Augustin acc. évangélistes





LIVRE PREMIER.

Le Saint docteur dit quelques mots de l'autorité, du nombre, de la manière d'écrire des Evangélistes et de l'ordre dans lequel ils se présentent: puis avant de parler de leur accord, il répond dans ce livre à ceux qui s'étonnent de l'absence de tout écrit composé par Jésus lui-même, ou le supposent auteur de certains livres de magie; et qui, pour détruire la doctrine de l'Évangile, reprochent aux disciples de Jésus-Christ d'avoir trahi la vérité, en donnant à leur maître le nom de Dieu, et d'avoir ajouté à son enseignement, en proscrivant le culte des dieux. Il défend contre ces détracteurs audacieux la doctrine des Apôtres et des Prophètes, en montrant que le Dieu d'Israël doit seul être adoré, lui, qui d'abord repoussé des Romains par une exception singulière, a fini par soumettre à son nom l'empire Romain, et comme l'avaient annoncé ses prophètes, a renversé les idoles chez toutes les nations par la prédication de l'Évangile.

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CHAPITRE PREMIER. AUTORITÉ DES ÉVANGILES.


1. Parmi tous les livres divins, contenus dans les Saintes Écritures, l'Évangile tient à bon droit le premier rang. Nous y voyons, en effet, l'explication et l'accomplissement de ce que la Loi et les Prophètes ont annoncé et figuré. Il eut pour premiers prédicateurs les Apôtres qui, de leurs propres yeux, virent dans la chair ici-bas notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, et qui ensuite revêtus de la fonction d'Évangélistes s'employèrent à publier dans le monde ce qu'ils se souvenaient de lui avoir entendu dire ou de lui avoir vu faire; ils annoncèrent aussi les événements divins et mémorables de sa naissance et de ses premières années, dont ils ne furent pas les témoins, n'étant devenus que plus tard ses disciples, mais dont ils purent s'informer près de lui ou de ses parents ou d'autres personnes, et qu'ils purent connaître enfin par les témoignages les plus sûrs et les plus véridiques. Deux d'entre eux, saint Matthieu et saint Jean nous ont même laissé sur lui, chacun dans un livre, ce qu'ils ont cru devoir consigner par écrit.

2. Comme on aurait pu croire qu'il importait à la connaissance et à la prédication de l'Evangile, d'établir une différence entre les Évangélistes, et d'examiner s'ils étaient du nombre des disciples qui, durant les jours de l'apparition du Seigneur dans la chair, l'ont suivi et ont vécu à son service, ou du nombre de ceux qui ont cru sur le rapport des premiers Apôtres après l'avoir recueilli fidèlement: la divine Providence a pourvu par l'Esprit-Saint à ce que quelques-uns des disciples de ces mêmes Apôtres reçussent non-seulement le pouvoir d'annoncer l'Évangile mais encore celui de l'écrire. Nous en comptons deux, saint Mc et saint Luc. Pour les autres hommes qui ont essayé ou ont eu la présomption à écrire sur les actions du Seigneur lui-même ou de ceux qu'il avait réunis autour de lui; ils n'ont offert à aucune époque les conditions voulues pour que l'Église les considérât comme organes de la vérité et reçut leurs écrits dans le Canon des Livres Saints: non-seulement, du côté du caractère, ils ne donnaient pas les garanties qu'il fallait pour qu'on dût croire à leurs récits, mais de plus les récits eux-mêmes contenaient plusieurs choses opposées à la règle catholique et apostolique de la foi et condamnées par la saine doctrine.

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CHAPITRE 2 - ORDRE ET MANIÈRE D'ÉCRIRE DES ÉVANGÉLISTES.


3. Ces quatre Evangélistes, bien connus dans l'univers entier, dont le nombre mystérieux, éGa aux quatre parties du monde, indique peut-être en quelque façon, que l'Église est répandue par toute la terre, ont écrit dans cet ordre, suivant le témoignage de la Tradition: d'abord saint Matthieu, puis saint Mc ensuite saint Luc et enfin saint Jean. Ainsi l'ordre dans lequel ils ont connu et prêché l'Évangile n'est pas celui dans lequel ils l'ont écrit. Car pour la connaissance et la prédication de l'Évangile, les premiers, sans aucun doute, ont été les Apôtres, qui ont suivi le Seigneur durant les jours de son apparition dans la chair, l'ont entendu parler, l'ont vu agir et ont reçu de sa bouche la mission d'évangéliser le monde. Quant aux écrits, par une (115) disposition certaine de la Providence divine, les deux qui appartiennent au nombre des disciples que le Seigneur a choisis avant sa passion, tiennent l'un la première place, c'est saint Matthieu, l'autre la dernière; c'est Saint Jean; ils semblent ainsi soutenir et protéger de tout côté, ainsi que des enfants chéris et placés entre eux à ce titre, les deux évangélistes qui, sans être des leurs, ont suivi le Christ en les écoutant comme ses organes.

