Augustin sur Jean 44

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QUARANTE-QUATRIÈME TRAITÉ

Jn 9

L'AVEUGLE-NÉ.

DEPUIS CES PAROLES: "ET JÉSUS PASSANT VIT UN HOMME AVEUGLE DE NAISSANCE", JUSQU'À CES AUTRES: "MAINTENANT VOUS DITES-NOUS VOYONS, ET VOTRE PÉCHÉ DEMEURE".


L'aveugle-né était la figure du genre humain précipité dans les ténèbres spirituelles par le péché d'Adam; pour sortir de cet aveuglement de l'âme, il lui faut s'approcher du Fils de Dieu fait homme et croire en lui . à cette condition la vue lui sera donnée; car si Jésus-Christ est venu pour épaissir les ténèbres où vivent ceux qui ne veulent pas ouvrir les yeux à la lumière de la vérité, il est venu aussi pour éclairer ceux qui avouent humblement avoir besoin de lui.

1. Dans la leçon que vous venez d'entendre, il a été longuement question de l'aveugle-né, auquel Notre-Seigneur Jésus-Christ a rendu la vue. Si nous voulions expliquer cette leçon dans tous ses détails, et selon qu'elle le mérite, nous arrêtant à chaque verset pour l'examiner de notre mieux, un jour ne nous suffirait pas. En conséquence, j'avertis et je prie votre charité de n'exiger de moi aucune réflexion, relativement aux passages qui n'offrent pas de difficulté; car il serait vraiment trop long de consacrer à tous quelques moments. Je vais donc vous entretenir de ce qu'il y a de mystérieux dans la guérison de cet aveugle. Dans cette étonnante merveille opérée par Notre-Seigneur, il faut remarquer les actions et les paroles, les actions qui ont eu lieu, les paroles, parce qu'elles sont des signes. Si nous réfléchissons au sens caché de ce fait, nous verrons que l'aveugle représente le genre humain; car la cécité a été, chez le premier homme, le résultat du péché, et il nous a communiqué à tous, non-seulement le germe de la mort, mais encore celui de l'iniquité. Puisque l'infidélité est un véritable aveuglement, et qu'on jouit de la vue quand on a la foi, le Christ, au moment de sa venue sur la terre, a-t-il trouvé un seul fidèle? L'Apôtre, qui était de la même nation que les Prophètes, a dit: "Nous avons été autrefois,

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par notre nature, les enfants de la colère comme le reste des hommes (1)". Si nous avons été enfants de colère, nous étions les enfants de la vengeance, de la peine, de la géhenne. Comment l'étions-nous par nature, si ce n'est que, par le péché du premier homme, la corruption est devenue pour nous une seconde nature? Si la corruption est devenue pour nous une seconde nature, tout homme est né aveugle, quant à son âme. Si, en effet, il voyait, il n'aurait pas besoin qu'on le conduise; et s'il a besoin qu'on le conduise et qu'on lui rende la vue, il est donc un aveugle-né.

2. Le Sauveur est donc venu, et qu'a-t-il fait? Une chose toute mystérieuse et bien digne de remarque. "Il cracha à terre et fit de la boue avec sa salive, car le Verbe s'est fait chair (2), et il en frotta les yeux de l'aveugle. Les yeux de cet homme étaient couverts de boue, et il ne voyait pas encore. Le Sauveur l'envoya à la piscine qui porte le nom de Siloé. L'Evangéliste a bien voulu nous indiquer le nom de cette piscine, et nous dire "qu'il signifie l'Envoyé n. Vous savez qui a été envoyé; s'il ne l'avait pas été, nul d'entre nous n'eût été délivré du péché. L'aveugle lava donc ses yeux dans cette piscine dont le nom signifie l'Envoyé, et il fut baptisé dans le Christ. Si, en un certain sens, Jésus baptisa en lui-même l'aveugle-né au moment où il lui rendait la vue, quand il frotta ses yeux avec de la boue, il le fit, sans doute, catéchumène. On peut évidemment exposer et expliquer, de manière et d'autre, le sens profond de cette mystérieuse guérison; mais que cette interprétation suffise à votre charité-; vous avez entendu une chose difficile à saisir, mais digne de toute votre attention. Demande à un homme: Es-tu chrétien? - S'il est païen ou juif, il te répond: Je ne suis pas chrétien.- Si, au contraire, il te dit: Je le suis, tu lui fais une nouvelle question: Es-tu catéchumène ou fidèle? S'il te répond: Catéchumène, ses yeux ont été frottés, mais non encore lavés. Comment ont-ils été frottés? Interroge-le, il te répondra; demande-lui en qui il croit: par cela même qu'il est catéchumène, il te dira: Dans le Christ. Je m'adresse, en ce moment, aux fidèles et aux catéchumènes. Qu'ai-je dit de la salive et de la boue? Que le Verbe s'est fait chair. Les catéchumènes

1. Ep 2,3.- 2. 1Jn 1,14.

comprennent aussi cela; mais il ne leur suffit pas d'avoir eu les yeux frottés; s'ils veulent voir, qu'ils se hâtent de se laver.

3. En raison de certaines difficultés qui se rencontrent dans cette leçon, glissons rapide. ment sur les paroles du Sauveur et sur tous les passages qu'elle contient, sans clous appesantir sur aucun d'eux. "Jésus, passant, vit un aveugle", non pas un aveugle ordinaire, mais "un aveugle-né. Et ses disciples l'interrogèrent: Maître". Vous le savez, "Rabbi" veut dire Maître. Ils l'appelaient ainsi, parce qu'ils voulaient s'instruire près de lui; ils adressèrent, en effet, au Sauveur une question comme à un maître. "Qui a péché, celui-ci ou ses parents, pour qu'il soit né aveugle? Jésus répondit: Ni celui-ci, ni son père, ni sa mère n'ont péché", pour qu'il soit né aveugle. Qu'a dit le Christ? Si personne n'est sans péché, les parents de cet aveugle pouvaient-ils n'en avoir aucun? L'aveugle lui-même était-il venu au monde exempt du péché originel, et n'y avait-il ajouté aucune faute personnelle? Parce que ses yeux étaient fermés, se trouvait-il a l'abri de toute concupiscence? A quelles coupables prévarications se laissent aller les aveugles eux-mêmes! De quelles fautes s'abstient une âme portée au mal, même quand les yeux du corps lui manquent pour l'entraîner! Celui-ci ne jouissait pas de la vue, mais il savait penser, et peut-être aussi désirer ce qu'il était incapable de faire à cause de sa cécité; il était, par conséquent, à même d'être jugé par Celui qui sonde les coeurs pour des péchés purement intérieurs. Si les parents de cet homme ont eu quelque prévarication à se reprocher, il en a eu comme eux; pourquoi donc le Sauveur dit-il: "Ni celui-ci, ni ses parents n'ont péché?" Il répondait sans doute uniquement à la question qu'on lui adressait, et il voulait ajouter: "Pour qu'il soit né aveugle". Car ses parents étaient pécheurs; mais ce n'était point en conséquence de leurs péchés que leur fils était né aveugle. Cependant si les fautes des parents n'avaient en rien contribué à ce qu'il vînt au monde dans l'état de cécité, pourquoi était-il né aveugle? Ecoute, le Maître va t'instruire; il attend que tu croies pour te donner l'intelligence. Il nous indique la cause pour laquelle cet homme est né aveugle. "Ni celui-ci", dit-il, "ni ses parents a n'ont péché; mais c'est afin que les

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oeuvres de Dieu soient manifestées en lui".4. Que lisons-nous ensuite? "Il faut que je fasse les oeuvres de Celui qui m'a envoyé". Celui en qui l'aveugle a lavé sa figure a donc été envoyé. Et voyez ce qu'il a dit: "Il faut que je fasse les oeuvres de Celui qui m'a envoyé". Rappelle-toi comment il rend toute gloire à Celui de qui il vient. Le Père a un Fils qui vient de lui, et lui, il ne vient de personne. Mais, Seigneur, pourquoi avez-vous dit: "Tandis qu'il fait jour?." Le voici: "La nuit vient, où personne ne peut agir". N'y pourriez-vous agir vous-même, Seigneur? Vous êtes l'auteur de la nuit: serait-elle assez puissante pour vous empêcher d'agir, quand elle sera venue? Je pense, Seigneur Jésus, ou plutôt je ne pense pas, mais je crois et j'affirme que vous étiez là quand Dieu a dit: "Que la lumière soit, et la lumière fut (1)". S'il a fait la lumière par son Verbe, c'est par vous qu'il l'a faite. Voilà pourquoi il est écrit: "Toutes choses ont été faites par lui, et, sans lui, rien n'a été fait (2). Dieu sépara la lumière odes ténèbres, et il appela la lumière jour, pet les ténèbres nuit (3)" .

