Augustin, lettres



PREMIÈRE SÉRIE. LETTRES I - XXX.


LETTRES ÉCRITES PAR SAINT AUGUSTIN

AVANT SA PROMOTION A L'ÉPISCOPAT.




LETTRE PREMIÈRE. (Fin de l'année 386)

Hermogénien était un ami des jeunes années de saint Augustin; notre Saint, dans ses premières et déjà si belles études philosophiques, aimait à recueillir les jugements de cet ami. - Nous ayons dit, dans l'Histoire de saint Augustin, ce qu'étaient les philosophes désignés sous le nom d'Académiciens, et nous avons analysé, l'ouvrage que notre docteur leur a consacré, ci-dessus, page 16-20. - Dans cette lettre, il assure qu'il a plutôt voulu les imiter que les combattre. - Si les fondateurs de cette école ont voilé la vérité, c'était. pour la soustraire aux. profanations des hommes grossiers c'est aussi dans l'intérêt de la vérité qu'Augustin démontre, à ses contemporains indolents, la possibilité de la connaître avec certitude.

AUGUSTIN A HERMOGÉNIEN.

1. Je n'oserais jamais, même sous forme de badinage, attaquer les académiciens; l'autorité de si grands hommes me toucherait déjà beaucoup, si de plus je ne savais que leur pensée n'a pas été celle que le vulgaire leur a prêtée. Autant que je l'ai pu, je les ai imités plutôt que combattus, ce qui passerait mes forces.

Il me paraît qu'il était alors convenable que si quelque chose de pur coulait de la source platonicienne, on le mît à la portée d'un petit nombre d'hommes seulement, en le faisant passer dans un lit étroit tout voilé d'ombres et sous des buissons épineux, au lieu de le conduire à découvert et de l'exposer à être troublé et souillé sous les pieds des bêtes qui s'y seraient précipitées. Quoi de plus bestial en effet que l'opinion de ceux qui croient que l'âme que un corps? Contre des hommes de cette sorte, il était raisonnable et utile de recourir à l'art et à la méthode du vrai Dieu (1). Mais dans ce siècle où nous ne voyons plus de philosophes, si ce n'est peut-être ceux qui en portent la robe, et que je ne trouve pas dignes d'un nom si vénérable, il me semble bon de ramener à l'espérance de découvrir la vérité ceux que les académiciens, par le génie de leur langage, détourneraient de la connaissance des choses. Il ne faudrait pas que des précautions prises dans un temps pour le déracinement de profondes erreurs, servissent à empêcher qu'on ne répandît la science.

2. En ce temps-là, les différentes sectes s'agitaient dans l'étude avec une ardeur si vive qu'on devait uniquement redouter que le faux ne fût autorisé. Chacun, chassé à coups d'arguments du point où il se croyait le plus expugnable, se mettait à chercher autre chose, avec d'autant plus de force et de prudence que l'application à la science des moeurs était plus grande et que la vérité et ses profondeurs obscures paraissaient se cacher dans la nature des choses et dans la nature même de l'esprit. Aujourd'hui, qu'on aime si peu le travail et les nobles études, si on entend dire que des philosophes

1. Qui voile la vérité aux indignes,comme on le remarque dans les paraboles évangéliques. Mt 13,10-16

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très-subtils aient jugé impossible de rien connaître, les intelligences se laissent aller et se ferment éternellement. On n'osera pas se croire plus pénétrant que ces philosophes, ni se vanter d'avoir trouvé ce qui a échappé à la grande étude, au. génie, aux loisirs, au savoir vaste et varié de Carnéade pendant une longue vie. Si ces esprits paresseux se décident, par un effort, à lire les ouvrages qui semblent refuser à la nature humaine la faculté de connaître la vérité, ils retombent aussitôt dans un assoupissement si profond que la trompette céleste ne peut les éveiller.

3. Votre jugement au sujet de mes petits livres (1), m'est très-agréable, et telle est mon opinion sur vous, que je ne crois pas votre sagesse capable de se tromper ni votre amitié capable de feindre; c'est pourquoi je vous demande de voir soigneusement et de m'écrire si vous approuvez ce que j'ai dit, à la fin du troisième livre, plutôt par conjecture qu'avec certitude, mais pourtant, je pense, avec plus d'utilité que de motifs de n'y pas croire. Quoi qu'il en soit de ce que j'ai écrit, ce qui me plaît surtout, ce n'est pas d'avoir vaincu les académiciens, ainsi que l'amitié, plus peut-être que la vérité, vous le fait dire, c'est d'avoir brisé le lien qui m'empêchait de m'approcher des mamelles de la philosophie, et d'avoir triomphé du désespoir de trouver le vrai, cette pâture de l'esprit (2).

