Bernard, Lettres 31

LETTRE XXXI. A HUGUES (a), COMTE DE CHAMPAGNE, QUI S'ÉTAIT FAIT TEMPLIER.



L'an 1125.

Saint Bernard le félicite d'être entré dans un ordre militaire, et l'assure de son éternelle reconnaissance.

Si c'est pour Dieu que de comte vous vous êtes fait simple soldat, et pauvre, de riche que vous étiez, je vous en félicite de tout mon coeur, et j'en rends gloire à Dieu, parce que je suis convaincu que ce changement est l'oeuvre de la droite du Très-Haut. Je suis pourtant contraint de vous avouer que je ne puis facilement prendre mon parti d'être privé, par un ordre secret de Dieu, de votre aimable présence, et de ne plus jamais vous voir, vous avec qui j'aurais voulu passer ma vie entière, si cela eût été possible. Pourrais-je en effet oublier votre ancienne amitié, et les bienfaits dont vous avez si largement comblé notre maison? Je prie Dieu dont l'amour vous a inspiré tant de munificentes pour nous, de vous en tenir un compte fidèle. Pour moi j'en conserverai une reconnaissance éternelle, je voudrais pouvoir vous en donner des preuves. Ah! s'il m'avait été donné de vivre avec vous, avec quel empressement aurais-je pourvu aux nécessités de votre corps et aux besoins de votre âme. Mais puisque cela n'est pas possible, il ne me reste plus qu'à vous assurer que, malgré votre éloignement, vous ne cesserez d'être présent à mon esprit au milieu de mes prières.

a Fils de Thibaut III et différent de Hugues qui fut grand-maître des chevaliers du Temple, auquel saint Bernard a adressé son livre sur la gloire de cette nouvelle milice, tome III. Voir aux notes placées à la fin du volume.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE XXXI.



23. Au comte de Champagne, Hugues. Fils de Thibaut 3, également comte de Champagne, Hugues se montra d'une extrême munificence envers les maisons religieuses en général, mais particulièrement à l'égard des monastères de Moustier-Ramey et de Molesme; il fut d'abord comte de Bar-sur-Aube, puis de Troyes après la mort de son frère Eudes; mais ayant supprimé les noms de ces comtés en les réunissant sur sa tête, il fut cause que ses successeurs prirent le titre de comtes de Champagne au lieu de celui de comtes de Bar-sur-Aube et de Troyes; qu'ils avaient porté jusqu'alors séparément, comme le fait remarquer François Chifflet, dans sa dissertation sur l'origine illustre de saint Bernard. C'est à lui que fut adressée la deux cent quarante-cinquième lettre d'Yves de Chartres, dont les premières lignes nous font connaître le sujet: «Nous avons appris, dit l'évêque de Chartres, que vous vous êtes enrôlé dans l'armée du Christ pour aller en Palestine, et pour livrer ces combats de l'Evangile où dix mille combattants soutiennent avec avantage la lutte contre vingt mille ennemis qui fondent sur eux pour les accabler.» Et plus loin il ajoute: «Vous avez pris femme....» etc., et conclut en ces termes: «Vous devez donc accomplir vos projets de manière toutefois à ne pas manquer à vos derniers engagements et à ne point violer les droits légitimes de la nature.» Horstius pense qu'en cet endroit, Yves de Chartres veut détourner Hugues de se faire Templier, en lui remettant sous les yeux, les obligations qu'il a contractées par son mariage. Mais d'après Guillaume de Tyr à qui tous les autres écrivains se rallient, l'ordre des Templiers ayant commencé l'année 1118, et Yves de Chartres étant mort en 1115, il faut entendre ces paroles, soit de l'ordre des Hospitaliers, dans lequel le comte Hugues aurait eu le projet d'aller faire profession à Jérusalem, soit de la continence que, dans une pensée toute spirituelle et tout évangélique, il se serait proposé de garder, pendant son second voyage en terre sainte. Car il est certain, d'après Chifflet, qu'il fit trois fois ce pèlerinage: la première fois en 1113, la seconde en 1121, et la troisième quand il s'engagea dans l'ordre des Templiers, ce qui arriva en 1125, d'après un calcul très-savant d'Albéric dans sa Chronique.

Etant sur le point d'entreprendre le voyage d'outre-mer, s'il faut en croire Pierre Pithou, dit Chifflet, il vendit son comté à Thibaut, fils de son frère Etienne, déshérita son fils Eudes, et laissa grosse sa seconde femme; qu'il avait épousée après avoir renvoyé, en 1104, Constance, fille du roi de France Philippe I, dont il était parent à un degré prohibé; il mourut en terre sainte le 14, et non pas le 21 juin, comme l'indique, par erreur, le Nécrologe de Saint-Claude. Tel est le récit de Chifflet. Ce comte Hugues n'est pas le grand-maître des chevaliers du temple à qui saint Bernard a adressé une exhortation pour les soldats de cet ordre; comme on peut le conclure du récit de Guillaume de Tyr dans son Histoire de la croisade, livre XII, chapitre VII, où il donne le surnom de des Païens au grand-maître du temple, qui paraît avoir eu Robert pour successeur. C'est du moins ce qui ressort du récit de Guillaume, livre XVII, chapitre I.