5. Quelle est cette nuit où personne ne pourra agir quand elle sera venue? Apprends ce que c'est que le jour, et tu sauras ce que c'est que la nuit. Qui nous dira ce qu'est ce pur? Le Sauveur lui-même: "Tant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde". Voilà le jour. Que l'aveugle y lave donc ses yeux pour le voir. "Tant que je suis dans ce monde, je suis la lumière du monde". Je ne sais quelle nuit régnera dans le monde, quand le Christ n'y sera plus; alors personne ne sera à même d'agir. Mes frères, il me reste à le chercher; supportez-moi patiemment pendant mes investigations. Je le chercherai avec vous, et avec vous je trouverai celui qui me l'apprendra. Cela est certain; le Sauveur l'a dit ici expressément et de manière à nous enlever tout doute à cet égard; il est lui-même le jour, ou, en d'autres termes, la lumière du monde. "Tant que je suis dans ce monde, je suis la lumière du monde". Il agit donc. Mais combien de temps est-il dans ce monde? Nous nous imaginons, mes frères, qu'il y était alors, et qu'il n'y est plus maintenant. S'il en est ainsi, cette nuit redoutable est donc venue immédiatement après l'ascension de Jésus-Christ;

1. Gn 1,3.- 2. Jn 1,3.- Gn 1,4-5.

et si elle est venue immédiatement après l'ascension du Sauveur, comment les Apôtres ont-ils fait de si grandes choses? Existait-elle déjà quand le Saint-Esprit est descendu sur tous ceux qui étaient réunis dans le cénacle, pour les remplir de ses dons et leur communiquer le privilège de parler toutes les langues (1)? Existait-elle déjà quand le boiteux a été guéri à la parole de Pierre, ou, pour mieux dire, à la voix de Celui qui habitait dans la personne de Pierre (2)? Existait-elle déjà quand les malades étaient placés avec leurs lits sur le passage des Apôtres, pour que leur ombre vînt seulement à les toucher (3)? Lorsque, pendant sa vie mortelle, Jésus passait quelque part, son ombre n'a guéri personne; mais il avait dit à ses disciples: "Vous ferez des oeuvres plus grandes que les miennes (4)". Sans doute il avait dit: "Vous ferez des oeuvres plus grandes que,les miennes"; mais que la chair et le sang ne s'enorgueillissent pas; qu'ils écoutent ces autres paroles du Sauveur: "Sans moi, vous ne pouvez rien faire (5)".

6. Qu'est-ce donc? Que dire de cette nuit? Quand viendra-t-elle? Quand personne ne pourra-t-il plus agir? Cette nuit sera celle des impies; elle sera la nuit de ceux auxquels le Seigneur dira: "Allez au feu éternel, qui a été préparé au démon et à ses anges". Elle porte le nom de nuit, et non celui de flamme ou de feu. C'est une nuit, en voici la preuve; car il est dit d'un certain serviteur: "Liez-lui les pieds et les mains, et jetez-le dans les ténèbres extérieures (6)". Que l'homme profite donc de la vie pour agir, dans la crainte d'être surpris par cette nuit où personne ne peut agir. C'est à la foi d'agir maintenant parla charité; et si nous agissons maintenant, nous nous trouvons dans le jour, nous sommes dans le Christ. Ecoute les promesses du Sauveur, et ne t'imagine pas qu'il soit loin de toi; il a dit lui-même: "Voici que je suis avec vous". Combien de temps? Nous, qui vivons, n'ayons aucune crainte à cet égard; pour ceux qui viendront après nous, nous serions à même, si cela était nécessaire, de leur donner toute sécurité. "Voilà que je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles (7)". Le jour qui a ses limites tracées par la révolution du soleil, ne compte qu'un petit nombre d'heures; mais le jour consacré

1. Ac 2,1-6.- 2. Ac 3,6-8.- 3. Ac 5,15.- 4. Jn 14,12.- 5. Jn 15,5. - 6. Mt 22,13. - 7. Mt 28,20.

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parla présence du Christ s'étend jusqu'à la consommation des siècles. Lorsqu'aura eu lieu la résurrection des vivants et des morts, le Christ dira à ceux qui seront placés à sa droite: "Venez, bénis de mon Père; entrez en possession de son royaume"; puis il adressera ces paroles à ceux qui seront placés à sa gauche: "Allez au feu éternel qui a été préparé au démon et à ses anges (1)". Alors viendra la nuit où personne ne pourra plus agir, et où chacun recevra selon ses oeuvres. Autre est le temps du travail, autre le temps de la rémunération; car "le Seigneur rendra à tous selon qu'ils auront agi (2)". Pendant que tu vis, agis si tu veux agir; car à la vie succédera une nuit qui enveloppera les impies. Elle saisit tout infidèle dès le moment de sa mort, et alors il n'est plus temps pour lui de travailler. Le mauvais riche s'y trouvait plongé, quand il était dévoré de la soif, et demandait qu'avec son doigt le pauvre vînt déposer sur sa langue une goutte d'eau. Il se lamentait, il se tourmentait, il s'avouait coupable, et, toutefois, personne ne lui apportait de soulagement; de plus, il voulait faire du bien aux autres. "Père Abraham", s'écriait-il, "envoyez Lazare à mes frères, afin qu'il leur dise ce qui se passe ici, et qu'ils ne viennent pas eux-mêmes dans ce lieu de tourments (3)". Malheureux! Quand tu vivais, c'était le moment de travailler; maintenant, tu es plongé dans la nuit où personne ne peut plus agir!

7. "Après qu'il eut parlé ainsi, il cracha à terre, fit de la boue avec sa salive, et frotta de cette boue les yeux de l'aveugle; puis il lui dit: Va-t'en, et lave-toi dans la piscine de Siloé (mot qui signifie l'Envoyé); il y alla donc, s'y lava, et revint ayant recouvré la vue". Ce passage est tellement clair, qu'il est inutile de nous y arrêter.

8. "Or, les voisins et ceux qui, auparavant, avaient vu qu'il était aveugle, disaient: N'est-ce pas celui-ci qui était assis et qui mendiait? Les uns disaient: C'est lui; les autres disaient: Il lui ressemble": Ses yeux s'étant ouverts, son visage n'était plus le même. "Mais lui disait: C'est bien moi". Ainsi manifestait-il sa reconnaissance, pour ne pas être condamné comme ingrat. "Ils lui demandaient donc: Comment tes yeux ont ils été ouverts? Il répondit: Cet homme,

1. Mt 25,34 Mt 25,41.- 2. Mt 16,27.- 3. Lc 16,24-28.

qu'on appelle Jésus, a fait de la boue, il en a frotté mes yeux, en me disant: Va à la piscine de Siloé, et lave-toi. J'y suis allé, je me suis lavé et je vois". Le voilà devenu le héraut de la grâce; il évangélise, il rend hommage à Celui qui lui a ouvert les yeux. Cet aveugle reconnaissait son bienfaiteur, et, au même temps, s'endurcissait le coeur des impies, parce qu'ils n'avaient pas dans le coeur ce que l'aveugle avait désormais dans son visage. "Et ils lui dirent: Où est Celui qui t'a ouvert les yeux?" Il répondit: "Je n'en sais rien". Il montrait par ces paroles que son âme ressemblait à un homme dont les yeux seraient déjà frottés de boue, mais qui ne verrait pas encore. Mes frères, supposons donc son âme comme déjà frottée de boue. Il prône son bienfaiteur, mais il ne connaît pas Celui qu'il prône.

