Bernard, Lettres 79

LETTRE LXXIX. A L'ABBÉ LUC (a).


a Abbé de Cuissy, monastère de premontré au diocèse de Laon. Voir aux notes.


Vers l'an 1130.

Saint Bernard lui recommande de fuir la fréquentation des femmes et lui indique la règle de conduite à suivre à l'égard d'un religieux coupable d'une faute grave contre la pureté.

l . Mon bien cher ami, vous m'avez singulièrement édifié, car on n'a pas souvent de ces exemples de vertu sous les yeux, non-seulement par la manière dont vous avez reçu mes avis, quelque peu de chose que je sois auprès de vous, mais encore par la reconnaissance que vous m'avez témoignée pour vous les avoir donnés; vous avez eu la sagesse de ne pas vous arrêter à la personne du conseiller pour ne voir que ses conseils; j'en remercie Dieu; car si vous avez accueilli ce que je me suis permis de vous dire, avec reconnaissance plutôt qu'avec mécontentement c'est à lui que je le dois. Encouragé par les preuves insignes d'humilité que vous m'avez données, je me sens plus hardi à revenir sur mes conseils et à les réitérer. Je vous prie donc, au nom du sang divin qui a été répandu pour le salut des hommes, de ne pas regarder d'un oeil indifférent le péril que peut faire courir à des âmes d'un si grand prix la réunion de personnes de sexes différents dans la même demeure. On ne peut pas ne point le redouter, pour peu qu'on ait en soi-même à lutter, sous l'oeil de Dieu, contre les efforts du tentateur, et qu'on ait pu apprendre, par sa propre expérience, à dire avec l'Apôtre: «Nous n'ignorons pas les ruses du démon (2Co 2,2).» Enfin, s'il y a quelque chose qui puisse vous engager à tenir un compte sérieux de mes paroles, après la recommandation ou plutôt d'après l'ordre de l'Apôtre, qui nous dit: «Evitons la fornication (1Co 6,18),» c'est assurément la chute honteuse de ce malheureux frère au sujet duquel vous daignez me consulter. Au reste, je m'étonne que vous ayez jugé à propos de vous adresser à moi dans cette occasion, malgré mon éloignement, quand vous avez sous la main un saint homme de votre ordre, l'abbé Guillaume de Saint-Thierri. D'ailleurs, je ne doute pas non plus que l'abbaye de Prémontré n'ait beaucoup d'hommes capables de vous aider de leurs conseils et qui soient certainement bien assez sages et bien assez prudents pour débrouiller les affaires les plus difficiles.

2. Mais, quoi qu'il en soit, c'est à vous de savoir pourquoi vous avez mieux aimé recourir à mes conseils, et tout ce que j'ai à faire, c'est de vous les donner. Si ce religieux était venu de lui-même confesser sa faute, quelque grave et honteuse qu'elle fût, mon avis est qu'on aurait dû songer à guérir les blessures de son âme et ne pas prendre le parti de l'expulser du couvent; mais, comme cette affreuse corruption ne s'est trahie que par l'horrible odeur qu'elle répandait, il n'en faut pas moins, autant que possible, travailler avec soin à la guérison de cette âme; toutefois on doit procéder différemment qu'on ne l'eût fait. En effet, il n'est peut-être pas prudent de le garder plus longtemps au milieu de vous, il y aurait à craindre, ainsi que vous me l'écrivez avec raison, que la brebis malade n'infectât votre jeune et tendre troupeau. D'un autre côté, un père ne saurait fermer tout à fait ses entrailles à son fils; je suis donc d'avis que vous agirez en père et que vous pourvoirez au salut de votre enfant en tâchant de le faire entrer dans quelque autre maison de votre ordre, mais un peu éloignée, où il puisse faire pénitence, en changeant de résidence sans renoncer à sa profession, et d'où vous pourrez le rappeler auprès de vous quand vous le jugerez opportun. Quant à le faire entrer dans une de nos maisons, vous n'y trouveriez peut-être aucun avantage. Vous m'écrivez, il est vrai, qu'il a prétendu bien souvent avoir reçu de nous la promesse que nous le recevrions, si vous lui permettiez de se présenter chez nous, mais à présent il soutient qu'il n'a pas tenu ce langage. Il peut se faire que vous n'ayez pas l'intention de l'envoyer dans une de vos maisons, comme je vous le conseillais plus haut, ou bien qu'il ne veuille pas s'y rendre; il est possible également qu'après être tombés d'accord l'un et l'autre sur le parti qu'il convient de prendre, vous ne trouviez pas de maison qui veuille le recevoir; en ce cas je ne vois que deux choses à faire: lui donner un dimissoire avec permission d'aller où il voudra travailler au salut de son âme, ou lui faire la grâce de le conserver parmi vous, si toutefois vous pouvez prendre les moyens efficaces d'empêcher le retour de si honteux désordres. Mais en voilà assez sur ce sujet.

3. Il y a encore un point en ce qui vous concerne sur lequel je ne puis m'empêcher de vous dire toute ma pensée: je veux parler du moulin dont la garde oblige les frères convers (a) à se trouver souvent en l'apport avec les femmes. Si vous m'en croyez, vous prendrez l'un de ces trois partis: ou bien vous interdirez absolument l'entrée du moulin aux femmes, ou vous en confierez la garde à tout autre qu'à vos frères convers, ou bien encore vous renoncerez tout à fait à ce moulin.

a Voir sur les frères convers la lettre cent quarante-troisième. La lettre quatre cent quatrième recommande également d'éviter les rapports avec les femmes.



NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE LXXIXe.

59. A l'abbé Luc, non pas de Mont-Cornélius,appelé plus tard Beau-Retour, près de Liège, comme l'ont pensé à tort Picard et Horstius après lui, mais de Cuissy, de l'ordre de Prémontré, dans le diocèse de Laon, ainsi qu'on le voit dans la bibliothèque de Prémontré, et comme saint Bernard semble d'ailleurs l'indiquer assez clairement quand il s'étonne qu'il n'ait pas consulté plutôt que lui soit Guillaume, abbé de Saint-Thierri, soit quelque religieux de Prémontré, puisqu'il les avait dans son voisinage. Voici ce qu'on trouve dans le moine Hermann, au sujet de l'abbé Luc et du monastère de Cuissy; Barthélemi, évêque de Laon, «construisit encore à l'endroit appelé Cuissy un autre monastère de clercs, auquel il donna pour abbé un religieux nommé Luc.» (Voir livre III des Miracles de la sainte Vierge, chap 16.) (Note de Mabillon.)




LETTRE LXXX. A GUY (a), ABBÉ DE MOLÊMES.



Vers l'an 1130.

Saint Bernard le console d'une grande injustice qu'il a eu à souffrir, et lui recommande de ne s'en venger qu'en écoutant les conseils de la charité.

Dieu, qui lit au fond des coeurs et qui est l'auteur de tous nos bons sentiments, m'est témoin de la part que je prends au malheur dont j'ai su que vous avez été frappé. Mais quand je considère plutôt celui qui permet que celui qui vous cause cette épreuve, autant je compatis à vos infortunes présentes, autant j'espère me réjouir bientôt avec vous de la prospérité qui ne peut manquer de les suivre. Mais en attendant ne vous laissez point abattre par le découragement; pensez avec moi qu'à l'exemple du saint homme Job nous devons recevoir du même coeur les biens et les maux de la main de Dieu qui nous les envoie. Je dis plus: au lieu de vous indigner des coups que vos gens vous portent, vous devez comme David vous humilier sous la main du Tout-Puissant, qui certainement a lui-même suscité vos propres serviteurs pour vous causer cette peine. Cependant, comme il est de votre devoir de les punir, puisqu'ils sont serfs d'une église confiée à vos soins, il est juste que vous fassiez expier à ces domestiques infidèles leur criminelle audace et que vous preniez sur leurs biens pour indemniser autant que possible votre monastère du tort qu'ils lui ont fait; mais, pour éviter qu'on ne dise qu'en agissant ainsi vous cherchez plutôt à vous venger d'une injustice qu'à leur faire expier leur faute, je vous prie et vous conseille de faire beaucoup moins attention à ce qu'ils méritent qu'à ce qu'exige de vous votre position. Que la miséricorde parle donc en vous plus haut que la stricte justice, et que votre modération en cette circonstance soit un sujet d'édification. Au reste, je vous prie d'engager pour moi de vive voix comme je le fais moi-même en esprit, ce fils que vous aimez, qui m'est cher à moi-même, tant à cause de vous qu'à cause de lui, de ne pas se montrer dans ses réclamations d'une âpreté et d'une exigence telles qu'il oublie le conseil que le divin Maître nous a donné: de présenter la joue gauche à celui qui nous a frappés sur la droite.

a GUY fut le second abbé de Molêmes après saint Robert. Voir à son sujet les lettres 43,44 et 60.




LETTRE LXXXI. A GÉRARD (a), ABBÉ DE POTTIÈRES.



Vers l'an 1130 .



Saint Bernard repousse une fausse accusation dont on le chargeait.



Je ne me souviens pas d'avoir jamais écrit au comte de Nevers quoi que ce soit contre vous, et d'ailleurs il n'est pas vrai que je l'aie fait. Si ce prince a reçu de moi quelque lettre, ce n'a jamais été qu'en faveur de votre maison; ce n'est pas là, je pense, écrire contre vous, mais bien dans vos intérêts. J'avais entendu dire que sur votre conseil, et d'accord avec vous, il se proposait de vous faire une visite pour s'assurer par lui-même de ce qu'il y a de vrai dans les bruits désavantageux qu'on fait courir publiquement sur votre maison, en rechercher la cause et y apporter remède, s'il parvenait à force de soins et de zèle à la découvrir (b). Je ne vois pas que vous puissiez trouver mauvais que j'aie encouragé et fortifié même le prince dans ses pieuses dispositions, ni que vous ayez le droit de vous en montrer blessé et de vous en plaindre; bien plus, je trouve même que j'ai parfaitement agi dans l'intérêt de la maison de Dieu en réveillant le zèle de celui qui peut apporter remède au mal dont elle souffre. Vous me citez l'Ecriture sainte pour me convaincre que j'ai eu tort de ne pas commencer par vous avertir, mais je n'avais absolument rien contre votre personne; et dans tout ce que la charité m'a inspiré de faire, je n'ai eu en vue que le rétablissement de la paix dans votre maison. D'ailleurs, vous serez pleinement convaincu de la vérité de mes paroles si, comme vous me l'annoncez, vous venez me montrer tout ce qui concerne cette affaire. Vous me trouverez infailliblement ici tous les jours de la semaine prochaine,

a Pottières, au diocèse de Langres, abbaye de Bénédictins de la congrégation de Saint-Victor; on a omis le nom de Gérard dans la liste de ses abbés. Voir la note de Mabillon.b Car il avait succédé aux droits du comte Gérard, fondateur de Pottières.



NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE LXXXI.


60. A Gérard, abbé de Pollières. Horstius pensait qu'il fallait lire, abbé de Prully, mais c'est à tort,comme on le voit par les manuscrits et par les propres expressions de cette lettre; il est clair, en effet, que saint Bernard ne s'adresse point à un abbé de l'ordre de Cîteaux, tel qu'était le monastère de Prully. D'ailleurs, s'il s'était agi d'une maison de Cisterciens, il n'aurait point eu recours, pour en faire disparaître les abus, au comte de Nevers. D'où il suit qu'on devrait rétablir le nom de Gérard parmi ceux des abbés de Pottières, où il a été omis jusqu'à présent. Pottières était une abbaye de Bénédictins que le comte Gérard, fonda dans le diocèse de Langres, non loin de son château, et dans laquelle il fut enterré avec Berthe son épouse. Voir les notes dont notre Acher a enrichi les oeuvres de Guibert de Nogent, page 653 et suiv. (Note de Mabillon.)




LETTRE LXXXII. A L'ABBÉ DE SAINT-JEAN (c) DE CHARTRES,

c Il s'agit certainement ici de l'abbé Etienne qui fut d'abord abbé de Saint-Jean de Chartres, de l'ordre des Augustins, et qui devint patriarche de Jérusalem vers le commencement de l'année 1128, après Germond, ainsi que le rapporte Orderic Vital, à la fin de son livre douzième. C'est lui aussi qui fit, dit-on, parvenir une lettre, par le moyen de Guillaume de Buzy, à Foulques, comte d'Anjou (voir tome III des Analect., page 335, lettres 35 et 82, et préface de Papebroche, sur les patriarches de Jérusalem, au tome III de mai.


Vers l'an 1128.

Saint Bernard le dissuade de se démettre de son abbaye et d'entreprendre le pèlerinage de Jérusalem.


1 . Je suis si peu de chose que j'avais résolu d'abord de ne pas vous faire connaître ma façon de penser sur les points sur lesquels vous voulez bien me demander mon avis. Je trouvais aussi superflu que présomptueux de faire entendre un conseil à un homme qui est si capable d'en donner; mais, en faisant réflexion que la plupart, pour ne pas dire toutes les personnes de sens, se défient de leurs propres lumières et s'en rapportent volontiers à celles des autres dans les choses douteuses, et d'autrui même, dans leurs propres affaires, cette sûreté de coup d'oeil qui les distingue dans celles des autres, même les plus obscures, il m'a semblé que je devais revenir sur ma première résolution et vous dire toute ma pensée, sans préjudice d'un meilleur avis. Si j'ai bien compris ce que vous avez chargé le pieux abbé Ours (a) de Saint-Denis de Reims de me dire de votre part, vous avez conçu le projet de quitter votre patrie, ainsi que la maison à la tête de laquelle Dieu vous a placé, pour entreprendre le voyage de la terre sainte, ne plus vous occuper ensuite que de Dieu et du salut de votre âme. Peut-être si vous aspirez à la perfection est-il à propos que vous quittiez votre patrie, selon cette parole du Seigneur: «Renoncez à votre patrie; éloignez-vous de toute votre famille (Gn 12,1).» Mais je ne vois pas sur quoi vous vous fondez pour exposer, par votre départ, le salut des âmes qui vous ont été confiées. Certainement il est doux de respirer après avoir déposé son fardeau, mais la charité ne recherche pas ses intérêts; peut-être cédez-vous à l'attrait du repos et de la tranquillité, mais c'est au détriment de la paix pour vos frères. Adieu ne plaise que je recherche jamais un avantage quelconque, si grand qu'il soit même pour mon, si je ne puis l'acquérir qu'au prix d'un scandale! car ce serait le payer de la charité même, Or à ce prix je ne sais quel avantage spirituel on peut jamais trouver en quoi que ce soit. Enfin, s'il est permis à chacun de préférer sa propre tranquillité au bien général, je me demande qui est-ce qui pourra dire avec vérité: «Pour moi, vivre et mourir pour Jésus-Christ, ce m'est un véritable profit (Ph 1,21),» et ce que deviennent ces paroles de l'Apôtre: «Personne tic vit pour soi et ne meurt pour soi (Rm 14,7);» ainsi que ces autres: «Ce qui me préoccupe, ce n'est pas mon intérêt, mais l'intérêt général (1Co 10,33),» ou bien celles-ci encore: «Il ne faut pas vivre pour soi, mais pour celui qui est mort pour tous les hommes (2Co 5,15).»


a Ours ou Ursion, cinquième abbé des chanoines de Saint Denis de Reims, de l'ordre des Augustins, devint plus tard évoque de Verdun; il est tait mention de lui dans le tome XII, du Spicilége, page 312. Quand il fut promu au siège de Verdun en 1129, il eut pour successeur à Saint-Denis l'abbé Gilbert. Mais s'étant plus tard démis de sa charge épiscopale pour rentrer dans son monastère, il en reprit la direction, comme on peut le voir dans Marlot, tome 2, page 152 de la Métropole de Reims. Le Nécrologe de son abbaye l'appelle Ursion de pieuse mémoire, à la date du 4 février.


