Augustin, controverse avec les Donatistes

28. De là cependant, il ne faut pas conclure que l'Église s'endorme sur la question de la discipline, et qu'elle reste indifférente à la correction des coupables. En effet, nous ne séparons pas du peuple de Dieu ceux que nous condamnons aux humiliations de la pénitence, soit par la dégradation, soit par l'excommunication. Et si, dans certaines circonstances, le bien de la paix ou de la tranquillité ne nous permet pas ces mesures sévères, on ne doit pas en conclure que nous négligeons la discipline. Nous tolérons alors ce que nous réprouvons, afin de parvenir plus sûrement au but que nous poursuivons, mettant ainsi en pratique la prudence du précepte divin qui nous défend d'arracher prématurément la zizanie, de crainte que nous n'arrachions en même temps le bon grain (3). En cela, nous suivons également l'exemple et le précepte de Cyprien, qui pour le bien de la paix crut devoir rester en communion avec quelques-uns de ses collègues, qui s'étaient rendus coupables de rapines, de fraudes et de vol a; et cependant, il sut rester pur de toute contagion. Si donc nous sommes le bon grain, recueillons avec confiance ces paroles du bienheureux martyr: «Quoiqu'il paraisse y avoir de la zizanie dans l'Église, que notre foi et notre charité n'en soient point ébranlées; gardons-nous surtout de quitter l'Église, parce que nous y voyons de la zizanie (4)». Nos


1. Ps 100,1 - 2. Mt 13 - 3. Sermon sur ceux qui sont tombés. - 4. Epit. à Maximus.

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ancêtres rediraient en toute justice et en toute piété ces paroles, lors même qu'ils verraient Cécilianus et quelques autres de leurs collègues se livrer à l'iniquité, et ils se garderaient bien de les séparer de l'Église par considération pour ceux qui ne pourraient se rendre compte de cette iniquité, et qui s'obstineraient à croire à leur sainteté et à leur innocence. Nos ancêtres tiendraient donc absolument le même langage, ils partageraient les mêmes sentiments, ils craindraient enfin, en séparant témérairement la zizanie, d'arracher en même temps le bon grain.


29. On nous objecte qu'un prophète reçut la défense formelle de manger même du pain et de boire même de l'eau à Samarie, où il avait été envoyé pour ramener à la vérité ceux qui, à l'instar des Egyptiens, s'étaient faits les adorateurs des boeufs. Le prophète dut accomplir fidèlement les ordres du Seigneur et s'abstenir entièrement de toute alimentation, puisque, dans les desseins de Dieu, ce moyen devait servir à la conversion des pécheurs. Mais n'est-ce pas là aussi ce qui se fait quotidiennement dans l'Église, quand, pour montrer aux coupables la douleur que nous ressentons de leurs crimes, et pour rendre la répression plus énergique, nous refusons de prendre chez eux quelque nourriture que ce soit, lors même que nous serions en leur pouvoir? Faut-il en conclure que nous devons établir des dissensions parmi le peuple? devons-nous arracher indiscrètement, comme une herbe tendre, les faibles qui ne peuvent juger ni de ce qui se passe dans le coeur des hommes, ni des faits qu'ils ne connaissent pas, lors même qu'ils nous seraient connus? Elie et Elisée se trouvaient tous deux à Samarie, et s'ils s'enfonçaient dans la solitude; ce n'était pas pour se soustraire à la participation des sacrements, mais pour échapper à la persécution de rois impies. Elie sans doute l'ignorait, mais il y avait encore à cette époque dans Samarie, et non dans là solitude, sept mille hommes qui n'avaient pas fléchi le genou devant Baal (1). Enfin, l'un des plus saints personnages de l'antiquité, Samuel, adressa de vifs reproches à Saül, et cependant il continua en sa présence l'offrande du sacrifice au Seigneur (2); toutefois, il ne fut nullement souillé par les péchés du roi, et resta pur sans perdre aucun de ses mérites.