4. La Tradition nous apprend, comme un fait bien avéré, que saint Matthieu seul parmi ces quatre évangélistes a écrit en hébreu et que les autres ont écrit en grec. Bien que chacun d'eux paraisse avoir adopté dans sa narration une marche particulière, on né voit pas que les derniers aient écrit sans savoir que d'autres l'eussent déjà fait, et ce n'est pas par ignorance que les uns omettent certains événements rapportés dans les livres des autres. Chacun a voulu concourir efficacement à une oeuvre divine, suivant l'inspiration qu'il avait reçue, sans s'aider inutilement du travail d'autrui. En effet, saint Matthieu a envisagé l'Incarnation du côté dé l'origine royale de Notre-Seigneur et n'a guère considéré dans, les actes et les paroles de Jésus-Christ que ce qui a rapport à la vie présente des hommes. Saint Mc qui vient après lui, semble être gon page. et son abréviateur. Car il n'emprunte rien de ce qui est exclusivement propre au récit de saint Jean; il ajoute très-peu de choses â ce que nous savons d'ailleurs; il prend encore moins dans les faits que saint Luc est seul à rapporter; mais il reproduit presque tout ce que renferme le récit de saint Matthieu et souvent à peu-près dans les mêmes termes; toujours d'accord avec cet Evangéliste, jamais en désaccord avec les deux autres. Pour saint Lc on le voit surtout occupé de l'origine sacerdotale- du Seigneur et de son rôle de pontife. Aussi bien, dans la généalogie qu'il trace de Jésus-Christ, pour remonter jusqu'à David il ne suit pas la ligne royale, mais par une autre quine compte pas de rois, il arrive à Nathan fils de David (1), lequel ne fut pas roi non plus. Ce n'est pas comme saint Matthieu, (2), qui de David vient à Salomon, héritier de son trône, et descend jusqu'à Jésus-Christ, en prenant par ordre tous les rois de Juda qu'il réunit dans un nombre mystérieux dont nous parlerons plus loin.

1 Lc 3,31. - 2 Mt 1,6

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CHAPITRE 3,ROYAUTÉ ET SACERDOCE DE JÉSUS-CHRIST.


5. Et en effet, Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui seul est vrai roi et vrai prêtre, roi pour nous gouverner, prêtre pour nous purifier du péché, a montré dans la double dignité royale et sacerdotale, assignée chez ses ancêtres à des personnages différents, une figure de ce qu'il est lui-même. Il l'a fait voir, d'un côté, par cette inscription mise au haut de sa croix: "Jésus de Nazareth roi des Juifs," inscription que Pilate, poussé par une force mystérieuse, déclara vouloir maintenir en disant: "Ce que j'ai écrit, je l'ai écrit, (1)" et aussi bien longtemps d'avance on lisait dans les Psaumes: "N'altérez pas l'inscription du titre (2)." Il l'a fait voir d'un autre côté pour ce qui regarde sa qualité de prêtre, dans le grand mystère qu'il nous a dit d'offrir et de recevoir, et au sujet duquel il se fait adresser ces paroles par un. prophète: "Vous êtes prêtre pour toujours selon l'ordre de Melchisédech (3)." Beaucoup d'autres témoignages encore des divines Ecritures nous présentent Jésus-Christ comme roi et comme prêtre. De là, David lui-même, dont il est avec raison plus souvent appelé le fils, que le fils d'Abraham, et sur qui saint Matthieu et saint Luc ont également fixé l'attention dans les généalogies qu'ils ont dressées; l'un en descendant de lui par Salomonjusqu'à Jésus-Christ, l'autre e n montant de Jésus-Christ jusqu'à lui par Nathan; David quoique proprement et évidemment roi, a néanmoins figuré aussi le sacerdoce de Jésus-Christ en mangeant des pains de proposition, dont l'usage n'était permis qu'aux prêtres (1S 21,6 Mt 12,3). Ajoutons que seul l'Evangéliste saint Luc rapporte le discours de l'ange à Marie, où nous apprenons la parenté de celle-ci avec sainte Elisabeth, épouse du grand-prêtre: et que parlant de Zacharie, il a soin de dire que sa femme était du nombre des filles d'Aaron, c'est-à-dire de la tribu sacerdotale (Lc 1,36).