2. Vous me demanderez peut-être d'où vous vient un pareil désir, si ce n'est pas de Dieu? Si vous me permettez de vous dire ce que j'en pense, je vous répondrai par ces paroles de l'Ecriture: «Les eaux dérobées semblent meilleures (Pr 9,17).» Pour quiconque connaît les ruses du démon, il n'est pas douteux que l'ange de ténèbres ne puisse se changer en ange de lumière et faire tomber lui-même, goutte à goutte, dans votre âme altérée, ces eaux dont la douceur est pire que l'amertume de l'absinthe même. En effet, qui peut fomenter le scandale, semer la discorde, troubler la paix et l'union, si ce n'est l'éternel adversaire de la vérité, l'ennemi de la charité, l'antique fléau du genre humain, la haine vivante de la croix du Sauveur, le diable enfin, pour l'appeler par son nom? Si la mort est entrée dans le monde parce qu'il portait envie à notre félicité, il jette de même aujourd'hui, sur le bien qu'il vous voit faire, un regard jaloux, et, le mensonge sur les lèvres, il vous trompe comme il a trompé les hommes dans le principe, et il vous montre le bien là où il ne le voit pas lui-même. En effet, la vérité peut-elle se trouver dans une parole opposée à celle-ci: «Etes-vous lié avec une femme, ne cherchez pas à rompre vos liens (1Co 7,27)?» Comment croire aussi que la charité, qui se trouve comme sur des charbons embrasés à la vue d'un scandale, ira conseiller une démarche d'où le scandale ne peut manquer de naître? Non, non! il n'y a que cet implacable ennemi de la charité et de la vérité qu'il sape par la haine et le mensonge qui ait pu mêler ainsi pour vous, de faux miel au miel véritable, vous promettre l'incertain pour le certain, et, par un mélange habile de mensonges et de vérités, vous faire renoncer d'abord au bien que vous faites maintenant, pour ne point vous laisser atteindre celui qu'il vous montre dans l'avenir. Il rôde autour du troupeau et cherche comment il pourra d'abord lui enlever son pasteur, parce qu'il sait bien qu'ensuite c'en est fait des brebis, que personne ne défendra plus contre ses attaques, et du pasteur lui-même que foudroieront ces terribles paroles: «Malheur à celui par qui le scandale arrive (Mt 18,7).» Mais j'ai pleine confiance dans la sagesse que vous avez reçue de Dieu; les ruses du malin ne réussiront point à vous séduire et à vous persuader de. renoncer à un bien dès maintenant assuré pour vous jeter dans un mal certain en vue d'un bien qui l'est fort peu.




LETTRE LXXXIII. A SIMON, ABBÉ DE SAINT-NICOLAS (a).

a Il était abbé de Saint-Nicaise de Reims, quand il le devint de Saint-Nicolas-aux-Rois, dans le diocèse de Laon. Hermann religieux de Laon, en parle dans son IIIe livre des Miracles de Marie, chap. 18. Il était frère de Guillaume, abbé de Saint-Thierri, dont il est question plus loin dans les quatre-vingt-cinquième et quatre-vingt-sixième lettres.


Vers l'an 1129.



Saint Bernard le console de la persécution dont il est l'objet, Les tentatives les plus honorables ne réussissent pas toujours. Quelle conduite doit tenir envers ses inférieurs tout prélat qui détire les soumettre à de plus sévères observances.



1. J'ai appris avec bien de la peine par votre lettre tout ce que vous avez à souffrir v à cause de la justice; et, quoique la parole de Jésus-Christ qui vous promet le royaume de Dieu, suffise amplement pour adoucir vos peines, je ne vous offre pas moins toutes les consolations qu'il est en mon pouvoir de vous donner, ainsi que les conseils dont je suis capable. Qui pourrait voir d'un oeil indifférent un frère en détresse, tendre les mains du milieu des flots, et entendre sans être péniblement ému la colombe du Christ, non pas chanter, mais gémir, comme si elle disait: «Pourrai-je chanter les cantiques du Seigneur sur la terre étrangère (Ps 136,4)?» Quel oeil, dis-je, refuserait une larme à celles du Christ lui-même, qui du fond de l'abîme lève encore aujourd'hui ses regards vers les montagnes du haut desquelles il espère voir descendre du secours? C'est vers nous, vers notre néant que vas yeux se dirigent, me dites-vous. Hélas! loin d'être des montagnes de secours, nous luttons nous-mêmes et faisons de pénibles efforts dans la vallée des larmes pour échapper aux piéges de l'ennemi, aux violences d'un monde pervers, et nous nous écrions avec vous: «Nous ne pouvons attendre de secours que du Seigneur, qui a fait le ciel et la terre (Ps 120,2).»