9. "Alors, ils amenèrent aux Pharisiens celui qui avait été aveugle. Or, c'était le jour du sabbat que Jésus avait fait de la boue et lui avait ouvert les yeux. Les Pharisiens, donc, lui demandèrent à nouveau comment il avait recouvré la vue. Et il leur dit: Il a mis de la boue sur mes yeux, je me suis lavé et je vois. Quelques-uns des Pharisiens disaient donc". Non pas tous, mais quelques-uns, car il y en avait déjà parmi eux pour avoir le coeur frotté de boue. Que disaient donc ceux qui n'étaient ni doués de la vue, ni même frottés de boue? "Cet homme n'est point de Dieu, car il ne garde pas le sabbat". C'était bien plutôt lui qui le gardait, puisqu'il était sans péché. Etre exempt de péché, n'est-ce pas, en effet, garder spirituellement le sabbat? Enfin, mes frères, voici la recommandation que Dieu nous fait, en nous imposant l'obligation de garder le sabbat: "Vous ne ferez aucune oeuvre servile 1 i". Voilà les paroles prononcées parle Seigneur, au moment où il promulguait le précepte du sabbat: "Vous ne ferez aucune oeuvre servile". Rappelez-vous les leçons précédentes, et vous saurez ce que c'est qu'une oeuvre servile (2). Ecoutez le Sauveur lui-même "Quiconque commet le péché, est esclave du péché (3)". Mais les Pharisiens n'étaient, comme je l'ai dit, ni doués de la vue, ni frottés de boue; c'est pourquoi ils observaient le sabbat d'une façon toute charnelle, et le violaient spirituellement. "Les autres

1. Lv 23,8.- 2. Traité 20,II. - 3. Jn 8,34.

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disaient: Comment un pécheur peut-il faire ces miracles?" Ceux-ci avaient déjà les yeux du coeur frottés de boue. "Et il y avait i division entre eux". Le jour avait séparé la lumière des ténèbres. "Ils dirent de nouveau à l'aveugle: Et toi, que dis-tu de Celui qui t'a ouvert les yeux?" Quel est ton sentiment à son égard? Qu'en penses-tu? Qu'en dis-tu? Ils cherchaient le moyen d'accuser cet homme, pour le chasser de la synagogue; mais il devait, par là même, être recueilli par le Christ. Quant à lui, il ne cessa de manifester son opinion; car il dit: "C'est un prophète". Il avait déjà les yeux de l'âme frottés de boue; il ne confesse pas encore le Fils de Dieu; néanmoins, il ne ment pas. Car le Sauveur dit lui-même, en parlant de sa propre personne: "Il n'y a de prophète sans boni peur que dans son pays (1)".

10. "Mais les Juifs ne crurent point de lui qu'il eût été aveugle et qu'il eût recouvré la vue, jusqu'à ce qu'ils eussent appelé le père cet la mère de celui qui avait vu", c'est-à-dire de celui qui avait vu après avoir été aveugle. "Et ils les interrogèrent, disant: Est-ce là votre fils, que vous dites être né aveugle? Comment donc voit-il maintenant? Le père et la mère leur répondirent: Nous savons que c'est là notre fils, et qu'il est né aveugle. Mais comment voit-il maintenant, ou qui lui a ouvert les yeux, nous l'ignorons. Il a de l'âge. Interrogez-le; il répondra pour lui-même". C'est notre fils: s'il était encore enfant, nous pourrions être, à juste titre, forcés de répondre pour lui, parce qu'il serait incapable de parler pour lui-même. Mais il parle depuis longtemps, il voit depuis peu. Nous n'ignorons pas qu'il était aveugle à sa naissance; nous savons qu'il parle depuis longtemps, nous voyons qu'il jouit maintenant de l'usage de ses yeux; interrogez-le donc, si vous voulez vous instruire; pourquoi vouloir nous accuser? "Son père et sa mère parlèrent ainsi, parce qu'ils craignaient les Juifs; car les Juifs étaient déjà convenus que si quelqu'un confessait qu'il était le Christ, on le chasserait de la synagogue". Ce n'était plus déjà un si grand malheur d'être chassé de la synagogue; ceux que les Juifs en expulsaient, le Christ les recevait. "C'est pourquoi son père et sa mère dirent: Il a de l'âge, interrogez-le" .

1. Mt 13,57.

11. "Ils appelèrent donc encore une fois l'homme qui avait été aveugle, et lui dirent: "Rends grâces à Dieu". Qu'est-ce à dire "Rends grâces à Dieu?" Nie le bienfait que tu as reçu. Evidemment, ce n'est pas là rendre gloire à Dieu; c'est plutôt le blasphémer: "Rends gloire à Dieu. Nous savons que cet homme est un pécheur. Il répondit: S'il est pécheur, je l'ignore; ce que je sais, c'est que j'étais aveugle, et que maintenant je vois. Ils lui dirent de nouveau: Que t'a-t-il fait? Comment a-t-il ouvert tes yeux?" Impatienté de l'endurcissement des Juifs, jouissant de sa vue après avoir été aveugle, ne pouvant supporter des aveugles, il leur répondit: "Je vous l'ai déjà dit, et vous l'avez entendu; pourquoi voulez-vous encore l'entendre? Voulez-vous aussi devenir ses disciples?" Que veulent dire ces paroles: "Voulez-vous aussi", sinon: Je le suis déjà? "Voulez-vous aussi?" Je vous vois, mais ce n'est pas d'un oeil d'envie.

12. "Ils le maudirent donc et lui dirent: "Sois son disciple si tu veux". Qu'une pareille malédiction tombe sur nous et sur nos enfants! C'était une véritable malédiction; tu le comprendras, si tu fais attention, non à leurs paroles, mais aux dispositions qui les ont dictées. "Pour nous, nous sommes les disciples de Moïse: Nous savons que Dieu a parlé à Moïse;mais celui-ci, nous ne savons d'où il est". Plaise à Dieu que vous sachiez que Dieu a parlé à Moïse, car vous sauriez que celui-ci a été proclamé Dieu par Moïse! Le Sauveur ne dit-il pas, en effet: "Si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, car c'est de moi qu'il a écrit (1)". Est-ce ainsi que, pour suivre le serviteur, vous tournez le dos au Maître? Mais vous ne suivez pas même le serviteur, car il vous conduirait au Maître.

13. "Cet homme répondit en disant: Certes, c'est une chose étrange que vous ne sachiez pas d'où il est, lui qui m'a ouvert les yeux. Nous savons que Dieu n'exauce point les pécheurs; mais si quelqu'un est serviteur de Dieu, et fait sa volonté, il l'exauce". Il parle comme un homme dont les yeux sont encore frottés de boue, car Dieu exauce aussi les pécheurs; s'il n'en était pas ainsi, le publicain aurait inutilement dit, en baissant les yeux et en se frappant la poitrine: "Seigneur, ayez pitié de moi, car je suis un pécheur".

1. Jn 5,46.

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Cet homme a, par sa confession, mérité d'être justifié, comme cet aveugle a mérité de recouvrer la vue. "Jamais on n'a entendu qu'aucun ait ouvert les yeux d'un aveugle-né. Si celui-ci n'était pas de Dieu, il ne pourrait rien faire". Langage franc, constant, vrai! Ce qu'a fait le Sauveur, un autre que Dieu aurait-il pu le faire? Les Apôtres auraient-ils pu accomplir de pareilles oeuvres, si le Seigneur n'avait pas été avec eux?

14. "Ils lui répondirent en disant: Tu es né tout entier dans le péché". Qu'est-ce à dire, "tout entier?" Avec des yeux fermés. Mais Celui qui ouvre les yeux sauve tout l'homme. Après avoir éclairé son visage, il lui accordera une place à sa droite au moment de la résurrection. "Tu es né tout entier dans le péché, et tu nous fais la leçon? Et ils le chassèrent". Ils le choisirent pour leur maître; afin de savoir, ils l'interrogèrent plusieurs fois, et quand il les eut instruits, ils le mirent à la porte.

15. J'en ai fait tout à l'heure la remarque, mes frères; s'il a été expulsé par les Juifs, le Christ l'a reçu; et c'est précisément parce qu'il a été chassé qu'il est devenu chrétien. "Jésus apprit qu'ils l'avaient chassé, et l'ayant trouvé, il lui dit: Crois-tu au Fils de Dieu?" A ce moment-là, il lavait les yeux de son âme; il répondit, néanmoins, comme n'étant pas encore lavé: "Quel est-il, Seigneur, afin que je croie en lui? Et Jésus lui dit: Tu l'as vu en personne, et c'est lui qui te parle". Jésus est l'Envoyé, et l'aveugle lave sa figure à la piscine de Siloé, qui signifie l'Envoyé. La face de son âme était lavée et sa conscience purifiée: alors il reconnut en lui, non pas seulement le Fils de l'homme, comme il l'avait cru précédemment, mais même déjà le Fils de Dieu, qui s'était revêtu de notre humanité; aussi lui dit-il: "Je crois, Seigneur". "Je crois", c'est trop peu; veux-tu savoir qui il le croit? "Et, se prosternant, il l'adora".