1 Jn 19,19-22 - 2 Ps 84,1. - 3 Ps 110,4.

6. Comme saint Matthieu a considéré en Jésus-Christ le titre de roi, et saint Luc le caractère de prêtre, ils ont donc l'un et l'autre fait ressortir tout particulièrement l'humanité du Sauveur. Car c'est à raison de sa nature humaine que Jésus-Christ est devenu roi et prêtre, c'est ainsi qu'il est le fils de David dont Dieu lui - 116 - a donné le trône où il doit régner toujours (Lc 1,32-33): c'est ainsi qu'il est le médiateur de Dieu et des hommes pour intercéder en notre faveur (1Tm 2,5). Nous ne voyons personne qui ait 'suivi saint Luc en qualité d'abréviateur, comme saint Mc a suivi saint Matthieu. Et ce n'est peut-être point sans quelque mystère. La dignité royale, en effet, réclame l'honneur d'un cortège; aussi celui qui s'était appliqué à mettre en relief la royauté de Jésus-Christ a-t-il vu quelqu'un se joindre à lui pour l'accompagner et le suivre pas à pas dans son discours. Au contraire, le grand-prêtre entrait seul dans le saint des saints; c'est pourquoi l'Évangéliste saint Lc dont le but était de faire connaître le sacerdoce de Jésus-Christ, n'a eu personne à sa suite pour reprendre en quelque manière et abréger sa narration.


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CHAPITRE 4, DIVINITÉ DE JÉSUS-CHRIST.


7. Cependant les trois évangélistes dont nous venons de parler se sont arrêtés, pour ainsi dire, aux faits transitoires que présente le côté sensible et humain de la vie de Jésus-Christ. Mais saint Jean a surtout considéré dans Notre-Seigneur la divinité qui le rend semblable au Père; et en écrivant son Evangile c'est ce qu'il a voulu principalement faire ressortir dans la mesure qui il a jugée suffisante pour des hommes. Ainsi, il s'élève bien au-dessus des trois autres: on croit voir ces derniers suivre sur la terre Jésus-Christ comme homme, et saint Jean franchir l'enveloppe nébuleuse qui recouvre toute la terre et arriver au ciel pur, où le regard de son esprit plein d'assurance et de subtilité va découvrir en Dieu même le secret de l'éternelle génération du Verbe par qui toutes choses ont reçu l'être; là il apprend que le Verbe s'est fait chair pour habiter parmi nous (Jn 1,1 Jn 1,3-14); en ce sens que le Fils de Dieu s'est uni la nature humaine et non qu'il s'est changé en elle: car si le Verbe avait pris la chair sans garder immuable sa divinité, il ne dirait pas: "Moi et mon Père nous sommes un (Jn 10,30)," puisque le Père et la chair ne peuvent pas être une même nature. Seul l'Apôtre saint Jean a rapporté ce témoignage que Notre-Seigneur rend de lui-même. Seul encore il a reproduit ces autres paroles du divin maître: "Qui m'a vu, a vu mon Père (Jn 14,9-10);" et celles-ci: "Afin qu'ils soient un comme nous sommes un (Jn 18,22);" et celles-ci encore: "Toutes les choses que fait le Père, le Fils les fait semblablement (Jn 5,19)." Enfin tous les passages qui révèlent aux intelligences droites la divinité qui rend Jésus-Christ est éGa au Père, seul pour ainsi dire, saint Jean les a présentés, dans son Evangile. On dirait qu'en reposant sur la poitrine du Seigneur, comme il avait coutume de le faire quand il mangeait avec lui (Jn 13,23), il a puisé plus abondamment et plus familièrement à cette source le secret de l'essence divine de son auguste maître.



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CHAPITRE 5, LA CONTEMPLATION ET L'ACTION. - SAINT JEAN ET LES AUTRES ÉVANGÉLISTES.