b Il s'agit ici de la persécution que Simon eut à souffrir de la part de ses religieux pour avoir résigné entre les mains de l'évêque d'Arras certains autels, (c'est le nom qu'on donnait aux cures de paroisses), parce que la possession en était entachée de simonie. Nous trouvons sur ce sujet une lettre de Samson, évêque de Reims et de Josselin, évêque de Soissons, au pape Innocent 2, qui les avait chargés de juger cette affaire. Il existe également une lettre du pape Eugène 3, à l'évêque de Laon, Barthélemy, pour lui faire savoir qu'il veut prendre connaissance de la difficulté survenue entre l'évêque d'Arras et l'abbé de Saint-Nicolas. Dans la lettre de Samson au pape Innocent, nous voyons que l'abbé Simon a ne pouvant se mettre d'accord avec ses religieux pour résigner ces autels, s'était, pour un temps, éloigné de son monastère et retiré dans un pays lointain; mais qu'il fut rappelé plus tard par ses religieux qui préféraient renoncer à ces autels qu'à leur abbé; «ce qui permet d'apprécier l'intégrité et le désintéressement de Simon, sous le gouvernement duquel le monastère de Saint-Nicolas a jeté un vif éclat, non moins par sa régularité que par sa prospérité matérielle, au dire d'Hermann. On peut donc sans hésiter placer la date de cette lettre avant l'avènement du pape Innocent, c'est-à-dire avant l'année 1130. Pour ce qui est de Gilbert, son successeur, on peut consulter la lettre trois cent quatre-vingt-dix-neuvième,


2. «Tous ceux qui se proposent de vivre avec piété en Jésus-Christ doivent s'attendre à des persécutions (2Tm 3,12).» L'intention de mener une vie pieuse en Jésus-Christ ne les quitte pas, mais il ne leur est. pas toujours possible de la mettre à exécution; car si les impies ne cessent d'entraver les pieux desseins des gens de bien, ceux-ci ne perdent rien de leurs vertus en cédant quelquefois au nombre de leurs adversaires et en renonçant dans de certaines circonstances à suivre leurs pensées, quoique justes et saintes. Ainsi vit-on Aaron céder, contre son gré, aux vociférations criminelles d'une multitude soulevée; Samuel, contraint par les voeux insensés du même peuple, lui donner Saül pour roi, et David renoncer à construire un temple au Seigneur, comme il en avait l'intention, à cause des guerres nombreuses que cet homme belliqueux eut constamment à soutenir pour repousser les attaques continuelles de ses ennemis. Aussi, vénérable; père, mous conseillé je, sauf meilleur avis de personnes plus sages que moi, de céder un peu, et, dans l'intérêt des faibles, de renoncer pour quelque temps à vos projets de réforme, quoique plusieurs les partagent, car vous ne devez pas contraindre mais seulement engager à les embrasser, tous ces religieux de Cluny dont vous avez accepté le titre d'abbé. Je crois qu'il faut également conseiller à ceux qui désirent s'astreindre à une observance plus étroite, de condescendre par charité, autant que cela se peut sans offenser Dieu, à la faiblesse des autres, en leur permettant de conserver leurs habitudes dans le monastère, s'il n'en doit résulter de scandale ni pour les uns ni pour les autres, ou bien de quitter la maison et d'aller se réunir à d'autres religieux qui vivent comme eux.




LETTRE LXXXIV. AU MÊME.



Saint Bernard lui renvoie un religieux qui l'avait quitté et lui conseille de le traiter avec plus de douceur et de bonté après son retour.

Nous avons agi avec autant de succès que de prudence, comme vous le voyez, en recevant contre notre habitude, non pour nous, mais pour vous et pour elle, cette pauvre brebis fugitive (a), puisque nous avons réussi par notre accueil et par d'utiles conseils à contenter son désir d'une vie plus austère, et à vous donner en même temps une complète satisfaction par son retour auprès de vous. Je ne vous dis pas cela pour vous montrer de quelles dispositions nous sommes animé à votre égard, tout ce que nous pourrions faire dans ce but ne vous le dira jamais assez; mais pour vous convaincre de la vérité de ce que je vous ai déjà dit, si j'ai bonne mémoire, c'est que l'essai d'une règle un peu plus austère suffit bien souvent pour calmer ces esprits inquiets qui ne sont pas contents du genre de vie qu'ils mènent. Vous me demandez, dans votre lettre, mes conseils au sujet de ce religieux qui est retourné maintenant auprès de vous; ils deviennent superflus dès qu'il vous est revenu avec l'intention de faire votre volonté, comme de juste, et non pas la sienne Quant à la difficulté qu'il redoute le plus, je vous prie avec lui et pour lui d'user à, son égard d'une condescendance et d'une douceur plus grandes qu'avec les autres fugitifs; car on ne saurait juger de la même manière. deux conduites qui, pour être semblables dans leurs résultats ne le sont nullement dans leurs motifs. Il est évident qu'on ne peut mettre sur la même ligne un religieux qui a quitté son couvent parce qu'il est fatigué de ses devoirs et dégoûté de son état, et celui qui ne le quitte, pour entrer dans une autre maison, que par amour de sa vocation et avec le désir d'en mieux pratiquer les devoirs.

a saint Bernard la manne dans son Apologie, adressée à Guillaume, au paragraphe 4., c'est Nicolas.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON LETTRE LXXXIV.