1. 1R 19 - 2. 1R 15


30. Cette question avait déjà reçu une solution évidente pendant la conférence; je viens même de la résoudre encore, mais il est bon qu'elle reçoive une nouvelle solution du prophète lui-même, car, à leurs yeux, son témoignage est tellement. important, qu'ils ont cru pouvoir négliger tous les autres. Voici le fait. Le Seigneur, par l'organe du prophète Aggée, reproche au peuple d'Israël, après le retour de la captivité de Babylone, de négliger, la maison du Seigneur et de s'occuper exclusivement de la réédification de leurs propres demeures. En conséquence il leur déclare que c'est en punition de ce crime qu'il a frappé la terre de stérilité. C'est alors que Zorobabel, fils de Salathiel, le grand prêtre Jésus, fils de Josedech et le peuple tout entier, sous l'inspiration de Dieu, entreprirent la reconstruction du temple. Voici ce que nous lisons dans l'Écriture: «Le Seigneur suscita l'esprit de Zorobabel, fils de Salathiel, chef de Juda; l'esprit de Jésus, fils de Josedech, grand prêtre, et l'esprit de tous ceux qui étaient restés du peuple; et ils se mirent à travailler à la maison de leur Dieu, du Seigneur des armées; ils commencèrent la seconde année du règne de Darius, «le vingt-quatrième jour du sixième mois». On ne pouvait assurément demander une indication plus précise du jour, du mois et de l'année, où fut commencée la reconstruction du temple. Je suis convaincu que ni ces personnages ni ce peuple occupés à la maison de Dieu, n'étaient impurs à ses yeux, surtout que le Seigneur leur avait dit: «Je suis avec vous», et qu'il avait suscité leur esprit pour l'exécution parfaite des travaux qu'il leur prescrivait. Enfin, remarquez la suite de la prophétie; l'Écriture ajoute aussitôt: «Le vingt et unième jour du septième mois, le Seigneur parla au prophète Aggée et lui dit: Parle à Zorobabel, fils de Salathiel, chef de Juda, à Jésus, fils de Josedech, grand prêtre, et à ceux qui sont restés du peuple, et dis-leur: Qui est celui d'entre vous qui ait vu cette maison dans sa première gloire? en quel état la voyez-vous maintenant? Celle-ci ne paraît-elle pas à vos «yeux comme, n'étant rien? Mais, ô Zorobabel, arme-toi de force, dit le Seigneur; armez-toi de force, Jésus, fils de Josedech, (612) grand prêtre; armez-vous de force, vous tous qui êtes restés du peuple, dit le Seigneur des armées; et mettez-vous à l'oeuvre, parce que je suis avec vous, dit le Seigneur des armées. Je garderai l'alliance que j'ai faite avec vous, lorsque vous êtes sortis de l'Egypte, et mon esprit sera au milieu de vous. Ne craignez point. Car voici ce que dit le Seigneur tout-puissant: Encore un peu de temps, et j'ébranlerai le ciel et la terre, la mer et tout l'univers; j'ébranlerai tous les peuples, et les élus des nations viendront, et je remplirai de gloire cette maison, dit le Seigneur tout-puissant». On peut consulter la suite du texte qui n'est que la continuation de la prophétie. Ce passage ne peut s'interpréter que de la venue et du règne de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont les disciples sont pour Dieu le temple le plus réel et le plus saint, non pas sans doute dans la personne même des méchants dont le mélange est toléré, mais dans la personne des bons qui, dès maintenant, se distinguent des méchants par une vie sainte et spirituelle, en attendant le jour où ils en seront séparés même corporellement. Quant à ce peuple auquel fut adressée la prophétie, il travaillait alors dans la maison de Dieu, ayant à sa tête Zorobabel; fils de Salathiel, et Jésus, fils de Josedech. Nous avons vu par le texte même de la prophétie, les exhortations et les conseils qui lui furent adressés par le Seigneur. Or, pouvons-nous dire que ce peuple était impur, et que quiconque s'approcherait de lui serait souillé? N'est-ce donc pas à lui que s'adressent ces paroles: «Maintenant donc, arme-toi de force, Zorobabel, dit le Seigneur; arme-toi de force, Jésus, fils de Josedech, grand prêtre; armez-vous de force, vous tous qui êtes restés du peuple, dit le Seigneur tout-puissant, et mon esprit sera au milieu de vous?» Comment pousser l'absurdité jusqu'à soutenir que c'est là le peuple dont on ne pourra approcher sans en contracter les souillures?