16. "Et Jésus lui dit". Nous voici arrivés au plein jour, qui discerne la lumière d'avec les ténèbres. "Je suis venu en ce monde pour le juger, afin que ceux qui ne voient point voient, et que ceux qui voient de"viennent aveugles". Qu'est-ce ceci, Seigneur? Nous sommes fatigués, et vous nous proposez une chose digne de toute attention; ranimez donc nos forces, afin que nous puissions comprendre ce que vous nous avez dit: "Vous êtes venu pour que ceux qui ne voient pas voient". Cela est évident, puisque vous êtes la lumière, puisque vous êtes le jour, puisque vous dissipez les ténèbres; toute âme le conçoit et le comprend. Mais quel est le sens de ce qui suit: "Et que ceux qui "voient deviennent aveugles?" La conséquence de votre venue en ce monde serait-elle que ceux qui voyaient deviennent aveugles? Ecoute ce qui suit, et peut-être alors comprendras-tu.

17. "Quelques-uns d'entre les Pharisiens s'émurent de ces paroles, et lui dirent: Et nous, sommes-nous aveugles?" Voici ce qui les jetait dans l'émotion: "Et que ceux qui voient deviennent aveugles. Jésus leur dit: Si vous étiez aveugles, vous n'auriez point de péché". Mais la cécité est un péché. "Si vous étiez aveugles", c'est-à-dire, si vous remarquiez que vous l'êtes, si vous l'avouiez, si vous aviez recours au médecin; en un mot, si vous étiez des aveugles" de cette sorte, "vous n'auriez point de péché", parce que je suis venu détruire le péché. "Mais maintenant a vous dites: Nous voyons, et votre péché demeure". Pourquoi? Parce qu'en disant: Nous voyons, vous ne recourez pas au médecin, et vous demeurez dans votre aveuglement. Voilà le sens de ces paroles que nous ne comprenions pas. "Je suis venu afin que ceux qui ne voient pas voient". De qui s'agit-il ici: "Afin que ceux qui ne voient pas voient?" De ceux qui avouent ne rien voir, et recourent au médecin pour voir: "Et que ceux qui voient deviennent aveugles". De qui est-il encore question: "Que ceux qui voient deviennent aveugles?" De ceux qui croient voir, et qui négligent les soins du médecin, afin de persévérer dans leur cécité. Discerner ces personnes les unes des autres, c'était exercer ce jugement dont parle le Sauveur: "Je suis venu en ce monde pour le jugement". Par ce jugement, il distingue ceux qui croient et se reconnaissent aveugles, d'avec les orgueilleux qui s'imaginent jouir de la vue et n'en deviennent que plus aveugles; c'est comme si un pécheur avouait son aveuglement et lui disait, en lui demandant instamment sa guérison: "Jugez-moi, Seigneur, et séparez ma cause d'un peuple impie (1)", de ceux qui disent."Nous voyons",

1. Ps 42,1.

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et qui demeurent dans leur péché. Mais pour le jugement qu'il exercera à la fin des temps à l'égard des vivants et des morts, il n'est pas venu l'exercer dans le monde; car, relativement à cela, il a dit: "Je ne juge personne (1)", et, s'il est venu d'abord, a ce n'est point pour a juger le monde, mais pour le sauver (2)".

1. Jn 8,15.- 2. Jn 3,17.



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QUARANTE-CINQUIÈME TRAITÉ

Jn 10,1-10

LA PORTE ET LE PASTEUR.

DEPUIS CET ENDROIT: "CELUI QUI N'ENTRE POINT PAR LA PORTE DANS LA BERGERIE DES BREBIS, MAIS QUI Y ENTRE AUTREMENT, EST UN VOLEUR ET UN BRIGAND", JUSQU'A CET AUTRE: "JE SUIS VENU POUR QU'ELLES AIENT LA VIE, ET QU'ELLES L'AIENT PLUS ABONDAMMENT.


Jésus-Christ est cette porte: si on ne passe point par elle, les meilleures oeuvres sont inutiles. Par conséquent, ni les païens, ni les Juifs, assez aveugles pour ne pas reconnaître le Fils de Dieu fait homme, ne pouvaient ni se sauver eux-mêmes, ni sauver leurs disciples; de môme en est-il des hérétiques. Ses brebis sont ceux qui ont écouté avec docilité le Sauveur, soit dans la personne des prophètes, soit dans sa propre personne, qui ont été prédestinés, qui persévèrent dans le bien jusqu'à la fin: ceux-là entrent parla porte dans l'Église où ils se sanctifient, et, plus tard, ils sortent encore par la porte pour être admis dans le ciel.

1. Ce discours de Notre-Seigneur aux Juifs a commencé à l'occasion de la guérison de l'aveugle-né. La leçon de ce jour ne fait donc avec celle d'hier qu'un seul tout; j'en avertis votre charité, et je tiens à ce qu'elle le sache. En effet, le Sauveur avait dit: "Je suis venu en ce monde pour le jugement, afin que ceux qui ne voient point voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles". Nous avons expliqué de notre mieux cette leçon, au moment où elle a été lue. Alors quelques-uns d'entre les Pharisiens lui avaient répondu: "Et nous, sommes-nous aussi des aveugles?" Il reprit: "Si vous étiez des aveugles, vous n'auriez point de péché; mais maintenant, vous dites: Nous voyons, et votre péché demeure (1)". A ces paroles il ajouta celles que nous venons d'entendre.2. "En vérité, en vérité, je vous le dis: celui qui n'entre point par la porte dans la bergerie des brebis, mais qui y entre autrement, est un voleur et un brigand" . Les Juifs ont dit qu'ils n'étaient pas des aveugles; ils pourraient voir maintenant s'ils sont des brebis du Christ. Comment s'attribuaient-ils injustement le privilège de la lumière, eux qui s'emportaient comme des furieux contre

1. Jn 9,39-41.

le jour? C'est à cause de leur vaine, orgueilleuse et inguérissable arrogance, que le Seigneur Jésus a ajouté ces paroles aux précédentes; si nous voulons y prêter attention, nous y trouverons pour nous un salutaire avertissement. Il en est un bon nombre qui, en raison d'une certaine régularité de conduite, passent pour être des hommes irréprochables, de bons époux, d'excellentes femmes, des innocents et des observateurs de tous les préceptes de la loi. Ils honorent leurs pères et mères, ne se livrent point au libertinage, ne commettent pas l'homicide, ne se rendent coupables d'aucun vol, ne rendent de faux témoignage contre personne; ils semblent accomplir tout ce que la loi prescrit, et toutefois, ils ne sont pas chrétiens, et la plupart du temps ils se vantent comme faisaient les interlocuteurs de Jésus: "Et nous, sommes-nous aussi des aveugles?" Ils font toutes ces oeuvres, mais ils ne savent pour quelle fin, et par conséquent leurs oeuvres sont inutiles; c'est pourquoi, dans la leçon d'aujourd'hui, le Sauveur propose une similitude relative à son troupeau, et à là porte par laquelle on entre dans la bergerie. Que les païens disent: Nous nous conduisons sagement; s'ils n'entrent point par la porte, à

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quoi leur sert ce dont ils font parade? Bien vivre, voilà où chacun doit trouver le moyen de toujours vivre; car à quoi sert la bonne vie, si elle n'aboutit à la vie éternelle? Evidemment, ceux-là ne doivent point avoir la réputation de bien vivre, qui sont assez aveugles pour ne pas savoir où ils tendent, ou assez orgueilleux pour ne pas s'en occuper. Quant à l'espérance vraie et certaine de vivre toujours, personne ne peut l'avoir s'il ne connaît préalablement la vie, c'est-à-dire le Christ, et s'il n'entre dans la bergerie par la porte.

3. Les hommes dont nous parlons cherchent souvent aussi à persuader aux autres de bien vivre, sans être, pour cela, chrétiens. Ils veulent entrer par une autre porte, pour enlever les brebis et les tuer, et non, comme le pasteur, pour les conserver et les sauver. On a vu certains philosophes disserter subtilement sur les vertus et les vices; ils distinguaient, ils définissaient, ils établissaient des raisonnements sur des pointes d'aiguilles, ils remplissaient des livres, ils vantaient leur sagesse à grand renfort de déclamations pompeuses; ils allaient jusqu'à dire aux hommes: Suivez-nous, entrez dans notre secte, si vous voulez vivre heureux. Mais ils n'étaient pas entrés par la porte; ils voulaient perdre, détruire et égorger.