61. Qui pour être semblables dans leurs résultats, etc. Car d'après les philosophes, ce sont les causes finales et les causes déterminantes qui font la différence des actes. Ainsi ils sont semblables au point de vue de l'être pour emprunter leur langage et différents au point de vue moral. Écoutons la manière élégante dont saint Augustin développe cet axiome: «Puisque les bons et les méchants font et supportent les mêmes choses, ce n'est donc point par les actes ou par le châtiment qu'il faut les distinguer, mais par les causes qui les font agir. Ainsi Pharaon accablait le peuple de Dieu de pénibles travaux, .et Moïse, de son côté, réprimait avec une grande sévérité les écarts impies de ce même peuple; ils ont agi l'un comme l'autre, mais ils ne se proposaient pas le même but; l'un était mu par l'ambition et l'autre par un esprit de zèle. Jézabel tue les prophètes de même qu'Élie fait périr les faux prophètes. Selon moi, il y a le mérite de celui qui souffre et le mérite de ce qu'il souffre..... Dieu n'a pas épargné son propre Fils et l'a livré à la mort pour nous; car on dit aussi de Judas que Satan entra dans lui et le poussa à livrer le Seigneur. Le Père a donc livré son Fils, et Judas son maître; qu'est-ce qui fait que dans un acte identique Dieu le Père est bon et l'homme est mauvais? N'est-ce pas la cause qui les a fait agir l'un et l'autre, et qui n'a point été la même pour tous les deux?» Après avoir cité plusieurs autres exemples, il ajoute: «Sachons dans des actes semblables discerner la pensée dont ils procèdent.» Voir saint Augustin, lettre quarante-huitième. (Note de Horstius.)



A GUILLAUME, ABBÉ DE SAINT-THIERRI.

On trouve ici, dans quelques éditions, une lettre de saint Bernard à Guillaume, abbé de Saint Thierri, que nous avons placée, en guise de préface, en tête de l'apologie du Saint, adressée au même Guillaume.


LETTRE LXXXV. AU MEME GUILLAUME.


Saint Bernard lui reproche doucement de se plaindre de ne pas être assez payé de retour par lui en fait d'amitié.

Vers l'an 1125.


A dom Guillaume (a), abbé, le frère Bernard, salut et la charité qui naît d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère.


a C'est le titre que nous trouvons à cette lettre dans le manuscrit de Corbie. Voir la note de Mabillon sur Guillaume, abbé de Saint-Thierri de Reims, et plus tard, simple religieux cistercien de Signy. Voir aux notes.


1. Si nul ne sait ce qu'il y a dans un homme que l'esprit qui est en lui, et s'il est vrai qu'il n'y a que Dieu qui lise dans les coeurs, tandis que nous ne pénétrons pas au delà du visage, je me demande, et je ne puis le faire avec assez d'étonnement, sur quoi vous vous fondez pour comparer ensemble l'affection que nous avons l'un pour l'autre et juger non-seulement des sentiments de votre coeur, mais encore de ceux du mien. On ne se trompe pas seulement en regardant comme mal ce qui est bien, et réciproquement en trouvant bien ce qui est mal, mais encore en tenant pour certain ou pour douteux ce qui ne l'est pas. Peut-être est-il vrai que mon affection pour vous est moindre que celle que vous éprouvez pour moi, mais ce qui est bien sûr, absolument sûr, c'est que vous n'en savez certainement rien. Comment donc pouvez-vous donner pour indubitable ce dont il est certain que vous n'êtes pas sûr Chose étrange, Paul n'ose pas s'en rapporter à son propre jugement sur lui-même: «Je ne me juge pas, dit-il» (1Co 4,3); Pierre gémit de s'être trompé en présumant de lui quand il s'écriait: «S'il me faut mourir avec vous, je ne vous renierai pas (Mt 26,33);» les apôtres, à la pensée que l'un d'eux trahira le Martre, ne s'en tiennent pas au témoignage de leur conscience, et s'écrient l'un après l'autre: «Est-ce moi, Seigneur (Mt 26,22)?» Enfin David confesse son ignorance en ce qui le concerne et s'écrie dans sa prière: «Oubliez mes ignorances, Seigneur (Ps 24,7)!» Et vous, vous ne craignez pas de vous montrer aussi affirmatif que possible en parlant non-seulement des sentiments de votre coeur, mais de ceux du mien, et vous protestez hautement que vous m'aimez plus que je ne vous aime.

2. Ce sont là vos propres paroles; je voudrais que vous ne les eussiez point prononcées, parce que je ne sais pas si elles sont vraies; mais vous, comment le savez-vous? Sur quoi vous fondez-vous pour affirmer que vous m'aimez plus que je ne vous aime? Est-ce sur ce que ceux qui vont vous voir en passant par ici ne vous portent jamais, comme vous me le dites dans votre lettre, de gages de mon affection et de mon boit souvenir? Mais quel gage vous faut-il pour vous prouver que je vous aime? Me direz-vous qu'à toutes vos lettres je n'ai pas encore répondu une seule fois a? Mais je n'aurais jamais osé me flatter que vous si sage, vous dussiez trouver du plaisir dans ce qu'un homme aussi inhabile que moi pourrait vous écrire. Je n'ai pas oublié qu'il a été dit: «Mes petits enfants, n'aimons pas de parole et de bouche, mais en couvres et en vérité (1Jn 3,78).» Or dans quelle occasion avez-vous eu besoin de moi et vous ai-je fait défaut? O Dieu, qui scrutez les reins et les coeurs; ô Soleil de justice qui éclairez différemment les âmes par les traits de votre grâce, comme par autant de rayons différents, vous savez et je sens moi-même que je l'aime; par votre grâce et parce qu'il le mérite; mais jusqu'où va mon amour pour lui, je l'ignore; vous seul le savez, vous Seigneur, qui nous avez donné à tous les deux l'amour que nous avons l'un pour l'autre; de quel droit l'un de nous peut-il donc s'écrier comme s'il le tenait de vous: J'aime plus que je ne suis aimé? Il faudrait pour avoir le droit de parler ainsi, voir notre propre lumière dans la vôtre, ô mon Dieu, et contempler dans le sein éclatant de la vérité même l'ardeur de l'amour qui nous consume.

a Cette lettre étant la première de saint Bernard à Guillaume, il faut la placer à l'année 1125.