1. Contre les Académiciens. - 2. Les quatre premières lettres ont été écrites de Cassiacum




LETTRE II. (Fin de l'année 386)

Saint Augustin adresse à son ami Zénobe quelques mots de philosophie et d'amitié. - Il avait commencé avec lui une discussion philosophique qu'il avait fallu interrompre; il lai exprime le désir de reprendre d'aussi utiles entretiens.

AUGUSTIN A ZÉNOBE.

Il est, je crois, bien entendu entre nous que te que les sens peuvent atteindre ne saurait rester un seul moment dans le même état, mais que tout cela passe et s'écoule sans durée permanente, et pour parler comme les Latins, n'a, point d'être. Aussi la véritable et divine philosophie nous enseigne à modérer et à assoupir le très-funeste amour de ces biens visibles si remplis de peines, afin que l'esprit, pendant même qu'il gouverne ce corps, ne se porte tout entier et avec ardeur que vers les choses immuables et qui ne plaisent point par une beauté passagère. Néanmoins, quoique notre âme vous voie en elle-même, et vous voie tel que vous êtes, tel qu'on peut vous aimer sans crainte de vous perdre, nous avouons que nous cherchons et que nous désirons, autant qu'il est permis, votre conversation et votre présence quand vous vous éloignez par le corps, et que les lieux vous séparent de nous. C'est là un défaut que vous aimez en nous, si je vous connais bien, et vous ne voudriez pas que nous en fussions corrigés, vous qui souhaitez toutes les prospérités à ceux qui vous sont chers. Si vous en êtes venu à ce point de force d'esprit que ceci vous paraisse comme un piège tendu à notre faiblesse et que vous vous moquiez de ceux qui s'y trouvent pris, en vérité vous êtes grand et tout autre que nous. Pour moi, quand je regrette un ami absent, je veux bien aussi qu'il me regrette. Cependant je prends garde, autant que je puis, et je m'efforce de ne rien aimer de ce qui peut me quitter malgré moi. Aussi sans rechercher l'état présent de votre esprit, je demande que nous achevions la discussion commencée, si nous avons à coeur nos propres intérêts: je ne la terminerais pas avec Alype, lors même qu'il le voudrait; mais il ne le veut pas, car il n'est pas homme à insister auprès de moi pour que je cherche à vous enchaîner à nos études, tandis que je ne sais quelle nécessité vous éloigne.




LETTRE 3. (Année 387)

Nébride, ce doux ami dont le nom se mêle au souvenir de saint Augustin, écrivait souvent à celui qu'il écoutait comme un maître; «vous êtes heureux» lui avait-il dit dans une de ses lettres; ce mot frappe Augustin qui demande comment et pourquoi il est appelé heureux. - Il assure qu'il n'est pas heureux puisqu'il ignore beaucoup de choses, spécialement pourquoi le monde est tel qu'il est (1). Et s'il paraît heureux c'est sans doute pour avoir découvert une manière de prouver que l'âme est immortelle et ne doit pas s'attacher aux choses sensibles (2).

AUGUSTIN A NÉBRIDE.

1. Je ne sais si c'est une réalité ou un pur effet de votre doux langage; l'impression a été soudaine, et je n'ai pas assez examiné jusqu'à quel point je devais me fier à vos paroles. Vous demandez ce que ceci veut dire. Que croyez-vous? Vous avez été près de me persuader, non pas que je fusse heureux, ce qui n'appartient

