Augustin, De la Genèse 124

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CHAPITRE 24.

INÉGALITÉ DES AGES DU MONDE.

42. Si l'on demande pourquoi, d'après nos explications, les deux premiers de ces âges du monde se composent l'un et l'autre de dix générations seulement, tandis que les trois qui suivent en comptent chacun quatorze et que le sixième n'est aucunement déterminé par le nombre des générations (1) ; il est facile de voir, que dans l'homme aussi, les deux âges par lesquels il débute, savoir, la première et la seconde enfance, appartiennent aux sens du corps, qui sont au nombre de cinq, la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher. Or comme dans la nature humaine il y a un double sexe pour produire ces générations, savoir le sexe masculin et le sexe féminin, si on double le nombre cinq, on obtient le nombre dix. A partir de l'adolescence et pour le temps qui suit, c'est-à-dire quand la raison a pu prévaloir dans l'homme, aux cinq sens corporels se joignent la connaissance et l'action, qui règlent et gouvernent la vie; c'est le nombre sept qui pareillement doublé à cause du double sexe, se monte aux quatorze générations dont se compose chacun des trois âges consécutifs que nous appelons l'adolescence, la jeunesse et l'âge mûr du monde. Mais de même qu'en nous l'âge de la vieillesse n'est délimité par aucun nombre convenu d'années, et que tout le temps de la vie, après les cinq premiers âges, est rapporté sans distinction à la vieillesse : de même dans ce sixième âge du monde, il n'est point parlé de génération ; et cela afin que reste toujours caché le dernier jour que le Seigneur a utilement déclaré de voir être inconnu.

1. Mt 1,1

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CHAPITRE 25.

ALLÉGORIE PLUS PROFONDE DES SEPT JOURS DE LA CRÉATION.

43. Chacun de nous, envisagé du côté des bonnes oeuvres et d'une vie bien réglée, voit la carrière de son existence partagée comme en six jours distincts, après lesquels il doit espérer le repos. Au premier jour c'est la lumière de la foi, on croit à ce qui est visible et c'est pour donner cette foi que le Seigneur a daigné apparaître visiblement. Au second jour, c'est la fermeté de la vie réglée; on distingue les choses de la chair de celles de l'esprit, de même que le firmament sépare les eaux inférieures de celles qui sont au dessus. Au troisième jour, pour porter les fruits des bonnes oeuvres, on dégage son âme de la souillure des passions, on la dérobe aux flots des tentations de la chair ; comme Dieu a séparé la terre ferme des flots de la mer ; en sorce qu'on peut dire : " Par l'esprit, je suis soumis à la loi de Dieu et par la chair à la loi du péché (1). " Au quatrième jour, appuyé, sur le fondement de l'éducation religieuse, on produit et on distingue les idées spirituelles: on voit ce qu'est l'immuable vérité qui brille dans l'âme semblable au soleil; on voit comment l'âme devient participante de cette même vérité et donne l'ordre et la beauté au corps, comme la lune qui éclaire la nuit ; on voit comment les idées spirituelles, semblables aux étoiles dans les ténèbres, brillent et resplendissent dans l'obscurité de cette vie mortelle. Fortifié par ces connaissances on doit, au cinquième jour, commencer à agir dans les vagues de ce monde si plein d'agitation, comme dans les eaux de la mer, pour l'avantage de la société qu'on forme avec ses frères ; et par les mouvements corporels qui appartiennent à la mer de cette vie, on doit faire naître les reptiles d'âmes vivantes, c'est-à-dire, des oeuvres qui servent aux vivants, et les grands poissons, c'est-à-dire des actions très généreuses contre lesquelles se brisent et demeurent inutiles les flots de ce monde; enfin les oiseaux du ciel, c'est-à-dire la prédication des choses célestes. Au sixième jour on doit produire de la terre une âme vivante, c'est-à-dire, que par la stabilité de son esprit où on renferme des fruits spirituels, en d'autres termes de bonnes pensées, on doit régler tous ses mouvements intérieurs de manière qu'il y ait eu soi une âme vivante, une âme soumise à la raison et à la justice, non au caprice et au péché. Ainsi encore l'homme doit se faire à l'image et à la ressemblance de Dieu, mâle et femelle, par l'entendement et l'action; deux facultés dont l'union produira une génération toute spirituelle qui remplira la terre, soumettra la chair et fera tout ce que nous avons dit plus haut en parlant de l'homme dans son état de perfection. Or pour ces sortes de jours, le soir consiste dans l'achèvement de chaque opération, et le matin dans le commencement de celle qui vient ensuite. Après avoir durant ces six jours fait des oeuvres excellentes, l'homme doit espérer un repos éternel et comprendre ce que signifient ces paroles : " Le septième jour Dieu se reposa de tous ses ouvrages (2). " C'est Dieu lui-même qui fait en nous les oeuvres qu'il nous commande de faire ; c'est donc avec raison qu'on lui attribue le repos, quand après toutes ces Oeuvres il doit nous le donner. D'ailleurs, si l'on peut dire qu'un père de famille bâtit une maison, quoiqu'il ne la fasse pas de ses propres mains, mais par le travail de ceux qu'il commande après avoir loué leurs services ; on dit justement aussi qu'il se repose de ses ouvrages; quand la maison étant finie, il permet le repos et un doux loisir à ceux qui étaient sous ses ordres.