8. Il y a deux vertus proposées à l'âme humaine: la vertu active et la vertu contemplative. Avec l'une on marche, avec l'autre on atteint le but: avec l'une on travaille à purifier le coeur et à se rendre capable de voir Dieu, avec l'autre on goûte en liberté la vue de Dieu. L'une a pour objet les préceptes qui règlent la conduite de cette vie passagère, et l'autre la science de la vie éternelle. Ainsi l'une opère, l'autre se repose; car l'expiation des péchés est le propre de la vertu active, et la lumière d'une conscience pure celui de la vertu contemplative. Ainsi durant les jours de notre mortalité celle-là consiste dans les oeuvres d'une bonne vie, celle-ci plus particulièrement dans la foi; et à l'égard d'un bien petit nombre c'est la vue en énigme et comme en un miroir, è'est la vision en partie de l'immuable et éternelle vérité (1Co 13,12). On trouve ces deux vertus figurées dans les deux épouses de Jacob, Lia et Rachel. J'en ai discouru suivant le cadre que je m'étais tracé, et autant qu'il m'a paru nécessaire, dans mon ouvrage contre Fauste le Manichéen (Lv 22,62). Lia est un terme hébreu dont le sens présente l'idée de travail, et Rachel est un mot qui signifie vue du principe." De là on peut comprendre avec un examen attentif, que les trois premiers Evangélistes, en s'attachant à retracer les faits temporels de la vie de Notre-Seigneur et de celles de ses paroles dont le but spécial est de former les moeurs et de régler la conduite dans le siècle présent, ont surtout relevé par leurs discours la vertu active; tandis que saint Jean qui ne raconte pas, à beaucoup près, en si - 117 - grand nombre les faits accomplis par Jésus-Christ, et, quant aux paroles du divin maître, s'étend davantage et avec plus de soin sur celles où il s'agit d'insinuer le mystère d'un seul Dieu en trois personnes, le bonheur de la vie éternelle, a eu l'intention de faire valoir dans son récit la vertu contemplative.


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CHAPITRE 6, LES QUATRE ANIMAUX SYMBOLIQUES ET LES QUATRE ÉVANGÉLISTES.

9. Il me semble que, envoyant le symbole des quatre Evangélistes dans les quatre animaux de l'Apocalypse, ceux d'après lesquels le lion représente saint Matthieu, l'homme saint Mc le boeuf saint Lc et l'aigle saint Jn ont plus probablement saisi la vérité, que ceux qui attribuent l'homme à saint Matthieu, l'aigle à saint Mc et le lion à saint Jean. Ceux-ci ont voulu trouver la raison de leur conjecture dans les premiers mots des Evangiles, non dans tout le dessein des Evangélistes, dont ils auraient dû se rendre compte avec plus d'exactitude. Mais il est beaucoup plus rationnel de reconnaître sous l'emblème du lion celui qui a surtout fait ressortir la royauté de Jésus-Christ. Nous en avons la preuve dans ces paroles de l'Apocalypse: "Le lion de la tribu de Juda est vainqueur, (Ap 5,5)" paroles qui nous présentent l'image du lion en même temps que le souvenir de la tribu dépositaire de l'autorité royale. De plus, c'est dans l'Evangile selon saint Matthieu qu'il est parlé des Mages venus d'Orient pour chercher et adorer le roi des Juifs, dont une étoile leur avait appris la naissance, ainsi que du roi Hérode qui redoute ce roi encore enfant et pour le mettre à mort fait mourir tant d'autres enfants (Mt 2,1-18). Pour l'Evangéliste saint Lc qu'il soit figuré par le boeuf, principale victime dit prêtre, personne n'en a douté. C'est par le prêtre Zacharie, en effet, que commence le récit dont il est l'auteur: c'est lui qui nous fait connaître la parenté de Marie et d'Elisabeth (Lc 1,5-36): c'est lui qui nous montre les mystères du premier sacerdoce accompli dans la personne de Jésus-Christ enfant (Lc 2,22-24). C'est dans son Evangile qu'un examen attentif peut découvrir tant d'autres choses par lesquelles on voit bien qu'il s'est appliqué à considérer Jésus-Christ comme prêtre. Saint Mc n'a voulu parler ni de l'origine royale ni de la parenté et de la consécration sacerdotale de Notre,-Seigneur; toutefois comme on peut le voir, il s'est occupé des faits qui appartiennent à l'humanité de Jésus-Christ et paraît par conséquent n'avoir que l'homme pour emblême parmi ces quatre animaux,Or le lion, l'homme et le boeufont la terre pour séjour: aussi les trois Evangélistes dont nous venons de parler se sont appliqués principalement à retracer les oeuvres sensibles de Jésus-Christ durant les jours de son apparition dans la chair, et à rappeler les préceptes qu'il a laissés, pour la conduite de la vie présente, aux hommes revêtus d'une chair mortelle. Au contraire saint Jean par un vol hardi, s'élève comme un aigle au-dessus des nuages de la faiblesse humaine, et contemple d'un regard très-ferme et très-perçant la lumière de l'immuable vérité.


