Bernard, Lettres 57

LETTRE LVII. AU MÊME.



vers l'an 1125.



Un voeu ne peut être un motif de ne pas faire quelque chose de plus parfait que ce qu'on a voué. Celle lettre semble se rattacher à la cause du moine dont il est question plus haut dans la cinquante-cinquième lettre.



D'après ce que m'a dit cet homme, vous avez refusé jusqu'à présent d'accéder à son désir et à ses prières, parce qu'il vous semble qu'il a manqué à son veau d'aller à Jérusalem. Pour moi, si vous me demandez ce que je pense là dessus, je vous dirai qu'il ne me semble pas qu'un moindre voeu puisse rendre nul un veau plus important, ni que Dieu réclame une bonne oeuvre de moindre importance de celui qui s'est acquitté à son égard par quelque chose de préférable. En effet, vous plaindriez-vous d'un débiteur qui, au jour convenu, vous donnerait un marc au lieu de douze écus qu'il vous devait? Quant à son évêque, vous pouvez être sûr non-seulement de ne pas le mécontenter, mais encore de lui faire le plus grand plaisir si vous assistez cet homme. Adieu.




LETTRE LVIII. A EDAL, ÉVÊQUE DE CHALONS-SUR-MARNE (a).

a D'après Herman de Laon, il était petit-fils de Hildoin, comte de Roucy, fils d'André, comte de Ramerue (livre Ier des Miracles de la sainte Vierge, chap. II). En 1122, il succéda dans la chaire épiscopale de Châlons-sur-Marne à Guillaume de Champeaux, dont il est question dans la lettre troisième. Après lui vient, en 1126, Elbert ou Robert, pais Geoffroy, abbé de Saint-Médard, à qui est adressée la soixante-sixième lettre. D'où il résulte que cette lettre-ci est environ de l'année 1126, et antérieure à la treizième, que saint Bernard écrivit en faveur d'Albéric, qui fut élu après Ebal, mais ne lui succéda pas.



Vers l'an 1126.

Saint Bernard l'engage à faire élire un digne abbé pour l'abbaye de tous les Saints.

Au vénérable seigneur Ebal, par la grâce de Dieu évêque de Châlons-sur-Marne, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et tout ce que peut la prière d'un pécheur.

1. Vous ne pouvez regarder d'un oeil indifférent ou distrait le péril auquel est exposée l'abbaye de tous les Saints (b) qui se trouve sous vos yeux comme un vaisseau sans pilote. Cette affaire vous regarde et je ne vois pas quel motif vous pourriez alléguer pour vous dispenser eu sûreté de conscience de faire venir l'ecclésiastique, un saint religieux, diton, que des personnes pieuses ont élu pour le mettre à la tête de ce monastère, quand même quelques-uns des moines de cette abbaye se seraient montrés, par leur insouciance et leur incurie, indignes que vous vous en occupassiez. J'ai entendu dire qu'ils n'ont rien à reprocher à celui qui a été élu, que son titre de religieux. C'est, dit-on, pour cela qu'ils le repoussent, n'en veulent pas, et qu'ils prient Votre Grandeur de leur permettre d'en élire un autre qui leur parait plus agréable et plus affable, parce qu'il n'est pas étranger, qu'il est aussi connu que chéri des habitants, et qu'étant bien au courant des coutumes du pays, il se trouve plus capable de gérer les affaires de leur monastère. En réalité, ce que vous demandez, dirai-je à ces habiles gens, c'est quelqu'un qui se taise sur vos défauts et qui embrasse ou du moins ne se permette pas de blâmer votre malheureuse manière d'être. Il ne faut pas écouter leurs conseils, et sans vous mettre en peine qu'ils le veuillent on non, vous devez au plus tôt vous occuper de mettre à la tête de cette malheureuse maison un homme dont la réputation est irréprochable; car s'il est tel qu'on le dit, Dieu ne peut manquer d'être avec lui. Il le comblera de sa grâce, lui conciliera tous les meurs et bénira ses entreprises.

b Il s'agit ici de l'abbaye des chanoines réguliers de Saint-Augustin, de Châlons-sur-Marne. Il y a une lettre inédite de Hugues Métellus, chanoine régulier de Saint-Léon de Tout en Lorraine, à l'abbé Pierre, qui fut peut-être le premier abbé de cette maison depuis la réforme en question.


2. S'ils ne sont pas dignes de celui-là, adressez-vous à quelque autre monastère et procurez-vous un autre sujet qui soit également capable. Gardez-vous de le prendre tel qu'ils le désirent, car ils ne veulent qu'un homme qui flatte leurs goûts charnels. Trouvez donc un supérieur qui mette le soin des âmes avant tout, sans négliger toutefois l'administration temporelle.

Sous monseigneur Guillaume, votre prédécesseur de sainte mémoire, les deux monaetéres de Saint-Pierre et de Saint-Urbain a se sont également trouvés sans pasteur; il n'a point été arrêté par la longueur du chemin ni par les rigueurs de l'hiver, et, si je ne me trompe, il est venu de sa personne deux fois à Cluny et une fois à Dijon. Il obtint, à force de prières, et emmena avec lui de cette dernière ville dom Hugues, un saint religieux, qui est mort depuis; et, de Cluny, dom Raoul, qui vit encore, pour les placer l'un et l'autre à la tête de ces deux oraisons dont il ne jugeait pas prudent de confier l'administration à un religieux de l'endroit.