31. Maintenant donc, écoutez dans la suite de la prophétie ce qui a été prédit à ce peuple pour les temps qui suivront la venue de Jésus-Christ. Nous lisons: «La seconde année du règne de Darius, le vingt-quatrième jour du neuvième mois, le Seigneur parla au prophète Aggée, et lui dit: Voici ce que dit le Dieu des armées: Propose aux prêtres cette question sur la loi: Si un homme met un morceau de chair qui aura été sanctifiée, au coin de son vêtement, et qu'il en «touche du pain ou de la viande,: ou du vin «ou de l'huile on quelqu'autre aliment, sera-t-elle sanctifiée? Non, lui répondirent les prêtres. Aggée ajouta: Si un homme qui aura été souillé en approchant d'un corps mort, touche quelqu'une de toutes ces choses, n'en sera-t-elle point souillée? Elle en sera souillée, dirent les prêtres. Alors Aggée leur dit: C'est ainsi que ce peuple et cette nation sont devant ma face; dit le Seigneur; c'est ainsi que toutes les oeuvres de leurs mains, et tout, ce qu'ils m'offrent en ce lieu, est souillé devant mes yeux, et quiconque en approchera sera souillé, parce que, dès le matin, ils présumaient trop bien du fruit de leurs travaux, et parée que vous poursuiviez de votre haine ceux qui vous adressaient des reproches à la porte de vos cités». Quel est donc ce peuple dont l'impureté est telle qu'on ne peut en approcher sans être souillé? Est-ce celui à qui il a été dit: «Armez-vous de force, et mon esprit est au milieu da vous?» Assurément non. Il y avait donc deux peuples en présence, l'un impur et l'autre â qui l'on défend de toucher ce qui est impur, et à qui l'on dit de s'armer de force parce que l'esprit de Dieu l'accompagne. Puisqu'il y avait deux peuples, qu'on nous montre donc aussi deux temples, c'est-à-dire un pour chacun de ces deux peuples; qu'on nous montre deux autels où chaque peuple pût offrir chacun ses victimes; qu'on nous montre deux ordres particuliers de prêtres destinés à offrir séparément les sacrifices de chaque peuple. Ce serait folie de soutenir de pareilles affirmations. Il y avait deux peuples, mais en un seul peuple, sous un seul grand prêtre, et usant d'un seul et même temple. De même du temps de Moïse il y avait la masse de ceux qui offensaient Dieu, et la foule de ceux qui cherchaient à lui plaire; c'est l'explication de cette parole de l'Apôtre: «Tous n'ont pas plu au Seigneur (1)». L'Apôtre ne dit pas qu'aucun d'eux n'a plu au Seigneur, mais seulement que tous n'ont pas cherché à lui plaire. Tous cependant avaient les mêmes prêtres, dans un seul et même tabernacle, offrant des victimes sur un seul et même autel. C'étaient donc leurs actions


1. 1Co 10,8

613

qui les séparaient, et non les lieux; le coeur, et non le temple; leurs moeurs, et non les autels. Quand on dit que les uns ne communiquaient pas avec les autres dans la crainte de se souiller, on entend que les bons n'imitaient pas les oeuvres des méchants dans la crainte de partager la même condamnation. Moïse, ce grand prophète, connaissait évidemment ces méchants dont il avait chaque jour à supporter les murmures impies et les plaintes criminelles. Mais admettons qu'il ait ignoré ces coupables; Samuel ignorait-il le crime de Saül, puisque Dieu l'avait chargé de prononcer contre ce roi prévaricateur la sentence d'une condamnation sans retour? Et cependant Samuel voyait ensemble dans le même tabernacle, prenant part aux mêmes sacrifices, Saül coupable et David innocent; il les voyait distinctement, parce qu'il voyait la différence qui les distinguait; il aimait l'un d'un amour éternel, et il tolérait l'autre pour un temps. De même, dans un seul peuple, Aggée voyait deux peuples différents, se réunissant dans un seul temple, vivant sous l'autorité d'un même. grand prêtre. De ces deux peuples il déclarait que l'un était impur, et il défendait à l'autre de toucher à ce qui était impur; et cependant il soutirait que tous entrassent dans le même temple et participassent aux mêmes autels. Ce qu'il défendait, c'était donc uniquement le rapprochement spirituel et le consentement dans les mêmes actions; le texte lui-même en fait foi, pourvu qu'on ait des oreilles pour entendre, et que là haine ne les ferme pas ou que le bruit des discussions n'empêche pas la vérité d'arriver jusqu'à elles. «Quiconque s'en approchera», dit le Prophète, «sera souillé». Il a spécifié que c'est par le vice qu'il défend d'en approcher, mais il n'a établi aucune séparation corporelle des hommes entre eux. Or, c'est par le vice du consentement que l'on se rapproche du vice de la corruption.