1. Rm 7,25 - 2. Gn 1,31

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LIVRE SECOND.

L'auteur continue son exposition de la Genèse depuis ce verset quatrième du chapitre second : " Tel est le livre de la création du ciel et de la terre, " jusqu'au verset qui nous montre Adam et Eve chassés du paradis terrestre. En terminant il compare les dogmes de l'Église avec les erreurs des Manichéens.

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CHAPITRE PREMIER.

TEXTE A EXPLIQUER DANS LE SECOND LIVRE.

1. Après l'exposition en détail de l'oeuvre des sept jours, il y a une sorte de conclusion où tout ce qui précède est appelé le livre de la création du ciel et de la terre, bien que ce soit une faible partie du livre; mais il a mérité ce titre parce que les sept jours nous présentent la figure et comme une image raccourcie de toute la suite des siècles depuis le commencement jusqu'à la fin. A partir de là, l'écrivain sacré s'occupe de l'homme d'une manière spéciale et tout le récit qu'il nous offre d'abord veut selon nous être entendu, non dans le sens propre, mais dans le sens figuré, pour exercer les esprits qui cherchent la vérité et les retirer par une application spirituelle du soin superflu des choses matérielles. Voici en effet la teneur de ce récit :

" Tel est le livre de la création du ciel et de la terre, quand fut arrivé le jour où Dieu fit l'un et l'autre et toutes les plantes verdoyantes des champs qui n'étaient pas auparavant sur la terre, et toutes les herbes de la campagne, qui n'y avaient pas encore poussé. Car Dieu n'avait pas encore fait pleuvoir sur la terre, et il n'y avait point d'homme pour y travailler. Mais il s'élevait de la terre comme une source qui en arrosait toute la surface. Et alors Dieu forma l'homme du limon de la terre et répandit sur son visage un souffle de vie et l'homme devint âme vivante. Et alors Dieu planta un jardin de délices à l'Orient et il y mit l'homme qu'il avait formé. Et Dieu produisit aussi de la terre toute sorte d'arbres beaux à la vue, et dont le fruit était bon à manger, et au milieu du paradis l'arbre de vie et l'arbre de la science du bien et du mal. Or un fleuve sortait du jardin de délices, et l'arrosait. De là il se divise en quatre autres fleuves. L'un s'appelle Phison ; c'est celui qui coule autour de la terre d'Evilath, pays qui produit de l'or et le meilleur du monde, de même que le rubis et la pierre d'onyx. Le second fleuve s'appelle Géon ; c'est celui qui coule autour de toute la terre d'Éthiopie. Pour le troisième fleuve, c'est le Tigre qui se répand vers les Assyriens. Et le quatrième est l'Euphrate. Or le Seigneur Dieu prit l'homme et le plaça dans le paradis terrestre pour qu'il le cultivât et le gardât. Et le Seigneur Dieu donna cet ordre à Adam: Use pour ta nourriture de tout arbre qui est dans le paradis ; mais ne mange pas du fruit de l'arbre de la science du bien et du mal. Car le jour où tu en auras mangé, tu mourras de mort. Le Seigneur Dieu dit ensuite: Il n'est pas bon que l'homme soit seul ; faisons-lui une aide semblable à lui. Et Dieu amena devant Adam toutes les espèces d'animaux domestiques qu'il avait créés, comme aussi toutes les espèces de bêtes sauvages et toutes les espèces d'oiseaux qui volent sous le ciel, afin qu'il vit comment il les appellerait ; et les noms qu'il donna à tous ces êtres vivants sont leurs noms véritables. Adam imposa donc des noms à tous les animaux domestiques, à tous les oiseaux du ciel et à toutes les bêtes sauvages, et comme il les nomma ils sont encore nommés aujourd'hui. Mais il n'y eut point jusque-là pour Adam d'aide semblable à lui. Or Dieu lui envoya un sommeil profond et Adam s'endormit ; et Dieu prit une de ces côtes et en remplit la place de chair, et de cette côte que Dieu prit à Adam, il forma la femme. Et il l'amena devant Adam, afin que celui-ci vit comment il l'appellerait. Or Adam dit: Voici maintenant l'os de mes os et la chair de ma chair. Celle-ci s'appellera femme, c'est-à-dire faite de l'homme et c'est celle qui sera mon aide. Pour cela l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à son épouse, et ils seront deux dans une même chair. Or tous deux étaient nus, savoir Adam et son épouse, et ils n'en rougissaient pas.