Je ne vous cite cet exemple que pour engager votre charité à ne pas faire preuve de moins de prudence et de sollicitude dans les circonstances présentes.


a C'étaient deux monastères de Bénédictins, de la congrégation de Saint-Viton; le premier était dans la ville même, et le second dans le diocèse de Châlons-sur-Marne. Ce fut Guillaume de Champeaux qui les réforma.



LETTRE LIX. A GUILENCE (a), EVÊQUE DE LANGRES.

Vers l'an 1129.

Saint Bernard lui conseille, pour ôter tout prétexte de plaintes et de scandales, d'abandonner à l'abbaye de Saint-Etienne de Dijon certains objets que Garnier avait y laissés en mourant.

A son seigneur et père Guilence, par la grâce de Dieu, évêque de Langres, son tout dévoué, le frère Bernard, abbé de Clairvaux.



En apprenant la mort de l'archidiacre dom Garnier (b), nous avons cru nécessaire d'adresser une prière et même un conseil à votre Paternité, si toutefois elle daigne prêter quelque attention à des avis qui lui viennent de si lias; c'est au sujet de ce que cet abbé possédait dans l'église de Saint-Etienne de Dijon. Ayez la générosité de renoncer aux droits que vous avez sur ces choses. Nous savons bien qu'elles doivent vous faire retour, d'après ce qui a été décidé dans le chapitre de Langres et consigné par écrit, comme il nous en souvient, quand vous avez établi votre fils Harbert le premier abbé régulier de cette maison religieuse. Mais si vous tenez à faire valoir vos droits sur ces objets que l'abbaye de Saint-Etienne a longtemps possédés, je suis sûr que vous indisposerez gravement les chanoines contre vous et que vous soulèverez bien des récriminations contre l'abbé lui-même, qu'ils accusent d'avoir établi, en entrant chez eue, un précédent regrettable, puisque c'est à cause de lui et par ce qu'il leur a été donné comme abbé que leur maison est exposée aujourd'hui à cette perte. Nous prions donc, et en même temps nous engageons vivement votre charité de renoncer à ces droits sur tous les objets qui ont toujours appartenu à l'abbaye de Saint-Etienne (c).

En agissant ainsi, vous épargnerez un grand scandale à tous ces faibles serviteurs du Christ; en même temps vous mettrez fin aux violentes récriminations dont ils poursuivent la mémoire de ce vicaire de Notre-Seigneur.


a Ou Wélence, d'autres écrivent Guillerme. Il avait été archidiacre de Langres, d'après Pérard, dans ses Monuments de Bourgogne, page 87.b Il avait été abbé de Saint-Etienne de Dijon avant qu'on y introduisit des chanoines réguliers, ce qui se fit en 1113, car cette même année-là quatre chanoines se retirèrent du monastère de Saint-Etienne à Quincy pour y mener la vie régulière. En 1116, lis étaient déjà au nombre de douze et Ils revinrent à leur première maison. Cependant ce monastère fut successivement gouverné par les prieurs Arnoulphe et Galon jusqu'en l125; cette année-là, dom Erbert ou Harbert fut institué abbé de cette maison en présence d'Hubaud, archevêque de Lyon; d'Etienne, évêque d'Autun; de Gourait ou Josceran, évêque de Langres, et de plusieurs autres personnes. Voir tout cela plus au long dans Pérard p. 86 et 87, dans la Vie de Garnier.c Guilence le fit, eu effet, en 1129, comme nous rapprend une charte de lui, publiée pat Pérard, page 97, et souscrite par plusieurs autres personnes, entre autres par les abbés de Cîteaux et de Clairvaux, réunis à Langres. La même année, une difficulté pendante entre cette maison et les moines de Saint-Seine fut terminée par Josceran; de l'avis et par le conseil de Gautier, évêque de Chalon-sur-Saône, et des abbés de Cîteaux, de Busay et de Clairvaut. Voir le même auteur, page 102, Plus tard, cette affaire fut soumise au pape innocent, qui la renvoya à la décision d'Etienne, abbé de Citell, et à Bernard de Clairvaux. Voir page 103. Voilà comment saint Bernard était seul chargé de concilier tous les intérêts et de terminer tous les procès et toutes les difficultés qui se présentaient.



LETTRE LX. AU MÊME.

Vers l'an 1128.

Saint Bernard le prie pour l'abbaye de Molesme.

J'espère que vous ne me trouverez pas trop importun si je viens vous prier pour l'abbaye de Molesme. Je me sens encouragé à le faire par les nombreux motifs que j'ai de croire que vous ne voudriez pas me faire essuyer un refus. D'abord, la maison pour laquelle je viens vous prier ne vous est pas étrangère, elle dépend de vous; en second lieu, elle ne réclame de votre équité que son droit, et n'a aucune intention de s'approprier ceux d'autrui; en troisième lieu; je ne vous demande que ce que sollicite également de vous le comte Thibaut, à qui vous vous feriez un plaisir d'accorder beaucoup plus encore s'il le demandait. J'ajouterai une quatrième raison qui me fait penser que je lie présume pas trop en espérant que vous exaucerez une prière que je crois raisonnable quand même je serais seul à vous l'adresser; c'est la bienveillance dont Votre Grandeur a daigné me donner déjà bien des preuves. Adieu.