3. Quant à moi, je me tiens pour satisfait de voir mes propres ténèbres dans votre lumière, Seigneur, en attendant que vous me visitiez à l'ombre de la mort où je suis assis et que vous me manifestiez le fond des coeurs en éclairant l'obscurité où je me trouve, et les ténèbres épaisses qui m'environnent: alors je ne verrai plus rien que votre splendeur en elle-même. Je sens très-bien que vous me faites la grâce de l'aimer; mais l'aimé-je assez? Il ne m'est pas encore donné de le voir dans l'éclat de votre lumière, je ne sais pas même si je suis arrivé pour lui à cet amour qui donne sa vie pour ses amis. Car, bien loin de pouvoir répondre de la perfection de nos sentiments, nous ne saurions en affirmer la pureté. C'est vous, Seigneur, qui avez allumé dans mon âme la lampe qui me fait apercevoir les ténèbres où je suis plongé, et m'eu montre l'horreur; daignez, mon Dieu, les éclairer assez pour que j'aie le bonheur de voir toutes les affections de mon coeur parfaitement réglées, de sorte que je discerne ce que je dois aimer et que je n'aime que cela dans la mesure et pour la fin convenables, ne voulant être aimé moi-même que pour vous, Seigneur, et pas plus que je ne dois l'être; car je serais bien malheureux si, comme je l'appréhende, j'étais plus aimé de de lui que je ne le mérite, ou s'il ne l'était pas lui-même autant qu'il en est digne. Mais pourtant, comme on doit d'autant plus aimer les hommes qu'ils sont plus vertueux, si la vertu se mesure sur la charité, je conviens que je l'aime beaucoup plus que moi-même, parce que je ne doute pas qu'il ne soit bien meilleur que moi, mais je confesse en même temps que je l'aime bien moins que je ne le dois, parce que je ne suis pas aussi parfait que lui.

4. Mais vous, mon père, car je reviens à vous, plus votre amour est grand, moins vous devez mépriser l'imperfection du mien; car si vous m'aimez plus que je ne vous aime, attendu que vous valez bien plus que moi, vous ne m'aimez pourtant pas plus que vous ne pouvez. Il en est ainsi de moi: si je vous aime moins que je ne devrais vous aimer, je le fais pourtant de toutes mes forces; mais je ne puis que ce qu'il m'a été donné de pouvoir. Entraînez-moi donc à votre suite afin que je puisse vous atteindre et qu'avec vous, recevant le pouvoir d'aimer plus, je vous aime en effet davantage. Mais pourquoi chercher à m'entraîner après vous et vous plaindre de ne le pas pouvoir, puisque vous avez réussi, comme vous le verrez, polir peu que vous le vouliez voir? Vous m'entraînerez même encore quand il vous plaira, mais vous m'aurez tel que je suis, non pas tel que vous espérez me trouver; puisque vous voyez en (160) moi toute autre chose que ce qu'il y a. Or c'est ce je ne sais quoi qui n'est pas moi que vous poursuivez, mais que vous ne sauriez atteindre puisque je ne l'ai pas, de sorte que ce n'est pas moi, mais c'est Dieu, en moi, qui vous fait défaut, comme vous vous en plaignez dans votre lettre. Maintenant donc, si tout ce verbiage vous plait, dites-le moi, je le renouvellerai sans avoir peur d'encourir le reproche de présomption, puisque je ne ferai que vous obéir. Je ne vous ai pas envoyé la petite préface (a) que vous m'avez demandée, parce que je ne l'avais pas encore mise au net, ne croyant pas que je dusse en avoir besoin. Je prie Dieu, l'auteur de tous les bons désirs et de l'heureuse issue dont ils sont susceptibles, de vous accorder, très-pieux et très-révérend père, que je ne saurais trop aimer, tout ce que vous désirez de meilleur pour vous et pour les vôtres.


NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON - LETTRE LXXXV.

62. A Guillaume abbé de Saint-Thierri. Le vénérable Guillaume, qui faisait les délices de saint Bernard, était d'une famille noble de Liège; il fut envoyé à Reims pour y faire ses études, avec un autre jeune homme de bonne famille nommé Simon, qu'un manuscrit de Marmoutiers, contenant plusieurs lettres de saint Bernard, dit être son propre frère: Guillaume foulant aux pieds les délices du monde, entra avec son compagnon dans le monastère de Saint-Nicaise de Reims, qui jouissait alors d'une grande réputation de régularité. Après avoir heureusement passé le temps de leur noviciat, comme ils étaient l'un et l'autre des modèles de vertus, ils devinrent, l'un, Simon, abbé de Saint-Nicolas-aux-Bois, dans le diocèse de Laon, et l'autre, Guillaume, succéda en 1120 dans le monastère de Saint-Thierri de Reims, à Geoffroy qui avait été nommé abbé de Saint-Médard de Soissons. Cependant la réputation de sainteté de Bernard se répandait partout et inspirait à beaucoup de personnes le désir de le voir et de l'admirer. Notre Guillaume, alors simple religieux de Saint-Nicaise, ayant appris la maladie dont Bernard fut atteint peu de temps après être devenu abbé de Clairvaux, vint le voir avec un certain abbé. C'est dans les entretiens qu'il eut avec lui que commença à naître cette étroite amitié dont ils furent liés l'un et l'autre dans la suite: «Guillaume se sentit si doucement attiré vers Bernard et éprouva un si grand désir de partager son humble et pauvre demeure, que si on lui avait permis ce jour-là de manifester un voeu, t'eût été avant tout de pouvoir demeurer toujours avec lui pour le servir.» (Vie de saint Bernard, livre I, chap. VII.) C'est ce qui explique la douleur qu'il ressentait en entendant les calomnies dont saint Bernard était l'objet, et ne pouvant les souffrir plus longtemps, il l'engagea à se justifier auprès de lui de toutes les accusations dont les religieux de Cluny le chargeaient, ce qu'il fit en effet dans une apologie pleine d'élégance que nous avons placée au tonte second, où on peut la lire ainsi que les notes qui s'y rapportent.