32. On pourrait objecter peut-être que ce peuple à qui il avait d'abord été dit: «Armez-vous de force, parce que mon esprit est au milieu de vous», devint mauvais en quelques jours et mérita d'entendre ces dures paroles: «Ce peuple et cette nation sont devenus tels, que quiconque s'en, approchera sera souillé». En effet, quatre-vingt-dix jours séparaient ces deux révélations, la première si favorable au peuple, et la seconde où (613) ses vices étaient signalés avec tant d'énergie. Mais ce serait là une supposition toute gratuite; pour vous convaincre que dans ce court espace de temps le peuple n'est pas devenu aussi mauvais qu'on voudrait le laisser croire, il vous suffit d'entendre ce qui a été dit à ce peuple le vingt-quatrième jour du neuvième mois,, c'est-à-dire le jour même où il fut dit: «Ce peuple et cette nation sont tels, que quiconque s'en approchera sera souillé». Or, après avoir signalé les crimes de ceux qui étaient justement flétris du nom d'impurs, le texte sacré ajoute immédiatement: «Rappelez maintenant dans votre esprit ce qui s'est passé jusqu'à ce jour, avant qu'une pierre ait été mise sur une autre pierre pour le temple du Seigneur. Souvenez-vous «que lorsque vous veniez à un tas de blé, vingt boisseaux se réduisaient à dix, et lorsque vous veniez au pressoir pour en rapporter cinquante mesures de vin; vous n'en rapportiez que vingt. J'ai frappé de stérilité; d'un vent brûlant, et de l'orage tous vos travaux, et vous ne vous êtes pas convertis à moi, dit le Seigneur. Maintenant donc, gravez dans vos coeurs tout ce qui se fera depuis ce jour et à l'avenir, depuis ce vingt-quatrième jour du neuvième mois, depuis ce jour où les fondements du temple du Seigneur ont été jetés. Ne voyez-vous pas que l'aire est vide; que la vigne, que les figuiers, que les grenadiers, que les oliviers ne sont pas encore en fruits? Mais dès ce jour je bénirai tout (1)». Ainsi le jour même ils ont mérité d'être bénis. Or, il me semble que cette bénédiction n'était pas pour ceux dont on devait fuir l'impureté, mais pour les bons, à qui ce contact était défendu. Ainsi, dans en seul et même peuple, les bons et les méchants étaient mêlés et séparés, mêlés par le contact corporel, séparés. par la différence de volonté. Remarquez enfin qu'il est ordinaire à l'Écriture de réprimander les méchants comme si le peuple tout entier eût été méchant, et de consoler les bons comme si. tous eussent été bons. Si donc, depuis la conférence, vos évêques vaincus ont cru devoir essayer leur justification cri citant le prophète Aggée, vous voyez qu'ils. ont plaidé notre cause et non pas la leur, et qu'ils, nous ont ainsi fourni l'occasion de prouver avec la dernière évidence que dans


1. Ag 1,2

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un seul peuple, dans un seul temple, sous l'autorité des mêmes prêtres, en participant aux mêmes sacrements, on rencontrait des hommes qui avaient une volonté différente et qui se distinguaient parfaitement par leur conduite et par leurs moeurs, sans que la cause pût préjuger la cause, et que la personne pût préjuger la personne.