LETTRE LXI. A RICUIN, EVEQUE DE TOUL EN LORRAINE.

Vers l'an 1125.

Saint Bernard renvoie à l'évêque de Toul en Lorraine un homme qu'il lui avait adressé pour le mettre en pénitence; c'est à lui de se charger de cette âme.

Au révérend Père et seigneur Ricuin (a), par la grâce de Dieu évêque de Toul, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et prières.


a Ricuin mourut en 1126, ainsi que le prouvent les frères Sainte-Marthe, d'après Albéric, d'où il suit que cette lettre ne peut être postérieure à cette année. D'un autre côté il parait certain qu'elle n'a pu être écrite avant 1124, puisque saint Bernard jouissait déjà d'une certaine réputation de savoir. C'est au même Ricuin qu'est adressée la trois cent quatre-vingt-seizième lettre.



Il m'est venu un pécheur que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser, à ce qu'il prétend, tout pécheur que je sois moi-même, pour que je voulusse bien travailler au salut de son âme. Je ne vois rien de mieux à faire, pour le moment, en sa faveur, que de le jeter de nouveau dans le sein de votre paternelle bonté, afin qu'il apprenne ce qu'il a à faire de la bouche même du prêtre du Seigneur.

Quant à moi, pour rester dans les étroites limites de mes obligations que je ne dois pas franchir, je n'ai garde d'imposer pour de grandes fautes une pénitence à quiconque n'est pas soumis à ma juridiction. En effet, ne serait-il pas téméraire à moi, étant incapable et pécheur comme je le suis, de m'ingérer dans les fonctions épiscopales, surtout en matières de cette importance? Ne suis-je pas obligé, comme le reste des fidèles, de recourir à l'autorité épiscopale, quand il se présente parmi nous quelque affaire un peu plus grave que de coutume que je ne puis et n'ose terminer de mon autorité privée? Et je ne suis tranquille qu'après avoir eu l'avis ou la décision de mon évêque.

C'est donc aux soins de son propre pasteur, d'autant plus qu'il est parfaitement instruit des saints canons, que cette pauvre brebis malade doit être remise; c'est à lui de lui imposer une pénitence salutaire, de peur que le souverain Pasteur ne lui impute la perte de cette âme pour laquelle il a donné sa vie, si elle venait à périr. Pour moi, je lui ai conseillé de quitter le monde, puisque Dieu lui inspirait la pensée de le faire, s'il peut par votre moyen trouver dans votre diocèse quelque saint monastère qui ouvre ses portes à son âge avancé et à sa pauvreté.

Je prie Dieu, mon très-saint et vénérable Père, de vous recevoir plein d'ans et de mérites dans les sacrés tabernacles, où le jour qu'on y passe vaut mieux que mille autres jours passés partout ailleurs.




LETTRE LXII. A HENRI (a), EVEQUE DE VERDUN.

a Voyez à son sujet la quarante-huitième lettre de saint Bernard, où nous avons dit qu'il renonça à son évêché, en 1129, d'après les conseils de notre saint Docteur.

Vers l'an 1129.

Saint Bernard recommande à cet évêque une grande pécheresse pénitente.

A son seigneur fleuri, par la grâce de Dieu évêque de Verdun, le frère Bernard, abbé de Clairvaux, salut et prière.

Cette pauvre femme que le démon retenait depuis bien des années dans les liens multiples et inextricables du péché nous a demandé, malgré notre néant, un conseil, dans l'intérêt de son salut; nous le lui avons donné; et, après de longs et nombreux égarements, cette pauvre brebis perdue retourne avec confiance au bercail de son propre pasteur. Vous la secourrez avec d'autant plus d'empressement et de sollicitude dans sa détresse, que vous savez parfaitement que vous rendrez un jour de son salut un compte rigoureux à l'Agneau qui est mort pour elle et qui l'a confiée à vos soins.

C'était à nous de ramener la brebis égarée, c'est à vous de lui faire bon accueil malgré ses péchés, ou plutôt à cause de ses regrets; et si sa malheureuse histoire est telle qu'elle nous l'a racontée, réconciliez-la avec son premier mari s'il vit encore, ou bien, s'il ne veut pas la recevoir, contraignez-les à vivre l'un et l'autre dans le célibat. Adieu.



LETTRE LXIII. AU MÊME.



Vers l'an 1129.

Saint Bernard se justifie près de lui d'une imprudence dont on l'accusait: il recherche son amitié et lui recommande l'abbé Guy.