1. N.1,2,3.- 2. N.4.

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qu'au sage, mais que je fusse comme heureux, de la même manière que nous nous disons hommes, quoique nous le soyons peu en comparaison de l'homme même que Platon avait rêvé; ou de même que nous appelons certaines choses rondes ou carrées quoiqu'elles ne le soient pas avec cette rigoureuse exactitude, appréciable seulement par un petit nombre d'esprits. J'ai lu votre lettre à la lampe après avoir déjà soupé: j'étais près de me coucher, mais non pas de m'endormir. Et longtemps après m'être mis au lit, je pensais, et je m'entretenais avec moi-même, Augustin avec Augustin: Suis-je heureux, me disais-je, comme il plait à Nébride de me l'écrire? Non sans doute, car lui-même n'oserait pas nier combien je suis encore éloigné de la sagesse: Peut-être la vie heureuse est-elle aussi le partage de ceux qui sont peu avancés? C'est difficile à croire, car n'avoir pas la sagesse n'est-ce pas une grande misère, et y a-t-il une autre misère ici-bas? D'où lui est donc venue cette idée? A-t-il osé me croire sage après avoir lu mes petits livres? Le plaisir d'une lecture ne l'aurait pas rendu aussi téméraire, et je sais é trop la prudence accoutumée d'un homme de. te poids- Voici donc pourquoi; c'est qu'il m'a écrit ce qu'il a cru le plus doux. il a trouvé de la douceur dans mes livres et me l'a dit avec satisfaction et n'a pas pris garde a ce qu'il confiait à la joie de sa plume. Que serait-ce s'il avait lu les Soliloques? il eût été enivré, et cependant il n'aurait trouvé rien de plus à me dire que quand il m'a appelé heureux. Il m'a donné tout d'abord le nom le plus élevé et ne s'est rien réservé pour me témoigner un plus grand contentement: voyez ce que fait la joie!

2. Mais où est cette heureuse vie? où donc est-elle? Oh! si elle existait, elle rejetterait les atomes d'Épicure. Oh! si elle existait, elle saurait qu'il n'y a rien au-dessous du monde. Oh! si elle existait, elle saurait que l'extrémité d'une sphère tourne plus lentement que son milieu, et autres choses semblables qui me sont pareillement connues. Mais comment et, à quel degré suis-je heureux, moi qui ignore pourquoi le monde est grand comme il est, avec des figures qui ne l'empêcheraient pas d'être infiniment plus grand? Comment ne me dirait-on pas, ou plutôt comment ne serions-nous pas forcés d'avouer que les corps sont divisibles à l'infini, de manière que d'un corps, quel qu'il puisse être, il sortira toujours, pour former une grandeur déterminée, un nombre certain de petits corps? Ainsi donc, comme il n'y a pas de corps dont on doive dire qu'il est le plus petit possible, pourquoi dirions-nous que le monde est, si grand qu'un plus grand ne peut pas être? à moins par hasard qu'il n'y ait une importante vérité dans ce que je dis un jour secrètement à Alype, savoir que le nombre intelligible croît jusqu'à l'infini sans pouvoir subir cependant une diminution infinie, car on ne trouve rien au-dessous de l'unité, et qu'au contraire le nombre sensible (et quel nombre sensible y a-t-il que la quantité des corps?) peut diminuer et non pas croître jusqu'à l'infini. Et c'est pour-. quoi peut-être les philosophes font consister les richesses dans les choses intelligibles et la pauvreté dans' les choses sensibles. Quoi de plus malheureux en effet que de pouvoir toujours aller en diminuant? Et quelle heureuse richesse au contraire que de croître tant qu'on veut, d'aller où l'on veut, de revenir quand on veut, jusqu'où l'on veut, et de beaucoup aimer ce qui ne peut jamais diminuer! Car quiconque comprend ces nombres n'aime rien tant que l'unité; ce qui n'est pas étonnant, puisque c'est par elle qu'on aime le reste. Mais, encore une fois, pourquoi le monde est-il grand comme il est? il pouvait l'être un peu plus ou un peu moins. Je l'ignore. Il est ainsi. Et pourquoi occupe-t-il tel point de l'espace plutôt que tel autre? On ne doit faire sur cela aucune question, car une nouvelle question resterait toujours à faire. Ce qui me préoccupait beaucoup, c'est que les corps se divisent jusqu'à l'infini; peut-être y a-t-il été répondu, en parlant de la force contraire du nombre intelligible.

3. Mais attendez. Voyons, disais-je encore, ce je ne sais quoi qui se présente à mon esprit. Ce monde sensible est assurément l'image de je ne sais quel autre monde intelligible. Or, il y a quelque chose de merveilleux dans la façon dont les miroirs nous retracent les images; quelques grands qu'ils soient, ils n'agrandissent pas les images, celles même des plus petits corps; les petits miroirs au contraire, comme, les prunelles des yeux, diminuent les plus grandes images (1). On diminue donc les images du corps en diminuant les miroirs, et, si vous n'augmentez, vous n'augmentez pas les images. Il y a là certainement.