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CHAPITRE 7, MOTIF DE CET OUVRAGE. - POURQUOI JÉSUS N'A PAS LAISSÉ D'ÉCRITS.

10. Les quatre Evangélistes sont comme le noble et saint attelage du char sur lequel Notre-Seigneur a parcouru l'univers pour soumettre les peuples à la douceur de son joug et au fardeau léger de sa lo1,Or, il est certains esprits qu'une fourberie pleine d'impiété ou une ignorance présomptueuse porte à les assaillir d'injustes reproches. Ils veulent les décréditer, ils veulent représenter comme peu dignes de confiance les récits que nous leur devons, quand, parle ministère de ces hommes, la religion chrétienne s'est répandue dans le monde avec tant de force et de fruit, que maintenant nos tristes adversaires osent à peine redire tout-bas entr'eux les misérables calomnies dont ils les poursuivent, arrêtés qu'ils sont devant la foi des nations et le zèle de tous les peuples. Néanmoins, comme il y a encore quelques personnes qu'ils retiennent dans l'infidélité par leurs disputes artificieuses, ou qu'ils troublent et déconcertent, autant que cela leur est possible, dans l'assentiment déjà donné aux vérités saintes; comme d'ailleurs plusieurs de nos frères désirent savoir, soit pour avancer leur propre instruction, soit pour confondre les vains discours des incrédules, ce qu'ils pourront bien répondre à leurs objections sans blesser la loi; avec l'inspiration et l'aide du Seigneur notre Dieu (ah! qu'il daigne faire servir nos paroles au salut même de ces infortunés) nous avons entrepris de démontrer dans cet ouvrage la (118) fourberie ou la témérité de ceux qui prétendent produire des accusations assez bien fondées contre les livres de l'Evangile, écrits séparément par les quatre Evangélistes. Pour remplir notre dessein, il faut montrer que ces quatre auteurs ne sont nullement en désaccord. Car on a coutume de nous opposer, comme le triomphe d'un système plein d'erreur, que les Evangélistes sont en contradiction les uns avec les autres.

11. Mais d'abord, nous devons répondre à ceux qui croient soulever une difficulté sérieuse en trous demandant pourquoi Notre-Seigneur n'a lui-même rien écrit, et a mis les hommes dans la nécessité de déférer, en ce qui le regarde, à des livres composés par d'autres personnages. Car voilà ce qu'objectent principalement ces païens qui n'osent accuser ou blasphémer Jésus-Christ en personne et lui accordent une sagesse supérieure, humaine toutefois; ils prétendent que ses disciples l'ont fait passer pour ce qu'il n'était pas quand il l'ont proclamé Fils de Dieu, un avec Dieu le Père, Verbe de Dieu par qui toutes choses ont été faites; ou nous ont appris dans leurs livres à lui donner quelque autre nom qui oblige de l'adorer comme un seul Dieu avec le Père. Ces païens pensent donc qu'il faut l'honorer comme le plus sage des hommes; ils nient qu'on puisse l'adorer comme un Dieu.

12. Or, quand ils demandent pourquoi lui-même n'a rien écrit, ils paraissent disposés à croire sur son compté ce qu'il aurait écrit de lui, et nonce que d'autres ont pu ensuite publier suivant leur bon vouloir. Mais je les prie de me dire pourquoi, au sujet de quelques-uns de leurs philosophes les plus célèbres, ils admettent ce que des disciples en ont écrit, ces philosophes n'ayant eux-mêmes laissé aucun livre pour se faire connaître à la postérité? Car ils savent que Pythagore, le plus illustre représentant de la vertu contemplative parmi les Grecs, n'a pas écrit un mot ni de lui ni d'aucune chose. Un philosophe qu'ils élèvent au-dessus de tout le monde dans la vertu active, dont l'objet est de former les moeurs, et qu'Appollon lui-même, si on les en croit, a déclaré le plus sage des hommes,Socrate s'est contenté d'ajouter quelques vers aux fables d'Esope, consacrant ainsi son style et sa poésie à l'ouvrage d'un autre. Bien qu'il n'ait alors prêté les ornements de sa parole qu'aux pensées du fabuliste, non aux siennes, il a dit, au rapport de Platon, son plus célèbre disciple, qu'il avait été contraint par son démon familier: tant il était loin de vouloir rien écrire! Pourquoi donc au sujet de Socrate et de Pythagore croient-ils ce que des disciples en ont écrit, et refissent-ils de croire ce que les disciples de Jésus-Christ nous disent de lui dans leurs livres? Car enfin, s'ils nient sa divinité, ils n'hésitent pas à reconnaître qu'il surpasse tout le monde en sagesse. Est-ce que ces philosophes, qu'ils mettent bien au-dessous de lui, ont pu former des disciples véridiques à leur égard, tandis que lui-même n'a pas eu ce pouvoir? Si c'est là une absurdité, qu'ils croient de celui dont ils affirment la haute sagesse, non ce qu'ils veulent, mais ce qu'ils lisent dans les livres des disciples qui ont appris de ce sage les vérités contenues dans leurs écrits.