24. Puis-je oublier votre ancienne amitié et vos bienfaits? C'est, en effet, ce comte Hugues qui avait donné à saint Bernard et à ses religieux l'emplacement de Clairvaux avec ses dépendances, de sorte qu'il mérite d'en être appelé le fondateur. Comme cette particularité n'a été connue que de peu de personnes jusqu'à présent, nous allons donner la copie de la charte de donation, dont nous devons la publication à Chifflet, que nous avons eu déjà bien souvent occasion de citer. Il la fit entrer dans sa dissertation et l'avait copiée sur l'autographe de Clairvaux: «Au nom de la sainte et indivisible Trinité, commencement de la charte du comte Hugues. Qu'il soit connu à tous présents et à venir, que moi, comte de Troyes, je donne à Dieu, à la sainte vierge Marie et aux religieux de Clairvaux, l'endroit qui ponte ce nom, avec ses dépendances, champs, prés, vignes, bois et eaux, sans aucune réserve ni pour moi ni pour mes descendants. Ce dont sont témoins Acard de Reims, Pierre et Robert d'Orléans, hommes de guerre à mon service. Que l'on sache aussi que Geoffroy Félonia donne le droit de pâtis sur sa terre de Juvencourt, tant dans les bois que dans la plaine, en tout temps; si les animaux desdits Pères causent quelques dégâts, les religieux n'en paieront que le montant, sans amende. J'ai fait toutes ces donations en présence des témoins susdits. Que l'on sache encore que le seigneur Jobert de la Ferté, surnommé le Roux, et le seigneur Reinaud de Perrecin ont donné, aux mêmes Pères, le droit de pâtis et l'usufruit sur toutes leurs terres, particulièrement sur les eaux, bois et prés du domaine de Perrecin: de cela sont témoins Acard de Reims et Robert, hommes de guerre à mon service. De plus, qu'il soit su encore que moi Hugues, comte de Troyes, je permets et concède auxdits Pères la libre et paisible possession de la terre et de la forêt d'Arétèle. Confirmé ces donations, par nous Joscern, évêque de Langres, et Hugues, comte de Troyes et scellé de notre sceau et de notre anneau.»

25. Pour la date de cette donation, qui n'est pas exprimée dans l'acte, Chifflet, d'après le Chronographe de saint Marien d'Auxerre, indique le mois de juin de l'année 1114; tout le monde est d'accord sur le mois, il n'en est pas de même pour l'année; les documents, tant ceux que nous trouvons chez nous que ceux qui nous viennent d'ailleurs, se contredisent; mais ils nous a paru que nous devions préférer la date généralement acceptée depuis longtemps, et que l'Exorde de Cîteaux, dist. 2, chap. I, ainsi que le tableau attaché au tombeau de saint Bernard, à l'année 1115; attendu que c'est à peine si saint Bernard avait fait profession au mois de juin de l'année 1114, et, d'un autre côté, le comte Hugues lui-même qui a fait la concession, était encore en terre sainte cette année-là. Clairvaux fut donc fondé par Hugues, comte de Champagne, et transféré en 1135 dans un endroit plus vaste, avec l'aide du comte Thibaut, fils et successeur de Hugues, et reconstruit à nouveau. C'est ce qui fit donner le nom de fondateur au comte Thibaut par plusieurs historiens qui ont confondu la translation avec la fondation de Clairvaux, comme le remarque Manrique dans ses Annales à l'année 1115, chap. I (Note de Mabillon).




LETTRE XXXII. A L'ABBÉ DE SAINT-NICAISE, DE REIMS.

Vers l'an 1120.

Saint Bernard console cet abbé du départ du moine Drogon pour un autre couvent, et l'exhorte à la patience.


1. Il n'y a que celui qui s'est chargé de toutes nos douleurs qui sache quelle part je prends à votre peine. Combien je serais heureux de vous consoler si j'en connaissais les moyens, et de vous venir en aide si cela m'était possible! Je le ferais avec la même ardeur que je voudrais que celui qui connaît et qui peut tout, fût dans mes épreuves ma consolation et mon soutien. Si votre religieux Drogon m'eût consulté sur sa sortie de votre maison, je me serais bien gardé d'abonder dans son sens, et maintenant qu'il vous a quitté, s'il venait me demander d'entrer chez nous, je ne le recevrais pas. Tout ce que je pouvais faire en cette circonstance, je l'ai fait pour vous, et je me suis empressé d'écrire à son sujet à l'abbé qui l'a reçu (a). Après cela, mon révérend Père, que puis-je faire de plus en votre faveur dans cette circonstance? Pour vous maintenant, vous n'ignorez pas que les saints mettent leur gloire non seulement dans l'espérance, mais aussi dans les épreuves. Vous connaissez ces paroles de l'Eçriture: «Si la fournaise éprouve l'ouvrage du potier, la tentation éprouve le juste (Si 27,6):» et celles-ci: «Dieu est proche de ceux qui sont éprouvés par la tribulation (Ps 33,19).» Vous vous rappelez celles-ci encore: «C'est par de nombreuses épreuves qu'on entre dans le royaume des cieux (Ac 14,21):» et enfin: «Tous ceux qui veulent vivre avec piété en Jésus-Christ seront persécutés (2Tm 3,12).» Toutefois, il n'en est pas moins juste, après cela, de prendre part aux peinés de nos amis quand nous les voyons dans la douleur, parce que nous ne savons pas quelle sera l'issue de l'épreuve et que nous pouvons toujours craindre pour eux qu'elle ne soit fatale; si dans les saints et les élus, l'épreuve produit la patience, la patience le mérite et celui-ci l'espérance qui ne saurait être confondue (Rm 5,3): pour les réprouvés et les damnés, au contraire, l'épreuve engendre l'abattement; l'abattement, le trouble; et ce dernier le désespoir qui les tue.

a Ces lettres sont perdues, connue on le voit par la lettre suivante, où l'on trouvé quelques citations qui eu sont extraites.