Ou je me trompe beaucoup ou bien vous avez été vous-même induit en erreur par celui qui vous a rapporté les choses au sujet desquelles vous avez daigné m'écrire pour me demander des explications. S'il y a quelque chose de vrai en tout cela, ce que je n'oserais nier, car je me délie de ma mémoire que je sais peu fidèle, et d'un autre côté je ne voudrais pas soupçonner d'une pareille imposture le frère de qui vous tenez vas informations, du moins je suis parfaitement sûr, et je vous prie de tenir également pour certain, qu'il ne m'est jamais arrivé de dire un mot contre vous à qui que ce soit, ni de faire l'ombre d'une accusation ou d'une insinuation contre votre personne. Que Dieu me préserve d'oser, moi qui suis si peu de chose, attaquer des évêques, et surtout des évêques absents; de parler de choses qui ne me regardent pas et dont je ne suis pas personnellement certain! Je vous remercie de l'honneur que vous me faites, en me témoignant le désir de faire ma connaissance; j'en ai un plias grand encore, je vous assure, de connaître Votre Grandeur et d'en être connu.

C'est d'ailleurs avec une pleine confiance dans votre crédit et dans votre bienveillance que je vous adresse une prière, ou plutôt une recommandation en faveur du monastère (a) dont le révérend frère dom Guy de Trois-Fontaines, mon coabbé, a entrepris la construction avec votre protection, et même, dit-on, d'après vos conseils. Je verrai, par ce que vous ferez pour lui, le bien que vous me voulez, car je tiens pour fait à moi-même tout ce que vous voudrez bien faire en sa faveur. Adieu.

a C'est la Chalade, au diocèse de Verdun, dont la fondation date de 1128, sous Henri; elle fut consacrée par Albéron son successeur: «On y voit maintenant, dit Laurent de Liége, près de trois cents serviteurs de Dieu y travailler à leur salut sous la conduite de l'abbé Gontier de sainte mémoire.» Elle commença sous l'évêque fleuri, lorsque Robert, vénérable religieux (le notre couvent de Saint-Viton de Verdun, vint en cet endroit pour y vivre en ermite avec deux compagnons seulement, et y construisit une toute petite chapelle et quelques misérables cellules. Mais, ayant été appelé à diriger le monastère de Beaulieue sa place devint vacante, et une personne noble du nom de Gantier, son neveu, à qui la Chalade appartenait, donna cette maison au vénérable Guy, abbé de Trois-Fontaines, du consentement et de l'avis même de l'évêque Henri, et surtout sur les vives instances d'un homme de grande famille, nommé Hervé, qui plus tard se fit recevoir lui-même comme associé, par les religieux de cette maison, après avoir engagé sa femme à le quitter; il s'était présenté avec une corde au cou à ce monastère. Voir le Spicilège, tome XII, page 327.



LETTRE LXIV. A ALEXANDRE (a), EVEQUE DE LINCOLN.

Cet Alexandre fut évêque de Lincoln en Angleterre, depuis 1123 Jusqu'en 1147:


L'an 1129.

En allant en terre sainte, un chanoine, nommé Philippe, s'était arrêté par hasard à Clairvaux et voulait s'y faire religieux; saint Bernard sollicite pour lui le consentement de son évêque Alexandre, et le prie de vouloir bien désintéresser les créanciers de Philippe. Il termine en l'exhortant à ne pas faire trop de cas de la gloire du monde.


Au très-honorable seigneur Alexandre, par la grâce de Dieu évêque de Lincoln, Bernard abbé de Clairvaux; faites plus de cas de la gloire de Jésus-Christ que de cette du monde.

1. Votre cher Philippe était parti pour Jérusalem, il a fait un voyage beaucoup moins long et ie voilà arrivé au terme où il tendait. Sa traversée sur la grande et vaste mer fut de courte durée; après une heureuse navigation, le voici arrivé aux -plages où ses voeux le portaient; il a jeté l'ancre au part même du salut, son pied foule déjà le pavé de la sainte Jérusalem, et il adore maintenant à son aise, dans l'endroit où il s'est arrêté, celui qu'il allait chercher dans Ephrata, mais qu'il a trouvé dans la solitude de nos forêts. Il est entré dans la sainte cité et il a part à l'héritage de ceux dont il est écrit: «Vous n'êtes plus des hôtes et des étrangers, vous êtes les concitoyens des saints, les familiers de Dieu (Ep 2,19).» Il est dans la compagnie des saints et devenu comme l'un d'eux; il se félicite en disant avec les nôtres: «Notre vie est dans le ciel (Ph 3,20).» Il n'est pas là pour satisfaire une vaine curiosité, mais pour y vivre en citoyen dévoué, en véritable habitant de Jérusalem; non pas de la Jérusalem terrestre située près de la chaîne des montagnes d'Arabie qui se rattachent au Sinaï, laquelle est esclave ainsi que ses enfants, mais de la céleste Jérusalem, qui n'est point asservie et qui est notre mère.

2. Si vous voulez que je vous le dise, cette Jérusalem qui est alliée à la Jérusalem céleste et qui se confond avec elle par tous les sentiments de son coeur, par la conformité de ses moeurs et par la parenté de l'esprit, c'est Clairvaux lui-même: voilà le lieu de son repos jusqu'à la fin des siècles; c'est l'endroit qu'il s'est choisi pour y fixer sa demeure, parce que c'est là qu'il vit sinon dans un bonheur parfait, du moins dans l'attente de cette paix véritable dont il est dit: «C'est la paix de Dieu qui surpasse tout ce qu'on peut éprouver (Ph 4,7).»