1. Ce qui est vrai des miroirs qui ne sont pas en verre.

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quelque chose de caché. Mais maintenant il faut dormir. D'ailleurs j'ai paru heureux à Nébride, non point pour avoir cherché, mais pour avoir trouvé quelque chose; et cela qu'est-ce? Serait-ce le raisonnement suivant, que j'ai coutume de caresser comme si c'était mon raisonnement unique et où je me délecte trop?

4. De quoi sommes-nous composés? d'une âme et d'un corps. Quel est le meilleur des deux? c'est l'âme assurément. Que loue-t-on dans le corps? je ne vois rien autre que la beauté. Qu'est-ce que c'est que la beauté du corps? l'harmonie des parties avec une certaine suavité de couleur. Et cette beauté ne vaut-elle pas mieux où elle est vraie que là où elle est fausse? Qui doute qu'elle vaudra mieux là où elle sera vraie? Où sera-t-elle vraie? dans l'âme sans doute. L'âme doit donc être plus aimée que le corps. Et dans quelle partie de l'âme réside-t-elle, cette vérité? dans l'esprit et l'intelligence. Qu'y a-t-il de contraire à l'esprit? ce sont les sens. Il faut donc résister aux sens de toutes les forces de l'âme? C'est évident. Que faire si les choses sensibles nous plaisent trop? il faut faire qu'elles ne nous plaisent plus. Et comment donc? par l'habitude de s'en priver et de rechercher ce qui est meilleur. Et si l'âme meurt, la vérité mourra donc aussi, ou bien la vérité n'est pas dans l'intelligence, ou l'intelligence n'est pas dans l'âme, ou ce qui renferme quelque chose d'immortel peut mourir? Mes Soliloques disent et prouvent assez que rien de pare il ne saurait arriver; mais je ne sais quelle habitude de nos maux nous épouvante encore et nous fait chanceler. Enfin, quand même l'âme mourrait, ce qui ne me paraît possible d'aucune manière, les studieux loisirs de ma solitude m'ont assez démontré que la vie heureuse ne se trouverait point dans la joie des choses sensibles. Voilà peut-être ce qui me fait paraître aux yeux de mon cher Nébride sinon heureux, au moins comme heureux: que je le paraisse à moi-même; qu'ai je à perdre? et pourquoi ne croirai je pas à la bonne opinion. qu'il a de moi? je me dis ces choses, puis je fis ma prière accoutumée, et je m'endormis.

5. Il m'a été doux de vous écrire ceci. Vous me faites plaisir lorsque vous me remerciez de ne vous rien cacher de ce qui me vient à la bouche. Je me réjouis de vous charmer de la sorte. A qui adresserai-je plus volontiers mes folies qu'à celui à qui je ne puis déplaire? S'il est au pouvoir de la fortune qu'un homme en aime un autre, voyez combien je suis heureux, moi qui ai reçu du hasard une part si douce et si belle, et je désire, je l'avoue, que de tels biens se multiplient pour mes jours. Mais les vrais sages, qui seuls doivent être appelés heureux, ont voulu que les biens de la fortune ne fussent ni redoutés ni désirés (cupi).

Doit-on dire cupi ou cupiri? et cela arrive bien; car je veux que vous me fassiez connaître cette désinence; je deviens plus incertain dès que je rapproche des verbes semblables. Cupio, fugio, sapio, jacio, capio, ont les mêmes terminaisons: mais doit-on, dire à l'infinitif fugiri ou fugi, sapiri ou sapi? je l'ignore. Je pourrais remarquer que l'on écrit jaci et capi, si je ne craignais que l'on me prît et jetât (caperet, jaceret) à plaisir comme un jouet, en me faisant sentir qu'autre chose est d'être jeté et pris (captum, jactum), et autre chose, d'avoir fui, d'être désiré et goûté (fugitum, cupitum, sapitum). Et encore, dans ces trois derniers mots, j'ignore également si la pénultième est longue et sourde, ou bien grave et brève.

Vous voilà provoqué à m'écrire une lettre plus étendue; je demande de pouvoir vous-lire un peu plus longuement; car je ne puis vous exprimer tout le ravissement que j'y trouve.




LETTRE IV. (Année 387)

Saint Augustin parle à Nébride de ses progrès de solitaire dans la contemplation des choses éternelles.

AUGUSTIN A NÉBRIDE.