2. Pour n'être point englouti par les flots orageux de cette affreuse tempête, ce qu'à Dieu ne plaise, pour n'être point dévoré par cet effrayant abîme, et pour que ce puits sans fond ne se referme pas sur vous, employez tous les soins et tous les efforts de votre sagesse et de votre humilité à ne pas vous laisser vaincre par le mal mais à surmonter le mal par le bien. Vous y réussirez si vous placez solidement votre espérance en Dieu et si vous avez la patience d'attendre l'issue de cette affaire. Si ce religieux rentre dans le devoir par suite de la crainte de Dieu ou par dégoût lie sou malheureux état, tout sera pour le mieux; mais s'il en est autrement, il vous est bon de vous humilier sous la main puissante de Dieu et de ne pas entrer en lutte contre les desseins du Très-Haut; car si tout cela est son ouvrage, il n'est personne qui puisse aller contre. Il vaut donc mieux vous efforcer de réprimer les sentiments de votre indignation quelque juste qu'elle soit, en vous rappelant le mot qu'un saint prononça, dit-on, dans une circonstance pareille. Quelques-uns de ses religieux le pressaient vivement, en mêlant à leurs instances des reproches amers, de réclamer un de ses religieux qui s'était éloigné de lui et qu'une autre maison avait accueilli sans tenir compte de son autorité: Je me garderai bien de le faire, dit-il; en quelque lieu qu'il soit, s'il est bon il est à moi.

3. J'aurais tort de vous parler ainsi, si je ne pratiquais moi-même ce que je vous conseille de faire. Un de mes religieux qui m'était uni, non-seulement par les liens de la profession religieuse, mais encore par ceux du sang, a été reçu à Cluny et y demeure malgré moi. J'en suis pénétré de douleur, mais je me contente de gémir en silence, demandant à Dieu d'inspirer à ceux qui me l'ont enlevé la pensée de me le rendre, ou de lui suggérer à lui-même celle de revenir de sou propre mouvement; je laisse d'ailleurs le soin de ma vengeance à celui qui doit un jour rendre justice aux opprimés et prendre en main la défense de ceux qui ont le coeur doux et pacifique.

Veuillez dire de vive voix au frère Hugues de Lausanne ce que je lui dis par la pensée: Que je l'engage à ne pas croire légèrement à tout esprit, et à ne pas se hâter de quitter le certain pour l'incertain; qu'il se rappelle que le démon ne s'attaque jamais qu'à la persévérance, parce que c'est la seule vertu qui doit être couronnée un jour. Il vaut bien mieux pour lui persister dans sa vocation qu'y renoncer, sous prétexte d'une vie plus parfaite, au risque de ne pouvoir consommer ce que la présomption le porte à entreprendre de nouveau.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE XXXII.



26. A l'abbé de Saint-Nicaise de Reims, Drogon, à l'occasion duquel furent écrites la trente-troisième et la trente-quatrième lettre, ne semble pas avoir persévéré dans l'ordre de Citeaux d'où il fut rappelé avant d'avoir fait profession, par les plaintes importunes de son abbé loran, à qui est adressée cette lettre. On croit que c'est lui qui fit sortir du monastère de Saint-Jean de Laon les religieuses qui l'occupaient et y établit des moines dont le prieur de Saint-Nicaise de Reims le fit premier abbé, en 1128, comme nous le dirons à la quarante-huitième lettre. Plus tard il fut créé par le pape Innocent, cardinal et évêque d'Ostie, en 1136, ainsi que notre Acher le prouve dans ses notes à Guibert; et non pas en 1133, comme le dit Cigonio; ni en 1134, ainsi que le prétend Ughel dans son Italie sacrée. On peut lire les faits et gestes de Drogon dans Hermann, liv. III des Miracles, chap. XXII, et dans l'auteur de l'appendice à Sigebert à l'année 1138, voici en quels termes il en parle: «Mort de Drogon, évêque d'Ostie, de bonne mémoire, homme aussi distingué par son savoir que par sa piété.» Le Nécrologe de Saint-Jean de Laon en parle ainsi: «Le 18 décembre, mort de Drogon, évêque d'Ostie et cardinal, premier abbé de notre congrégation, et de Mathilde sa soeur.» Il a fait un sermon sur la passion de Notre-Seigneur qui se trouve dans la Bibliothèque des Pères, ainsi que des soliloques qui figurent dans les manuscrits de la bibliothèque de Belgique.

27. Pour ce qui concerne l'abbé Joran, on peut juger de la piété de son monastère de Saint-Nicaise, par ce fait que plusieurs religieux remarquables en sortirent pour aller au loin porter l'amour de la discipline religieuse. Car, sans compter Drogon, Geoffroy, et, après lui, Guillaume furent élus abbés de Saint-Thierri près Reims; Simon le fut de Saint-Nicolas-du-Bois dans le diocèse de Laon; c'est à lui que sont adressées les quatre-vingt-troisième et quatre-vingt-quatrième lettres. Arnoulphe le fut de Gembloux, comme nous l'apprend l'Auctarium de ce monastère. Quant à Joran lui-même, cédant à son amour de la solitude, il se fit chartreux au monastère de Mondée, en l'année 1138, où il se distingua tellement que le pape Innocent II le fit cardinal. D'ailleurs, comme cette lettre est écrite à Robert, parent de saint Bernard à qui il n'avait pas encore été rendu, comme notre saint Docteur le dit lui-même ici, il s'ensuit qu'on doit en fixer la date vers l'année 1120.