Mais, quoique cette heureuse inspiration lui soit venue du ciel, il ne veut pas la suivre sans votre consentement, ou plutôt il se flatte de n'avoir rien fait qui ne vous soit agréable en la suivant, parce qu'il est convaincu que vous n'ignorez pas cette sentence de la Sagesse: «Url fils vertueux est la gloire de son père (a) (Pr 10,1).» Il vous prie donc comme un père, et moi je vous conjure avec lui, de vouloir bien prendre les dispositions nécessaires pour que la retenue qu'il a stipulée sur sa prébende en faveur de ses créanciers b leur soit exactement servie; de sorte que personne ne les frustre de leur droit et ne viole les conventions; car il ne veut pas que l'offrande qu'il fait tous les jours d'un coeur contrit et pénitent, soit rejetée de Dieu parce qu'il se trouverait quelqu'un qui aurait encore un sujet de plaintes contre lui.

Il désire de plus que la maison qu'il a fait construire pour sa mère dans un terrain appartenant à l'Eglise et la portion de terre qu'il y a attachée, soient conservées à sa mère, sa vie durant. Voilà ce que j'avais à vous dire au sujet de Philippe.

3. J'ajoute quelques mots que Dieu m'inspire, m'ordonne presque de vous dire et que la charité me dicte elle-même: Considérez, je vous prie, que la gloire du monde dure aussi peu que le monde même, et aspirez à celle qui demeure éternellement; n'aimez vos richesses ni plus que vous, ni pour vous, de peur de les perdre et de vous perdre vous-même avec elles. Que le présent qui vous sourit, ne vous fasse pas oublier le terme inévitable de sa félicité et les maux sans fin qui lui succèdent. Il ne faut pas que les joies de la vie présente vous empêchent de voir les éternels chagrins qui les suivent et qu'elles amènent après elles, en les dérobant à nos regards. Ne croyez pas la mort trop éloignée si vous ne voulez pas qu'elle. vous prenne à l'improviste, et ne comptez pas sur une longue suite de jours, car la vie peut tout à coup vous manquer sans vous donner le temps de mettre ordre à votre conscience; c'est l'avis que l'Apôtre vous donne en disant: «Lorsqu'ils diront: Nous sommes en paie et en sécurité, ils se trouveront surpris par une ruine soudaine et imprévue, comme l'est une femme grosse par les douleurs de l'enfantement, sans qu'il leur reste aucun moyen de se sauver (1Th 5,3).» Adieu.

a Saint Bernard cite ainsi en plusieurs endroits ce passage de l'Ecriture. «La Vulgate porte: «Un fils sage fait la joie de son père.»b C'est exactement le même sujet que celui de ta dix-huitième lettre de l'abbé Philippe à Alexandre 3, pour le prier de vouloir bien consentir à ce que les biens d'un archidiacre d'Orléans qui s'était fait religieux, fussent attribués à ses créanciers. Voir le tome 1erde la Bibliothèque de Cîteaux, page 246.



LETTRE LXV. A ALVISE, ABBÉ D'ANCHIN.

a Cet Alvise dont il est encore question dans la lettre suivante, fut abbé d'Anchin sur la Scarpe, eu Belgique; en 1131, il devint évêque d'Arras, dont dépendait Anchin; c'est à lui, devenu évêque, qu'est adressée la lettre trois cent quatre-vingt-quinzième. Voir aux notes, plus développées,


Vers l'an 1129.



Saint Bernard le loue de la douceur toute paternelle dont il a fait preuve le l'égard de Goduin. Il s'excuse et lui demande pardon de l'avoir reçu.

A Alvise (a), abbé d'Anchin, Bernard, salut du fond de son coeur.

1. Que le Seigneur vous traite avec la même miséricorde que celle dont vous avez fait preuve à l'égard de votre saint fils Goduin. J'apprends qu'à la première nouvelle de sa mort, vous avez comme perdu la mémoire des griefs que vous aviez contre lui pour ne plus vous ressouvenir que de vos premières tendresses à son égard et vous conduire non pas en personne vindicative, mais en consolateur; mettant de côté le rôle de juge, vous avez agi en père comme les circonstances l'exigeaient; vous vous êtes empressé à lui rendre tous les devoirs de charité et de piété qu'un père doit rendre à son fils: il était impossible de mieux agir et de rien faire qui fût plus digne de vous et qui méritât plus de louanges. Mais qui eût pu s'attendre à cela? Il est bien vrai de dire «qu'il n'y a que l'esprit de l'homme qui sache ce qui se passe en lui (1Co 2,11).» Où Sont maintenant cette sévérité austère et cette indignation qui éclataient autrefois dans vos paroles, sur votre front et dans vos regards? A peine la nouvelle de sa mort vous est-elle annoncée que vos entrailles de père sont émues; on voit s'évanouir tous ces sentiments que les circonstances vous forçaient de feindre; ils étaient calculés et par conséquent passagers, tandis que ceux qui étaient les vôtres, la charité, la bienveillance et l'amour, ont brillé à nos yeux. Aussi peut-on dire que la miséricorde et la vérité se sont rencontrées dans votre pieuse âme où «la justice et la paix se sont donné un baiser (Ps 84,11),» parce que la miséricorde s'est trouvée plus grande encore que la justice; car, autant que je puis m'en faire une idée, il me semble voir ce qui se passait dans votre coeur quand la vérité, brûlant de zèle pour la justice, se préparait à punir l'injure que vous croyiez avoir reçue. Le sentiment de miséricorde, qu'à l'exemple de Joseph vous aviez prudemment commencé par dissimuler, ne pouvant plus se contenir davantage, a éclaté tout à coup au grand jour comme celui de joseph, et, faisant cause commune avec la vérité, il a apaisé la colère et fait taire le ressentiment: la paix et la justice se sont réconciliées.

