son maître et à s'enivrer des délices sans nombre de la maison de son Dieu; car, étant alors dans une sorte d'ivresse, il s'oubliera en quelque façon lui-même, il perdra le sentiment de ce qu'il est, et, absorbé tout entier en Dieu, il s'attachera à lui de toutes ses forces et ne fera bientôt plus qu'un même esprit avec lui.

9. N'est-ce pas le sens de ces paroles du Prophète: «J'entrerai dans votre gloire, ô mon Seigneur, et ne songerai plus alors qu'à vos perfections (Ps 70,46).» Il savait bien que des qu'il entrerait en possession de la gloire de Dieu, il serait dépouillé de toutes lès infirmités de la chair et ne pourrait plus songer à elles, et, qu'étant devenu tout spirituel, il ne serait plus occupé que des perfections de Dieu. Alors tous les membres du Christ pourront dire, en parlant d'eux, ce que Paul disait de notre chef: «Si nous avons connu le Christ selon la chair, maintenant nous ne le connaissons plus ainsi (2Co 5,16).» En effet, comme la chair et le sang ne posséderont point le royaume de Dieu, on ne s'y connaît point selon la chair. Ce n'est pas que notre chair ne doive y entrer un jour; mais elle n'y sera admise que dépouillée de toutes ses infirmités, l'amour de la chair sera absorbé par celui de l'esprit, et toutes les faiblesses des passions humaines qui existent à présent, seront transformées en une puissance toute divine. Alors le filet que la charité jette aujourd'hui dans cette grande et vaste mer pour en tirer sans cesse des poissons de tout genre, une fois ramené sur le rivage, rejettera les mauvais et ne retiendra plus que les bons. La charité remplit ici-bas de toutes sortes de poissons les vastes replis de son filet, puisqu'en se proportionnant à tous, selon le temps, en traversant et en partageant d'une certaine manière la bonne comme la mauvaise fortune de tous ceux qu'elle embrasse, elle s'est habituée à se réjouir avec ceux qui sont dans la joie, de même qu'à verser des larmes avec ceux qui sont dans l'affliction; mais quand elle aura tiré son filet sur le rivage éternel, elle rejettera comme de mauvais poissons, tout ce quelle souffre de défectueux et ne conservera que ce qui peut plaire et flatter. Alors on . ne verra plus saint Paul devenir faible avec les faibles ou brûler pour ceux qui se scandalisent, puisqu'il n'y aura plus ni scandales ni infirmités d'aucune sorte. II ne faut pas croire qu'il versera encore des larmes sur les pécheurs qui n'auront pas fait pénitence ici-bas; comme il n'y aura plus de pécheurs, il ne sera plus nécessaire de faire pénitence. Ne pensez pas non plus qu'il gémira alors et versera des larmes sur ceux qui brûleront éternellement avec le diable et ses satellites; car il n'y aura ni pleurs ni affliction dans cette sainte cité qu'un torrent de délices arrose, et que le Seigneur chérit plus que les tentes de Jacob; car si dans ces tentes on goûte quelquefois la joie de la victoire, on n'y est jamais hors du combat et sans danger de perdre la palme avec la vie; mais dans la patrie il n'y a plus de place ni pour les revers ni pour les gémissements et les larmes, comme nous le disons dans ces chants de l'Eglise: «C'est le séjour de ceux qui se réjouissent, et le lieu d'une inaltérable allégresse (Ps 86,7 Is 61,1).» Il ne sera même plus question de la miséricorde de Dieu dans ce séjour où désormais ne doit régner que la justice; et on n'y sentira plus de compassion, puisque la miséricorde en sera bannie et que la miséricorde n'aura plus de quoi s'exercer.

10. Je prolongerais volontiers cette lettre, mes très-chers et bien aimables frères, tant j'éprouve de bonheur à m'entretenir avec vous; mais trois raisons m'engagent à finir: d'abord la crainte de vous fatiguer, puis la honte de me montrer parleur interminable, et enfin le soin des affaires de la maison qui me réclament.