LETTRE XXXIII. A HUGUES, ABBÉ DE PONTIGNY.



Saint Bernard lui dit ce qu'il pense de ce qu'il a reçu Drogon, et lui fait connaître qu'il ne le blâme point de ce qu'il a fait.

A son très-cher frère l'abbé dom Hugues, le frère Bernard de Clairvaux, salut et tous les voeux qu'il ferait pour lui-même.


1. Si j'en juge par ce que vous m'écrivez, j'ai bien mal rendu ma pensée dans ma dernière lettre, ou bien vous l'avez prise dans un sens qu'elle n'avait pas. Quand je vous ai parlé des conséquences que pouvait avoir pour vous l'admission de ce religieux, je ne l'ai fait que dans la crainte qu'il n'en fût ainsi, et maintenant, je suis dans les mêmes appréhensions que je vous disais alors. Mais en vous écrivant comme je l'ai fait, je n'avais certainement pas l'intention de vous donner le conseil ou de vous suggérer, comme vous le dites, la pensée de le renvoyer; il y a trop longtemps que je connais son zèle et sa ferveur; aussi je le félicite de ce qu'il a fait, bien loin de l'en blâmer. Mais comme son abbé, mon intime ami, et l'archevêque de Reims me pressaient vivement de vous écrire, pour vous le redemander, je vous ai écrit à dessein, afin d'éloigner de moi tout soupçon, si je le pouvais, dans les termes où je l'ai fait, de manière qu'ils fussent satisfaits, et que vous, en même temps, vous fussiez prévenu des reproches qu'ils ne pouvaient tarder à vous adresser. J'ai cru que vous aviez l'esprit trop pénétrant pour ne pas saisir ma pensée du premier coup, surtout en lisant ce que je me rappelle vous avoir dit à la fin de ma lettre, pour peu que vous la lussiez dans le même esprit que je l'ai écrite; en effet, après vous avoir dit les tribulations que j'avais des raisons de craindre pour vous, j'ajoutais C'est à vous de voir maintenant si vous aimez mieux vous y exposer que de renvoyer ce religieux; ce sont là mes propres paroles ou à peu prés. En m'exprimant ainsi, ne voulais-je pas vous faire entendre à demi-mot que tout ce que j'avais dit auparavant était un langage de complaisance, sinon un déguisement de ma pensée.

2. Quant aux insinuations que j'aurais chargé votre messager de faire à ce religieux: que je me flattais d'obtenir son absolution s'il voulait entrer dans notre ordre, je vous déclare qu'il n'est rien de plus faux. Comment aurais-je eu l'imprudence ou la présomption de croire que je pouvais recevoir un religieux venant d'un monastère avec lequel j'ai des relations si étroites, quand je soutenais que vous ne pouviez le garder vous-même sans scandale? Mais soit: supposons que vous enviant ce religieux et désirant l'attirer, j'aie cru ou feint de croire que je pourrais faire quelque chose pour son absolution; est-il croyable, en ce cas, que j'aurais choisi, pour lui faire connaître des projets si contraires à votre couvent, le religieux même que vous m'avez envoyé?

Mais pour vous convaincre que vous avez eu raison de me croire jusqu'à présent votre ami, je me sens obligé, pour vous bien plus que pour moi, de redoubler d'efforts sinon, comme je l'ai fait jusqu'à présent, afin de rendre notre amitié plus solide, du moins pour empêcher que les liens ne s'en rompent tout à fait.

Que vous dirai-je encore? Il est bien certain que je ne pourrais vous croire capable, quand même vous m'assureriez que vous l'êtes, de ce dont vous m'avez soupçonné sans fondement. Au reste, vous saurez, mon cher ami, que le comte Thibaut a reçu ma lettre de recommandation pour Humbert, mais il ne m'a pas encore répondu. Qu'avez-vous à faire dans cette circonstance? Votre piété vous le dira mieux que qui .que ce soit, si vous voulez bien considérer d'un oeil de compassion le malheur d'un homme injustement frappé d'exil.




LETTRE XXXIV. AU MOINE DROGON (a).

a Le manuscrit de la Colbertine, n. 1410, a la même suscription; celui de Compiègne porte: A Hugues Drogon, bien que dans le cours de la lettre il ne soit parlé que de Drogon. On aura réuni en un seul nom celui de l'abbé Hugues de Pontigny, et de Drogon, son intime ami,

Vers l'an 1120

Saint Bernard félicite Drogon d'avoir embrassé une règle plies sévère, et il l'exhorte à persévérer.