2. Mais le serpent était le plus avisé de tous les animaux qui étaient sur la terre et que Dieu avait faits. Et le serpent dit à la femme: Pourquoi Dieu vous a-t-il dit de ne pas user pour votre nourriture de tout arbre qui est dans le jardin? La femme répondit au serpent: Nous mangerons du fruit de tout arbre qui est dans le paradis, mais pour le fruit de l'arbre qui est au milieu du paradis, Dieu nous a dit de n'en (106) point manger et même de n'y pas toucher, de peur que nous ne mourions. Et le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez pas de mort, car Dieu savait qu'au jour où vous aurez mangé de ce fruit, vos yeux seront ouverts et vous serez comme des Dieux sachant le bien et le mal. Et ta femme vit que le fruit était bon à manger, qu'il était agréable aux yeux de le voir et de la contempler. Elle prit donc le fruit de cet arbre ; elle en mangea et en donna à son mari qui le reçut et le mangea pareillement. Or leurs yeux furent ouverts et ils s'aperçurent qu'ils étaient nus, et ils prirent des feuilles de figuier pour s'en faire des vêtements. Ayant alors entendu la voix du Seigneur qui se promenait dans le Paradis sur le soir, Adam et sa femme pour se cacher de devant la face du Seigneur, se retirèrent près de l'arbre qui était au milieu du paradis. Et le Seigneur Dieu appela Adam et lui dit : Adam, où es-tu? Seigneur, dit celui-ci, j'ai entendu votre voix dans le paradis et j'ai craint et je me suis caché, parce que je suis nu. Et le Seigneur Dieu dit: Qui donc t'a fait, savoir que tu es nu, si ce n'est que tu as mangé du fruit duquel seul je t'avais défendu de manger? Et Adam dit: La femme que vous m'avez donnée, m'a présenté de ce fruit pour que j'en mangeasse et j'en ai mangé. Et Dieu dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela? Et la femme dit : Le serpent m'a séduite et j'ai mangé de ce fruit. Et le Seigneur Dieu dit au serpent: Parce que tu as fait cela, tu seras maudit de tous les animaux domestiques et de toutes les espèces de bêtes sauvages. Tu ramperas sur ta poitrine et sur ton ventre, et tu mangeras la terre tous les jours de ta vie. Et je mettrai l'inimitié entre toi et la femme; et entre ta semence et la sienne. Elle observera ta tête et toi son talon. Il dit ensuite à la femme : " Multipliant je multiplierai tes peines et tes soupirs, tu enfanteras dans la douleur, et tu t'inclineras devant ton mari et il te dominera. Et alors Dieu dit à Adam: Parce que tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé du fruit duquel seul je t'avais défendu de manger, la terre pour toi sera maudite en punition de ce que tu as lait, et tu tireras d'elle ta nourriture dans la tristesse et les gémissements, tous les jours de ta vie. Elle te produira des épines et des ronces et tu mangeras l'herbe de ton champ. Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre de laquelle tu as été tiré ; car tu es terre et tu retourneras en terre. Adam alors donna à sa femme le nom de Vie, parce qu'elle est la mère de tous les vivants. Et alors le Seigneur Dieu fit à Adam et à sa femme des tuniques de peaux pour les en revêtir; et il dit: Voilà qu'Adam est devenu comme un de nous, capable de connaître le bien et le mal. Et pour qu'il ne mit pas la main sur l'arbre de vie, et n'acquit pas en prenant et mangeant du fruit de cet arbre le pouvoir de vivre éternellement, le Seigneur Dieu le chassa du paradis de délices, afin qu'il cultivât la terre même de laquelle il avait été tiré. Et chassé du Paradis il demeura vis-à-vis de ce lieu de délices. Et pour garder la voie qui l'aurait conduit à l'arbre de vie, Dieu mit devant le Paradis un Chérubin qui brandissait une épée flamboyante (1). "

1. Gn 2,4-25 Gn 3,1-24

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CHAPITRE 2.