Mais, en finissant, je vous prie d'avoir pitié de moi; si vous vous êtes réjouis sur parole du bien que vous avez cru être en moi, veuillez aussi être touchés des misères qui ne s'y trouvent que trop réellement. Sans doute, celui qui vous a parlé en bien de moi a vu quelques petites choses, mais il se les est exagérées; et dans votre indulgence vous avez cru sans peine ce qu'il vous a rapporté. Je vous félicite de cette charité qui croit tout, mais je suis confondu par la vérité qui sait tout. Je vous prie, en ce qui me concerne, de vous en rapporter à moi plutôt qu'à celui qui n'a vu de moi que le dehors, a car nul ne sait ce qui est dans l'homme que l'esprit qui est en lui (1Co 2,11).» Je vous assure donc, moi qui ne vous parle pas de ma personne par conjecture, mais en connaissance de caisse, que je ne suis pas tel qu'on me croit et qu'on vous l'a dit. Je crains d'autant moins de l'affirmer que j'ai pour moi le témoignage de ma conscience; aussi ne désiré-je rien tant obtenir par vos prières que de devenir tel que vous me dépeignez dans votre lettre.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE XI.



11. A Guy, surnommé de Castro, Français de nation, originaire du Dauphiné, natif de Valence, cinquième prieur général de la grande Chartreuse depuis saint Bruno. Saint Bernard l'aimait beaucoup, comme on peut le voir non-seulement par cette lettre, mais encore par l'histoire de sa Vie, livre 3, chapitre Ier. Il était d'une extrême modestie si nous en jugeons par le portrait qu'il en a lui-même tracé dans sa lettre à Pierre de Cluny (liv. I des Epit. de Pierre le Vénérable, épit. 25).

Je vous prie, dit-il, au nom de cet amour dont votre coeur daigne m'honorer, tout indigne que j'en suis, de vouloir bien, quand vous avez la bonté de m'écrire malgré mon néant, ne pas risquer de détruire votre ouvrage de vos propres mains, en exaltant ma faiblesse, par des compliments qui la mettent en péril. Mais ce que je vous demande avec les plus grandes instances et les deux genoux en terre, c'est que désormais vous vouliez bien ne plus donner le nom de Père à un homme aussi petit que moi. Je me trouverais honoré du titre de votre serviteur, aussi le serai-je non-seulement autant, mais beaucoup plus que je ne le mérite, si vous m'appelez seulement votre frère, votre ami ou votre fils.» Pierre le Vénérable suivit son exemple en écrivant à saint Bernard, comme on peut le voir par la trois cent quatre-vingt-huitième lettre. Peut-être ne firent-ils l'un et l'autre qu'imiter saint Bernard lui-même dans la soixante-douzième lettre.

Guy a composé plusieurs écrits qui ont rendu son nom immortel, dit Trithemius, mais entre autres une Vie de saint Hugues, évêque de Grenoble, adressée au pape Innocent 2, et qu'on trouve dans Surius, au tome 2, à la date du 1er avril; des Méditations, qui se trouvent dans la Bibliothèque des saints Pères; un Traité de la vérité et de la paix, resté manuscrit dans la bibliothèque des Chartreux de Cologne; un livre des Instituts des Chartreux, puis un livre de la Contemplation; et enfin différentes lettres. J'en ai publié quatre dans le tome 6, ce sont les seules qui nous restent de lui. J'ai fait après Horstius d'inutiles efforts pour découvrir les autres. Ayant écrit à ce sujet au très-révérend P. D. Jean Pégon, prieur de la grande Chartreuse et général de l'Ordre, j'en reçus cette réponse, qu'après les incendies qui ont six fois dévoré cette maison jusqu'aux fondements, c'est à peine s'il reste encore quelque chose de la magnifique collection de manuscrits que ses prédécesseurs avaient formée avec tant de peines et de soins. On attribue encore à Guy le Livre de l'Échelle des religieux cloîtrés, rapporté au tome VI. On ne doit point passer sous silence ce que Trithemius dit qu'il revit et corrigea avec le plus grand soin et la plus grande exactitude, les lettres de saint Jérôme, que l'inadvertance des copistes avait remplies de fautes, et les réunit en un volume. Nous avons donné une lettre de Guy lui-même sur ce sujet, extraite du tome I des Analestes. D'après Sutor, livre II des Vies des Chartreux, chapitre V, il mourut en odeur de sainteté dans sa cinquante-cinquième année, trente ans après avoir fait profession, et vingt-sept ans environ après avoir été nommé prieur, l'année de Notre-Seigneur 1137, et la cinquante-troisième de la fondation de la grande Chartreuse. (Note de Mabillon.)





Bernard, Lettres 8