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CHAPITRE 8,LA DIVINITÉ DE JÉSUS-CHRIST ET SA RÉPUTATION.


13. Qu'ils nous disent du moins, d'où ils ont pu savoir ou entendre que Jésus-Christ fut le plus sage des hommes. S'ils l'ont appris de la renommée qui l'a dit partout, la renommée est-elle à son égard une messagère plus sûre que ses disciples, dont la renommée elle-même ne fait que publier les prédications dans l'univers entier? Enfin qu'ils comparent renommée à renommée et admettent pour lui celle qui est la plus grande. Celle qui s'est propagée d'une manière si éclatante, grâce à l'Eglise Catholique, dont ils voient avec tant de surprise le développement prodigieux dans tout l'univers, triomphe incontestablement de leurs misérables rumeurs. Elle les écrase par son caractère de grandeur et de célébrité; ils sont obligés de dévorer en silence leurs faibles et timides reproches de petites contradictions, et ils craignent qu'on les entende bien plus qu'ils ne veulent être crus, quand ils la voient déclarer ouvertement que Jésus-Christ est le Fils unique de Dieu, Dieu lui-même par qui toutes choses ont été faites. S'ils prennent donc la renommée pour témoin, que ne donnent-ils la préférence à celle qui brille avec tant d'éclat? Si c'est l'Ecriture, pourquoi pas les livres de l'Evangile qui jouit d'une telle autorité? Pour nous, certainement, nous croyons rte leur Dieu ce que nous en apprennent leurs plus anciens écrits et la renommée la plus célèbre. Si l'on doit les adorer, pourquoi s'en moque-t-on sur les théâtres?Et s'il (119) faut les tourner en ridicule, ne faut-il pas rire davantage de ce qu'on les adore dans les temples? Reste maintenant que nos adversaires veuillent être eux-mêmes témoins au sujet du Christ, eux qui se privent du mérite de savoir ce qu'ils disent en disant ce qu'ils ne savent pas. S'ils se flattent d'avoir certains livres écrits de sa main, qu'ils nous les montrent. Sans doute, des livres écrits, de leur aveu, par le plus sage des hommes, sont très-utiles et remplis des plus saines maximes. S'ils craignent de les produire, assurément ce sont de mauvais livres, qui ne peuvent être l'oeuvre du plus sage des hommes: car ils disent que Jésus-Christ est le plus sage des hommes: rien donc de pareil n'a été écrit par luI,

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CHAPITRE 9, JÉSUS-CHRIST A-T-IL ÉCRIT DES LIVRES DE MAGIE?

14. Ils en viennent à ce point de démence, de prétendre que dans les livres composés, disent-ils, parlai, sont développés les artifices diabolique à l'aide desquels, selon eux, le.divin maître aurait opéré tous les miracles que la renommée à publié d'un bout du monde a l'autre. Par là ils se trahissent eux-mêmes et montrent bien ce qu'ils aiment et ce qui est l'objet de leur étude, puisqu'ils font consister la haute sagesse de Jésus-Christ dans la connaissance de je ne sais quelles pratiques illicites, que non-seulement la doctrine chrétienne, mais même le bon gouvernement de toute république terrestre condamne à juste titre. D'ailleurs, s'ils affirment avoir lu de tels livres de Jésus-Christ, pourquoi donc n'opèrent-ils aucun de ces miracles, qu'ils donnent comme le résultat des procédés magiques expliqués dans ces livres?

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CHAPITRE 10, CES LIVRES ONT-ILS ÉTÉ ADRESSÉS A PIERRE ET A PAUL?