2. Il me semble qu'alors des sources pures et paisibles de votre coeur ont jailli, comme de limpides ruisseaux, des pensées telles que celles-ci Pourquoi serais-je encore irrité? mieux vaut avoir pitié de lui, se souvenir de ces paroles: «C'est la miséricorde et non le sacrifice que je veux (Os 6,6),» et faire ce qui nous est ordonné par l'Apôtre «Travaillez avec soin à conserver l'union des esprits par le lien de la paix (Ep 4,3),» afin de pouvoir compter sur ces promesses dit Seigneur: «Heureux ceux qui sont miséricordieux, ils obtiendront miséricorde (Mt 5,7).» Après tout, n'était-il pas mon fils? Pourquoi ce courroux A-t-il cessé d'être mon fils en cessant d'habiter avec moi? en s'éloignant de mes yeux pour un temps, s'est-il donc également éloigné de mon coeur? La mort même a-t-elle pu me le ravir tout entier, et faut-il croire que les âmes qui s'aiment soient assujetties à la loi des corps et des lieux? Mais, j'en suis sûr, il n'est donné ni à la distance qui sépare deux endroits, ni à la mort ou à l'absence, qui s'en prennent aux corps, de séparer ceux qu'un même esprit anime et que l'amour unit ensemble.

Enfin, si «les âmes des justes sont entre les mains de Dieu (Sg 3,1),» il faut bien dire que toits les justes sont unis ensemble dès à présent, soit qu'ils combattent encore dans la chair, sinon selon la chair, soit qu'ils aient déjà déposé le fardeau de la chair pour entrer dans leur repos éternel. Puisque vivant il était à moi, il n'a pas cessé de m'appartenir en mourant, et je le retrouverai dans notre commune patrie. Celui-là seul pourrait me séparer de lui qui serait capable de l'arracher des mains de Dieu.

3. Voilà comment votre coeur vous a fourni des excuses pour votre fils et â effacé ses torts à vos yeux; mais qu'a-t-il dit pour moi, mon père, quelle réparation pourrai-je vous faire agréer pour les torts que vous m'imputez parce que j'ai accueilli votre fils quand il vous a quitté; et que répondrai-je à vos reproches? dirai-je que je né l'ai pas reçu? Je voudrais pouvoir le faire sans trahir la vérité; mais si je le dis, c'est un mensonge; et si je dis le contraire en ajoutant que j'avais des raisons pour le recevoir, il semblera que je veux me justifier; le plus simple serait d'avouer que j'ai eu tort de t'accueillir. Mais quel tort ai-je eu en le faisant? ce n'est pas que je veuille m'excuser; néanmoins je me demande quel homme aurait été assez dur pour ne pas le recevoir; aurait eu le coeur de laisser sa porte fermée à un saint religieux qui frappait pour se la faire ouvrir, ou de le forcer à repartir après l'avoir fait entrer?

Qui sait si Dieu n'a pas voulu suppléer à notre indigence par un emprunt fait à votre richesse et nous envoyer un de ces saints religieux qui se trouvaient en grand nombre auprès de vous à cette époque, pour consoler notre coeur sans cesser de contribuer à votre réputation? car vous n'ignorez pas que «la sagesse d'un fils fait la gloire de son père (Pr 10,1).» Au reste, je n'ai fait aucune démarche auprès de lui, je ne l'ai ni sollicité, ni circonvenu, ni attiré pour qu'il vous quittât et qu'il vint à nous; bien au contraire, Dieu m'en est témoin, je n'ai consenti à l'admettre, quand il me priait de le faire, quand il frappait à ma porte et me pressait de la lui ouvrir, qu'après avoir tout essayé pour vous le renvoyer, et ce n'est qu'en voyant que je ne gagnais rien par mes instances, que je me suis enfin laissé gagner aux siennes. Mais enfin, si j'ai eu tort de recevoir, et surtout de la manière que je l'ai fait, un religieux éloigné de son couvent et dépourvu de tout quand il s'est présenté à moi, vous pouvez bien me pardonner cette faute d'ailleurs unique quelque grande qu'elle soit, vous à qui il est ordonné de pardonner jusqu'à soixante-dix-sept fois sept fois à ceux qui vous offensent.

4. Mais, mon révérend père, je veux, que vous soyez bien convaincu que je ne puis me pardonner de vous avoir déplu un seul jour et de vous avoir causé de la peine. Dieu sait combien de fois en esprit, puisque je ne le puis de corps, je me jette à vos pieds et vous supplie à deus genoux d'oublier mes torts. Je voudrais que l'Esprit-Saint, qui peut-être m'inspire ces sentiments, vous fît sentir à vous-même, avec quelles larmes et quels regrets dignes de pitié je me prosterne en ce moment devant vous, comme si vous étiez là présent. Que de fois, les épaules découvertes, la main armée de verges comme si je n'attendais qu'un mot de vous pour frapper, je vous demande pardon et j'attends ma grâce en tremblant!