Mon bien cher Drogon,

1. Je trouve plus que jamais justifiée l'affection toute particulière que j'ai toujours eue pour vous. Vous me paraissiez autrefois aimable et accompli en toutes choses; mais j'avais pressenti je ne sais quoi de mieux encore et de plus excellent que ce que je voyais ou entendais dire de votre mérite. Aviez-vous déjà entendu la voix du céleste Epoux dans les bras duquel votre âme s'est plus étroitement serrée? Vous avait-il dit comme à cette chaste tourterelle des Cantiques: «Vous êtes toute belle, ô ma bien-aimée; vous êtes parfaitement belle (Ct 4,1), sans parler des beautés intérieures que vous cachez à tous les yeux?» Qui pourrait croire ce que vous venez de faire? Déjà il n'était bruit dans la ville entière que de vos vertus et de votre extrême piété; il ne semblait pas qu'il fût possible de rien ajouter à tant tic perfections, et voilà que, quittant votre monastère, comme un autre aurait quitté le monde, vous êtes allé soumettre aux observances d'une règle plus austère un corps déjà usé sous le joug de Jésus-Christ, vérifiant ainsi en vous ces paroles du Sage: «Quand un homme est arrivé à la perfection, il ne fait encore que de commencer (Si 18,6).» Vous commencez maintenant, et vous montrez par là que vous étiez déjà parfait. Vous croyez n'avoir pas encore atteint le but, et vous prouvez ainsi que déjà vous y êtes arrivé; car on n'est parfait que lorsqu'on désire le devenir davantage; et plus on l'est, plus on aspire à se perfectionner encore.

2. Mais, hélas! mon cher ami, je vois celui dont l'envie a fait entrer la mort dans le monde bander son arc et le préparer contre vous. Chassé de votre coeur et ne pouvant plus y exercer son empire, il va redoubler ses attaques au dehors; ou, pour parler plus, ouvertement, sachez que les pharisiens se sont scandalisés de ce que vous avez fait; mais rappelez-vous qu'il y a des scandales dont on ne doit pas se mettre en peine. Le Seigneur n'a-t-il pas dit: «Laissez-les; ce sont des aveugles qui conduisent d'autres aveugles (Mt 15,14)?» Mieux Vaut permettre le scandale que d'abandonner la vérité! Rappelez-vous quel est celui dont il a été dit: «Il est né pour la raine et pour le salut de plusieurs,» et vous ne serez pas surpris si vous êtes comme lui une odeur de vie pour les uns et de mort pour les autres, Si on vous maudit, si on fulmine des anathèmes contre vous, Isaac répondra pour vous: «Celui qui volis maudira sera maudit lui-même, et celui qui vous bénira sera comblé de bénédictions (Gn 27,29).» Et vous, derrière le rempart inexpugnable de votre conscience, répondez-leur comme de l'intérieur d'une place forte: «Quand même je verrais une armée tout entière se lever contre moi, mon coeur serait sans crainte, et si on me livrait bataille, je serais plein de confiance au milieu du combat (Ps 26,3).» Ne craignez pas d'être confondu quand vous tiendrez ce langage aux ennemis qui vous assiègent. Pour moi, j'espère qu'avec la grâce de Dieu, si vous tenez bon contre les premiers coups; si vous ne vous laissez pas plus ébranler par les menaces que par les promesses, vous ne tarderez pas à fouler Satan sous vos pieds: les justes en seront dans la joie, et les méchants confondus seront réduits au silence.




LETTRE XXXV. AU DOCTEUR HUGUES FARSIT (a).

a Je trouve à cette époque deux moines de ce nom, l'un de Lagny, il en est parlé dans le sixième livre de la Diplomatie, page 585; l'autre de Saint-Lucien de Beauvais, dont le Nécrologe fait ainsi mention: «le 24 mars, mort de Hugues Farsit, moine profès.» Peut-être est-ce le même que celui dont il est question dans l'Histoire de Louvet, page 555. Il y a un troisième Hugues Farsit, qui fut chanoine régulier de Saint-Jean-des-Vignes, cité dans le Nécrologe de l'église de Soissons. Abélard parle d'un autre personnage de ce nom, dans son sermon sur saint Jean-Baptiste, page 967, où il fait mention de saint Norbert et de blagues Farsit, le compagnon de son apostolat. Peut-être était-il abbé de Prémontré et successeur de saint Norbert, dont il fut le premier et le plus remarquable disciple, et auquel est adressée la deux cent cinquante-troisième lettre de saint Bernard. Pour moi, je suis porté à croire que l'abbé auquel écrit saint Bernard n'est autre que le vénérable docteur Hugues de Chartres, à qui Hugues Métellus, alors chanoine régulier de Toul en Lorraine, a adressé la trente-quatrième lettre du manuscrit. En effet, Hugues Farsit, dont parle saint Bernard, était abbé d'un monastère situé sur les terres de Thibaud, comte de Champagne, à Blois ou à Chartres, selon quelques annotateurs. Peut-être celui dont il est question ici fut-il abbé de Saint-Jean-de-Chartres, après l'abbé Etienne, qui fut élu patriarche de Jérusalem en 1128, et auquel saint Bernard a adressé sa quatre-vingt-deuxième lettre.


L'an 1128.



Bernard lui recommande la cause d'un certain Humbert, et l'engage à ne pas rougir de rétracter une erreur.

A son très-cher frère et coabbé Hugues, le frère Bernard, salut et assurance de la plus vive affection.