1. Jugez de mon étonnement, lorsque, contre toute espérance, cherchant à quelles lettres dé vous j'avais encore à répondre, j'ai reconnu qu'il n'en restait plus qu'une seule: c'est celle où vous me demandez quels progrès nous avons faits, au sein de ce grand loisir que vous vous représentez en vous-même ou que vous aimeriez à partager avec nous, dans la compréhension de ce qui sépare la nature sensible de la nature intelligible. Vous n'ignorez pas que si, on s'enfonce dé plus en plus dans les fausses opinions à mesure qu'on se les rend plus familières et qu'on s'y roule davantage, il en arrive autant et plus aisément à l'esprit en ce qui concerne la vérité. Toutefois ce progrès est insensible comme celui de l'âge; la (523) différente est grande entre un enfant et un jeune homme, mais vous auriez beau interroger continuellement l'enfance, elle ne vous répondrait jamais que tel jour elle est devenue la jeunesse.

2. N'allez pas croire d'après ceci, que par une plus grande vigueur d'esprit et une intelligence plus ferme de la vérité, nous soyons arrivés à une sorte de jeunesse de l'âme. Nous ne sommes que des enfants, mais, comme on dit, de beaux enfants peut-être. Car ce petit raisonnement, qui vous est bien connu, vient souvent rafraîchir et élever nos yeux troublés et remplis des nuisibles soucis. L'intelligence, disons-nous, est supérieure aux yeux et à toutes ces impressions vulgaires: ce qui ne serait pas, si les choses qui se comprennent n'avaient plus d'être que celles qui se voient. Examinez avec moi s'il y a quelque chose de solide à opposer à ce raisonnement. Parfois, avec cet appui fortifiant, et après avoir imploré l'assistance de Dieu, quand je suis emporté vers lui et vers ce qu'il y a de plus véritablement vrai, cette jouissance anticipée des choses éternelles me possède à tel point que j'ai besoin du même raisonnement pour croire à la réalité des objets qui nous sont aussi présents que chacun de nous est présent à lui-même.

Repassez vos lettres, et voyez si, à mon insu, je ne vous dois point d'autre réponse: vous saurez cela mieux que moi. J'ai bien de la peine à croire que je sois sitôt dégagé du poids de tant d'obligations dont un jour je m'étais rendu compte: je ne doute pas cependant que vous n'ayez reçu des lettres de moi, auxquelles vous n'avez pas encore répondu.




LETTRE V. (Fin de l'année 388)

NÉBRIDE A AUGUSTIN.

Est-ce vrai, mon cher Augustin? vous prêtez-vous aux affaires de vos compatriotes avec tant de constance et de patience, que ce loisir, tant recherché, vous échappe? Dites-moi, je vous prie,

1. Saint Augustin était retiré aux environs de Thagaste. Nous ne pensons pas, comme on l'a dit, qu'il ait exercé alors quelque charge municipale, un peu dans le genre des fonctions de curial que son père avait remplies; le jeune Augustin n'habitait pas la ville, mais vivait dans une solitude qu'il n'avait pas le courage de fermer aux importuns; l'hypothèse d'une charge municipale s'accorde peu avec le renoncement au monde qui était déjà pour Augustin une résolution définitive. Dans l'Histoire de saint Augustin et dans notre Voyage en Algérie (Etudes africaines), nous avons dit que Souk-Arras occupe l'emplacement de Thagaste; cette opinion, quoique vraie, manquait de preuves; depuis ce temps une inscription trouvée sur un dé de piédestal a tranché les doutes, et c'est en toute certitude que Souk-Arras nous représente la position de la ville natale de saint Augustin. Voyez un intéressant travail de M. Léon Rénier dans la Revue archéologique, 11Ve année.

quels sont ceux qui osent ainsi abuser de votre bonté? Ils ne savent donc ni ce que vous aimez ni ce à quoi vous aspirez! il n'y a donc pas auprès de vous un seul ami qui le leur dise! où est Romanien? où est Lucinien? Qu'ils m'entendent: moi je crierai, moi j'attesterai que c'est Dieu que vous aimez et que vous désirez servir, que c'est à Dieu que vous songez à vous attacher. Je voudrais vous emmener dans ma maison des champs et vous y mettre en repos; je ne craindrais pas de passer pour un ravisseur auprès de tous ces gens que vous aimez trop et qui vous aiment tant.




LETTRE VI. (Au commencement de l'année 389)

Admiration de Nébride pour les lettres de saint Augustin. - Il pose des questions sur la mémoire et l'imagination. - Il lui semble qu'il ne peut y avoir de mémoire sans imagination, et que ce n'est pas des sens, mais plutôt d'elle-même que l'imagination tire les images des choses.

NÉBRIDE A AUGUSTIN.