LA GENÈSE NE PEUT ETRE PARTOUT INTERPRÉTÉE A LA LETTRE.

3. Si les Manichéens aimaient mieux discuter ces paroles mystérieuses en cherchant avec respect le sens qu'elles renferment, que de les critiquer et de les accuser avec mépris, dès lors ils ne seraient plus Manichéens ; car en demandant ils obtiendraient, en cherchant ils trouveraient, et en frappant ils se feraient ouvrir. Des gens qui cherchent la vérité avec un soin pieux proposent en effet plus de questions sur les deux chapitres dont il s'agit, que ces malheureux et ces impies. Mais voici, la différence. Les premiers cherchent pour trouver, tandis que les seconds ne travaillent que pour ne pas voir ce qu'ils cherchent. Tout ce texte doit donc être discuté d'abord au point de vue de l'histoire, ensuite au point de vue de la prophétie. En tant qu'historique il présente la narration des faits; en tant que prophétique il annonce des événements futurs. Assurément quiconque voudra prendre à la lettre toutes les paroles que nous venons de rapporter, c'est-à-dire les entendre dans l'unique sens qui ressort de la lettre elle-même, et qui pourra ainsi éviter le blasphème sans dire que des choses conformes à la foi catholique, bien loin de mériter des reproches, il doit être tenu comme un interprète de premier ordre et digne de tout éloge. Mais s'il est impossible de leur trouver un sens qui convienne à la piété et soit digne de Dieu, à moins de croire que ce sont des figures et des énigmes ; appuyés sur l'autorité des Apôtres qui donnent la solution de tant de difficultés qui se rencontrent dans les livres de l'ancien Testament, suivons notre dessein, et munis du secours de Celui qui nous exhorte à demander, à chercher et à frapper (1), expliquons, conformément à la foi catholique, toutes ces figures relatives à l'histoire ou à la prophétie, sans rien préjuger contre un traité meilleur et fait avec plus de soin, soit par nous, soit par d'autres à qui Dieu veut bien communiquer sa lumière.

1. Mt 7,7

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CHAPITRE 3.

QUE SIGNIFIENT LES PRODUCTIONS VERDOYANTES.

4. " Le jour arriva donc où Dieu créa le ciel et la terre et toutes les productions verdoyantes des champs, qui n'étaient pas auparavant sur la terre et toutes les herbes de la campagne (1). " Plus haut on voit le nombre de sept jours ; maintenant, selon l'auteur sacré, Dieu fait dans un seul jour le ciel et la terre, et toute la verdure et toute l'herbe des champs; et l'on a raison d'entendre que le nom de ce jour marque tout cet espace de temps. Car Dieu a fait tout le temps avec toutes les créatures temporelles et visibles qui sont désignées par le nom de ciel et de terre. Ce qui mérite et réclame notre attention, c'est que l'Ecriture après avoir nommé le jour qui a été fait, puis le ciel et la terre, ajoute encore les productions verdoyantes et toute l'herbe des champs; car lorsqu'il est dit : " Dans le principe Dieu fit le ciel et la terre, " il ne s'agit pas de la création des plantes et des herbes de la campagne ; puisqu'il est écrit sans aucune équivoque que les plantes et les herbes des champs furent créées au troisième jour; et d'ailleurs l'opération énoncée par les mots : " Dans le principe Dieu fit le ciel et la terre, " n'appartient à aucun des sept jours dont il est question. Jusque-là en effet, ou bien l'écrivain sacré a voulu désigner sous le nom de ciel et de terre la matière même dont toutes les choses ont été faites, ou du moins il a d'abord sous ce nom présenté la création entière en disant : " Dans le principe Dieu fit le ciel et la terre ; " puis prenant les uns après les autres les ouvrages de Dieu, il les expose en particulier selon l'ordre des jours; comme il fallait à raison du sens prophétique que nous avons relevé dans le livre premier. Pourquoi donc maintenant après avoir nommé le ciel et la terre, ajoute-t-il: les productions verdoyantes et l'herbe des champs, sans rien dire de tant d'autres choses qui sont au ciel et sur la terre ou même dans la mer? N'est-ce point parce qu'il veut faire entendre sous ce terme la créature invisible c'est-à-dire l'âme. Aussi bien dans les Ecritures le monde est souvent désigné sous la figure d'un champ; et le Seigneur lui-même dit: " Le champ c'est le monde, " quand il expose la parabole où il s'agit de la zizanie mêlée au bon grain (2). Aussi à cause de leur vitalité vigoureuse, le nom de productions verdoyantes de la campagne est employé pour signifier la Créature spirituelle et invisible, et nous interprétons le nom de l'herbe dans le même sens et pour la même raison (3). Ce qu'ajoute l'écrivain sacré " Qui n'étaient pas auparavant sur la terre, " doit être compris de cette manière : avant que l'âme eût péché. Depuis en effet qu'elle est souillée par des désirs tout terrestres, on dit d'elle avec raison qu'elle a comme pris naissance sur la terre, ou qu'elle est sur la terre ; et de là ce qui suit : " Car Dieu n'avait pas encore fait pleuvoir sur la terre (4). "