Je vous recommande, avec la plus grande confiance en votre bonté, le nommé Humbert qu'on dit avoir été injustement déshérité. J'ai entrepris, pour plaire à Dieu, de plaider sa cause auprès de votre comte, et j'espère que vous m'aiderez, avec la grâce du Roi du ciel, à réconcilier cet homme avec son prince, et à lui faire rendre sa patrie, son épouse, ses enfants, ses amis, enfin tout ce qui lui appartient, et que vous ferez tout ce qui dépendra de vous pour arriver à ce résultat. Vous délivrerez de la main d'un pécheur un homme qui est dans la détresse; vous travaillerez en même temps au saint de son oppresseur, et vous me donnerez ainsi la preuve que vous désirez m'être agréable; sans compter qu'en travaillant pour le bien de la paix vous vous préparez une belle place parmi les enfants de Dieu. Parlons maintenant d'une autre affaire. On vous a rapporté que j'avais jeté au feu la lettre que Votre Sainteté a daigné m'écrire dernièrement. Veuillez croire que je la conserve précieusement. Ne serait-ce pas l'effet d'une jalousie voisine de la fureur que de condamner avec témérité un ouvrage utile et louable où je n'ai rien vu que de conforme aux plus saines croyances et aux meilleures doctrines, et qui ne tende à l'édification des âmes? Je dois pourtant excepter un endroit; car entre amis c'est se trahir que de trahir la vérité par une pusillanime et dangereuse flatterie; j'excepte, dis-je, cet endroit où vous essayez de soutenir et de défendre. en commençant votre ouvrage, une opinion que vous aviez émise dans l'entretien a que nous avons eu ensemble sur les sacrements; j'avoue que je m'en suis senti et m'en sens encore ému. Réfléchissez, je vous prie, à la doctrine que vous avez soutenue dans cet entretien, et jugez si elle est ou non contraire à l'enseignement de l'Église. Vous avez trop de science et d'humilité pour avoir honte de rétracter une opinion qui ne serait pas conforme à la saine doctrine. Adieu.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRES XXXV et XXXVI.



28. A Hugues Farsit. Il est facile de voir à la manière dont saint Bernard parle de lui, dans cette lettre, en quelle estime il le tenait, puisqu'il l'appelle«son frère bien-aimé et son cher collègue, un homme qu'il aime depuis longtemps et dont il est aimé;» il passait généralement pour un saint; mais il n'est pas aussi facile de dire qui il était. Les savants ne connaissent de lui que son nom. Possevin, dans son Apparat, assure qu'il fut moine de Saint-Médard de Soissons; mais ce n'est, je crois, qu'une simple conjecture. D'après une lettre de notre Hildephonse Vrayet, il paraîtrait que Hugues Farsit fut chanoine régulier de Saint-Jean-des-Vignes, près Soissons, dont les Nécrologes et les actes publics portent souvent sa signature. Dans le calendrier de la cathédrale de Saint-Gervais, on lit: «Le 4 août, mort de Hugues Farsit, chanoine régulier qui nous a légué ses livres tant sacrés que profanes.» On ne sait en quel endroit il a été abbé., les uns pensent que ce fut à Château-Thierry, d'autres à Valenciennes; peut-être bien était-ce de Saint Jean-de-Chartres, où je trouve, en 1234, un abbé du nom de Hugues. La trente-cinquième lettre de saint Bernard ne contient qu'un renseignement bien insuffisant sur ce point, puisqu'elle ne nous fait connaître qu'une chose, c'est que cette abbaye dépendait de Thibaut, comte de Campagne, qu'il appelle le comte de Hugues. Au reste, on peut juger combien il était versé dans la connaissance des lettres par ce fait, qu'il possédait une bibliothèque que nous voyons léguer à sa mort à une église cathédrale, et par ce livre des Sacrements dont saint Bernard parle dans sa trente-cinquième lettre, en lui reprochant d'y admettre certaines choses qui ne sont pas absolument conformes à la foi catholique; je me ligure que cet Hugues de Saint-Victor qui consulte saint Bernard sur l'opinion d'un certain auteur qu'il ne nomme pas, et dont la doctrine sur le baptême n'était pas ce qu'elle devait être, n'est autre que notre Hugues Farsit. Enfin j'ai en ce moment sous les yeux un manuscrit sur les miracles de Marie, divisé par lui en trente et un chapitres, avec cette inscription: Hugues Farsit de vénérable mémoire; cet ouvrage a été publié en entier par notre Michel Germain, dans l'Histoire Gallicane du Parthénon de Soissons (Note de Mabillon).




LETTRE XXXVI. AU MÊME.



Saint Bernard répond à la lettre de Hugues et lui conseille de ne pas attaquer la doctrine d'un évêque qui n'est plus.



A son toujours très-affectionné et, par la grâce de Dieu, très-saint abbé Hugues, le frère Bernard de Clairvaux, salut et amitié aussi sincère qu'inébranlable.



J'avais l'intention, et c'était mon devoir, de répondre plus longuement à la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser et que j'ai trouvée plus courte que je ne l'aurais désiré, quoique beaucoup plus longue encore que je ne l'ai mérité; mais votre messager était pressé, je n'en ai pas eu le loisir. Néanmoins, pour qu'il ne s'en allât pas les mains vides, je l'ai chargé de ces quelques lignes écrites à la hâte, en réponse à la longue lettre que vous m'avez adressée. Je commencerai par vous donner, en peu de mots, mais avec une entière sincérité, comme à une personne que j'aime depuis bien longtemps et dont je me crois aimé, l'assurance la plus complète que je vous tiens du fond du coeur pour un saint, un parfait catholique et mon plus cher ami. Quant à la pureté de votre foi, je m'en rapporte à votre propre confession; pour la sainteté de votre vie, je m'en tiens à votre réputation; quant à l'affection que je vous déclare ressentir pour vous, je n'en veux d'autre, garant que le témoignage de mon propre coeur.