1. Je conserve vos lettres comme mes yeux; elles sont grandes, non par l'étendue, mais par les choses, et renferment de grandes preuves de ce qu'il y a de plus grand. Elles parleront à mon oreille comme le Christ, comme Platon, comme, Plotin. Elles seront, par leur éloquence, douces à entendre; par leur brièveté, faciles à lire; par leur sagesse, profitables à suivre. Ayez donc soin de m'apprendre tout ce qui paraîtra bon et sain à votre esprit.

Vous répondrez à ma lettre quand vous serez arrivé à des conclusions dont vous soyez satisfait sur l'imagination et la mémoire. Il me parait à moi que quoique l'imagination n'agisse pas toujours avec la mémoire, la mémoire ne peut jamais agir sans l'imagination. Mais alors, qu'arrive-t-il, me direz-vous, lorsque nous nous souvenons d'avoir compris ou pensé? - A cela je réponds qu'il se mêle toujours à nos perceptions et à nos pensées quelque chose de corporel et de changeant qui appartient à l'imagination elle-même; car, ou, bien nous exprimons nos pensées avec des paroles, et ces paroles n'existent pas sans le temps, et dès lors elles sont du domaine des sens et de l'imagination; ou bien notre esprit reçoit une impression telle quelle dont l'imagination et la mémoire parent en même temps. Je vous dis cela sans réflexion et sans ordre, selon ma coutume; vous l'examinerez et vous nie donnerez dans vos lettres tout le vrai que vous aurez séparé du faux.

2. Ecoutez encore autre chose: pourquoi, je vous prie, ne, disons-nous pas que l'imagination tire d'elle-même et non pas des sens toutes ses

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images? de même que pour voir les choses intelligibles, l'esprit est averti par les sens mais n'en reçoit rien, ainsi l'imagination, dans la contemplation de ses images, peut n'emprunter rien aux sens, mais être plutôt avertie par eux: de là vient peut-être qu'il lui est donné de voir ce que les sens ne voient pas; et ce serait la preuve que l'imagination a en elle-même et par elle-même toutes ses images. Vous me direz ce que vous en pensez.




LETTRE VII. (Année 389)

Saint Augustin examine les deux questions agitées par Nébride. - Le texte présente des obscurités qui tiennent aux difficultés de la matière, et que Nébride ne comprit pas lui-même à la première lecture, comme le lui dit saint Augustin (1) - Tout le monde n'étant point initié à cette métaphysique, le lecteur instruit nous permettra, en faveur de ceux qui le sont moins, d'exposer ici, sous forme d'analyse, les raisonnements qui soutiennent la double thèse développée dans cette lettre.Première question. Il n'est pas vrai, comme le dit Nébride, que la mémoire n'agisse jamais sans l'imagination. - En effet, la mémoire a pour objet, non-seulement ce qui est passé, mais encore ce qui demeure (2). - Or, parmi les choses qui demeurent, il en est, comme l'éternité, que nous nous rappelons sans nous les figurer par l'imagination. - Donc, la mémoire agit, au moins quelquefois, sans le concours de l'imagination (3).Seconde question. - Il n'est pas vrai non plus, comme le dit également Nébride, que l'âme se représente les objets corporels, sans le secours des sens, et cela, pour deux raisons. Voici la première: Si l'âme pouvait par elle-même et avant de faire usage des sens, se figurer les objets corporels, il s'en suivrait que les fantômes formés pendant le sommeil ou dans l'esprit des aliénés, sont plus fidèles que les images apportées par les sens dans l'âme des hommes qui veillent et qui jouissent de leur intelligence: ce qui est manifestement faux. - Donc il est faux aussi que, sans avoir fait usage des sens, l'âme puisse se représenter les objets corporels (4). - Autre raison: Nous pouvons diviser les images en trois espèces: les images imprimées par les sens, les images supposées, et les images approuvées (5). Or, il est certain que les premières, comme leur nom l'indique, viennent par les sens et non par l'imagination. - Quant aux secondes, celles que forme l'imagination, et aux troisièmes, celles que forme la raison, elles sont entièrement fausses. - Donc ce n'est pas l'âme, ce sont les sens qui peuvent seuls nous représenter exactement les objets sensibles (6).Objections. Ne vous étonnez pas que nous nous figurons souvent ce que jamais nous n'avons vu. - C'est que l'esprit a le pouvoir d'amplifier les images perçues parles sens, non de les concevoir sans eux (7). - Ne vous étonnez pas non plus que l'âme ne se représente fidèlement que ce qu'elle a vu. Car nous-mêmes, avant d'exprimer nos sentiments, avons besoin d'être frappés par l'objet qui les produit.Conclusions. Puisque notre âme agit souvent sans ces images corporelles, et que ces images ne sont produites que par les sens, ne croyez pas que le corps lui vienne de ce qu'elle les a formées, comme l'enseignent faussement les:Manichéens. De plus, ne vous attachez pas à leurs fantômes trompeurs: comment résister à la tyrannie des sens en les flattant dans leurs désordres (8)?