4. Que dirai-je des Juifs? Les Pharisiens lisaient les Ecritures, et ce qu'ils lisaient leur parlait du Christ; sa venue était l'objet de leurs espérances; il était au milieu d'eux, et ils ne le reconnaissaient pas; ils se vantaient d'être du nombre des voyants, c'est-à-dire du nombre des sages, ils refusaient de confesser le Christ et n'entraient point par la porte; eux aussi, par conséquent, s'ils parvenaient à entraîner après eux quelques adeptes, ils les séduisaient, non pour les délivrer, mais pour les égorger et les faire mourir. Laissons-les donc pareillement de côté, pour savoir si ceux qui se glorifient de porter le nom de chrétiens entrent tous par la porte.

5. Ils sont innombrables ceux qui, non contents de se glorifier comme voyants, prétendent être regardés comme étant illuminés par le Christ; on ne voit pourtant en eux que des hérétiques. Peut-être sont-ils entrés par la porte? Non. Au dire de Sabellius, le Fils n'est autre que le Père; néanmoins, s'il est le Fils, il n'est pas le Père. Celui qui affirme que le Fils est le Père, n'entre point par la porte. Arius dit à son tour: Autre chose est le Père, autre chose est le Fils. Il s'exprimerait avec justesse, s'il disait: autre, et non autre chose. En disant: autre chose, il se met en contradiction avec celui qui a proféré ces paroles: "Mon Père et moi, nous sommes a une seule et même chose (1)". Lui non plus n'entre point par la porte, puisqu'il parle du Christ, non dans le sens de la vérité, mais selon son sens propre. Tu profères un nom qui ne s'applique à aucune réalité. Il est évident que le nom de Christ doit s'appliquer à . quelque chose de réel; crois donc à ce quelque .chose, si tu veux que le nom de Christ ne soit point vide de sens. Un autre, venu je ne sais de quel pays, comme Photin, soutient que le Christ est un homme et qu'il n'est pas Dieu; celui-là n'entre pas. davantage par la porte, car le Christ est, en même temps, homme et Dieu. Mais il est inutile de citer un plus grand nombre d'erreurs; à quoi nous servirait d'énumérer tous les vains systèmes des hérétiques? Tenez ceci pour certain: le bercail du Christ, c'est l'Eglise catholique; quiconque veut y pénétrer, doit passer par la porte et confesser hautement le vrai Christ, et il doit non-seulement confesser le vrai Christ, mais chercher la gloire du Christ, et non la sienne propre; car en cherchant leur propre gloire, beaucoup ont plutôt dispersé les brebis du Sauveur, qu'ils ne les ont réunies ensemble. La porte, qui est le Seigneur-Christ, ne s'élève pas bien haut; pour y passer, il faut s'abaisser, afin de pouvoir y entrer sans se blesser la tête. Celui qui s'élève au lieu de s'abaisser, veut escalader le mur; et celui qui escalade Je mur, ne s'élève que pour tomber.

6. Cependant, le Sauveur Jésus parle encore à mots couverts, on ne le comprend pas encore; il prononce les mots de porte, de bercail, de brebis; il appelle, sur tout cela, notre attention, mais il ne nous l'explique pas encore. Continuons donc notre lecture; il ne tardera pas à en venir à l'explication des paroles qu'il vient de nous adresser; il daignera bientôt nous en indiquer le sens; par là, il nous donnera peut-être de comprendre même celles qu'il ne nous a pas expliquées. Il nourrit notre âme par les enseignements qui ne présentent pas d'obscurité; par les

1. Jn 10,30.

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autres, il en éveille la sagacité. "Celui qui n'entre point par la porte dans la bergerie des brebis, mais qui y pénètre autrement". Malheur à cet infortuné, parce qu'il tombera immanquablement! Qu'il se baisse donc pour entrer par la porte; puisqu'il marche sans crainte, il ne se blessera pas. "Celui-là est un voleur et un brigand". Il veut appeler siennes les brebis d'autrui; il veut les faire siennes, en les dérobant, non pour les sauver, mais pour les faire périr. Il est donc un voleur, puisqu'il appelle sien ce qui appartient à autrui; il est un brigand, puisqu'il tue ce qu'il a volé. "Celui qui entre par la porte est le pasteur des brebis; le portier lui ouvre". Quand le Sauveur nous aura dit ce que c'est que la porte et qui est le pasteur, nous chercherons à savoir qui est ce portier. "Et les brebis écoutent sa voix, et il appelle ses propres brebis par leur nom". Car il a leurs noms écrits dans le livre de vie. "Il appelle ses propres brebis parleur nom". Voilà pourquoi l'Apôtre a dit: "Le Seigneur connaît ceux qui lui appartiennent (1). Et il les conduit hors de la bergerie, et quand il a fait sortir ses brebis, il va devant elles, et les brebis le suivent; car elles connaissent sa voix; mais elles ne suivent point un étranger, et elles fuient loin de lui, parce qu'elles ne connaissent point la voix des étrangers". Ces paroles sont obscures, pleines de difficultés, grosses de mystères. Suivons donc et écoutons le Maître; il va soulever un coin du voile qui les couvre; et par cela même qu'il nous ouvrira, il nous fera peut-être la grâce d'entrer.

7. "Jésus leur proposa cette similitude, mais ils ne comprirent pas ce qu'il leur disait". Ni nous non plus, peut-être. Quelle différence y a-t-il entre eux et nous, avant que nous saisissions nous-mêmes le sens de ces paroles? C'est que nous frappons pour qu'on nous ouvre; eux, au contraire, en refusant de reconnaître le Christ, ne voulaient point entrer pour se conserver; mais ils prétendaient rester dehors, et devaient y trouver leur perte; nous écoutons donc avec un pieux respect les paroles du Sauveur; avant de les comprendre, nous les considérons comme l'expression de la vérité et comme émanées de Dieu même; voilà la distance qui nous sépare des interlocuteurs de Jésus.

1. 2Tm 2,19.

Lorsque deux personnes, l'une impie et l'autre pieuse, entendent les paroles de l'Evangile, ces paroles peuvent sembler si différentes aux deux personnes, qu'elles soient comprises par elles dans un sens tout opposé d'après celle-ci, le Sauveur n'aurait rien dit; suivant l'opinion de celle-là, il aurait dit la vérité; ses paroles seraient excellentes, seulement on ne les aurait pas saisies. Parce que l'une a la foi, elle frappe déjà et mérice qu'on lui ouvre, si elle continue à frapper; pour l'autre, elle en est encore à entendre ces paroles: "Si vous ne croyez point, vous ne comprendrez pas (1)". Pourquoi ces réflexions de ma part? Le voici. Après que j'aurai expliqué de mon mieux ces obscures paroles, quelqu'un d'entrevous pourra encore ne pas les comprendre, soit parce qu'elles sont vraiment trop difficiles à pénétrer, soit parce que je n'en aurai pas découvert tout le sens, ou que mes expressions n'auront pas exactement rendu ma pensée; soit, enfin, parce que son intelligence à lui serait lente et incapable de suivre mes explications: qu'il ne se désole pas, cependant; que sa foi demeure ferme, qu'il marche tranquillement son chemin, qu'il prête l'oreille à cet avertissement de l'Apôtre: "Si vous avez d'autres pensées, Dieu vous éclairera; cependant, par rapport aux choses que nous connaissons, ayons les mêmes sentiments (2)".