1. Gn 2,5 - 2. Mt 13,38 - 3. 1 Rétr. 10, n. 3. - 4. Gn 2,8

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CHAPITRE 4.

PLUIE MYSTÉRIEUSE.

5. Maintenant encore Dieu fait naître la verdure des champs, mais en répandant la pluie sur la terre, c'est-à-dire, que par sa parole il fait reprendre aux âmes une nouvelle vigueur; mais il les arrose de l'eau des nuées, en d'autres termes des Ecritures que nous ont laissées les prophètes et les Apôtres. A ces Ecritures convient justement le nom de nuées, parce que les paroles qu'elles renferment, qui retentissent et qui passent en frappant l'air, surtout si l'on considère: encore l'obscurité des allégories comparables à un brouillard épais, ressemblent bien à des nuées, et quand on les explique, elles deviennent pour ceux qui les comprennent bien, comme une pluie de vérité qui tombe sur eux et les pénètre. Mais il n'en était pas ainsi quand l'âme n'avait pas encore péché, c'est-à-dire, quand la verdure des champs n'était pas encore sur la terre. " Car Dieu n'avait " pas encore fait pleuvoir sur la terre, il n'y avait " pas d'homme pour y travailler. " L'homme en effet qui travaille sur la terre a besoin de la pluie des nuées dont nous venons de parler. Or, c'est après le péché que l'homme a commencé son travail sur la terre et que les niées lui sont devenues nécessaires. Avant le péché, quand Dieu eut donné l'être à la verdure et à l'herbe des champs, laquelle signifiait la créature invisible comme nous l'avons dit ; il y avait une source intérieure pour arroser cette créature, Dieu parlait d'une manière immédiate à son intelligence: ainsi elle n'avait pas à recevoir du dehors les paroles divines, comme une pluie tombant des nuées, mais elle s'abreuvait de la vérité à la source même jaillissant dans son coeur.

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CHAPITRE 5.

SOURCE DE VÉRITÉ.