33. Ils citent aussi dans leurs écrits ce passage d'une épître de saint Paul: «Ne portez pas le joug avec les infidèles, car quelle participation peut-il y avoir entre la lumière et les ténèbres (1)?» et d'autres fragments que nous avons rapportés plus haut et dont nous avons donné la véritable interprétation. Or, dans tout cela, font-ils autre chose que nous rappeler quels étaient les Apôtres à qui l'Apôtre écrivait? En effet, le peuple même de Corinthe nous fournit la preuve de la vérité que nous soutenons. Il est facile de voir que cette habitude où est l'Ecriture de reprendre les méchants comme si tous étaient méchants, et de louer les bons comme si tous étaient bons, n'est pas particulière à l'Ancien Testament, mais se retrouve encore dans le Nouveau. L'Apôtre écrit aux Corinthiens: «Paul, apôtre de Jésus-Christ par la vocation et la volonté de Dieu, et Sosthène son frère, à l'Eglise de Dieu qui est à Corinthe, aux fidèles que Jésus-Christ a sanctifiés et qui sont appelés pour être saints, et à tous ceux qui, en quelque lieu que ce soit, invoquent le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui est leur Seigneur comme le nôtre. Que Dieu notre Père et Jésus-Christ notre Seigneur vous donnent la grâce et la paix. Je rends pour vous à mon Dieu des actions de grâces continuelles, à cause de la grâce de Dieu qui vous a été donnée en Jésus-Christ, et de toutes les richesses dont vous avez été comblés en lui dans tout ce qui regarde le don de la parole et de la science; le témoignage qu'on vous a rendu de Jésus-Christ ayant été aussi confirmé parmi vous; de sorte qu'il ne vous manque aucune grâce». En entendant ces paroles, pourrait-on croire que dans l'Eglise de Corinthe il y eut des réprouvés, puisque si l'on prend ces expressions à la lettre, on trouve qu'elles sont pour tous un éloge éclatant? Et cependant un peu plus loin, l'Apôtre ajoute: «Or, je vous prie, mes frères, de tenir tous ce langage, afin qu'il n'y ait


1. 2Co 6,14

pas de schismes parmi vous». Puis, parlant de ce vice horrible et semblant l'appliquer à tous, il continue: «Est-ce que Jésus-Christ est divisé? est-ce Paul qui a été crucifié pour vous? est-ce en son nom que vous avez été baptisés?» Or, il me semble que ceux qui, parmi ce peuple, disaient: «Je suis «du Christ», ne portaient pas le joug avec ceux qui disaient: «Je suis de Paul, et moi d'Apollo, et moi de Céphas (1)»; cependant tous approchaient du même autel, et participaient aux mêmes sacrements, sans toutefois se rendre coupables des mêmes vices. Car c'est également à ces Corinthiens que le même Apôtre a dit: «Celui qui mange et boit indignement, mange et boit pour lui-même son propre jugement (2)». C'est pour montrer qu'il s'adresse uniquement à ces parleurs vaniteux, que l'Apôtre croit devoir si bien préciser le sens de ces paroles: «Il mange et boit pour lui-même»; ce qui prouve qu'il n'en faisait pas l'application à ceux qui, tout en communiant, ne mangeaient pas leur jugement et leur condamnation.


34. Parmi les Corinthiens, il s'en trouvait. qui refusaient de croire à la résurrection des morts, qui est cependant un des dogmes particuliers de la foi chrétienne. Voici le reproche que l'Apôtre leur adresse: «Puisque nous prêchons que Jésus-Christ est ressuscité d'entre les morts, comment donc en est-il parmi vous qui disent que les morts ne ressusciteront pas?» C'est parmi vous qu'il en est, leur dit-il, et non pas seulement sur la terre ou dans ce monde. Aurait-il pu parler ainsi de la résurrection de Jésus-Christ, si déjà il ne leur avait dit, en parlant de cette même résurrection: «Nous la prêchons et vous l'avez crue (3)?» Rapprochons ces paroles des louanges qu'il adresse aux Corinthiens dès le début de son Epître: «Je rends pour vous à mon Dieu des actions de grâces continuelles, à cause de la grâce de Dieu qui vous a été donnée en Jésus-Christ, et de toutes les richesses dont vous avez été comblés en lui dans tout ce qui regarde le don de la parole et de la science; le témoignage qu'on vous a rendu de Jésus-Christ ayant été ainsi confirmé parmi vous, en sorte qu'il ne vous manque aucune grâce». Ils avaient été comblés par Jésus-Christ de si grandes richesses dans tout


1. 1Co 1,1-13 - 2. 1Co 11,29 - 3. 1Co 15,11-12

615

ce qui regarde le don de la parole et de la science, ils avaient reçu toutes les grâces dans une telle abondance que néanmoins il se trouvait parmi eux des hommes qui ne croyaient pas encore à la résurrection des morts. Or, il me semble que ceux à qui il ne manquait aucune grâce ne portaient pas le joug avec ceux qui ne croyaient pas à la résurrection des morts. Et voilà de quelle manière les justes ne portent pas le joug avec les infidèles, quoique extérieurement ils ne fassent qu'une seule société avec eux, qu'ils soient sous l'autorité des mêmes prêtres, et qu'ils participent aux mêmes sacrements.