15. Mais que dire de l'aberration où quelques-uns sont tombés par un juste jugement de Dieu? En croyant ou en voulant faire croire que le Sauveur a écrit de pareils livres, ils disent que ces mêmes livres sont en forme de lettres, adressées à Pierre et à Paul. Et il est possible que des ennemis de la religion chrétienne ou des hommes qui ont pensé donner par le nom de Jésus plus de crédit aux exécrables pratiques de la magie, aient écrit de tels livres sous ce nom glorieux en y joignant les noms des princes des Apôtres. Dans cette insigne et audacieuse fourberie, ils se sont montrés tellement aveugles et insensés, qu'ils deviennent à juste titre l'objet du mépris et de la risée des enfants mêmes qui encore au rang des lecteurs connaissent suivant leur âge les lettres chrétiennes.

16. Ces païens donc voulant persuader, contre toute vérité, que le Sauveur a écrit à ses disciples quelque chose de pareil, pensèrent qu'on les croirait plus facilement s'ils affirmaient que ses lettres sont adressées à des hommes liés avec lui d'une amitié plus étroite et dignes de recevoir la communication d'un secret. Pierre et Paul se sont présentés à leur esprit. Sans doute c'est parce qu'ils ont vu, en plusieurs endroits, les images de ces deux Apôtres à côté de celle de Jésus-Christ; et parce que l'Eglise de Rome honore d'une manière spéciale, dans une fête commune, les mérites de saint Pierre et de saint Paul qui ont reçu, le même jour, la couronne du martyre. Ces hommes ont mérité d'être ainsi les jouets d'une erreur grossière en cherchant, non dans les livres saints, mais dans les peintures des murailles, la connaissance de Jésus-Christ et des Apôtres: et il n'est pas étonnant que ceux qui sont dans l'usage de donner à la fiction les droits de la vérité, aient été trompés par les peintres. En effet, tant que Jésus-Christ vécut dans sa chair mortelle avec les disciples qu'il avait choisis, Paul n'était pas encore du nombre de ces derniers. Ce fut seulement après la passion du Sauveur, après sa résurrection, son ascension et la descente du Saint-Esprit, après la conversion miraculeuse de beaucoup de Juifs à la foi chrétienne, après la mort d'Etienne diacre et premier martyr, que Jésus-Christ l'appela du haut du ciel et en fit sols disciple et son Apôtre (1). Jusque là il portait encore le nom de Saul et poursuivait à outrance les fidèles du divin maître. Comment donc Jésus-Christ aurait-il pu adresser aux Apôtres Pierre et Paul, comme à ses disciples, les plus familiers, les livres que l'on prétend avoir été rédigés par lui avant sa mort, puisque Paul n'était pas encore son disciple?

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CHAPITRE 11,JÉSUS N'A PAS PU S'ATTACHER LES PEUPLES PAR LA MAGIE.


17. Nous prions encore ceux qui veulent, dans leur folie, que Jésus-Christ ait pu opérer tant de

1 Ac 9,1-30.

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merveilles, rendre son nom illustre, et s'attirer les hommages des peuples par des opérations magiques, nous les prions de considérer s'il a pu, par de tels moyens, remplir de l'Esprit de Dieu, avant de naître, tous les prophètes qui ont annoncé à l'avance les événements que l'Evangile nous montre accomplis déjà depuis longtemps en sa personne, et ceux que nous voyons s'accomplir aujourd'hui dans tout l'univers. Si, par la magie, il a pu se ménager l'honneur d'être adoré même après sa mort, du moins doit-on convenir qu'il n'était pas magicien avant de naître. Et voilà qu'une nation entière a été destinée à l'annoncer, de manière à offrir dans toute la suite de son gouvernement une prophétie de ce roi qui devait venir pour former de toutes les nations la cité céleste.


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CHAPITRE 12,POURQUOI LES ROMAINS, MAÎTRES DES JUIFS, N'ONT-ILS PAS RECONNU LE DIEU D'ISRAËL?