8. Commençons donc à écouter l'explication que le Sauveur va nous donner de ses précédentes paroles. a Jésus leur dit de "nouveau: En vérité, en vérité, je vous le "déclare: je suis la porte des brebis n. Il vient d'ouvrir la porte qu'il nous avait montrée fermée. Il est lui-même cette porte. Nous le reconnaissons. Entrons donc, ou réjouissons-nous d'être déjà entrés. "Tous ceux qui sont venus sont des voleurs et des brigands". Seigneur, que veulent dire ces paroles: "Tous ceux qui sont venus?" Eh quoi! n'êtes-vous pas venu vous-même? Veuillez donc me comprendre. En disant: "Tous ceux qui sont venus, sont des voleurs et des brigands", j'ai évidemment sous-entendu en dehors de moi. Reportons-nous donc en arrière. Avant la venue du Sauveur, les Prophètes ont paru; étaient-ils des voleurs et des brigands? Non, car, au lieu d'être en dehors de lui, ils étaient avec lui. Il avait envoyé

1. Is 7,9 suiv. les Septante.- 2. Ph 3,15-16.

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devant lui des hérauts, mais il tenait en ses mains le coeur de ces émissaires divins. Voulez-vous être certains qu'ils étaient venus avec le Christ qui est toujours? Il s'est fait homme dans le temps. Qu'est-ce à dire: toujours? "Au commencement était le Verbe (1)". Ceux qui sont venus avec le Verbe sont donc venus avec le Christ. "Je suis", dit-il, "la voie, la vérité et la vie (2)" . S'il est la vérité, les Prophètes sont donc venus avec lui, puisqu'ils ont dit la vérité. Tous ceux qui sont venus en dehors de lui sont, par conséquent, "des voleurs et des brigands"; ils sont venus pour voler et faire mourir.

9. "Mais les brebis ne les ont point entendus". Ces paroles: "Les brebis ne les ont point entendus", sont plus obscures encore. Avant que Notre-Seigneur Jésus-Christ vint sur la terre et s'humiliât jusqu'à se faire homme, il y eut des justes pour croire qu'il viendrait, comme nous croyons qu'il est déjà venu. Les temps ont été divers, mais la foi a toujours été la même. Les verbes eux-mêmes changent suivant les époques qu'ils désignent, puisqu'ils ont une terminaison différente. Il viendra, ne se prononce pas comme, il est venu. Quand on dit: Il viendra, on ne fait pas entendre le même son de voix qu'en disant: il est venu; néanmoins, la même croyance unit et ceux qui ont cru à sa venue future, et ceux qui le croient venu. Nous voyons que les uns et les autres sont tous entrés, quoique à des époques différentes, par la porte de la foi, c'est-à-dire par le Christ. Nous croyons que Notre-Seigneur Jésus-Christ, né d'une Vierge, est venu dans la chair, qu'il y est mort, ressuscité et monté au ciel. Comme ces verbes sont au temps passé, nous croyons que tous ces événements se sont accomplis. Nos pères, qui ont cru que le Sauveur naîtrait d'une Vierge, mourrait, ressusciterait et monterait au ciel, sont unis à nous, par les liens d'une même foi; c'est à eux que l'Apôtre fait allusion quand il dit: "Nous avons un même esprit de foi, selon qu'il est écrit: J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé; nous croyons aussi, et c'est pour cela que nous parlons (3)". Le Prophète avait dit: "J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé (4)"; l'Apôtre dit à son tour: "Nous croyons aussi, et c'est pour cela que nous parlons". Et pour prouver qu'il y a unité

1. Jn 1,1.- 2. Jn 14,6.- 3. 2Co 4,13.- 4. Ps 115,10.

de foi, Paul dit expressément: "Nous avons un même esprit de foi, et nous croyons". Voici ce que nous lisons dans une autre de ses épîtres: "Mes frères, je ne veux, point vous laisser ignorer que nos pères ont tous été sous la nuée, qu'ils ont tous passé la mer Rouge, et qu'ils ont tous été baptisés sous la conduite de Moïse, dans la nuée et dans la mer, qu'ils ont tous mangé la même viande spirituelle, et qu'ils ont bu le même breuvage spirituel". La mer Rouge est l'emblème du baptême: Moïse, qui a conduit les Israélites à travers la mer Rouge, représente le Christ; le peuple qui la franchit, ce sont les fidèles; la mort des Egyptiens signifie la rémission des péchés. Les signes sont différents, la foi est la même. Il en est de la diversité des signes comme de la diversité des paroles; les paroles se prononcent différemment selon qu'elles représentent un temps ou un autre, et véritablement elles ne sont rien autre chose que des signes. Elles ne sont des paroles qu'autant qu'elles ont un sens; ôte à une parole sa signification, il ne reste plus qu'un vain bruit. Toutes choses ont donc été représentées par un signe. Ceux qui nous transmettaient ces signes, et nous annonçaient d'avance par des prophéties ce que nous croyons aujourd'hui, ceux-là n'avaient-ils pas la même foi que nous? Certes, ils croyaient comme nous, avec cette seule différence que l'avenir était l'objet de leur foi, et que le passé est l'objet de la nôtre. Voilà pourquoi l'Apôtre a dit: "Ils ont bu le même breuvage spirituel"; le même breuvage spirituel; car, celui dont ils rafraîchissaient leurs corps était différent. Que buvaient-ils spirituellement? "Ils buvaient de l'eau de la pierre spirituelle qui les suivait, et cette a pierre était Jésus-Christ (1)". Remarquez-le donc: quoique la foi fût toujours la même, les signes ont varié. Pour nos pères, le Christ était la pierre; pour nous, le Christ est placé sur l'autel. Par une grande et mystérieuse allusion au même Christ, ils buvaient de l'eau qui sortait de la pierre; ce que nous buvons nous-mêmes, les fidèles le savent. Si tu t'arrêtes aux apparences, tu verras une différence réelle; mais situ pénètres le sens caché, tu te convaincras qu'ils ont bu le même breuvage spirituel. Tous ceux donc qui, dans les temps antérieurs au Christ, ont ajouté foi aux prédictions

1. 1Co 10,1-4.

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d'Abraham, d'Isaac, de Jacob, de Moïse, des autres patriarches et des autres Prophètes qui annonçaient le Christ, ceux-là en étaient les brebis; ils ont entendu le Christ lui-même; non une voix étrangère, mais sa propre voix. C'était un juge qui parlait par la bouche de son huissier; car, lorsqu'un juge rend ses sentences par l'intermédiaire de l'huissier, le greffier n'écrit pas: l'huissier a prononcé; c'est le juge qui a prononcé. Par conséquent, il en est d'autres que les brebis n'ont point entendus; le Christ n'était pas avec eux; ils se trompaient, ils disaient des faussetés, ils gazouillaient niaisement, imaginaient des inutilités et séduisaient des malheureux.

10. Mais pourquoi ai-je dit que ces paroles offraient une difficulté plus grande que les autres? Qu'y a-t-il ici d'obscur et de difficile à comprendre? Ecoutez-moi, je vous en prie. Voilà que Notre-Seigneur Jésus-Christ est venu et qu'il a prêché; c'était, sans contredit, la voix par excellence du pasteur: ses paroles sortaient de la bouche même du pasteur. Si, en passant par l'organe des Prophètes, elles étaient bien celles du pasteur, que dire de celles qui tombaient de ses propres lèvres? N'étaient-elles pas, plus que toutes les autres, les paroles du pasteur? Tous ne l'ont pas entendu; mais, à notre avis, ceux qui l'ont entendu étaient-ils ses brebis? Judas l'a entendu: c'était un loup qui le suivait et lui tendait des embûches en se couvrant d'une peau de brebis. Quelques-uns de- ceux qui crucifiaient le Sauveur ne l'entendaient pas, et faisaient pourtant partie de son troupeau, car il les apercevait au milieu de la foule, quand il disait: "Lorsque vous aurez élevé "le Fils de l'homme, alors vous saurez que je suis (1)" . De quelle manière trancher cette difficulté? Il y en a qui l'écoutent, quoiqu'ils ne soient point ses brebis, et parmi ses brebis, il en est qui ne l'écoutent pas; certains loups suivent le pasteur à la voix, et certaines brebis lui désobéissent: en fin de compte, on voit des brebis tuer leur pasteur. Voilà comment on résout la difficulté proposée. Quelqu'un répond en disant: Quand on ne l'écoutait pas, on n'était pas encore du nombre des brebis, mais du côté des loups; dès qu'on a entendu sa voix, on s'est transformé: de loup on est devenu brebis; à peine changé

1. 1Jn 8,28.

en brebis, on a entendu le pasteur, on l'a trouvé et suivi, et parce qu'on a obéi à ses ordres, on a espéré en ses promesses.