6. " Il sortait donc de la terre une fontaine et elle arrosait toute la surface de la terre, " dit l'écrivain sacré. Il s'agit de la terre dont parle le Psalmiste, quand il dit: " Vous êtes mon espérance, mon partage dans la terre des vivants. (1) " Or quand l'âme était arrosée de l'eau de cette source, elle n'avait pas encore jeté dehors par l'orgueil l'intérieur de son être ; car " le commencement de l'orgueil de l'homme est son éloignement de Dieu. " Et parce que, l'enflure de l'orgueil ayant poussé l'âme au dehors, celle-ci a cessé d'être arrosée par la source qui coulait en elle, elle subit à juste titre le reproche contenu dans ces paroles du prophète (2): " Pourquoi s'enorgueillit la terre et la cendre? Car elle a jeté au loin ses entrailles durant sa vie (3). " Qu'est-ce en effet que l'orgueil, sinon la volonté de paraître au dehors ce que l'on n'est pas en rejetant le juge intérieur de la conscience. Aussi l'homme condamné maintenant à travailler sur la terre a besoin de la pluie des nuées, c'est-à-dire d'un enseignement formulé dans le langage humain afin que de cette manière son âme puisse encore trouver remède à l'aridité dont elle est affligée, reprendre vigueur et devenir une verte plante des champs. Et plaise à Dieu qu'elle veuille recevoir du moins la pluie de vérité qui tombe de ces nuées. Car Notre-Seigneur ayant daigné pour elle prendre le nuage de notre chair, a répandu la pluie très abondante du saint Evangile; il a même promis que quiconque boirait de son eau reviendrait à la source intime et ne chercherait plus la rosée extérieure. Il dit en effet : " L'eau que je lui donnerai deviendra en lui une source qui jaillira jusque dans la vie éternelle (4). " C'est, je crois, cette source qui avant le péché sortait de la terre et en arrosait tonte la surface; elle était intérieure et n'avait pas besoin d'être alimentée par les nuées. " Dieu, en effet, n'avait pas encore fait pleuvoir sur la terre, et il n'y avait point d'homme pour y travailler. " Après avoir dit: " Dieu n'avait pas encore fait pleuvoir sur la " terre, " l'écrivain sacré ajoute la raison pour laquelle il n'avait pas encore fait pleuvoir: " C'est qu'il n'y avait point d'homme pour travailler sur la terre. " Or l'homme commença à travailler sur la terre quand après le péché il perdit la vie bienheureuse dont il jouissait dans le paradis. Car voici ce qui est écrit : " Et le Seigneur Dieu le chassa du paradis de délices pour le faire travailler sur la terre même de laquelle il avait été tiré. " C'est ce que nous examinerons en son lieu (5), et ce que je rappelle dès maintenant pour faire comprendre que l'homme travaillant sur la terre, c'est-à-dire gémissant dans l'aridité de son état de pécheur, a besoin de recevoir du langage humain la divine doctrine, comme la pluie des nuées. Mais cette science sera détruite. Car maintenant nous voyons en énigme, comme cherchant la vie dans un nuage, mais alors nous verrons face à face (6), quand toute la surface de notre terre sera arrosée de la source d'eau vive jaillissant de l'intérieur. C'est ainsi qu'il faut entendre ce passage : " Une source s'élevait de la terre et en arrosait toute la surface. " En effet si nous voulons qu'il s'agisse d'une source matérielle, il n'est pas vraisemblable que cette source qui arrosait toute la surface de la terre ait seule tari, quand partout se rencontrent tant de cours d'eau, rivières ou fleuves, qui ne tarissent point (7).

1. Ps 141,6 - 2. 1 Rétr. Ch., 10,n, 3. - 3. Si 10,14 Si 9,10 - 4. Jn 4,14 - 5. Ci-dessous, ch. 22 - 6. 1Co 12,8-12 - 7. 1 Rétr. ch. 10,n. 3

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CHAPITRE 6.

TERMES FIGURÉS.

7. Sous ce peu de mots nous est donc insinuée la création entière avant le péché de l'âme. Les noms de ciel et de terre signifient toutes les créatures visibles ; le nom de jour tous les temps; les noms de verdure, d'herbe de la campagne, la créature invisible ; et le nom de cette source qui sortait de la terre et en arrosait toute la surface, désigne les flots: de vérité qui pénétraient l'âme avant le péché. Pour ce jour dont le nom, comme clous l'avons dit, sert à marquer tout l'espace du temps, il noirs indique que non-seulement la créature visible, mais encore la créature invisible peut être soumise à l'action du temps. Nous le voyons pour l'âme; car par l'étonnante variété de ses goûts et de ses affections, par la chute même dont l'effet l'a rendue misérable et par la réparation au moyen de laquelle elle revient à son état de bonheur, elle est convaincue de pouvoir Changer avec le temps. C'est pourquoi il n'a pas été dit seulement : " Quand arriva le jour où Dieu créa le ciel et la terre, " noms sous lesquels nous devons entendre les êtres visibles; maison ajoute: " la verdure et l'herbe de la campagne; " et sous ce terme, nous l'avons dit, est désignée, à raison de sa vigueur et de sa vie, la créature invisible c'est-à-dire l'âme. Or s'il a été dit: " Quand arriva le jour où Dieu créa le ciel et la terre et toute la verdure et l'herbe des champs, " c'est pour nous faire comprendre que non-seulement la créature visible, mais encore la créature invisible appartiennent au temps, comme sujettes à changer, parce que Dieu seul est immuable, lui qui est avant tous les temps.