18. Cette nation des Hébreux, dont le rôle, comme je l'ai dit, fut de prophétiser le Christ, n'avait d'autre Dieu que le seul Dieu, le vrai Dieu qui a fait le ciel et la terre avec tout ce que le ciel et la terre renferment. Souvent ils tombèrent sous le joug de leurs ennemis après l'avoir offensé: et maintenant pour s'être rendus coupables de la mort du Christ, on les voit arrachés de Jérusalem leur capitale, et soumis à l'empire romain. Or, les Romains étaient dans l'usage d'adorer, pour se les rendre propices, tous les dieux des nations qu'ils subjuguaient, et d'en admettre le culte. Leur conduite fut différente envers le Dieu des Hébreux, après qu'ils eurent détruit par les armes la nationalité de ce peuple. Car ils comprenaient bien, je crois, que recevoir le culte du Dieu d'Israël, c'était s'engager à n'adorer que lui et à renverser toutes ces idoles qui, en retour des hommages reçus, avaient, pensaient-ils, donné tant de force et un si grand accroissement à leur empire. En quoi la malice des démons les abusait étrangement: car ils devaient croire sans nulle hésitation que ce n'était pas la faveur de tant de faux-dieux, mais bien la volonté secrète du vrai Dieu, souverain Seigneur de toutes choses, qui leur avait donné l'empire et en avait ménagé l'accroissement: il était facile de comprendre, que les dieux des nations, s'ils avaient eu quelque puissance, n'auraient point laissé leurs adorateurs tomber sous le joug des Romains, mais les auraient plutôt rendus maîtres des Romains eux-mêmes.

19. Ils ne peuvent, d'ailleurs, prétendre que les dieux des nations subjuguées par eux, les ont favorisés pour leur piété et leurs bonnes moeurs. Ils n'oseront jamais le dire, s'ils veulent se rappeler les commencements de leur empire, honteusement marqués par l'asile ouvert aux brigands et par le fratricide de Romulus. En effet, quand les fils de Rhéa Sylvia créèrent un refuge où pût se rendre tout homme coupable de quelque crime, et par là se soustraire au châtiment, donnèrent-ils des leçons de repentir, pour ramener au bien des âmes flétries par le mal: ou plutôt n'armèrent-ils pas contre leur patrie ces fugitifs qu'ils arrachaient à la crainte des lois et de -la justice en leur promettant l'impunité? Et quand Romulus tua son frère qui ne lui avait fait aucun mal, sans doute c'était pour venger les droits de la justice, et non pour satisfaire son ambition et sa soif du pouvoir? De telles moeurs ont-elles donc charmé les dieux au point de les rendre ennemis de leurs propres villes attaquées, et protecteurs des assaillants? Que dis-je?en abandonnant ces villes les dieux ne les condamnaient point à -périr, comme en passant du côté des Romains ils n'assuraient point à ceux-ci la victoire: car il n'est nullement en leur puissance de disposer des trônes et des couronnes. Il n'y a que le seul vrai Dieu qui, par un jugement secret, les donne ou les reprend: et ce n'est pas pour rendre heureux ceux à qui il les donne ni malheureux ceux à qui il les enlève; mais tandis que sa providence sait trouver ailleurs la cause et l'objet du bonheur des uns et des autres, il distribue, suivant l'ordre d'une prédestination 'éternelle, les royaumes temporels et terrestres, en les laissant ou en les donnant à qui il veut et pour le temps qu'il veut.

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CHAPITRE 13,POURQUOI DIEU A LAISSÉ LES JUIFS TOMBER SOUS LE JOUG DES ROMAINS.


20. De là, nos adversaires n'ont pas davantage le droit de nous faire cette autre objection Pourquoi le Dieu des Hébreux qui est, selon vous, le vrai Dieu et le souverain maître de toutes choses, non-seulement ne leur a pas soumis les Romains, mais ne s'est même pas employé à les soustraire au joug de ce peuple? Pourquoi? C'est que auparavant ils s'étaient souillés de crimes (121) manifestes, en punition desquels les prophètes avaient si longtemps d'avance annoncé leur ruine; c'est que surtout, par un aveuglement monstrueux, juste châtiment d'autres péchés secrets, ils ont trempé leurs mains avec une, fureur impie dans le sang de Jésus-Christ. De plus les mêmes prophètes avaient prédit que la passion du Christ serait avantageuse aux nations. Que tout chez les Juifs ait été une prédication anticipée de Jésus-Christ, et leur royaume et leur temple, et leur sacerdoce et leurs sacrifices, et cette onction mystique dont le nom grec khrisma explique le nom de Christs donné aux rois de la nation et le nom du Christ lui-même, voici qui le démontre avec la plus grande évidence: aussitôt que Jésus-Christ ressuscité d'entre les morts commença a être prêché aux gentils, toutes ces figures cessèrent à l'insu des Romains et des Juifs qui travaillaient à les détruire, les uns par leur victoire, les autres par leur défaite.


Augustin acc. évangélistes