35. L'Apôtre voulait assurément empêcher ceux qui croyaient à la résurrection des morts, de tomber dans l'infidélité; cependant il ne leur ordonna point de se séparer corporellement. Ce qui le retint, c'est la multitude même des incrédules. Quand il ne s'agit que d'un seul incestueux, il le frappa plus librement des reproches les plus sanglants et même de l'excommunication (1). Mais quand il s'agit de corriger et de guérir une multitude, c'est autre chose; car alors il peut craindre qu'en séparant le peuple d'avec le peuple, il n'arrache le bon grain par le fait même de ce schisme criminel. Voilà pourquoi ceux qui croyaient à la résurrection des morts, l'Apôtre ne les sépare pas corporellement de ceux qui, dans le sein du même peuple, n'y croyaient pas encore. Mais d'un autre côté, il ne se lasse pas de leur imposer la séparation spirituelle, en leur disant: «Ne vous laissez pas séduire, car les conversations mauvaises corrompent les bonnes moeurs (2)». Ce qu'il craint, ce n'est pas leur contact, mais leur consentement, de peur qu'ils n'en viennent à,accommoder leur foi à ces mauvaises conversations qui corrompent les bonnes moeurs. S'il leur ordonne de se séparer, c'est donc uniquement par les moeurs, et non par les autels. Enfin, avant que l'Apôtre leur écrivît, cette même église renfermait dans son sein, tout à la fois, et des hommes qui ne croyaient pas à la résurrection des morts, et des hommes à qui il ne manquait aucune grâce; et cependant l'infidélité des uns ne souillait pas les autres, parce que ces derniers ne donnaient aucun consentement à cette infidélité. Et tel est le sens de cette défense qui est faite à chacun de ne pas toucher ce qui


1. 1Co 5,1-5 - 2. 1Co 15,33

est impur dans là crainte de se souiller; voilà dans quel sens il ne peut y avoir aucune participation de la lumière avec les ténèbres; voilà comment les deux sortes de poissons peuvent nager dans les mêmes filets sans que la cause des uns préjugé la cause des autres, ou que là personne des uns préjuge la personne des autres.


36. Puisqu'il en est ainsi, dites vous-mêmes de quelle folie il faut être victime, à quel profond sommeil du coeur il faut être en proie pour ne pas comprendre que la cause de Cécilianus né peut pas préjuger la cause du monde catholique, avec lequel les Donatistes refusent d'être en communion, si la cause de Donat n'est pas préjugée par celle de Maximien ou plutôt par celle de Félicianus et de Primianus, depuis peu réconciliés ensemble, quand peu de temps auparavant ils s'étaient anathématisés réciproquement? A la rigueur, il nous suffit de l'aveu que nous ont fait vos évêques, quand ils ont déclaré que les poissons mauvais, cachés sous les flots, ne souillent pas les pêcheurs qui ignorent leur présence. Il est vrai cependant qu'il n'est pas ici question des pêcheurs qui, dans la pensée du Sauveur, sont plutôt la figuré des anges. Ce que l'on doit donc avant tout remarquer, c'est que, tout renfermés qu'ils sont dans les mêmes filets, les bons poissons ne peuvent être souillés par les mauvais. La Maison en est que ces poissons se voient les uns les autres, tandis que les pêcheurs ne peuvent les distinguer. Mais, comme je l'ai dit, il suffit, pour . assurer la victoire à notre cause, que les méchants ne souillent pas, quand on ignore leurs mauvaises actions.