AUGUSTIN A NÉBRIDE.

1. Je ne ferai pas d'exorde, et je commencerai

1. Let. 9,n. 5. - 2. N. 1. - 3. N 2. - 4. N. 3. - 5. N. 4.- 6. N. 5. - 7. N.7. - 8. N.7.

tout de suite ma réponse à ce que vous attendez de moi depuis longtemps, d'autant plus que je ne finirai pas de sitôt. Il vous semble qu'il ne peut pas y avoir de mémoire sans les images ou les vues imaginaires que vous appelez du nom de fantômes: moi je pense autrement. Observez d'abord que ce n'est pas seulement des choses passagères que nous nous souvenons, mais des choses qui demeurent. La mémoire s'attache à garder le temps passé, mais elle s'attache tantôt à ce qui nous quitte, tantôt à ce que nous quittons. Quand je me souviens de mon père, je me souviens de ce qui m'a quitté et de ce qui n'est plus; mais quand je me souviens de Carthage, c'est de ce qui est encore et de ce que j'ai quitté moi-même. Dans les deux cas, c'est le passé que ma mémoire rappelle; le souvenir de cet homme et de cette ville part de ce que j'ai vu et non point de ce que je vois.

2. Qu'est-ce que cela prouve? me direz-vous peut-être; ces deux objets ne pourraient pas venir à la mémoire si l'imagination ne vous les retraçait pas. - Il me suffit de vous prouver pour le moment que la mémoire retient aussi les choses qui n'ont point encore passé; et soyez bien attentif pour comprendre l'avantage que j'en tire. Il y a des gens qui reprochent à Socrate cette très-belle vue de son génie, par laquelle il soutient que les choses que nous apprenons n'entrent pas comme des nouveautés dans notre esprit, mais s'éveillent en nous comme des souvenirs: et ceux-là disent que les choses passées sont seules du domaine de la mémoire, que, selon Platon lui-même, ce que nous apprenons demeure toujours et ne doit pas être confondu avec ce qui passe. Mais ils ne s'aperçoivent pas qu'elle est du passé, cette première vue qui s'est une fois présentée à notre intelligence, que nous avons cessé de suivre pour aller à d'autres objets, et que nous retrouvons par le souvenir. L'éternité, pour ne pas citer d'autres exemples, demeure toujours et n'a pas besoin que des figures imaginaires la représentent dans notre esprit; elle ne peut pas nous venir pourtant sans que nous nous en souvenions: il y a donc des choses pour lesquelles la mémoire n'a pas besoin de l'imagination.

3. Je vais maintenant vous convaincre de la fausseté de votre opinion sur la prétendue faculté de l'âme d'imaginer quelque chose de corporel sans avoir fait usage des sens. Si (525) l'âme, avant de se servir du corps pour sentir ce qui est corporel, peut cependant s'en faire une image, et si, comme personne de sensé ne le nie, elle était mieux disposée avant d'être engagée dans les sens sujets à l'erreur, ceux qui dorment seraient dans une situation meilleure que ceux qui veillent, et les frénétiques devraient faire envie; car ils sont affectés par des images qui ont précédé chez eux l'usage menteur des sens; il faudra dire que le soleil qu'ils voient ainsi est plus véritablement le soleil que celui qui brille aux yeux des hommes sains et éveillés, et que toutes les extravagances du sommeil et de la frénésie vaudraient mieux que toutes les vérités. Ces conclusions d'une incontestable absurdité vous prouvent, mon cher Nébride, que l'imagination n'est autre chose qu'une plaie faite par les sens: ils ne sont pas, comme vous le dites, une sorte de rappel, par suite duquel se forment ces images dans l'âme, mais ils portent avec eux et impriment cette fausseté. Vous cherchez à savoir comment des visages et des formes que nous n'avons jamais vus se retracent dans notre pensée; vos questions inquiètes sont une preuve de pénétration. Ceci va donner à ma lettre une longueur inaccoutumée; mais ce n'est pas vous qui la trouverez longue, vous qui aimez toujours mieux la page où je parle le plus longtemps.