J'ai hâte, (b) mon père, d'apprendre de vous, s'il ne vous est pas trop pénible de m'écrire, que vous agréez mes excuses, afin que si vous êtes content de ma satisfaction, je goûte en paix la consolation d'avoir obtenu de vous mon pardon, ou que je m'impose de nouvelles humiliations; car il n'est que trop juste que je tente même l'impossible pour vous donner satisfaction pleine et entière. Adieu.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE LXV.



43. A Alvise, abbé d'Anchin, monastère de Bénédictins sur la Scarpë, à deux milles de Douai. Ce monastère date de 1029, et fut d'abord nommé Saint-Sauveur; il était situé dans une île appelée Anchin et fut fondé par deux illustres personnages du nom de Sicher et de Gautier, sous l'épiscopat de Gérard 2, évêque de Cambrai, dans le diocèse duquel ce lieu se trouvait situé alors. Voir Aub. de Mire, dans la Chronique de l'ordre des Bénédictins, chapitre 68. Or les religieux d'Anchin furent agrégés à la congrégation de Cîteaux, dont ils acceptèrent la réforme, en 1140, comme le rapporte Iperius dans sa Chronique de saint Berlin. «L'an de Notre-Seigneur 1110, dit-il, le monastère d'Anchin fut rameur à la régularité religieuse par dom Lambert, notre abbé; il profita pour cela des dissensions des religieux d'Anchin, qui en étaient venus au point de déposer et de renvoyer leur abbé. Voyant où en étaient les choses, Lambert réussit, par le moyen d'agents secrets, à leur persuader de mettre à leur tète, avec le titre d'abbé, un homme vénérables aussi distingué par la pureté de sa vie que par l'éloquence de sa parole, et qui pourrait relever leur monastère. Il leur suggéra la pensée de faire choix de dom Alvise, un de nos religieux qui avaient accepté la réforme; il gouvernait alors le monastère de Saint-Vaast. Devenu abbé d' Anchin, il réforma ce monastère avec l'aide et les conseils de Lambert, et le rendit matériellement et spirituellement si prospère que le nom de cette abbaye devint célèbre dans le monde entier, et que son abbé Alvise fut promu à l'évêché d'Arras.» Tel est le récit d'Iperius. Le nom et la gloire d'Anchin se sont encore accrus par le collège qu'y éleva, dans l'Académie de Douai, Jean Lentailler, très-digne abbé de cet endroit, et que, par un rare mais bien bel exemple de générosité, il donna aux Pères de la société de Jésus. Voyez la dédicace que le jésuite Jacques Baufrère, théologien et interprète distingué de l'Ecriture sainte, a placée en tête du Pentateuque (Note de Horstius).



LETTRE LXVI. A GEOFFROY, ABBÉ DE SAINT-MÉDARD (a)

a Tous les exemplaires manuscrits ou imprimés que nous avons vus de cette lettre, à l'exception d'un seul, portent de Saint-Thierry. Nous avons remplacé ce titre par celui de Saint-Médard, que nous ne trouvons que dans le manuscrit de Corbie et dans le Spicilège, tome III. D'ailleurs, Geoffroy fut successivement abbé de Saint-Thierri, près de Reims, et de Saint-Médard de Soissons. C'est pendant qu'il était à la tête de ce dernier monastère que saint Bernard lui écrivit cette lettre, comme on peut le voir par la suite des lettres de notre Saint. En effet, elle est antérieure à l'année 1131, qui fut celle de Geoffroy fut élevé sur le siége épiscopal de Châlons-sur-Marne, après avoir été abbé de Saint-Médard depuis 1119; il avait été, auparavant, abbé de Saint-Thierri pendant huit ans. Sous lui eut lieu, à Soissons, le chapitre général des religieux de l'Ordre, dont il est parlé dans la quatre-vingt-onzième lettre de saint Bernard. - Voir aux grandes notes.

L'an 1129.

Saint Bernard le prie de le réconcilier avec l'abbé Alvise; il le console dans ses tribulations.

A dom Geoffroy, abbé de Saint Médard, le frère Bernard, supérieur indigne de Clairvaux, salut éternel,

Je vous prie d'abord de vouloir bien faire parvenir la lettre ci-incluse à l'abbé du monastère d'Anchin; et, dans l'occasion, né manquez pas de lui parler en faveur d'un ami absent dans le sens qu'elle vous indique; car s'il faut éviter de scandaliser personne, à plus forte raison dois-je le faire, quand il s'agit de ce bon père, sans me mettre en peine sil a ou non sujet de prendre du scandale. Peut-être aurait-il mieux valu que je m'en expliquasse avec lui de vive voix plutôt que par lettre; car, en pareil cas, les paroles sont généralement mieux reçues que les écrits et les lèvres sont plus éloquentes que le papier, parce qu'on peut lire dans nos yeux la sincérité de nos protestations; la plume lie rend jamais nos sentiments aussi bien que la physionomie.