63. Ce ne sont pas les seuls chagrins qu'eut à ressentir l'amour de Guillaume pour saint Bernard: fatigué du fardeau;de la charge pastorale, et consumé plus que jamais du désir de se réunir à son ami, il se vit plusieurs fois refuser l'entrée de Clairvaux, comme on le comprend d'après cette lettre; il se démit enfin de sa charge et se retira dans le monastère de Signy de l'ordre de Cîteaux, au diocèse de Reims, vers l'an 1135, après avoir été quatorze ans et cinq mois abbé de Saint-Thierri ainsi qu'il est dit dans le catalogue des abbés de cette maison, d'accord, en ce point avec une charte de Saint-Nicaise de Reims, dans laquelle Renault, archevêque de cette ville, confirme, d'après Hélin, les acquisitions faites en Il 35 par Joran, abbé de Saint-Thierri, où il avait été appelé à succéder à Guillaume, du monastère de Saint-Amand, dont il était prieur. Guillaume fit voeu de stabilité à Signy vers l'année 1135, etaprès avoir passé plusieurs années dans une grande humilité et une modestie exemplaire, aussi bien que dans la contemplation des choses du ciel, son occupation quotidienne, dit la Chronique transcrite de Signy, il quitta ce monde vers 1150, ou du moins pas avant 1144, puisque nous avons de lui une lettre aux religieux de Mondée, adressée à leur prieur Haimon, qui avait cette année-là même succédé à Geoffroy, premier prieur de cette maison, mais avant la mort de saint Bernard, puisqu Ernald commence par le récit de la mort de Guillaume, le second livre de la Vie du Saint, ainsi qu'on peut le voir dans les notes de la lettre trois cent quinzième.

Voici comment la Chronique de Signy rapporte la mort de Guillaume «Il s'endormit dans le Seigneur à la fin de sa carrière; son corps repose dans le cloître à l'entrée du chapitre.» Plus tard, c'est-à-dire huit ans après, Eloi, neuvième abbé de Signy, fit exhumer de leurs tombeaux, dit la même chronique, les ossements de Guillaume abbé de Saint-Thierri, d'Arnoulphe (a) abbé de Saint-Nicaise, et de Girard, abbé de Florennes, - lequel l'avait suivi à Signy, - et les fit placer dans l'intérieur de l'oratoire, à l'entrée môme de l'église, du côté du cloître, après les avoir enfermés dans un coffre, avec tout le respect qui leur était dû.»

a Le Catalogue des abbés de Saint-Nicaise le mentionne comme simple religieux.


64. Nous nous sommes un peu étendu sur ce qui concerne Guillaume, mais il n'était peut-être pas inutile d'entrer dans ces détails. On peut voir en effet, à la manière dont saint Bernard lui écrit, le cas qu'il fait de sa personne et de quelle amitié il sut payer la sienne de retour; il le montre surtout dans cette quatre-vingt-cinquième lettre oit saint Bernard répond d'une manière aussi élégante que chrétienne au reproche que Guillaume lui faisait. de ne pas l'aimer autant qu'il l'aimait lui-même; il le fait voir encore dans sa quatre-vingt-huitième lettre, adressée à Oger, en s'écriant: «Hélas! pourquoi faut-il que le souvenir d'un pareil homme se présente à mon esprit, dans un moment où je ne puis m'entretenir avec vous de cet excellent ami, aussi longuement qu'il le mérite; car je suis obligé de terminer ma lettre?...» Il avait une telle estime de son érudition et il faisait un tel cas de son savoir, qu'il lui dédia et soumit à sa censure son livre de la Grâce et du libre arbitre. L'abbé Luc de Cuissy l'ayant consulté sur certaines difficultés, il lui dit, lettre soixante-dix-neuvième, combien il était étonné qu'il recourût à lui, avant de s'être adressé à Guillaume, et d'avoir pris son avis. Tous ces témoignages prouvent assez le savoir et la piété de cet homme; mais ce qui donne de l'une et de l'autre une preuve encore plus concluante, c'est son admirable lettre aux religieux de Mondée, une lettre d'or et le dernier ouvrage de Guillaume, si on excepte peut-être le premier livre de la Vie de saint Bernard. Comme il a donné lui-même la liste de ses oeuvres, dans une préface que nous reproduisons en entier plus loin, il est inutile que nous nous arrêtions plus longtemps sur ce qui le concerne. On peut trouver sur lui de plus amples détails dans l'avis placé en tête de la lettre aux religieux de Mondée, et dans le tome III de la Bibliothèque des Pères de Citeaux. (Note de Mabillon.)




Bernard, Lettres 79