Vous protestez que vous ne conservez pas le moindre souvenir de l'opinion qui inquiétait ma foi, je l'avoué, et non pas sans raison; j'en recors l'assurance avec un bonheur égal à celui que j'ai ressenti en lisant, dans votre dernière lettre, l'exposition développée de la plus pure et de la plus saine doctrine. Je ne serais même pas très-éloigné de croire que c'est moi qui ai mal compris votre pensée, et non pas vous qui aviez émis une proposition contraire à la foi.

a Je pense que Hugues Farsit est le même que Hugues de Saint-Victor, dont saint Bernard combat l'opinion dans sa soixante-dix-septième lettre rangée au nombre des traités; mais je n'oserais l'affirmer.


Maintenant permettez-moi de conseiller à votre esprit de modération, avec une liberté toute fraternelle, de ne pas attaquer, après sa mort, la doctrine d'un évêque (a) aussi saint que savant, et que vous avez laissé en repos pendant qu'il vivait; car je craindrais qu'en vous voyant accuser un homme qui ne peut plus se défendre, l'Eglise tout entière ne vous reprochât d'agir beaucoup moins par amour de la vérité que par un défaut de charité.

Je vous prie encore une fois de vouloir bien aider Humbert, quand vous le pourrez, de vos conseils et de votre protection. Adieu.




LETTRE XXXVII. A THIBAUT, COMTE DE CHAMPAGNE.


a Si je ne me trompe, il s'agit ici de Guillaume de Champeaux, évêque de Châlons-sur-Marne, pour lequel saint Bernard avait une très-grande affection, comme nous l'avons dit dans les notes de la troisième lettre. Un manuscrit de Panchrysis, de l'abbaye de Chéminon, au diocèse de Châlons-sur-Marne, mentionne plusieurs ouvrages de lui sur la théologie dont il cite même de nombreux passages.



Saint Bernard s'éloigne d'essuyer un refus de sa part dans l'affaire de Humbert, attendu qu'il ne lui demande rien que de parfaitement juste et raisonnable. Il l'exhorte à penser au souverain juge: ce sera le moyen de se montrer moins impitoyable pour un malheureux.



Au glorieux prince Thibaut, Bernard, serviteur inutile des serviteurs de Dieu qui sont à Clairvaux, salut, paix et santé.



1. Je vous suis bien reconnaissant de ce que vous avez bien voulu, m'a-t-on dit, vous inquiéter de ma pauvre santé; car si je vois en cela une preuve de l'intérêt que vous me portez, j'en vois une aussi de l'amour que vous avez pour Dieu; autrement, un homme de votre rang ferait-il à un aussi petit personnage que moi l'honneur de le connaître?

Mais plus il est certain que vous aimez Dieu et que vous m'aimez pour l'amour de lui, plus je m'étonne de voir que vous me refusez une toute petite grâce que Dieu seul m'a inspiré la pensée de vous demander, et que, d'ailleurs, je crois parfaitement juste et raisonnable. Si je vous avais demandé de l'or, de l'argent ou quelque autre chose semblable, ou je me trompe beaucoup sur vos sentiments, ou vous me l'auriez accordé sur-le-champ. Ne m'avez-vous pas déjà donné de nombreux témoignages de votre générosité sans attendre même que je vous eusse jamais rien demandé? Pourquoi donc, quand je vous prie de m'accorder une grâce que je sollicite de vous par esprit de charité, et au nom de Dieu même, beaucoup plus dans votre intérêt que dans le mien a, pourquoi, dis-je, n'essuyé; je qu'un refus de votre part? Est-ce que vous trouveriez indigne de moi de chercher à toucher votre coeur pour un chrétien qu'on accuse, il est vrai, mais qui se justifie, et de vous, de lui faire grâce? Si vous croyez qu'il ne s'est pas pleinement justifié parce qu'il ne l'a pas fait devant vous, souffrez qu'il se présente à votre tribunal pour soutenir son innocence et mériter ainsi sa grâce.

2. Avez-vous oublié les menaces de celui qui vous dit: «Quand mon temps sera venu, je jugerai les justices elles-mêmes (Ps 74,3)?» Or, s'il juge les justices, à combien plus forte raison les injustices?Ne craignez-vous pas ce qui est écrit encore: «Qu'il sera fait usage pour vous de la même mesure que vous aurez employée pour les autres (Mt 7,2)?» Et ne savez-vous pas que s'il vous est facile de priver Humbert de son héritage, il est aussi facile, beaucoup plus facile même, à Dieu de priver le comte Thibaut du sien. A Dieu ne plaise que cela arrive jamais! Dans le cas où la faute paraît tellement claire et inexcusable qu'il semble qu'il n'y a plus lieu qu'à sévir si on ne veut manquer aux lois de la justice, ce n'est encore qu'en tremblant et comme à regret que vous devez punir, plutôt pour accomplir un devoir de votre charge, que pour le plaisir de frapper du glaive de la justice. Mais quand le crime n'est pas certain ou lorsque l'accusé offre de se justifier, non-seulement vous ne devez pas répondre par un refus à une demande de grâce; mais vous devez vous estimer trop heureux de pouvoir, sans blesser la justice, trouver place pour l'indulgence et la miséricorde.