Mais, ne pouvant de loin user de ce moyen, j'ai recours à vous pour donner toutes satisfactions possibles. Je vous prie donc et vous supplie de contribuer, puisque vous êtes en position de le faire avec succès, extirper le scandale du royaume de Dieu qui est en nous, de peur que si son ressentiment dure, ce qu'à. Dieu ne plaise, jusqu'au jour où les anges seront chargés d'arracher eux-mêmes le scandale, nous ne soyons l'un ou l'autre ou tous les deux ensemble perdus sans ressources.

Pour ce qui est des tribulations dont vous vous plaignez dans la lettre que vous m'avez écrite il y a quelque temps, vous savez qu'il est dit; «Le Seigneur se tient auprès de ceux qui ont le coeur troublé (Ps 33,19).» Comptez sur lui, il a vaincu le monde; il sait au milieu de quelles gens vous vous trouvez, et nul de ceux qui vous font de la peine n'échappe à ses regards. S'il vous expose à la tourmente de la persécution, c'est afin de vous faire mieux sentir sa protection au plus fort de la tempête. Adieu.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE LXVI.

14. A. Geoffroy, abbé de Saint-Thierri. l'el est le titre de cette lettre dans tous les manuscrits, excepté; dans celui de Corbie, où on lit: Abbé de Saint-Médard de Soissons, avec cette épigraphe: A dom Geoffroy, abbé de Saint-Médard. Bernard, abbé indigne de Clairvaux, salut éternel. Mais cette différence est sans importance, puisque Geoffroy fut successivement abbé de ces deux monastères. Néanmoins il me sembla qu'on doit préférer le dernier titre au .premier, car Geoffroy était prieur de Saint Nicaise de Reims, lorsqu'en 1111 il devint abbé de Saint-Thierri, monastère situé dans les environs de la même ville: il gouverna cette abbaye, où il fit fleurir la régularité religieuse, pendant huit ans, après lesquels, comme on le voit dans la liste des abbés de Saint-Thierri, il fut fait abbé de Saint-Médard de Soissons, par ordre de Sa Sainteté apostolique Uvidon, le pape Calixte, et à la demandé du roi de France Louis VI. Son successeur à Saint-Thierri fut le vénérable Guillaume, un des plus grands amis de notre Saint. Enfin saint Bernard, ayant refusé l'évêché de Châlons-sur-Marne auquel il avait été appelé par le suffrage de tous les électeurs, fit nommer à sa place ce même Geoffroy, qui succéda ainsi, en 1131, à l'évêque Herbert, non pas, comme Albéric le dit dans sa Chronique, après la dédicace de l'église de Saint-Médard, que le pape Innocent fit le 35 octobre de cette même année, mais avant cette cérémonie, d'après la Chronique de Saint-Médard, où nous lisons que, le 1er octobre, avant la dédicace de l'église de Saint-Médard, le susdit pape Innocent, «nonobstant l'opposition de l'évêque de Soissons, bénit, étant encore à Orléans, Eudes en qualité d'abbé de ce monastère.»

Albéric rapporte la mort de Geoffroy au 27 mai dé l'année 1143 (a), d'après le Nécrologe de Saint-Thierri, où il est dit:«Le 27 mai, mort de Geoffroy, notre abbé, devenu évêque de Châlons-sur-Marne.» Dans la liste des anniversaires on voit «qu'il a légué trois prébendes dans le réfectoire, en bonnes oeuvres pour lui et pour Albéron, archevêque de:Reims, qui a rétabli les moines dans ce monastère.» On a dans la bibliothèque de Cluny une lettre de Geoffroy, adressée à Pierre le Vénérable et une réponse de ce dernier qui l'appelle «le premier propagateur, auteur et promoteur de l'ordre de Cluny, ou pour mieux dire de l'ordre divin lui-même dans la France entière. Il chassa, dit-il, l'antique dragon d'une foule de monastères où il avait établi le lieu de son repos; il est un des deux hommes (b) qui montrèrent le plus de zèle à tirer les maisons relu pieuses du profond sommeil et de la longue torpeur où elles étaient tombées; non-seulement il croit, mais il proclame à haute voix à quiconque veut l'entendre, qu'il ne voit pas de plus beaux modèles de vraie charité que ces deux hommes, à proposer à tous ses amis de la Gaule Belgique (c).» Il ne se peut faire un plus bel éloge d'un homme que celui-là; Pierre le Vénérable le termine en disant: «Enfin, je vous,recommande d'une façon toute particulière le frère de dom Garnier, mon sous-prieur et ami; qu'il me revienne comme le premier après avoir appris, à votre école, à être honnête, sage et instruit.» On voit par là que Geoffroy était un homme non moins instruit que sage, et qu'il unissait l'instruction de la jeunesse aux fonctions du ministère épiscopal. Il assista, en 1140, au concile de Soissons, et il est nommé le troisième dans une lettre synodale adressée au pape Innocent, c'est la cent quatre-vingt-et-unième de la collection des lettres de saint Bernard (Note de Mabillon).

a Les Actes des évêques de Chalons-sur-Marne la placent en 1142. Mais comme il fut élu au siège de Chalons en 1131 et qu'il l'occupa 12 ans, le récit d'Albéric nous paraît préférable.b Lui et Saint Bernard qu'il faut même placer avant lui.c Livre II des lettres de Pierre le Vénérable (Note 42 et 43




Bernard, Lettres 57