37. Du temps de Cécilianus, il s'est trouvé des hommes amis de la paix qui, tout persuadés qu'ils étaient de sa culpabilité, le tolérèrent sciemment pour le bien de l'unité catholique, par cette seule raison qu'ils le voyaient en communion de sacrements avec tant de nations inconnues, au sein desquelles l'unité se dilate avec une fécondité prodigieuse. Ils comprenaient, d'ailleurs, que jamais à ces nations ils ne pourraient faire connaître Cécilianus comme ils le connaissaient eux-mêmes. Et alors, contre toutes les calomnies dont on pourrait les charger à ce sujet, ils cherchaient à l'avance un abri assuré et protecteur dans ces paroles du bienheureux Cyprien: «La zizanie parait exister (616) dans l'Église, mais notre foi et notre charité n'ont pas à s'en trouver compromises; parce que nous voyons la zizanie dans l'Église, gardons-nous de sortir de son sein». Leur patience, inspirée par ce noble désir de la paix, leur méritait en toute justice cet éloge adressé à l'ange d'Ephèse, qui alors figurait l'Eglise tout entière; c'est l'Esprit-Saint qui le lui adresse par l'auteur de l'Apocalypse

«Je connais vos oeuvres, votre travail, votre patience et l'horreur que vous inspirent les méchants; vous avez mis à l'épreuve ceux qui s'attribuent fallacieusement le titre d'apôtre, et vous les avez convaincus de mensonge; cependant vous prenez patience, vous qui les avez supportés par respect pour mon nom, et vous n'avez point défailli (Ap 2,2-3)». Ces éloges s'appliquent à tous ceux qui, à l'époque de Cécilianus, et par respect pour le nom du Seigneur qui se répand comme un parfum de suave odeur à travers toutes les nations de l'univers, n'ont pas défailli et ont toléré patiemment dans leur communion celui dont la culpabilité leur paraissait évidente. Fût-il réellement mauvais, ils pensaient devoir laisser à d'autres le soin de prouver sa culpabilité, mais jusque-là ils ne croyaient pouvoir le rejeter ni se séparer de sa communion. Notre cause à nous n'est pas aussi belle, et nous avouons ne pas mériter ces éloges décernés à leur patience. En effet, nous ne pouvons pas dire que pour le bien de la paix nous avons toléré tel mal, quand ce mal n'a même pu parvenir à notre connaissance. La cause de Cécilianus a toujours été pour nous ensevelie sous les flots du passé: notre voix en sa faveur n'est que la voix de toutes les nations chrétiennes contre lesquelles ils n'ont pu élever aucune protestation légitime. 'Cependant nous avons le droit de croire que la cause de Cécilianus était bonne, puisque après avoir été condamne une seule fois par la faction ennemie, il a été justifié dans trois circonstances solennelles, malgré d'incessantes accusations. Que vos évêques admettent le jugement prononcé par cent évêques Donatistes. contre les crimes de Primianus, et alors ils auront le droit d'exiger de -nous que nous croyions aux soixante-dix évêques qui ont, affirmé les crimes de Cécilianus. Ils nous disent que par son silence, Cécilianus est convenu des crimes dont le concile l'a accusé pendant son absence; Primianus n'est-il pas convenu de tous ceux qui lui ont été reprochés par cent évêques; puisqu'on ne voit nulle part qu'il ait essayé sa justification?


38. Je conclurai donc que la cause ne préjuge pas la cause et que la personne ne préjuge pas la personne, quand il s'agit de ne pas porter atteinte au parti de Donat; mais s'agit-il de diviser l'héritage de Jésus-Christ, le principe n'est plus vrai. Dira-t-on que la cause de Cécilianus, parce qu'il a été évêque de Carthage, ne préjuge pas la cause de l'unité catholique, à laquelle nous adhérons de tout notre coeur, mais que cette cause catholique est préjugée par celle de Novellus de Tyzique et de Faustin de Tuburbit, contre lesquels on ne daigna même pas formuler un réquisitoire, comme on l'a fait contre Cécilianus et Félix? à l'exception des cités mêmes qu'ils habitent, leur nom est inconnu dans toute l'Afrique, peut-être même dans la province proconsulaire. Et c'est à la cause de ces petits poissons, cachés dans les profondeurs de l'oubli, qu'ils attribuent le privilège de préjuger la cause de cette pêche prodigieuse, qui étend ses filets remplis sur toute la face de l'univers, quand ces poissons, fussent-ils mauvais, sont à peine connus de ceux qui nagent à leurs côtés? Et pourquoi n'admettrions-nous pas qu'ils sont innocents, puisqu'on ne les a pas même jugés dignes d'être légalement accusés, et que Cécilianus a pu être justifié, quoique soixante-dix évêques eussent à l'envi conspiré sa perte dans un concile?