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CHAPITRE 7.

L'ARGILE DU CORPS HUMAIN.

8. Après avoir constaté en quels termes il nous est parlé de toute la création tant visible qu'invisible, aussi bien que des heureux effets produits par la source divine sur la créature invisible, voyons maintenant ce que nous suggère le texte sacré au sujet de l'homme en particulier ; ce qui doit principalement nous occuper. D'abord sur le passage où il est dit que Dieu a formé l'homme du limon de la terre, on demande ordinairement quel était ce limon ou quelle matière est désignée par ce terme. Les ennemis des livres de l'ancien Testament, qui entendent toute chose dans le sens grossier de la lettre, et par cela même sont toujours dans l'erreur, se récrient ici avec aigreur contre ce fait, que Dieu a formé l'homme du limon de la terre. Pourquoi, disent-ils, Dieu s'est-il servi du limon pour former l'homme? Manquait-il donc d'une matière meilleure? n'avait-il pas à sa disposition les corps célestes dont il pouvait faire l'homme? Pourquoi l'a-t-il formé d'une fange terrestre qui le rende si fragile et sujet à la mort? Or, ils ne comprennent pas en premier lieu, la multitude des sens que présentent dans les Ecritures le nom de terre et d'eau; car le limon est un mélange d'eau et de terre. Mais nous disons que le corps, humain n'est devenu corruptible, fragile et mortel qu'après le péché; et ces hérétiques ne voient avec horreur dans notre corps que la mortalité à laquelle nous n'avons été soumis que par une juste condamnation. Mais, tout en formant l'homme du limon de cette terre, Dieu ne pouvait-il rendre son corps incorruptible, si, fidèle à garder le précepte divin, l'homme avait voulu s'abstenir du péché? Y a-t-il là rien d'étonnant, rien de difficile à Dieu? Nous disons que le ciel même, avec sa beauté, est sorti du néant, ou a été fait d'une matière informe, parce que nous croyons à la toute-puissance de l'auteur; doit-on alors s'étonner que le corps formé d'un limon quelconque, ait pu sous la main de ce Dieu tout-puissant, exister de manière à n'affliger l'homme, avant le péché, par aucune infirmité, par aucun besoin, et à se trouver exempt de toute corruption?

9. Il est donc oiseux, de demander avec quoi Dieu a fait le corps de l'homme, s'il s'agit ici de la formation du corps. Je sais que quelques-uns des nôtres l'entendent ainsi, ils disent que si par ces mots : "Dieu forma l'homme du limon de la terre, " on ne trouve point ces autres : " A son image et à sa ressemblance, " c'est qu'ici il est parlé seulement de la formation du corps. Pour l'homme intérieur, il est désigné par ces expressions : " Dieu fit l'homme à son image et " à sa ressemblance. " Mais je le veux, entendons ici l'homme en corps et en âme, supposons qu'il ne s'agit pas de quelque nouveau travail, mais de reprendre avec plus de soin ce qui a été déjà brièvement insinué plus haut. Si donc nous entendons ici l'homme composé d'un corps et d'une âme, la raison ne s'offense pas de ce que le terme de limon sert à le désigner, vu le mélange de substance dont son être est formé. De même que l'eau rapproche, unit et retient la terre quand elle se mêle au limon qu'elle forme, ainsi l'âme en vivifiant la matière corporelle, met en harmonie les unes avec les autres les différentes parties de cette matière, et empêche le corps de tomber en dissolution.

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CHAPITRE 8.

LE SOUFFLE DE VIE.