4. On peut très-bien et avec vérité diviser en trois sortes toutes ces images que vous appelez, comme beaucoup de gens, des fantômes: les unes, nées des sens, les autres de (imagination, d'autres, enfin, de la pensée. Les images de la première sorte me retracent votre visage, ou bien la ville de Carthage, ou bien notre ami Vérécondus (1) que nous avons perdu; elles sont comprises dans tout ce que j'ai vu et senti des choses qui demeurent ou de celles qui ne sont plus. Je place dans la deuxième sorte ce que nous croyons être ou avoir été de telle manière, ces fictions de l'esprit qui donnent de la grâce au discours sans nuire à la vérité, cette représentation que nous nous faisons à nous-mêmes en lisant des histoires, en écoutant ou en composant des fables, ou bien encore en formant des conjectures. C'est ainsi

1. C'est à Vérécondus qu'appartenait la maison de campagne de Cassiacum où saint Augustin, sa mère et de jeunes amis passèrent des jours d'étude et de contemplation dont on peut voir la peinture dans notre Histoire de saint Augustin, chap. 3. Nous écrivons Cassiacum au lieu de Cassiciacum, d'après les recherches intéressantes et certaines que nous a transmises le docte abbé Luigi Biraghi, de Milan.

que, selon mon gré et selon l'impression de mon esprit, je me représente le visage d'Enée, celui de Médée avec ses dragons ailés attachés au joug, celui de Chrémès ou de Parménon (1). Il faut ranger aussi dans la deuxième sorte d'images ces allégories sous le voile desquelles les sages ont caché quelque vérité, ou ces inventions insensées qui ont établi chez les hommes les différentes superstitions, comme le phlégéton du Tartare, les cinq cavernes de la nation des ténèbres, l'aiguille du Nord qui soutient le ciel, et mille autres chimères des. poètes et des hérétiques. On dit encore dans les discussions: supposez qu'il y ait trois mondes superposés, comme il n'y en a qu'un seul, ou que la terre soit carrée, et autres choses semblables. Tout cela est feint ou imaginé, selon les mouvements de la pensée.

Ce sont surtout les nombres et les dimensions qui appartiennent à la troisième sorte d'images; elles tiennent à la nature des choses lorsque par exemple, la réflexion découvre et la pensée se retrace la vraie figure du monde; ou bien elles touchent à nos études dans les figures géométriques et dans le rythme de la musique et dans l'infinie variété des nombres quelque vraies qu'elles soient à mon sens, elles enfantent cependant de fausses idées que la raison elle-même n'écarte pas sans peine; et il n'est pas facile à l'étude et au discours de s'affranchir de ce mal; nous imaginons comme des jetons pour nous reconnaître dans les divisions et les conclusions.

5. Dans toute cette forêt d'images, je ne pense pas que la première sorte vous paraisse appartenir à l'âme avant qu'elle soit engagée dans les sens; il n'y a pas à disputer longtemps là-dessus. On pourrait chercher, pour les deux autres qui restent, s'il n'était pas évident. que l'âme se trouvait moins sujette aux erreurs avant d'être sous le coup des sens: qui doutera que ces deux sortes d'images soient beaucoup plus fécondes en erreurs que celles qui naissent des objets sensibles? Le faux enveloppe de toutes parts nos suppositions et nos fictions il y a bien plus de vérité dans ce que nous voyons et nous sentons. Et dans la troisième sorte d'images, quelle que soit l'étendue corporelle que me représentent les raisonnements certains, de là science, je démontrerai, par les mêmes raisonnements, que cette image est fausse. C'est pourquoi je ne croirai nullement

1. Personnages de Térence.

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toutes ces images sur lesquelles vous m'interrogez, il est évident qu'un corps n'est pas échu à l'âme par la pensée des formes sensibles; car je ne crois pas qu'il lui soit possible de les sentir avant de s'être servi de son corps et de.ses sens. C'est pourquoi, trés-cher et très-aimable ami, au nom de notre affection mutuelle et de cette fidélité que Dieu nous commande, je vous exhorte sérieusement à ne contracter aucune amitié avec ces ombres de la région des abîmes (1), et à rompre sans hésiter les liens de ce genre que vous auriez. On ne peut résister aux sens, comme notre loi sacrée nous le prescrit, quand on flatte les plaies et les blessures qu'ils ont faites à notre âme.





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