39. Mais quels qu'ils aient été, que nous importe à nous? Car nos adversaires sont toujours réduits à avouer que ni la cause, ni la personne de ces quelques malheureux que nous ne connaissons pas, ne préjuge ni la cause, ni la personne de l'Église catholique, s'ils veulent être fidèles à leur principe: «La cause ne préjuge pas la cause, et la personne ne préjuge pas la personne». Et cependant, pour mieux nous séduire, ils nous adressent le reproche d'avoir acheté à prix d'or la sentence que le juge a prononcée en notre faveur. Dites vous-mêmes, si vous le pouvez, quelle somme nous avons dû donner pour faire de vos évêques nos propres défenseurs, pour leur inspirer une ardeur capable de, leur faire produire contre eux et pour nous tant de documents qui plaidaient si bien (617) notre cause et détruisaient la leur? Ils avaient répété hautement ces paroles de Primianus «Il est indigne que les enfants des martyrs se réunissent avec la génération des apostats»; quelle somme donc avons-nous dû donner pour obtenir qu'ils se réunissent avec nous, tout indigne que leur eût paru d'abord cette réunion? A quel prix avons-nous dû acheter la faveur qu'ils nous ont faite en exigeant que, suivant les habitudes du barreau, on traitât la question du temps, du jour et des personnes, afin de mieux prouver à tous les hommes, même à ceux qui ne pouvaient comprendre nos discussions, combien leur cause devait être mauvaise, puisqu'ils refusaient de la soumettre au tribunal de celui dont ils avaient célébré avec tant de pompe la bienveillance et la justice, et dont ils étaient loin encore de pressentir les fâcheuses dispositions à leur égard? A quel prix avons-nous dû acheter la faveur qu'ils nous ont faite en consentant à laisser de côté les formules du barreau pour promettre d'appuyer toutes leurs réponses sur les témoignages de la sainte Ecriture? Et puis, quand le décret du concile catholique, offert par nous, eut été lu; quand cette pièce eut offert la preuve évidente que nous ne voulions traiter la cause de l'Eglise catholique qu'à l'aide des saintes Ecritures, ne vit-on pas ces mêmes évêques, oubliant leurs engagements, revenir sans cesse, par d'odieuses chicanes, à ces usages du barreau?

40. A quel prix avons-nous dû acheter la faveur qu'ils nous ont faite en exigeant que tous les membres de notre concile se présentassent en personne, parce qu'ils avaient été effrayés tout à la fois et étonnés du nombre de signatures apposées sur notre mandat? Pour se conformer aux ordres du procureur, dix-huit membres seulement de ce concile s'étaient présentés à la conférence; et les Donatistes soulevèrent aussitôt la question de falsification, prétendant que certains évêques catholiques avaient pu signer pour d'autres, absents. Cet incident nous fournit l'occasion de vérifier leur nombre et de les convaincre de ce délit de fausseté qu'ils faisaient planer sur nous. Ainsi nous eûmes d'abord la preuve certaine que quelques-uns d'entre eux avaient emprunté la signature de certains autres qui ne se trouvaient pas actuellement à Carthage. Ensuite, à l'appel d'un des signataires, qui ne répondait pas à son nom, les Donatistes firent observer qu'il était mort pendant son voyage; on leur demanda naturellement comment il avait pu signer à Carthage puisqu'il était mort en route. Cette question les jeta dans un grand embarras et provoqua de longues hésitations; enfin ils affirmèrent qu'il avait pu venir jusqu'à Carthage et signer le décret, mais qu'aussitôt il avait voulu opérer son retour et qu'il était mort avant d'arriver à sa demeure. On leur demanda alors d'attester sous la foi du serment, que cet évêque était réellement venu à Carthage; le tumulte parmi eux fut à son comble, à tel point qu'ils durent s'écrier: «Après tout, quel crime y aurait-il, quand un autre aurait signé pour lui?» C'est ainsi que, forcés par l'évidence, ils s'avouaient eux-mêmes coupables du crime de fausseté, dont ils nous avaient accusés.



Augustin, controverse avec les Donatistes