11. La difficulté est évidemment bien résolue, et l'explication que nous en avons donnée suffira peut-être à plusieurs. Pour moi, elle m'embarrasse encore, et l'embarras qu'elle me cause, je vous en fais part, afin qu'en cherchant en quelque sorte avec vous une solution plus complète, je mérite, par la grâce de Dieu, de la trouver avec vous. Apprenez donc ce qui me gêne en cela. Par la bouche du prophète Ezéchiel, le Seigneur fait des reproches aux pasteurs, et, entre autres choses, il dit ceci des brebis: "Vous n'avez point rappelé la brebis égarée (1)". Il parle "d'une brebis", et il la dit "égarée"; si, au moment où cette brebis se trouvait égarée, elle n'avait pas cessé d'être une brebis, de qui écoutait-elle la voix pour s'écarter ainsi du bon chemin? Sans aucun doute, elle suivrait le droit chemin, si elle écoutait la voix du pasteur; mais parce qu'elle a écouté celle d'un étranger, elle s'est éloignée de la bonne voie: elle s'est rendue attentive à la parole d'un voleur et d'un brigand. Il est sûr que les brebis ne prêtent point l'oreille aux appels des larrons. "Ceux qui sont venus", dit le Sauveur, et nous comprenons qu'il veut dire En dehors de moi: "Ceux qui sont venus en dehors de moi, sont des voleurs et des brigands, et les brebis ne les ont pas écoutés". Seigneur, si les brebis ne les ont pas écoutés, comment ont-elles pu s'égarer? Les brebis, vous le dites, n'écoutent que vous; vous êtes la vérité même, et quiconque prête l'oreille à la vérité, ne s'égare pas. Pour ceux-là, ils se sont égarés, et on leur donne encore le nom de brebis: évidemment, on les appelle ainsi, même quand ils ont quitté le droit chemin; sans cela, Ezéchiel n'aurait pas dit: "Nous n'avez point rappelé la brebis égarée" . Comment se fait-il qu'on se soit égaré sans démériter le nom de brebis? A-t-on entendu la voix d'un étranger? Certes, "les brebis ne les ont pas entendus". Beaucoup sont choisis parmi les hérétiques pour entrer dans le bercail du Christ et devenir catholiques: on en enlève un bon nombre aux voleurs pour les rendre au pasteur: parfois ils murmurent, et conservent de la rancune à l'égard de celui qui les rappelle: ils ne comprennent

1. Ez 34,4.

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pas qu'on les égorgeait; néanmoins, lorsque ces brebis errantes sont rentrées dans la bergerie, elles reconnaissent la voix du pasteur, éprouvent une grande joie de s'être replacées sous sa houlette, et rougissent de s'en être écartées. Maintenant, quand ils étaient aussi fiers de suivre l'erreur que s'ils avaient suivi la vérité, ils n'entendaient certainement pas la voix du pasteur, et ils marchaient sur les traces d'un étranger: alors, étaient-ils des brebis, ou n'en étaient-ils pas? S'ils étaient des brebis, peut-on dire que des brebis n'écoutent pas l'étranger? S'ils n'en étaient pas, pourquoi le Seigneur fait-il ce reproche aux pasteurs: "Vous n'avez point rappelé la brebis égarée?" Il se présente quelquefois des circonstances déplorables dans la vie des chrétiens devenus catholiques, dans l'existence des fidèles qui nourrissent, pour l'avenir, de légitimes espérances. Ils se laissent aller à l'erreur et reviennent ensuite à la vérité. Quand ils sont tombés dans l'erreur, et qu'ils ont reçu une seconde fois le baptême, ou bien, quand après avoir fait partie du troupeau du Christ, ils sont retombés dans leurs précédentes erreurs, étaient-ils des brebis ou n'en étaient-ils pas? Evidemment, ils étaient catholiques; s'ils étaient catholiques fidèles, ils étaient des brebis, et s'ils étaient des brebis, comment ont-ils pu entendre la voix d'un étranger, puisque le Sauveur a dit: "Les brebis ne les ont pas entendus?"

12. Vous le voyez, mes frères, la question est très-difficile à éclaircir. Je dis donc: "Le Seigneur connaît ceux qui lui appartiennent (1)". Il connaît ceux qu'il a choisis d'avance, il connaît les prédestinés; car il est écrit de lui: "Ceux qu'il a connus dans sa prescience, il les a aussi prédestinés pour être conformes à l'image de son Fils, afin qu'il fût lui-même le premier-né entre plusieurs frères. Et ceux qu'il a prédestinés, il les a appelés, et ceux qu'il a appelés, il les a justifiés, et ceux qu'il a prédestinés, il les a glorifiés. Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous?" Ajoute encore ceci: "S'il n'a pas épargné son propre Fils, et s'il l'a livré à la mort pour nous, que ne nous donnera-t-il point, après nous l'avoir donné?" Mais qui, nous? Ceux qu'il a connus d'avance, ceux qu'il a prédestinés, justifiés et glorifiés, ceux dont il est dit

1. 2Tm 2,19.

ensuite: "Qui accusera les élus de Dieu (1)?" "Le Seigneur connaît donc ceux qui lui appartiennent"; ce sont ses brebis. Souvent elles s'ignorent elles-mêmes, mais le pasteur les connaît, en conséquence de cette prédestination, de cette prescience de Dieu, de ce choix de ses brebis, qu'il a fait avant la création du monde; c'est ce que dit l'Apôtre: "Comme il nous a élus en lui avant la création du monde (2)". En raison de cette prescience et de cette prédestination divines, que de brebis se trouvent en dehors du bercail! que de loups se rencontrent au dedans! et aussi, que de brebis au dedans! que de loups au dehors! Mais pourquoi ai-je dit: Que de brebis en dehors du bercail! Combien vivent aujourd'hui dans la débauche, qui deviendront chastes! Combien blasphèment maintenant le Christ, qui croiront plus tard en lui! Ils sont nombreux, les ivrognes qui se montreront sobres, les voleurs du bien d'autrui, qui donneront le leur. Néanmoins, ils écoutent aujourd'hui une voix étrangère, ils suivent des étrangers. Au contraire, que de gens louent Dieu à cette heure, à l'intérieur de la bergerie, et le blasphémeront un jour! Que de personnes chastes deviendront libertines! Que d'hommes sobres se noieront dans le vin! Que de chrétiens se tiennent fermes, et feront pourtant une lourde chute! Ce ne sont point des brebis. (Nous parlons ici, bien entendu, des prédestinés, de ceux dont Dieu sait s'ils lui appartiennent) Néanmoins, tant qu'ils sont dociles aux leçons de la sagesse, ils écoutent la voix du Christ. Les uns l'écoutent, et les autres ne l'écoutent pas; mais si nous nous reportons à la prédestination, nous verrons que les premiers ne sont point les brebis du Sauveur, et que les seconds font partie de son troupeau.

13. Reste encore une difficulté, qui me semble maintenant pouvoir être ainsi résolue. Il y a une parole, il y a, dis-je, une parole du pasteur, d'après laquelle ses brebis n'écoutent pas les étrangers, et ceux qui ne sont pas ses brebis, ne l'écoutent pas lui-même. Quelle est cette parole? "Celui qui aura persévéré jusqu'à la fin, sera sauvé (3)". Celui qui appartient au Christ, ne néglige pas cette parole; celui qui lui est étranger, ne l'entend point. Le Sauveur le presse de persévérer en lui jusqu'à la fin; mais, en ne