Je supplie donc Votre Excellence, pour la seconde fois, d'avoir pitié d'Humbert comme elle voudrait que Dieu eût pitié d'Elle un jour, et de prêter l'oreille à ces paroles engageantes du Seigneur: «Heureux les miséricordieux, parce qu'ils obtiendront miséricorde (Mt 5,7),» aussi bien qu'à ces menaces effrayantes: «Celui qui n'aura pas fait miséricorde sera jugé sans pitié (Jc 2,13).» Adieu.


a On voit par là que cette lettre n'est pas la première que saint Bernard a écrite pour Humbert; elle est certainement postérieure en date à la trente-neuvième, qui nous apprend la patrie d'Humbert et la peine dont il avait été frappé.



NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE XXXVII.



29. Au glorieux prince Thibaut. Les écrivains de son temps ont fait de lui le plus pompeux éloge. Anselme de Gembloux en parle ainsi, à l'année 1154: «Le comte Thibaut de Blois ou de Chartres, se distingua entre tous les princes de France par son excessive justice; il aima et protégea les moines, les religieux et le clergé; il fut le défenseur de l'Eglise, la providence des pauvres et la consolation des affligés; il brilla par la prudence et la discrétion dans les affaires et par sa juste sévérité envers tous ceux qui s'écartaient de la justice et du droit.»

Un moine d'Autun, nommé Hugues, lui décerne les mêmes éloges, en parlant de lui, à l'année 1136.

Quant à ce qui est de son zèle pour la justice qu Anselme se plaît particulièrement à relever, on en trouve une preuve éclatante dans la trente-neuvième lettre et dans quelques autres encore qui nous apprennent avec quelle rigueur il osa, un des premiers, sinon le premier, sévir contre le duel jusqu'alors toléré à peu près par tous les autres princes, mais que les canons avaient depuis longtemps interdit aux clercs, comme nous l'apprend Yves de Chartres, dans sa deux cent quarante-septième lettre.

Ernald de Bonnevaux, de même que Geoffroy, parle avec admiration de la charité et de la bonté du comte Thibaut, dans sa Vie de saint Bernard, livre 2, chapitre 8, et livre 4, chapitre 3. Il en est aussi fait mention dans la quatre cent seizième lettre, une des nouvelles de la collection. Il est facile de voir par là quels fruits il sut recueillir de l'amitié et des conseils de notre saint Docteur. Il mourut le 8 janvier 1152 et fut enterré, non pas dans l'abbaye de Pontigny, comme le prétendent Jongelin et Manrique, d'après Vincent de Beauvais qu'ils ont suivi l'un après l'autre, ni à Clairvaux, comme le veut Brito de Portugal, mais dans l'abbaye de Bénédictins de Lagny-sur-Marne, dont il était le patron et le protecteur, ainsi que nous le voyons par la deux cent trente-septième lettre de saint Bernard: cette abbaye avait été fondée par Heribert, comte de Champagne, vers l'année 990, on y voit encore maintenant le tombeau en porphyre du comte Thibaut. Le moine Etienne rapporte en ces termes, dans sa Chronique, le jour de sa mort et le lieu de sa sépulture: «En 1152, le 8 janvier, mort du comte Thibaut de Campagne qui fut enterré à Lagny. Il eut six filles dont la première fut Marie, duchesse de Bourgogne; la seconde, Agnès, comtesse de Bar-le-Duc; la troisième, d'abord comtesse de pays éloignés, fut mariée ensuite à Guillaume Goez, dans le pays Chartrain; la quatrième, Mathilde, comtesse du Perche; la cinquième fut religieuse de Fontevrault, et la sixième fut Adélaide qui devint reine de France.»

Tous ces détails sont confirmés par Albérie, dans sa Chronique à l'année 1152, il ajoute de plus que le comte Thibaut eut quatre fils qu'il place dans l'ordre suivant: «Henri, comte palatin de Trèves, bien connu par ses largesses et ses libéralités; Thibaut, comte de Blois et de Chartres; Etienne; comte de Sancerre, et Guillaume, d'abord archevêque de Sens, puis de Reims.»

Le docteur Simon, surnommé la Chèvre-d'Or, chanoine de Saint-Victor de Paris, fit l'épitaphe du comte Thibaut que Chifflet nous a conservée dans sa dissertation. Elle se trouve dans le manuscrit de l'abbaye de la Charité, de l'ordre de Coteaux. Le comte Thibaut nous parait mériter que nous la rapportions ici en entier.

«Le comte Thibaut dont le nom est connu dans le monde entier, unit tous les sentiments d'un père à ceux d'un fils, pour l'Eglise notre mère.

«Il fut aussi remarquable par la grandeur de sa gloire, la puissance de ses armes et l'illustration de sa naissance, que par la pénétration de son esprit. l'éloquence de sa parole et la beauté de sa physionomie. Petit avec les petits, fier avec les fiers, méchant aux méchants et simple avec les simples, il se faisait tout à tous.

Il se plut à donner, toute la vie, aux malheureux et aux infirmes, secours et abri; aux religieux, présents, églises et maisons.

Protéger les gens de bien, poursuivre les méchants, vivre en saint et rendre la justice, ce fut l'oeuvre de toute sa vie.

«On put voir toutes les vertus briller en lui et travailler, comme à l'envi, à le rendre fameux entre tous.

«Notre France pleura à sa mort de se voir privée d'un tel soutien; quand il était debout elle semblait triompher avec lui, maintenant qu'il n'est plus on la dirait frappée du même coup que lui.

«Le dix (le six) janvier fut son dernier jour; mais Dieu est à présent pour lui un jour qui vaut mieux que des milliers de jours.

Ces vers ont été faits à la demande du comte Henri (Note de Mabillon).





Bernard, Lettres 31