10. Par ces paroles : " Et Dieu souffla sur lui l'esprit de vie et l'homme fut fait âme vivante, " nous devons entendre que si jusque-là le corps était seul, l'âme y fut alors unie. Peut-être était-elle créée déjà, mais retenue comme dans la bouche de Dieu, c'est-à-dire dans sa vérité ou son infinie sagesse, d'où cependant elle ne sortit pas de manière à en être séparée par une (140) distance locale lorsqu'elle fut communiquée à l'homme par le souffle divin, puisque l'être de Dieu n'est limité à aucun espace, mais est présent partout. Peut-être aussi reçut-elle l'existence au moment même où Dieu souffla l'esprit de vie sur l'argile qu'il venait de façonner, et alors cette insufflation n'est autre chose que l'opération divine créant l'âme dans l'homme par l'esprit de sa puissance. Suppose-t-on que l'homme, à qui l'être avait été donné, subsistait déjà dans l'union de l'âme et du corps? Le souffle de Dieu vint ajouter le sens et la raison à l'âme vivante, lorsqu'en vertu de cette insufflation l'homme fut fait âme vivante, non pas que le souffle eût été changé en âme vivante, mais il agit sur l'âme vivante. Jusque-là néanmoins 'nous ne devons pas encore voir l'homme spirituel dans celui qui a été fait âme vivante, mais toujours l'homme animal: il ne devint spirituel que quand placé dans le Paradis, c'est-à-dire mis en possession d'une vie heureuse, il reçut aussi le précepte de la perfection qu'il (levait trouver dans la soumission à la parole de Dieu. Aussi après qu'il eut péché en rejetant le précepte divin et qu'il fut chassé du Paradis, il ne lui resta que son être animal (1). Et c'est pourquoi nous qui sommes nés de lui après son péché, nous n'avons en nous que l'homme animal avant d'avoir atteint l'homme spirituel, c'est-à-dire Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui n'a point commis le péché (2), et avant d'avoir été réformés, vivifiés par lui, et rétablis dans le bonheur où a mérité d'entrer avec lui le larron pénitent, au jour qui termina sa vie mortelle (3). Car écoutons ce que dit l'Apôtre : " Ce n'est pas ce qui est spirituel qui a été fait d'abord, mais ce qui est animal, ainsi qu'il est écrit : Le premier Adam a été fait âme vivante, le nouvel Adam, esprit vivifiant (4). "

1. 1 Rétr. Ch. 10,n. 3 - 2. 1P 2,22 - 3 Lc 23,43 - 4. 1Co 15,44-46

11. Ainsi par ces expressions : " Dieu souffla sur lui l'esprit de vie, et l'homme fut fait âme vivante, " nous ne devons pas entendre que c'est comme une partie de la nature de Dieu qui est devenue l'âme de l'homme, ce qui nous obligerait d'admettre que la nature divine est muable, erreur dont sont convaincus les Manichéens surtout, par la vérité même. En effet comme l'orgueil est le père de toutes les hérésies, ils ont osé dire que l'âme est de la nature de Dieu. Et là dessus nous les pressons de la manière suivante: Donc, leur disons-nous, la nature de Dieu est sujette à l'égarement et la misère; donc elle est infectée de la contagion des vices et du péché; ou bien encore, d'après vos propres aveux, elle se souille au contact d'une nature qui lui est essentiellement contraire, et le reste autant de conséquences que l'on ne peut croire de la nature de Dieu. L'âme effectivement a été faite par la toute-puissance divine, conséquemment elle n'est ni une partie de Dieu, ni la nature de Dieu; c'est ce qui nous est expressément déclaré dans un autre endroit : " Celui, dit le prophète, qui a fait l'esprit de chacun, est lui-même l'auteur de toutes choses (1). " Ailleurs encore il est dit : " C'est Lui qui a fait dans l'homme l'esprit de l'homme (2). " Il est donc bien avéré par ces témoignages que l'esprit de l'homme a été créé. Or dans les Ecritures l'esprit de l'homme n'est rien autre chose que la faculté raisonnable de son âme elle-même, faculté qui le distingue des animaux et lui donne sur eux un empire naturel. C'est dans ce sens que l'Apôtre dit : " Personne ne connaît ce qui est dans l'homme, sinon l'esprit qui est en lui (3). " On ne pourrait donc, d'après ces témoignages, croire que l'âme et non l'esprit, a été créée, ni soutenir que l'esprit est de la nature de Dieu, ou qu'une partie de Dieu s'est changée en lui au moment de l'insufflation divine. C'est d'ailleurs ce que réprouve le simple bon sens; car l'esprit de l'homme qui tantôt se trompe et tantôt juge suivant la vérité, crie par là qu'il est muable, ce qu'on ne peut absolument supposer de la nature de Dieu. Mais ; dire que l'âme humaine est la propre substance de Dieu, quand elle gémit encore sous une telle masse de vices et de misères, c'est la plus haute expression de l'orgueil.

1. Ps 32,15 - 2. Za 12,1 - 3. 1Co 2,11


Augustin, De la Genèse 124