1. Rm 8,29-33.- 2. Ep 1,4. - 3. Mt 10,22.

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persévérant pas dans le Christ, ce chrétien montre qu'il n'entend pas sa voix. Il s'est approché du Sauveur; il lui a entendu dire telles et telles paroles, celles-ci et encore celles-là, toutes paroles pleines de vérité et de salut; entre autres se trouvent les suivantes: "Celui qui aura persévéré jusqu'à la fin, sera sauvé". Celui qui les écoute est une brebis: un je ne sais qui, les entendait aussi; mais il les a méprisées, il s'est refroidi, et a fini par écouter une voix étrangère. S'il est du nombre des prédestinés, son égarement est de courte durée; il n'est pas perdu pour toujours; il revient bientôt pour entendre ce dont il a tenu peu de cas, et agir suivant ce qu'il a entendu. Car, s'il est question d'un prédestiné, Dieu a prévu tout à la fois, et son égarement et sa conversion à venir; et s'il a quitté le bon chemin, il se rapproche afin d'entendre la voix du pasteur, et de suivre celui qui a dit: "L'homme qui aura persévéré jusqu'à la fin, sera sauvé". Bonne parole, mes frères; parole vraie, parole de pasteur c'est la parole de salut qui retentit sous la tente des justes (1). Car il est facile d'écouter le Christ, de louer l'Evangile, de saluer par des acclamations celui qui (explique; mais persévérer jusqu'à la fin, c'est le propre des brebis qui écoutent la voix du pasteur. Une tentation se présente; persévère jusqu'à la fin, parce que la tentation ne dure pas si longtemps. Jusqu'à quelle fin persévéreras-tu? Jusqu'au terme de ta course. Aussi longtemps que tu n'écoutes pas le Christ, il est ton adversaire dans ce voyage, c'est-à-dire pendant cette vie mortelle. Mais que dit-il? "Hâte-toi de te réconcilier avec ton adversaire, pendant que tu es en chemin avec lui (2)". Tu l'as entendu, tu l'as cru, tu t'es réconcilié avec lui. Si tu luttais avec lui, réconcilie-toi; et si le bienfait de la réconciliation t'a été accordé, veuille ne plus entrer désormais en litige. Car tu ignores à quel moment se terminera ta course: mais le Christ ne l'ignore pas. Si tu es du nombre de ses brebis, et que tu persévères jusqu'à la fin, tu seras sauvé voilà pourquoi ceux qui lui appartiennent écoutent sa voix, et ceux qui lui sont étrangers, ne l'écoutent pas. Cette question, singulièrement obscure, je vous l'ai expliquée ou je l'ai traitée avec vous de mon mieux, et comme le Seigneur m'en a fait la grâce. S'il en

1. Ps 117,15.- 2. Mt 5,25.

est, parmi vous, pour avoir moins bien saisi mes paroles, qu'ils demeurent dans la piété, et la vérité leur sera manifestée: pour ceux qui m'ont compris, ils ne doivent pas en concevoir d'orgueil, comme s'ils étaient plus agiles, et les autres moins prompts; car l'orgueil pourrait les jeter hors la voie, et les empêcher très-facilement d'arriver les premiers, en retardant leur marche. Daigne celui à qui nous adressons ces paroles, nous conduire tous jusqu'au but: "Seigneur, conduisez-moi dans vos voies, et je marcherai dans votre vérité (1)".

14. Le Sauveur nous a dit qu'il est la porte au moyen de l'explication qu'il nous a donnée de ces paroles, entrons dans le sens de ce qu'il nous a dit sans nous l'expliquer. Quoique, dans la leçon qu'on vient de nous réciter, il ne nous ait pas dit quel pasteur il est, néanmoins il nous en avertit formellement dans la leçon suivante: "Je suis le bon pasteur". Quand même il ne nous le dirait pas, pourrions-nous voir une allusion à un autre que lui dans ces paroles sorties de sa bouche: "Celui qui entre par la porte est le pasteur des brebis. Le portier ouvre à celui-là, et les brebis entendent sa voix; et il appelle ses propres brebis par leur nom, et il les conduit hors de la bergerie; et quand il a fait sortir ses brebis, il va devant elles, et les brebis le suivent; car elles connaissent sa voix?" Quel pasteur, en effet, appelle ses brebis par leur nom, et les conduit de ce monde jusqu'à la vie éternelle? N'est-ce pas celui-là seul qui connaît les noms des prédestinés? Voilà pourquoi il dit à ses disciples: "Réjouissez-vous, car vos noms sont écrits dans le ciel (2)". De là vient qu'il les appelle toutes par leurs noms. Qui les fait sortir de la bergerie? N'est-ce point celui-là seul qui leur remet leurs péchés, afin que, délivrées de la plus dure servitude, elles puissent le suivre? Qui est-ce qui a marché devant elles jusqu'à l'endroit où elles doivent venir après lui? N'est-ce pas celui qui, sorti d'entre les morts, ne meurt plus, celui sur lequel la mort n'aura désormais plus d'empire (3)?Lorsqu'il se montrait sous les traits de notre humanité, il a dit: "Père, je désire que, là où je suis, ceux que vous m'avez donnés s'y trouvent avec moi (4)". Telle est la raison d'être de ces paroles du Sauveur:

1. Ps 85,11. - 2. Lc 10,20.- 3. Rm 6,9.- 4. Jn 17,21.

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"Je suis la porte: si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé; et il entrera, et il sortira, et il trouvera des pâturages". Par là il montre, jusqu'à la dernière évidence, que non-seulement le pasteur, mais encore les brebis, entrent par la porte.

15. Que veulent dire ces mots: "Il entrera, et il sortira, et il trouvera des pâturages?" Il est singulièrement avantageux d'entrer dans l'Eglise, par la porte qui est le Christ; mais il est plus malheureux encore d'en sortir, dans le sens que Jean indique en son épître: "Ils sont sortis du milieu de nous, mais ils n'étaient pas de nous (1)". Une pareille manière d'en sortir ne pouvait obtenir les louanges du bon pasteur; il n'aurait pas dit, en ce sens-là: "Il entrera, et il sortira, et il trouvera des pâturages". Il y a donc, non-seulement une manière d'entrer, mais aussi une façon légitime de sortir par la bonne porte, qui est le Christ. Mais quelle est cette louable et heureuse manière de sortir? Je pourrais dire que nous entrons, quand nous réfléchissons intérieurement, et que nous sortons, lorsque nous nous livrons à quelque occupation extérieure. Et parce que, suivant le langage de l'Apôtre, le Christ habite en nos coeurs par la foi (2), entrer par le Christ, c'est conformer ses pensées aux enseignements de la foi, et sortir par le Christ, c'est prendre cette même foi pour guide même dans nos oeuvres extérieures, c'est-à-dire quand nous agissons devant les hommes. Voilà pourquoi nous lisons dans un psaume: "L'homme sortira pour vaquer à son ouvrage (3)". De là viennent aussi ces paroles du Sauveur: "Que vos oeuvres brillent aux yeux des hommes (4)". Mais je préfère de beaucoup ce que la Vérité même, comme un bon pasteur, et, par conséquent, comme un bon maître, nous dit en quelque sorte sur la manière dont nous devons entendre ces mots: " Il entrera, et il sortira, et il trouvera des pâturages".

1. Jn 2,19.- 2. Ep 3,17.- 3. Ps 103,23. - 4. Mt 5,16.

Car voici ce que le Sauveur ajoute: "Un voleur ne vient que pour dérober et tuer, et a détruire; et moi, je suis venu, afin qu'elles a aient la vie, et qu'elles l'aient en abondance". Il a voulu, ce me semble, dire ceci: Afin qu'en entrant elles aient la vie, et qu'en sortant, elles l'aient plus abondamment encore. Personne ne peut sortir par la porte, c'est-à-dire, parle Christ, pour entrer dans la vie éternelle où nous verrons Dieu face à face, s'il n'entre d'abord dans l'Eglise par la même porte, par le même Christ, pour y puiser la vie du temps où nous n'apercevons Dieu que par la foi. Aussi dit-il: "Je suis venu, afin qu'ils aient la vie", c'est-à-dire, la foi qui agit par la charité (1). C'est par cette foi qu'elles entrent dans le bercail, afin d'y trouver la vie, parce que le juste vit de la foi (2); et afin qu'ils l'aient en plus grande abondance, ceux qui, en persévérant jusqu'à la fin, sortent par cette porte, c'est-à-dire par la foi en Jésus-Christ; ils meurent, en effet, en vrais fidèles, et ils auront plus abondamment la vie, puis. qu'ils parviendront là où le pasteur les a précédés, et où ils ne seront jamais plus sujets à la mort. Sur cette terre, dans le bercail lui-même, les pâturages ne manquent pas; car nous pouvons appliquer ces paroles: "Et il trouvera des pâturages", à l'entrée et à la sortie des brebis: cependant, les vrais pâturages se trouvent surtout dans le séjour où seront rassasiés tous ceux qui ont faim et soif de la justice (3). C'est dans ces pâturages qu'est entré celui à qui il a été dit: "Tu seras aujourd'hui avec moi dans le paradis (4)". Mais comment le Sauveur est-il la porte? Comment est-il le pasteur, de manière à ce qu'il entre et sorte, en un sens, par lui-même? Quel est le portier? Autant de questions qu'il serait trop long d'examiner et de discuter aujourd'hui, pour en donner la solution que 1a grâce divine voudrait bien nous suggérer.

1. Ga 5,6.- 2. Rm 1,17.- 3. Mt 5,6.- 4. Lc 23,43.




Augustin sur Jean 44